L’enseignement se professionnalise. C’est un métier en voie de professionnalisation. D’une occupation, il faut parvenir à en faire une profession, avec le même niveau d’exigence scientifique que le sont la Médecine et le Droit. Aussi, l’enseignement scolaire de la philosophie ne saurait guère évoluer le dos tourné à cet appel de l’actualité. Philosopher en situation de classe devrait être un acte professionnel. A ce propos, des approches pédagogiques deviennent indispensables. Nous soutenons que l’enseignement scolaire de la philosophie devrait consister à « Problématiser-Identifier-Argumenter ». Loin d’être une approche pédagogique nouvelle d’enseignement de la philosophie, d’apprentissage du philosopher, le triptyque que nous postulons résulte d’un travail de lecture, d’appropriation des approches de Brénifier (2007), Tozzi (1993; 2012) et Lalanne (2007).
Enseigner la philosophie aujourd’hui : un acte professionnel
L’excellence de la vie professionnelle de l’enseignant passe par l’acceptation du changement du statut de l’enseignement, d’une occupation en profession, ainsi que peuvent l’être la médecine et le droit. La profession ne s’accommode pas toujours d’une formation sur le tas. C’est l’institution habilitée à former qui garantit le statut de professionnel. Dès lors, l’apprentissage du métier d’enseignant de philosophie en formation initiale et la maîtrise des compétences spécifiques liées à la profession constitueraient une exigence double pour se targuer d’être un réel professionnel. Un enseignement authentique de la philosophie déborde les philosophes et l’apprentissage de leurs philosophies. Car, tout véritable professionnalisme en enseignement de la philosophie exigerait la maîtrise des arcanes de la didactique du philosopher. Connaître Socrate, lire Platon, étudier Rousseau, maîtriser Dewey ne justifient pas nécessairement toute capacité à enseigner la philosophie. Enseigner s’enseigne. Un enseignant de philosophie qui se veut être professionnel devrait apprendre à apprendre à enseigner comme l’on apprend les philosophes et leurs philosophies.
La formation à la profession enseignante s’érige désormais telle la condition sine qua non pour se dire enseignant. On est enseignant de philosophie parce que l’on aurait appris à enseigner, dans une institution officielle ayant reçu le mandat de l’État, ou dans une toute autre légale voire légitimée. La perspective est tout autant fonctionnaliste qu’interactionniste. Un enseignant de philosophie devrait être un professionnel de l’enseignement, formé, dans une université, une grande école ou une toute autre institution supérieure habilitées à former à la profession enseignante. Enseigner la philosophie, ce n’est pas exactement se présenter aux apprenants tel un expert de Platon. C’est non seulement montrer que l’on connaît des philosophes, mais justifier que l’on a soi-même appris à se servir de ces auteurs-là, en vue de hisser les apprenants au stade de se passer de soi : « Travailler à sa propre éclipse symbolique »[1] pour Prairat (2014). Dans le jargon pédagogique habituel, on dit : « Amener les élèves à penser par et pour eux-mêmes ». Un tel horizon didactique supplante largement la connaissance des philosophes et leurs philosophies.
Aussi, soutenir qu’enseigner la philosophie est un acte professionnel, c’est reconnaître d’emblée que l’enseignement serait une profession et non une simple occupation comme métier accessible au premier venu. Une profession, c’est précisément une difficile formation universitaire, du fait de la manipulation des données scientifiques, systématiques, systémiques et complexes qui exigent un apprentissage du long terme. Un professionnel, c’est quelqu’un qui a reçu une formation adéquate, de type académique et à propos, pour exercer son métier. En tant qu’acte professionnel, enseigner la philosophie présuppose donc une connaissance profonde et une maîtrise certaine des arcanes de la profession enseignante. Il faut disposer d’une licence[2], d’un mandat. Car, l’enseignement n’est pas :
- Un don, c’est-à-dire une caractéristique innée de la personnalité;
- Un art, au sens où cela n’aurait rien à voir avec une formation spécifique à l’enseignement;
- Un truc, qui s’apprend dans et par l’exercice du métier, simplement au contact des anciens (Lessard, 1999, p. 100).
Un enseignant n’est pas forcément quelqu’un qui aurait quelques dispositions naturelles à enseigner, voire des « connaissances savantes » dans un domaine épistémique précis. Il arrive très souvent que « l’homme qui passe pour être le plus savant du monde [ne soit pas] capable d’enseigner » (Muglioni, 1992, p. 28). Le savoir à lui seul ne suffirait pas pour enseigner. Il faut apprendre à apprendre pour faire apprendre. En philosophie, Ndzedi (2021) le dit, « c’est tout le sens à accorder à la notion de didactisation du philosopher comme apprendre à apprendre à philosopher » (p. 9). Un enseignant de philosophie est un professionnel, un « cadre », formé essentiellement aux fins d’enseigner. Il ne se contente pas de connaitre les philosophes, maitriser les philosophies. Il cherche à savoir enseigner : « Répondre de la présence des apprenants dont la réussite scolaire et éducative constitue le principal pour lequel le vis-à-vis enseignant-apprenant prend tout son sens » (Ndzedi, 2020, p. 1). Des compétences subsidiaires deviennent ainsi capitales, par-delà le savoir philosophique. L’enseignement est une profession; enseigner la philosophie, un acte professionnel (Ndzedi, 2021, p. 2). Un professionnel est un expert dans son domaine.
Le travail du professionnel en enseignement de la philosophie, expert de l’apprentissage du philosopher, spécialiste du philosopher en situation de classe, repose sur une formation spécifique, spéciale et spécialisée, de type universitaire. Un professionnel est un homme respectable parce qu’ayant une éthique fondée sur des valeurs, des normes de comportements, formalisées dans un code de déontologie. Enseigner la philosophie commanderait alors que l’on ait été formé, dans des circonstances prévues par des textes de lois[3]. Au Gabon, seule l’École Normal Supérieure (ENS) de Libreville, via son Département de Philosophie, a reçu le mandat de l’Etat pour former à l’enseignement de la philosophie. En dehors de cette institution professionnalisante, professionnelle, autorisée parce qu’ayant la licence, la tentation au charlatanisme en enseignement est grande. En effet, la recherche d’une plus grande efficacité dans le domaine de l’enseignement passe par une formation reconnue. Être un professionnel de l’enseignement de la philosophie impliquerait :
- Rompre avec le charlatanisme et l’incompétence, par l’acquisition d’une formation spécialisée d’un niveau supérieur, dans des cadres légitimés, légaux et réglementaires de la formation à l’enseignement.
Le charlatan est dépourvu de formation. L’incompétent confond pouvoir d’agir et abus d’autorité. Tout comme des connaissances spécialisées, des compétences spécifiques s’imposent au médecin pour pratiquer la médecine, il faudrait avoir appris à enseigner pour enseigner la philosophie. Ce n’est point parce que l’on connaît les philosophes, maitrise les philosophies que l’on sait enseigner la philosophie. Des savoirs autres seraient nécessaires.
- Adhérer à un code de conduite stricte.
Un code de déontologie[4], en ce qu’il précise certaines valeurs du professionnalisme que résume la notion de conscience professionnelle, devient une police d’assurance (Dussault, 1989). C’est une digue contre le charlatanisme de ceux qui s’engagent dans la profession, sans formation adéquate. Enseigner la philosophie, c’est à la base se référer au prescrit, se soumettre à des exigences officielles, à l’image du respect d’un programme scolaire. Un professionnel de l’enseignement de la philosophie part de ce qui est prévu par les textes, admis et reconnu par la corporation, pour finalement s’engager soi-même dans l’action. Se mettre devant des élèves, exposer ce que l’on sait des philosophes, professer ce que l’on a appris des philosophies, ce n’est pas déjà enseigner la philosophie. Plus qu’une expérience de la rencontre, enseigner commanderait un apprentissage du métier. On ne s’improvise pas enseignant. On ne devient pas enseignant de philosophie parce que l’on connait les philosophes. Il faut absolument se former à la profession enseignante comme capacité de base, aptitude au philosopher en situation de classe. C’est une compétence exigible.
Enseigner la philosophie exige avoir appris à enseigner, par-delà la maîtrise des philosophes. Un étudiant en philosophie n’est pas déjà un enseignant de philosophie. De même, tout diplômé de philosophie n’est pas par lui-même enseignant de philosophie. Enseigner devrait s’apprendre. De ce fait, ce n’est pas parce que l’on a appris les philosophes ou à philosopher que l’on est déjà soi-même, par soi-même, enseignant de philosophie. Enseigner la philosophie se fonde sur une expertise propre, spécifique, au même titre que les expertises médicale et juridique. Un chercheur expose ses théories, publie ses résultats. Un enseignant enseigne. Il serait incongru qu’un chercheur, après avoir exposé le résultat de ses recherches, propose à ses auditeurs des devoirs à faire à la maison. Sa fonction est de chercher, de trouver si possible, et non de déjà enseigner, L’enseignant, au contraire, devra imaginer des activités éducatives, monter des exercices, réaliser des documents d’appui. Sa fonction est d’augmenter la probabilité de l’appropriation des connaissances par les élèves (Clerc, Minder et Roduit, 2006, p. 2). Enseigner déborde la vocation. C’est une affaire de formation.
Il ne faut probablement pas dénier les prédispositions que tout humain peut avoir pour enseigner. Cependant, de telles potentialités naturelles devraient être reprises et précisées dans le cadre d’une formation professionnelle adaptée. Le don seul ne suffit pas à faire d’un philosophe un enseignant de philosophie. Il faut se former. L’improvisation relève du charlatanisme. S’improviser, c’est entrer dans une salle de classe, s’autoproclamer enseignant de philosophie parce que l’on connait quelques philosophes, alors que l’on n’a reçu aucune formation pour enseigner. On ne naît pas enseignant de philosophie. On le devient. Enseigner la philosophie ne consiste pas à faire des platoniciens, des cartésiens. C’est un accident non moins essentiel qui relève des vocations suscitées dans la dialectique de la connaissance des philosophes et de la maitrise des arcanes de la profession enseignante. La maitrise du platonisme voire du cartésianisme devrait, dans l’ordre de la nécessité, s’entourer de la maîtrise de ce qui se passe réellement en situation de classe. Il faut sortir du fétichisme des philosophes, rompre avec le catéchisme des philosophies, pour véritablement philosopher, faire de l’enseignement de la philosophie une affaire sérieuse.
Enseigner la philosophie aujourd’hui, c’est précisément :
- Se former préalablement et systématiquement[5] à la profession enseignante, par-delà la formation à la « philosophie pure »[6];
- Entrevoir dans sa connaissance des philosophes, un plus philosophique permettant aux apprenants eux-mêmes de s’approprier ces derniers sans en être des disciples, comme des bons répétiteurs des pensées philosophiques;
- Faire preuve de liberté philosophique, tout en s’entourant de l’exigence éthique qui commande des choix judicieux;
- Se conformer aux exigences officielles sans oublier sa propre responsabilité dans le vis-à-vis enseignant-enseigné;
- Avoir le « courage éthique » de se proposer à une formation en Didactique de la philosophie, quand on est philosophe, universitaire.
Finalement, dans le contexte actuel d’enseignement scolaire[7] de la philosophie, enseigner consisterait à faire de la connaissance des philosophes, de leurs philosophies et du programme institutionnel, des orientations, des indications objectivées en vue de travailler à la formation de tout l’homme. Le prescrit indique ; l’enseignant décide. Philosopher en situation de classe implique que l’on soit compétent. Un enseignant de philosophie devrait être capable, suivant des situations didactiques distinctes, de s’approprier différentes approches pédagogiques. Pour une notion[8] ou un regroupement de notions, autant l’approche d’Oscar Brénifier peut valoir, autant pour une autre notion, un autre regroupement de notions, les approches de Michel Tozzi et d’Anne Lalanne deviennent indispensables, sans qu’elles n’occultent en rien le penser par et pour soi-même. A ce propos, nous proposons le triptyque « Problématiser-Identifier-Argumenter » comme préalable pour enseigner la philosophie, apprendre à philosopher ; philosopher en situation de classe.
Philosopher en situation de classe : Problématiser-Identifier-Argumenter
Au cœur de la réflexion philosophique, de l’enseignement de la philosophie, du philosopher en situation de classe, il y a le « problème philosophique » comme « ce qui fait obstacle à la pensée ». Philosopher, ce ne serait pas tout à fait ressasser les philosophes au sens de rabâcher Platon, Descartes, Kant et autres. L’interprétation de ces auteurs-là est une brillante tradition universitaire pour tous les apologues d’un enseignement de la philosophie devenue étude exclusive des philosophes. Toutefois, elle ne remplace pas le philosopher, acte autonome par essence, opposé à tout enfermement improductif dans des philosophes homologués. Enseigner la philosophie, c’est philosopher, avec soi, et un tout autre que soi, dans le cadre d’une « communauté de recherche philosophique » à la Matthew Lipman. Conséquence, enseigner la philosophie, ce n’est pas faire des disciples. Le philosopher en situation de classe ne se confond pas au catéchisme. Il faut absolument se défaire de l’évangélisation, du prosélytisme, de l’endoctrinement, du dogmatisme, etc. Apprendre à philosopher, c’est rompre avec le culte des philosophes pour faire preuve de rationalité philosophique. La maîtrise des philosophes, de leurs philosophies constitue un préalable indispensable au philosopher. Cependant, elle n’interdit pas de philosopher soi-même.
Le rapport aux philosophes, dans le cadre d’un enseignement de la philosophie, ne devrait pas se substituer à notre capacité propre à faire face au réel philosophique, constamment en mouvement, et qui nous invite à philosopher autrement qu’étaler, in abstracto, sa connaissance de Platon et du Platonisme. Enseigner la philosophie, c’est « entrer dans le problème » (Windecker, 2016, p. 7). Autrement dit, philosopher en situation de classe, c’est questionner le réel, interroger l’actualité, loin de toute nécrophilie spéculative qui dispense d’un réel effort philosophique. La référence aux auteurs devrait être seconde par rapport au souci individuel d’être inquiet au sujet de ce qui se donne à voir et qui nous interpelle tous. Le rapport à Platon, ou à un tout autre philosophe, constitue une référence dans l’apprentissage du philosopher, un choix didactique et non une priorité pédagogique. Ce qui est premier, c’est comment toute conscience inquiète, insatisfaite parce qu’angoissée par l’absence, par des interrogations qui ne livrent pas directement des réponses immédiates, prend en charge la difficulté manifeste de déjà trouver des solutions définitives. Enseigner la philosophie, ce n’est guère formater les esprits étudiants, saturer leurs cerveaux de ce que Platon, Descartes, Kant et les autres ont dit. Il ne s’agit pas de livrer doctement, avec maestria, sa lecture des philosophes, pour faire adhérer le maximum des apprenants à une interprétation subjective, à prétention objective. Être kantien est une conséquence logique d’un choix individuel qui relève plus d’une décision éthique. Cela ne dispense pas de philosopher autrement, en situation, par-delà l’apologie de Kant et du Kantisme.
Choisir d’être Heideggérien est une inclinaison philosophique du fait de ce qui nous parait juste, intéressant, en vue de philosopher, dans le monde, et ou en situation de classe. Pourtant, être spécialisé pour un philosophe ne ferait pas du spécialiste un enseignant de philosophie. Assurément un philosophe. Certainement un « enseigneur » des philosophes. Mais, pas un professionnel de l’enseignement de la philosophie où une compétence double est exigée : connaître les philosophes et savoir enseigner la philosophie. Enseigner la philosophie, ce n’est pas enseigner les philosophes. Il ne s’agit pas de renseigner sur les philosophies. À l’opposé, enseigner la philosophie, c’est penser l’actualité, l’actualité des philosophes au besoin, pour une pensée actuelle et toujours actualisée (Ndzedi, 2021, p. 1). Des compétences autres sont indispensables pour philosopher en situation de classe. Nous postulons, à l’image de Tozzi, tout en s’inspirant de Brénifier et Lalanne, les compétences de base : « Problématiser-Identifier-Argumenter ». Le triptyque que nous soutenons ne se confond pas à un effort intellectuel individuel de prêcher la philosophie de Platon; proclamer l’autorité scientifique de Descartes; suivre les lumières de Kant; se fondre dans le tourbillon idéel de Hegel; se prosterner devant les certitudes historiques de Marx; saluer les exploits de Nietzsche…dire autrement ce qu’ils ont dit. Nous invitons les professionnels de l’enseignement de la philosophie à philosopher et non à se livrer à un exposé des pensées. Les philosophies devraient servir à légitimer un point de vue, justifier des thèses.
En philosophie, on ne rencontre pas un problème. On soulève soi-même un problème philosophique pour (se) le poser, le « poser » en quelque sorte devant soi (Windecker, 2016).
Le problème devient ainsi la préoccupation fondamentale associée au philosopher, en tant qu’il recherche toujours à comprendre, à trouver des solutions. C’est le point de départ de toute activité philosophique comme horizon première. D’où, le problématiser : l’étape initiale et cruciale du philosopher en situation de classe. Philosopher, c’est le problème ou « obstacle qui se met en travers de la réponse » (Windecker, 2016, p. 3). Le problème philosophique désigne alors une difficulté de la difficulté. En clair, c’est une difficulté de la pensée à laquelle on ne peut pas déjà apporter une solution définitive, une réponse achevée. Sa nature est d’interdire la réponse. L’activité qui y gravite autour, c’est la problématisation. Problématiser, c’est interroger le sujet, au sens de ce dont on parle, en vue de découvrir le problème qui barre la route à sa propre solution. Notamment, passer d’une question a une autre afin de « pointer ce qui fait obstacle à la pensée » (Lalanne, 2007). Précisément :
- « Se mettre soi-même en difficulté en rejetant d’emblée toute idée [reçue] »;
- « Déterminer au fur et à mesure, et en commençant tout de suite, les termes conceptuels dans lesquels le problème doit être posé (la « difficulté » formulée);
- « Livrer le sens de la question [la citation et la ou les notions] et permettre d’y répondre » (Windecker, 2016).
La problématisation, acte principiel du philosopher, est consubstantiellement liée à la formulation du problème philosophique qu’elle tente de déployer, de traiter. Elle traverse l’activité philosophique de part en part, du cheminement de la pensée. Partant donc de Windecker (2016); s’inspirant de Tozzi (1993; 2012) et Lalanne (2007), nous soutenons que les trois étapes nécessaires à la résolution d’un problème philosophique sont :
- Le soulever ou le soupeser (penser, pensare, c’est « peser » les choses)
« Se donner les moyens de déplacer (d’en déplacer les termes si la pensée en éprouve le besoin) » (Windecker, 2016) ou problématiser. - Le poser
Exposer, sous forme ouverte, alternative, mais pas forcément contradictoire, la difficulté inhérente au sujet comme « ce qui fait obstacle à la pensée » (Windecker, 2016; Tozzi, 2012; Lalanne, 2007) c’est-à-dire identifier. - Le lever c’est-à-dire le résoudre
Tenter d’aller au bout d’une thèse jusqu’à ce qu’elle révèle sa faille, sa contradiction interne et que par-là, en appelle une autre (Windecker, 2016; Lalanne, 2007); donc argumenter.
Nous retenons que philosopher en situation de classe vise à résoudre des problèmes philosophiques. Le cheminement didactique tripartite que nous soutenons est :
Problématiser ou soulever un problème philosophique
Activité critique, sous la forme du soupçon, de la négation, de l’interrogation ou de la comparaison et, où l’impensable est pensé comme cette pensée étrangère que je n’arrive pas à penser, la problématisation repose sur la question et l’objection (Brénifier, 2007). C’est la mise à jour, par l’examen des opinions, d’un problème philosophique (Lalanne, 2007), sous forme ouverte, alternative, mais pas forcément contradictoire (Tozzi, 1993).
Selon Tozzi (2012), problématiser, c’est la capacité de :
- S’interroger sur le sens ou la vérité;
- Douter, de mettre en question ses opinions qui sont souvent des préjugés;
- Considérer ses préjugés comme des hypothèses plus que comme des thèses;
- Remonter d’une affirmation à la question à laquelle implicitement elle répond, ou de débusquer les présupposés d’une thèse et vérifier leur pertinence;
- Questionner les représentations d’une notion;
- Expliciter si et en quoi une question ou une notion pose problème…
Considérant, in fine, que problématiser, c’est expliciter si et en quoi une question ou une notion pose problème, on peut inférer que problématiser vise à identifier le problème philosophique, en vue d’envisager toutes problématiques possibles.
Identifier ou poser un problème philosophique
Identifier un problème philosophique en vue de le résoudre ne consiste pas à le reconnaitre, aussi simplement. L’identification réside dans le souci didactique d’exposer la contradiction interne au sujet comme ce qui pose réellement problème. Un travail qui, selon Brénifier (2007), consiste à produire les différentes interprétations d’une même proposition ou concept, ou les diverses réponses que l’on peut apporter à une même question. Dans l’horizon aristotélicien, identifier vise à « nommer afin de distinguer », « postuler afin de connaitre la différence ». Précisément : « connaître la poire pour connaître la pomme » (Brénifier, 2007). Sur le plan formel, la poire peut être analogue à la pomme. Cependant, les deux fruits n’ont pas les mêmes vertus. L’identification consiste à dire, pointer, dans un océan de questions possibles liées à la problématisation, le problème philosophique spécifique, précis qui s’en dégage et qui devrait nourrir la résolution. Car, « par problème, on n’entend jamais un problème parfaitement univoque et qui devrait être formulé de la même façon dans toutes les dissertations portant sur un même sujet » (Windecker, 2016, p. 5).
Le problème philosophique reste essentiellement particulier. Chaque apprenant peut en soulever un, spécifique, propre, en rapport avec une activité pédagogique indiqué. À ce sujet, identifier, consiste à exposer des thèses à justifier ; donc, rechercher à argumenter.
Argumenter ou résoudre un problème philosophique
Argumenter, c’est soutenir et valider une thèse ou une objection par des raisons dûment fondées, des arguments rationnels (Tozzi, 2012). Un argument est une raison qui nous permet de penser ce qu’on pense (Lalanne, 2007). En philosophie, « argumenter c’est tenter d’aller au bout d’une thèse jusqu’à ce qu’elle révèle sa faille, sa contradiction interne et que par-là, elle en appelle une autre » (Lalanne, 2007). À ce propos, il convient de souligner que l’antithèse n’est pas le contraire de la thèse. Il s’agit seulement de justifier une thèse autre, par rapport à ce qui a été autrement justifié. C’est plus un dépassement qu’une opposition catégorique à un point de vue préalablement développée. L’antithèse devient une possibilité autre de prouver autrement autre chose. Ainsi que le souligne Lalanne (2007) : « Une thèse argumentée [en philosophie] n’élimine pas pour autant d’autres thèses sur le sujet ». La justification d’une idée, d’un point de vue à propos d’un problème philosophique précis, ne dispense guère de dire autre chose, autrement, sur ce qui fait obstacle à la pensée.
L’antithèse, ce n’est pas affirmer le contraire de ce qui vient d’être affirmé. C’est affirmer autrement autre chose, par rapport ce qui est autrement affirmé. En clair, justifier autrement la chose justifiée, pour une lecture plurielle du problème philosophique. Le principal reste donc la dialectique ou passage d’une thèse à une autre. D’une thèse à l’autre, la pensée s’enrichit, chemine ; et, la réflexion s’approfondit (Lalanne, 2007). L’horizon de l’antithèse est l’approfondissement. Brénifier (2007) le dit : « L’argumentation philosophique[9] n’a pas la même finalité que l’argumentation rhétorique[10] : elle permet d’approfondir une thèse plus qu’elle lui donne raison ». Approfondir, c’est creuser davantage le sujet, la notion.
In fine, si philosopher en situation de classe consiste à « Problématiser-Identifier-Argumenter », conceptualiser irrigue tout le professionnalisme en enseignement de la philosophie : « [éclairer et] résoudre le dilemme [un problème philosophique], unifier une pluralité » (Brénifier, 2007). C’est « mettre en forme, structurer toutes les idées développées, établir des liens entre elles » (Lalanne, 2007). Et, en tant que « capacité de partir de la représentation d’une notion pour élaborer le concept » (Tozzi, 2012), la conceptualisation cesse d’être un moment du philosopher. C’est le moment. Problématiser, c’est conceptualiser ou « résoudre un dilemme » (Brénifier, 2007); identifier, c’est conceptualiser c’est-à-dire « déterminer les attributs du concept d’une notion » (Tozzi, 1993) et argumenter, c’est conceptualiser : « [mettre] en mots de manière plus adéquate les tentatives de penser le problème à un moment donné » (Lalanne, 2007).
Mais, comment, objectivement, le triptyque « Problématiser-Identifier-Argumenter » que nous soutenons ici, peut-il se présenter, de manière pratique, en situation de classe?
Du sens du cheminement didactique Problématiser-Identifier-Argumenter
Pour philosopher en situation de classe, résoudre un problème philosophique, il est possible de partir de plusieurs supports didactiques. Nous privilégions le rapport aux textes, la pédagogie philosophique par les textes. S’il s’agit a priori de philosopher avec les textes; il n’est nullement question d’enseigner la philosophie en partant exclusivement des textes comme écrits des philosophes homologués. Enseigner la philosophie à partir des textes, c’est exactement s’appuyer, non seulement sur ce qui est rédigé par un auteur reconnu ou non, mais également sur tout ce qui suscite du débat, invite au philosopher, favorise la DVPD[11]. Le texte désigne ici tout fragment de pensée d’un auteur, philosophe homologué ou non; un conte; un proverbe; un mythe voire une épopée; une historiette voire une histoire inventée ou attestée; une coupure de presse (un écrit ou une photographie de journal; magazine et autre); une image; un tableau; une photographie quelconque; un masque; une peinture; une statuette voire une statue; les éléments de la nature et de la culture, etc.
Par texte, il faut entendre tout ce qui donne à penser, amène à une certaine littérature, en vue de résoudre un problème philosophique opportun, actuel et situé. La perspective demeure la contextualisation des enseignements, de l’apprentissage du philosopher en situation de classe. Probablement, s’inscrire dans l’APC[12], la nouvelle vulgate en matière de recherche en éducation. Nous proposons l’exemple du cheminement didactique suivant :
Pour aller plus loin, asseoir davantage, et de manière formelle, le cheminement didactique proposé ici, une fiche pédagogique est souhaitable. C’est pourquoi, considérant que :
- L’enseignement est une profession; enseigner la philosophie, un acte professionnel (Ndzedi, 2020);
- La fiche pédagogique est un instrument de professionnalisation des professeurs de philosophie (Bayama, 2020);
- La dialectique est le passage (dia) d’une thèse à une autre (Lalanne, 2007);
Nous proposons la fiche pédagogique d’une leçon de philosophie ci-dessus :
- Bayama, P.-M. (2020). Instruments pour la professionnalisation des professeurs de philosophie : la fiche pédagogique. Dans Éducation Technologique, Formation professionnelle et Dynamique d’innovation au service de la société. Colloque RAIFFET de Douala (CAMEROUN) du 24 au 27 Octobre 2017. Disponible en ligne sur : https://raiffet.org/tag/professionnalisation-des-enseignants/
- Brénifier, O. (2007). La pratique de la philosophie à l’école primaire. Paris : Ed. Nassier.
- Clerc, J.-P.; Minder, P. et Roduit G. (2006). La transposition didactique. Dans Haute école pédagogique du canton de Vaud (HEP CV). Lausanne : Suisse. Disponible en ligne sur : https://lyonelkaufmann.ch/histoire/MHS31Docs/Seance1/TranspositionDidactique.pdf
- Cosperec, S. (2011). La place de la logique et de l’argumentation dans l’enseignement secondaire de la philosophie. Diotime, Revue internationale de la didactique et des pratiques de la philosophie, 49. Disponible en ligne sur : https://diotime.lafabriquephilosophique.be/numeros/049/013/
- Dussault, G. (1989). Professionnalisation, éthique et mieux-être collectif. Dans « L’éthique professionnelle : réalités du présent et perspectives d’avenir au Québec », Cahiers de recherche éthique, 13, 111-125. Montréal : Fides.
- Hughes E. C. (1996). Le Regard sociologique : essais choisis. Textes rassemblés et présentés par J.-M. Chapoulie. Paris : Éditions de l’EHESS.
- Lalanne, A. (2007). Un atelier de philosophie à l’école élémentaire. Disponible en ligne sur : http://philohorsclasse.free.fr/spip.php?article27
- Lessard C. (1999). La professionnalisation de l’enseignement : un projet à long terme à construire ensemble dès maintenant. Dans Tardif, M. et Gauthier, C., Pour ou contre un ordre professionnel des enseignantes et des enseignants au Québec? (p. 99-111). Québec, Québec : Les Presses de l’Université Laval.
- Muglioni, J.-M. (1992). La leçon de philosophie. Philosophie,1, Bulletin de Liaison des professeurs de philosophie de l’académie de Versailles, CRDP, 25-37.
- Ndzedi, F. (2021). La didactisation du philosopher comme enjeux principal pour un réel enseignement philosophique dans le secondaire au Gabon. Diotime, Revue internationale de la didactique et des pratiques de la philosophie, 89. Disponible en ligne sur : https://diotime.lafabriquephilosophique.be/numeros/089/005/
- Ndzedi, F. (2020). Évaluer en philosophie : proposition de grilles de notation du commentaire de texte et de la dissertation philosophique. Diotime, Revue internationale de la didactique et des pratiques de la philosophie, 85. Disponible en ligne sur : https://diotime.lafabriquephilosophique.be/numeros/085/029/
- Prairat, E. (2014). L’approche par les normes professionnelles. Recherche et formation, 75, 81-94.
- Tozzi, M. (2012). Une approche par compétence en philosophie? Rue Descartes, 1(73), pp. 22-51.
- Tozzi, M. (1993). Contribution à l’élaboration d’une didactique de l’apprentissage du philosopher. Revue française de pédagogie, 103, 19-31.
- Windecker, P. (2016). Question, problème, problématique, problématisation initiale. Disponible en ligne sur : http://www.appep.net/mat/2016/11/Windecker_QuestionProblemeProblemeatique.pdf
Travail auquel devrait se livrer tout professionnel de l’enseignement, peu importe la discipline, le niveau de formation et le pays d’origine. Sinon, l’enseignement cesse d’être enseignement. ↩︎
Au sens de Hughes (1996) d’autorisation, légitime et légale, d’exercer un métier, mener une activité professionnelle ↩︎
Ordonnance no59/71 du 04 octobre 1971 portant création de l’ENS ; Loi no11/93 du 26 avril 1993 portant réorganisation de l’ENS ; Décret no 651/PR/MENJSCF du 19 juin 1995 fixant les principes du fonctionnement de l’ENS, de ses cycles de formation et de perfectionnement ; Décret no1076/PR/MEN du 27 aout 2001 portant modification du Décret no 651/PR/MENJSCF du 19 juin 1995 fixant les principes du fonctionnement de l’ENS, de ses cycles de formation et de perfectionnement. ↩︎
Au Gabon, il n‘existe pas un code de déontologie de la profession enseignante. L’enseignant est un agent public, un fonctionnaire dont le comportement en milieu professionnel est défini et précisé dans un ensemble de textes de lois. On peut évoquer : Loi no 14/2005 du 8 août 2005 portant Code de Déontologie de la Fonction Publique; Loi no 1/2005 du 4 février 2005 portant Statut Général de la Fonction Publique; Loi no 18/92 du 18 mai 1993 fixant les conditions de constitution et le fonctionnement des organisations syndicales de l’État; Ordonnance no 13/2015 du 16 juillet 2015 portant modification et suppression de certaines dispositions de la Loi 1/2005 du 4 février 2005 portant Statut Général de la Fonction Publique; Loi no 21/2011 du 14 février 2012 portant Orientation générale de l’Éducation, de la Formation et de la Recherche; Loi no 20/92 du 8 mars 1993 fixant les Statuts Particuliers des Fonctionnaires du Secteur Éducation. ↩︎
Aujourd’hui, on invite de plus en plus à une formation à la « pédagogie universitaire » pour tous les « enseignants » des Universités, du Supérieur qui veulent vraiment faire de l’enseignement leur profession. Nous n’abordons pas ici, pour le moment, le concept hybride d « Enseignant-Chercheur » qui demande toujours à être précisé, dans le cadre d’une clarification conceptuelle objective, afin d’éviter le flou qu’il entretient, dans sa construction. ↩︎
Ce concept nous a toujours paru problématique en soi. De quelle pureté parle-t-on? La philosophie, depuis ses origines grecques, s’est toujours retrouvée au cœur de plusieurs débats sociétaux. La Métaphysique; l’Épistémologie; l’Esthétique; l’Éthique; la Didactique : Ou situer la « philosophie pure » ? ↩︎
Nous faisons allusion à l’école dans sa globalité. Un enseignement qui se fait dans une institution encadrée visant l’éducation, la formation de tout l’homme, abstraction faite des clivages traditionnels (pré-primaire; primaire; secondaire; supérieur). Le « scolaire » ici renvoie à l’École (pré-primaire et primaire); au Collège; au Lycée et à l’Université. L’École est unique, par-delà les distinctions pédagogiques, les niveaux d’apprentissage. C’est le lieu par excellence, règlementé, où l’on apprend à se former, à être, à acquérir des connaissances, utiles et nécessaires pour l’existence, pour la vie. ↩︎
La notion, c’est le sujet au sens de ce dont on parle. C’est le thème, l’idée désignée autour de laquelle s’organise la réflexion philosophique. Il s’agit du point de départ du débat contradictoire, sans être le terme de la contradiction. C’est en cela d’ailleurs que toute notion se pose toujours en concept comme ce qui attend d’être questionné, en théorie. ↩︎
« Penser et raisonner juste » (Cosperec, 2010). ↩︎
« Bien dire et persuader » (Cosperec, 2010). ↩︎
Discussion à Visée Philosophique et Démocratique. ↩︎
Approche par les compétences. ↩︎







