Revue

Quels apports des Nouvelles Pratiques Philosophiques (NPP) à l'enseignement de la morale ?

L'enseignement de la morale au Québec : vers un changement de paradigme

En 2008, le ministère de l'Éducation, du Loisir et du Sport (MELS) du Québec redéfinit les orientations de l'enseignement de la morale dans la province par la publication du Programme d'Éthique et Culture Religieuse (PÉCR). La parution de ce programme s'inscrit dans la foulée des travaux ayant conduit, en 2001, à une réforme importante de tous les programmes d'enseignement aux niveaux primaire et secondaire, une réforme fondée à l'origine sur l'idée de favoriser le développement des compétences, à la fois disciplinaires et transversales. Ainsi, la mise en place du PÉCR prend racine dans cette volonté du Ministère de réformer l'enseignement en articulant ce qu'il qualifie lui-même de "virage" vers les compétences. En fait, dans le paysage de l'enseignement au Québec, c'est un véritable renversement qui s'organise et qui, encore aujourd'hui, soulève de nombreux débats.

Dans ce contexte, le cas de l'enseignement de la morale et de la religion présente des caractéristiques particulières, car non seulement il était question de revoir les modèles pédagogiques sur lesquels s'appuyait cet enseignement, mais aussi et surtout d'inscrire ce domaine d'apprentissage à l'intérieur d'un paradigme différent. À cet égard, il semble précieux d'indiquer que le PÉCR constitue l'une des pierres d'assises d'un processus de laïcisation des structures scolaires ayant débuté avec les travaux découlant, notamment, du Rapport Parent déposé dans les années 1960, de même que des États Généraux sur l'Éducation (1995) (Cherblanc et Lebuis, 2011). En fait, ce programme représente l'aboutissement d'une longue réflexion, dont l'un des points tournants fut la Révolution tranquille, sur la laïcisation du système scolaire, la déconfessionnalisation de l'enseignement et la place de la religion à l'école (Rapport Proulx, 1999). C'est ainsi que d'un enseignement confessionnel et d'une structure dans laquelle la religion occupait une place centrale dans les décisions touchant l'enseignement et l'éducation des jeunes, le Québec est passé par un régime de cours à option (enseignement confessionnel religieux catholique ou protestant, versus enseignement moral), pour enfin aboutir à un cours obligatoire et commun à tous les élèves, un cours fondé non plus sur la transmission d'une foi ou de valeurs morales, mais bien davantage sur le développement d'une compréhension du phénomène religieux, ainsi que sur une réflexion touchant les normes et principes guidant notre agir.

Ce changement d'orientation qui, d'un point de vue historique, représente pratiquement une révolution copernicienne, marque clairement un changement de paradigme dans l'enseignement moral et religieux au Québec. Comme nous le verrons, ce changement de paradigme se cristallise dans la posture enseignante. Il se manifeste également clairement dans ce passage, qui est tout sauf anodin, que le MELS articule entre l'enseignement moral et l'éducation éthique. Désormais, avec le PFÉQ, il n'est plus question d'enseigner la morale ou de proposer un enseignement moral aux élèves, un enseignement qui, inconsciemment peut-être, rappelle en quelque sorte la place occupée jadis par l'Église dans la régulation des conduites sociales. En proposant un enseignement de la culture religieuse plutôt qu'un enseignement religieux ; en imposant une éducation éthique plutôt qu'un enseignement de la morale, le MELS cherche résolument à éviter le spectre du moralisme. Aux yeux de Ministère, l'éducation éthique "vise l'approfondissement de questions éthiques [...]. Elle n'a pas pour objectif de proposer ou d'imposer des règles morales" (2008, p. 497) comme ce fut traditionnellement le cas dans les classes. À ce sujet, le MELS est très clair : "Il importe de se prémunir contre les effets du moralisme" (2008, p. 504) en privilégiant une approche fondée sur une "réflexion critique [portant] sur la signification des conduites ainsi que sur les valeurs et les normes que se donnent les membres d'une société pour guider ses actions" (2008, p. 516).

Afin de parvenir à articuler ces nombreux passages, le PÉCR est structuré autour de trois compétences et de deux finalités qui servent de guide à l'action enseignante. Dans les pages qui suivent, nous prendrons soin de clarifier ces compétences et finalités, en centrant davantage l'attention sur le volet éthique du programme, ce qui, par la suite, nous permettra d'examiner en quoi les NPP peuvent représenter un apport significatif à ce qui est proposé par le MELS.

Le PÉCR : finalités poursuivies et compétences visées

Deux finalités sont poursuivies par le PÉCR, des finalités auxquelles l'enseignant doit se rapporter afin d'orienter l'éducation éthique qu'il met en place dans sa classe. Comme nous le verrons, la posture à adopter dans le cadre de ce programme impose à l'enseignant de faire constamment preuve d'impartialité, voire de neutralité dans ses interventions. Seulement, cette impartialité ne tourne pas à vide mais doit être guidée, orientée par les finalités du programme. Ces finalités sont la reconnaissance de l'autre et la poursuite du bien commun. Ces deux finalités sont considérées complémentaires en tant que chacune contribue "à promouvoir un meilleur vivre-ensemble" (MELS, 2008, p.280). Pour le Ministère, la reconnaissance de l'autre "est liée au principe selon lequel toutes les personnes sont égales en valeur et en dignité [et elle] s'actualise dans un dialogue empreint d'écoute et de discernement, qui n'admet ni atteinte à la dignité de la personne ni actions pouvant compromettre le bien commun" (2008, p. 280). Toujours selon le Ministère, le bien commun quant à lui "renvoie à trois actions principales : la recherche de valeurs communes avec les autres; la valorisation de projets qui favorisent le vivre-ensemble; et la promotion des principes et idéaux démocratiques de la société québécoise" (2008, p. 280), notamment la Charte des droits et libertés de la personne.

Dans le cadre de l'éducation éthique, la poursuite de ces finalités s'articule par la mobilisation, la combinaison et le développement de deux compétences, à savoir :

  • Réfléchir sur des questions éthiques (compétence #1);
  • Pratiquer le dialogue (compétence #3).

Chacune de ces compétences comprend trois composantes. Les figures 1 et 2, tirées du PÉCR, détaillent les éléments associés à ces composantes selon les compétences ciblées.

Document (format PDF) : Deux compétences

Au Québec, l'enseignement primaire est structuré selon 3 cycles d'une durée de deux années chacun. Au secondaire, le programme est structuré selon 2 cycles, le premier d'une durée de 2 années, le second d'une durée de 3 années. Ainsi, les différentes composantes à développer sont réparties dans le temps selon une logique d'addition, de décentration et/ou de complexification. Cette progression est d'ailleurs illustrée dans la manière dont le Ministère piste les enseignants à l'égard de la planification des apprentissages.

PÉCR : La planification des situations d'apprentissage

À l'intérieur du PÉCR, le Ministère oriente les enseignants dans la planification des situations d'apprentissage en prenant appui sur deux axes :

  • les ressources à mobiliser;
  • le contexte et les modalités.

L'axe des ressources à mobiliser s'articule autour de trois composantes - l'enseignant doit planifier en se référant aux thèmes et éléments de contenu (1), en amenant l'élève à construire progressivement sa représentation des notions et des concepts (2), ainsi qu'en permettant à l'élève de mobiliser des ressources écrites, humaines et médiatiques (3). L'axe du contexte et des modalités comprend quant à lui deux composantes :

  • l'enseignant doit planifier en se référant aux indications pédagogiques,
  • ainsi qu'en tenant compte des exigences liées aux tâches à réaliser.

Les tableaux suivants reprennent l'essentiel des éléments associés à chacun de ces axes à l'intérieur du PÉCR.

Tableau 1 : Ressources à mobiliser - Thèmes et éléments de contenu

Premier cycle du primaire
- Les besoins des humains et des êtres vivants
- Interdépendance des humains et autres vivants
Deuxième cycle du primaire
- Les relations interpersonnelles dans des groupes
- Des exigences de la vie en groupe
Troisième cycle du primaire
- Des personnes membres d'une société
- Des exigences de la vie en société
Premier cycle du secondaire
- La liberté
- L'autonomie
- L'ordre social
Deuxième cycle du secondaire
- La tolérance
- L'avenir de l'humanité
- La justice
- L'ambivalence de l'être humain

Tableau 2 : Ressources à mobiliser - Construction progressive de notions et de concepts

  Primaire Secondaire
  Premier cycle Deuxième cycle Troisième cycle Premier cycle Deuxième cycle
Deuxième année
Deuxième cycle
Troisième année
Ethique Normes, question éthique, repères, tension, valeur
  Choix éthique, conflit de valeurs
    Enjeu éthique
      Principe moral, règle morale
Pratiquer le dialogue Dialogue, point de vue, conditions favorables au dialogue
  Connaissance de soi, question de clarifications
    Vivre-ensemble, reconnaissance de l'autre
      Poursuite du bien commun

Tableau 3 : Ressources à mobiliser - Ressources humaines, écrites et médiatiques

Enseignement primaire
  Premier cycle Deuxième cycle Troisième cycle
En ce qui concerne leur variété,
les ressources sont:
Accessibles /
En nombre restreint
Accessibles /
En quantité variée
Différentes /
Parfois spécialisées /
Nombreuses
En ce qui concerne leur provenance,
les ressources sont:
Fournies par l'enseignant Fournies parfois par l'enseignant,
parfois par l'élève
En ce qui concerne leur contenu,
les ressources sont:
Explicites et accessibles à l'élève Expliquées par l'enseignant si implicites

Enseignement secondaire
  Premier cycle 2e année du
deuxième cycle
3e année du
deuxième cycle
En ce qui concerne leur variété,
les ressources sont:
Différentes /
Parfois spécialisées /
Suffisantes
Différentes /
Souvent spécialisées /
Suffisantes
Différentes /
Généralement spécialisées /
Suffisantes
En ce qui concerne leur provenance,
les ressources sont:
Souvent recherchées par l'élève
et approuvées par l'enseignant
Souvent cherchées et validées par l'élève/
Parfois fournies par l'enseignant
En ce qui concerne leur contenu,
les ressources sont:
Cherchées par l'élève
et validées par l'enseignant
Complexes /
Parfois inédites /
Choisies par l'élève, qui en justifie
la pertinence (et la cohérence pour la 3e année)

Le tableau 3 est intéressant dans la mesure où il met en évidence la structure sur laquelle sont planifiées les démarches d'apprentissage sur une longue période. En effet, au primaire, les sources sont généralement accessibles et fournies par l'enseignant, tandis qu'au secondaire, ces sources deviennent de plus en plus diversifiées, de plus en plus complexes et sont de plus en plus fournies et justifiées par l'élève.

Contexte et modalités - Indications pédagogiques (En lien avec les thèmes et éléments de contenu)

Enseignement primaire
Premier cycle Deuxième cycle Troisième cycle
Prendre appui sur l'expérience quotidienne
des élèves par rapport à ce qu'ils sont et vivent
Prendre appui sur l'expérience des élèves
Enseignement secondaire
Premier cycle Deuxième cycle
Prendre appui sur des situations et des cas concrets Prendre appui sur la littérature,
l'actualité et certains cas particuliers

Le tableau 4 quant à lui est intéressant dans la mesure où il illustre très bien le processus de décentration guidant la planification. Ainsi, alors que les apprentissages au primaire sont suscités par le recours à des situations prenant appui sur l'expérience de l'enfant, ceux réalisés au secondaire se structurent davantage selon une logique de "cas" ne référant pas nécessairement à l'expérience personnelle de l'élève.

Tableau 5 : Contextes et modalités - Exigences liées aux tâches à réaliser

Enseignement primaire
Premier cycle Deuxième cycle Troisième cycle
Avec de l'aide, l'élève :
- décrit et met en contexte une situation
- formule une question,
- identifie une valeur, une norme, une tension, etc.
Avec de l'aide, l'élève :
- identifie un conflit de valeurs
De manière autonome, l'élève :
- décrit et met en contexte une situation
- formule une question éthique
- identifie une valeur, une norme et une tension
- identifie un conflit de valeurs, etc.
L'élève trouve quelques repères / options / actions / etc.   L'élève trouve l'ensemble des repères / options / actions / etc.
Enseignement secondaire
Premier cycle   3e année du deuxième cycle
Avec de l'aide, l'élève :
- explique une tension et un conflit de valeurs
- compare son analyse de la situation avec celle de ses pairs, etc.
  De manière autonome, l'élève :
- explique une tension ou un conflit de valeurs
- compare son analyse de la situation avec celle de ses pairs, etc.
Avec de l'aide, l'élève s'assure de la pertinence et de la diversité des repères / options / actions / etc.   De manière autonome, l'élève justifie la pertinence et la validité des repères / options / actions / etc.

Les informations présentées dans ce dernier tableau font bien voir le cadre sur lequel se structure la planification des situations d'apprentissage, un cadre qui vise à mettre graduellement en place des conditions qui demanderont à l'élève de faire de plus en plus preuve d'autonomie, et ce, tout en étant face à des situations ou des tâches de plus en plus complexes. Nous voyons notamment apparaître cette structure lorsque nous examinons ce qui est demandé à l'élève face aux repères, options et actions au premier cycle du primaire, comparativement à ce qui lui est demandé au deuxième cycle du secondaire. En effet, alors qu'au début du primaire l'élève doit trouver quelques repères, options et actions, à la fin du primaire il doit trouver l'ensemble de ces repères, options et actions, tandis qu'à la fin du secondaire l'élève doit non pas trouver, mais justifier la pertinence et la validité des repères, options ou actions.

Au final, en regard des indications du MELS quant à la planification des situations d'apprentissage, nous pouvons repérer au moins trois principes qui devraient guider les enseignants dans l'organisation de leurs séances, selon le niveau d'enseignement :

1) la complexification des tâches à accomplir;

2) l'autonomisation de l'élève, notamment face aux ressources à mobiliser;

3) la décentration.

La manière dont est envisagée la planification des situations d'apprentissage relativement aux éléments associés à la compétence "Pratiquer le dialogue" n'échappe pas à cette logique de l'autonomisation et de la complexification. Par ailleurs, concernant cette compétence, le MELS a pris soin d'organiser la logique de la progression des apprentissages en accordant une attention particulière au fait que les élèves ne doivent pas seulement connaître "théoriquement" et "abstraitement" les principaux éléments de contenu associés à cette compétence (connaissances déclaratives), mais également et surtout qu'ils soient en mesure, toujours de manière de plus en plus autonome, de les mobiliser efficacement en situation ainsi que de les interroger. Voici un tableau qui illustre cela.

Document (format PDF) : Tableau 6 : Pratiquer le dialogue - Progression des apprentissages

Ce dernier tableau est particulièrement intéressant puisqu'il met en évidence des éléments associés aux attitudes à développer en situation d'interaction (respect, écoute, etc.), dimension qui, dans une certaine mesure, est bien connue des enseignants en général - aucune percée significative ou pédagogie particulière en ce sens donc. Du point de vue de l'éducation éthique, cette dimension demeure cependant capitale, et c'est en cela, notamment, que nous pouvons supposer que l'élaboration du PÉCR s'est en partie appuyée sur l'éthique de la discussion. Par contre, à notre avis, une des percées majeures du PÉCR concerne tout ce qui se rattache, de près ou de loin, à la formation de la pensée et au développement de métaconnaissances chez les élèves. Comme nous le verrons, cet espace destiné à la réflexion sur la pensée, ses processus et outils ouvre toutes grandes les portes à la mise en route d'ateliers de pratique du dialogue philosophique, sans compter que selon plusieurs élèves, ces apprentissages sont non seulement parmi les plus signifiants de tous ceux qu'ils effectuent à l'école, mais aussi et surtout parmi ceux qu'ils considèrent comme étant le plus utiles dans leur vie de tous les jours (Gagnon et Sasseville, 2008). Nous y reviendrons, mais avant, précisons la posture que le MELS souhaite voir ses enseignants adopter en ÉCR.

PÉCR : La posture enseignante

La position du Ministère quant à la posture enseignante à adopter en ÉCR est très claire, ce qui ne signifie pas qu'il soit pour autant simple de l'adopter! Aux yeux du MELS, il est primordial que dans le contexte de l'enseignement de la culture religieuse ainsi que de l'éducation éthique, les conduites de l'enseignant soient guidées par des principes d'impartialité... Voici de quelle manière cette exigence eu égard à la posture est présentée dans le PÉCR (MELS, 2008, pp. 290 et 291) :

"L'enseignant fait preuve d'un jugement professionnel empreint d'objectivité et d'impartialité. Ainsi, pour ne pas influencer les élèves dans l'élaboration de leur point de vue, il s'abstient de donner le sien. Lorsqu'une opinion émise porte atteinte à la dignité de la personne ou que des actions proposées compromettent le bien commun, l'enseignant intervient en se référant aux finalités du programme. [...] L'enseignant favorise l'ouverture à la diversité des valeurs, des croyances et des cultures. [...] Tout au long de l'apprentissage, l'enseignant aide les élèves à passer de la simple expression d'opinions à la clarification de points de vue et à leur analyse afin d'en évaluer la pertinence et la cohérence. Ainsi, il permet le développement d'un sens critique qui aide les élèves à comprendre que toutes les opinions n'ont pas la même valeur. Dans ce contexte, l'enseignant n'a pas le monopole des réponses. Il sait utiliser l'art du questionnement pour amener les élèves à apprendre à penser par eux-mêmes."

L'objectivité et l'impartialité sont donc au coeur de l'intervention éducative en ÉCR. Bien que difficile, l'idée d'impartialité est ici fondamentale. En effet, c'est par elle qu'il devient possible d'orienter ou de guider la pratique enseignante, et c'est par elle également qu'il devient possible d'éviter les écueils du relativisme absolu, mainte fois brandi et exposé comme risque potentiel à ce type d'éducation, un risque qui est d'ailleurs régulièrement évoqué en philosophie pour enfants et adolescents. Dès lors, comme le souligne très clairement le Ministère, toutes idées, positions ou conceptions ne sont pas d'égale valeur, ce qui revient à dire qu'il n'y a peut-être pas de "bonnes" réponses en éthique, mais que certaines sont "mauvaises". Il s'agit de faire preuve de discernement en référant tant à des mégacritères (reconnaissance de l'autre et poursuite du bien commun) qu'à des repères, parmi lesquels se retrouve la Charte des droits et libertés. Partant, le questionnement constitue l'une des principales ressources de l'enseignant. En ce sens, s'il y a une pédagogie particulière à dégager quant à la mise en oeuvre de ce programme, elle serait bien davantage, selon nous, à chercher du côté de la maîtrise de l'art du questionnement, un art qui, malheureusement, demeure très peu exploré dans le cadre des formations initiale et continue des enseignants.

Pour peu qu'une posture empreinte d'objectivité et d'impartialité puisse sembler riche et que, combinée à une pédagogie du questionnement, ses retombées aient un potentiel extraordinaire, notamment sur le développement des capacités des élèves à penser par et pour eux-mêmes, il n'en demeure pas moins que cette indication du Ministère n'est pas sans soulever des questionnements et des critiques. En effet, le fait de questionner les élèves et de ne pas émettre son opinion ne garantit pas d'emblée que l'enseignant sera impartial et objectif - à supposer que cela soit simplement possible, ce qui n'est pas certain...! Le type de question posée, la manière dont elle est posée et le moment où elle est posée sont autant de facteurs, parmi d'autres, qui peuvent trahir notre point de vue... Sans compter que de nombreux élèves demandent explicitement à l'enseignant de leur communiquer sa position... Et pourquoi, d'ailleurs, les opinions des enseignants ne pourraient-elles pas être soumises, au même titre que celles des élèves, au crible de l'évaluation critique? Tel que mentionné à l'intérieur d'un récent article (Gagnon, 2012), le fait d'astreindre l'enseignant au "silence" comprend ceci de pernicieux qu'une telle posture contribue à maintenir des rapports aux savoirs qui ne favorisent pas l'exercice d'une pensée critique. En cela donc, nous émettons quelques réserves, sans pour autant nous opposer totalement à la position du MELS.

Le lecteur avisé aura tôt fait de remarquer, dans la manière dont le Ministère présente la posture enseignante en ÉCR, de nombreux points de partage avec les nouvelles pratiques philosophiques. À cet égard, nous pourrions nous demander si les relations qu'il est possible de dessiner entre le PÉCR et les NPP nous conduisent à penser que la philosophie pourrait être seulement un moyen de mettre en oeuvre le programme ou si, au contraire, elles permettent plutôt de croire que la philosophie n'est pas qu'un simple moyen ou une simple stratégie pédagogique, mais qu'elle permettrait à la fois de répondre à l'esprit du programme et de le dépasser... Examinons de plus près ce qu'il en est.

Quels relations et/ou apports des NPP au PÉCR québécois?

Comme nous l'indiquions précédemment, à la lecture du PÉCR nous sommes à même de constater qu'il est possible d'y relever plusieurs relations avec les NPP, si bien que nous en venons parfois à nous demander dans quelle mesure le Ministère ne s'est pas inspiré largement des éléments développés en philosophie, notamment en philosophie pour enfants tel que développée par Matthew Lipman... Cependant, une lecture attentive PÉCR éclairée par les NPP fait voir qu'il est non seulement possible d'établir des liens entre les deux, mais aussi et surtout que le recours aux NPP pourrait contribuer à enrichir substantiellement le programme ainsi qu'à outiller les enseignants afin qu'ils soient en mesure d'en maximiser le potentiel.

Pour les fins du présent texte, nous attirerons l'attention du lecteur sur quelques-unes des relations qui nous semblent exister entre le PÉCR et les NPP. Bien entendu, nous aurions pu mettre l'accent sur d'autres relations. Seulement, pour chacune de celles que nous avons identifiées, nous indiquerons également quels pourraient être les apports des NPP au PÉCR, ce qui nous permettra par là même d'apprécier plus avant en quoi le recours aux NPP représente bien davantage qu'un moyen pour mettre en oeuvre le programme, mais un véhicule par lequel il devient possible de l'enrichir, de lui apporter une valeur ajoutée.

Bien entendu, nous pourrions soutenir que sur le plan des éléments de contenu associés à la compétence "Réfléchir sur des questions éthiques" (C1) (par ex. l'interdépendance, la vie en société, la liberté, la justice, etc.), le recours aux savoirs philosophiques peut représenter un apport essentiel au PÉCR. Seulement, dans la mesure où nous ne partons pas de l'idée que les pratiques philosophiques visent en premier lieu à développer une connaissance de l'histoire des idées, nous sommes d'avis que l'essentiel des apports des dialogues philosophiques au PÉCR ne se situe pas au niveau de la présentation des thèmes et éléments de contenu de la C1. À cet égard d'ailleurs, par l'attention qui est accordée aux processus de recherche, à la problématisation, à la conceptualisation et à l'argumentation (Tozzi) dans les dialogues philosophiques, ceux-ci contribuent à enrichir le traitement de ces thèmes et éléments de contenu de manière à ce qu'ils ne soient pas l'objet d'une "simple" présentation d'informations. En ce sens, il nous apparaît que mettre en oeuvre des processus de recherche, de problématisation, de conceptualisation et d'argumentation par le recours au dialogue philosophique permet d'éviter le spectre du moralisme, comme le souhaite le MELS. Bien plus, de par le fait que la recherche dont il est question est de nature philosophique, celle-ci permet non seulement de réfléchir à des questions éthiques, puisque l'éthique se rapporte à la philosophie, mais aussi de réfléchir à ces questions sous divers éclairages, par exemple logique, esthétique, métaphysique et épistémologique. L'apport de ces diverses perspectives dans les réflexions qui doivent être menées en éthique représente très certainement un enrichissement au PÉCR.

Les relations entre la compétence 2 ("pratiquer le dialogue") et les NPP sont évidentes! Mais en quoi ces dernières peuvent-elles l'enrichir ? À l'intérieur du PÉCR, le MELS décline le dialogue en sept formes, à savoir la conversation, la discussion, la narration, la délibération, l'entrevue, le débat et la table ronde. Bien entendu, les NPP pourraient s'arrimer à chacune de ses formes, mais il nous semble que les dialogues philosophiques tels que nous les entendons, avec l'épistémologie qu'ils commandent, dépassent chacune de ces formes particulières. En fait, la forme de laquelle se rapproche le plus le dialogue philosophique semble être la délibération, que le MELS définit de la manière suivante (2008, p. 546) : "Examen avec d'autres personnes de différents aspects d'une question (des faits, des intérêts en jeu, des normes et des valeurs, des conséquences probables d'une décision, etc.) pour arriver à une décision commune (nous soulignons)". Cependant, la visée de décision commune associée à la délibération nous semble marquer une distinction fondamentale avec un dialogue philosophique. À l'intérieur d'une communauté de recherche philosophique, les regards sont bien davantage dirigés vers l'examen des processus que vers l'atteinte d'un consensus. Non pas que la philosophie baigne dans un relativisme absolu, puisque tout ne peut être raisonnablement considéré d'égale valeur, mais bien qu'elle se construit dans les sillons d'une épistémologie de la complexité, qui commande l'exercice constant d'une pensée latérale et le maintien de la diversité. Dit autrement, il s'agit d'une pensée des relations, d'un "relationnisme" qui peut conduire, selon la situation, à admettre comme raisonnable une pluralité d'options ou de décisions. Dès lors, à nos yeux, si ce n'est que pour l'épistémologie sur laquelle il s'appuie, le recours au dialogue philosophique en éthique représente un autre enrichissement au PÉCR, d'autant qu'il semble être le seul, contrairement au sept autres formes identifiées par le MELS, qui se dégage de la communauté d'apprentissage au profit d'une communauté de recherche.

L'attention portée au développement de la C2 ("pratiquer le dialogue") dans le PÉCR constitue sans aucun doute un levier extraordinaire pour fonder la pertinence de recourir aux NPP dans ce domaine d'apprentissage. Bien que nous soyons d'avis que le dialogue tel qu'il se vit en philosophie ne correspond en propre à aucune forme identifiée par le MELS - mais qu'il les dépasse -, un regard sur les éléments de contenus associés à cette compétence suffit à nous convaincre que les NPP non seulement s'arriment parfaitement au PÉCR, mais permettent de le dépasser. À notre avis, la présence d'éléments de contenus, à l'intérieur du PÉCR, associés à la formation de la pensée des élèves représente clairement une percée dans le monde de l'éducation au Québec - une formation qui devrait être transversale d'ailleurs. Or, de tout temps, la philosophie s'est intéressée à la pensée, à la manière dont nous raisonnons ainsi qu'aux pièges auxquels nous faisons face lors de discours argumentés. Partant, lorsque nous examinons le PÉCR, il nous semble évident que les NPP peuvent contribuer significativement à l'appropriation, chez les élèves, des éléments de contenus associés à la C2, et ce, que ce soit touchant les types de jugements, les moyens pour interroger ou élaborer un point de vue, ou encore les procédés susceptibles d'entraver le dialogue, lesquels correspondent, en bout de piste, aux différents sophismes identifiés dans la littérature philosophique (plus précisément dans les traités de logique). Nul doute à cet égard que les NPP peuvent contribuer directement à la mise en oeuvre du PÉCR.

Nous disons cependant que les NPP non seulement s'accordent avec ces éléments de contenus et offrent des espaces pour que les élèves puissent en prendre connaissance et se les approprier de manière située, mais aussi qu'elles permettaient de les dépasser... Mais en quoi plus précisément? L'expertise développée en philosophie ces dernières années, et plus particulièrement en philosophie pour enfants, a conduit à dessiner un éventail assez imposant des différents outils de la pensée qui sont mobilisés lors des dialogues philosophiques. Ces outils, si nous reprenons le langage du MELS, représentent différents moyens qu'il est possible de mobiliser afin d'élaborer un point de vue. Cependant, lorsque nous examinons le PÉCR, force est de constater que ces éléments sont en nombre très limités. En effet, il y est question de description, de comparaison, de synthèse, de justification et d'explication. Ces moyens sont extrêmement précieux dans les processus d'élaboration des points de vue, et c'est pourquoi nous considérons qu'il est fondamental d'aider les élèves à les maîtriser. Par contre, ils ne nous apparaissent pas suffisants. En effet, lorsque nous explorons la littérature en philosophie pour enfants, nous avons tôt fait de constater qu'il existe un très large éventail de ces moyens, désignés comme des habiletés de pensée, dont voici quelques exemples : induction, déduction, analogie, hypothèse, inférence, exemples et contre-exemples, critère, distinguer (essentiel/accidentel; croire/savoir; degré/nature; formel/matériel; nécessaire/contingent; en droit/en fait; inclusion/exclusion; cause/effet/corrélation; etc.), catégoriser, classifier, ambiguïtés (relever des), contextualiser, présupposés (identifier des), définir, métaphores, raison (fournir et évaluer des), raisonnement hypothétique, clarifier, conséquences (identifier des), etc. En prenant appui sur ces différentes composantes tirées de l'univers de la pensée, il devient possible d'établir un véritable programme de formation pouvant s'échelonner sur plusieurs années et permettant aux élèves de développer des connaissances métacognitives qui soient à la fois déclaratives, procédurales et conditionnelles (c.-à-d. situées). De sorte qu'en cette matière, il semble que le recours aux NPP représente non seulement un enrichissement important pour le PÉCR, mais également pour l'ensemble de la formation qui est offerte aux enfants et aux adolescents.

En outre, celles et ceux qui sont familiers avec les NPP auront sans doute relevé que la posture enseignante en ÉCR comprend des éléments communs avec l'animation d'un dialogue philosophique, notamment en ce qui a trait à "l'ouverture à la diversité des valeurs, des croyances et des cultures", au dépassement de la simple opinion, au développement d'un sens critique, au fait que l'enseignant "n'a pas le monopole des réponses" et qu'il "sait utiliser l'art du questionnement pour amener les élèves à apprendre à penser par eux-mêmes". Pour le lecteur avisé, ces éléments semblent avoir été tirés directement des écrits en philosophie pour enfants. Il existe cependant une différence, à notre avis, entre la posture enseignante décrite par le MELS et celle qu'il est possible d'avoir en philosophie, en particulier eu égard à cette directive selon laquelle, en ÉCR, l'enseignant doit s'abstenir de donner son point de vue, et en cela, nous croyons que les NPP permettent d'aller plus loin que le programme. Bien entendu, nous comprenons les raisons qui poussent le MELS à fournir de telles directives, dans la mesure où l'abstinence claire constitue sans doute la stratégie la plus simple (puisque drastique en quelque sorte) afin d'éviter que l'enseignant n'influence trop le point de vue des élèves et qu'ainsi il s'inscrive dans une démarche moralisante. Cependant, il nous semble que d'imposer une telle posture comprend sa part de risques et de limites. En effet, compte tenu du cadre épistémologique dans lequel s'inscrivent les dialogues philosophiques, c'est-à-dire un paradigme à l'intérieur duquel tous, y compris l'enseignant, sont considérés faillibles et dans lequel tous, face à leur ignorance infinie, sont considérés égaux, il ne nous semble pas nécessaire, au contraire, d'imposer ainsi le "silence" à l'enseignant. Bien entendu, nous partageons l'idée qu'avant de partager son point de vue aux élèves, l'enseignant doit veiller à ce qu'une culture du dialogue soit bien installée dans sa classe et que ses élèves aient suffisamment d'expérience pour déjà maîtriser quelques-uns des rouages de la pensée autonome. Par contre, lorsque de telles conditions sont réunies, il peut même sembler précieux que l'enseignant partage son point de vue, et ce, pour différentes raisons. D'abord, parce que nous savons que si les élèves ne sont appelés à mobiliser leur pensée critique qu'à l'égard des propos de leurs pairs, ils auront de la difficulté à en faire de même face aux propos des experts (du côté duquel se rangent les enseignants) lorsqu'ils y seront confrontés. De fait, les rapports aux savoirs des élèves tendent à varier selon qu'ils examinent les propos des pairs ou des experts. Ainsi, il nous apparaît que si nous souhaitons que les élèves mobilisent leur pensée critique face à des discours de différents ordres et provenant de différentes sources, il est précieux que l'enseignant, une fois que le groupe a atteint une certaine maturité, participe à la réflexion au même titre que les élèves. Seulement, il convient de demeurer prudents si nous souhaitons éviter les dérapages et le moralisme. L'enseignant, tout comme les élèves, doit lui aussi proposer ses idées comme autant d'hypothèses à examiner (et non comme des vérités) et accepter de les soumettre à examen, quitte à ce qu'il soit lui aussi conduit à modifier son point de vue. Cela suppose que la posture épistémologique de l'enseignant soit adéquate et qu'il fonde son "autorité" non pas sur la valeur de ses idées (qui serait considérée en soi plus grande que celle des élèves), mais bien sur ses dispositions à s'engager dans un processus de recherche critique.

Conclusion

Dans le cadre du présent texte, nous avons pris soin d'exposer les principales orientations ainsi que les principaux axes du PÉCR au Québec. À travers cette présentation, centrée plus précisément sur le volet éthique du programme, il nous a été possible de constater que le MELS souhaite mettre en place un véritable renversement dans la posture enseignante en ce qui a trait à l'éducation éthique, et ce, afin d'éviter toute forme de "moralisme". Le pari qui a été pris en ce sens est celui de la pensée critique et réflexive, un pari que nous considérons comme une petite révolution dans l'intervention éducative et une percée majeure dans l'enseignement, qui gagnerait à être étendue à tous les domaines d'apprentissage.

Partant, nous avons été à même de constater que les NPP non seulement s'arriment presque parfaitement aux visées poursuivies par le PÉCR, mais qu'elles peuvent également et surtout représenter un cadre pédagogique qui permet de l'enrichir de manière substantielle. Ainsi, en instaurant une culture du dialogue philosophique dans leur classe, les enseignants québécois créent des conditions qui font bien davantage que de leur permettre de rencontrer les exigences du PÉCR, mais mettent en place un dispositif qui permette de les dépasser... Encore faut-il cependant que la formation des enseignants soit adéquate et qu'elle leur permette de s'approprier les rouages de l'animation - rouages qui dépassent largement une simple logique applicationniste ou la réalisation d'une "recette" -, ce qui, à l'évidence, n'est toujours pas le cas dans les programmes de formation en enseignement du Québec...

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