Revue

Le cours de morale "inspiré par l'esprit de libre examen" en Belgique

Dans cette communication, il nous est apparu nécessaire de rendre compte du lieu politiquement situé à partir duquel les objectifs et les pratiques de l'éducation morale se sont développées en communauté française de Belgique, en lien avec les aspects didactiques spécifiques de la discipline. Ceux-ci éclairent déjà la volonté de faire de l'éducation morale sans moraliser.

La deuxième partie de la communication est consacrée à quelques exemples de pratiques de classe centrées sur des questions sensibles : la mort, la sexualité, la transgression, le bien. Des praticiens de la discipline livrent des extraits de séquences de cours et, pour certains d'entre eux, des commentaires sur ce qui se joue durant ces activités en classe. Cette partie devrait permettre de juger "sur pièce" en quoi les pratiques éduquent à la moralité sans moraliser en intégrant les NPP..

La troisième partie s'intéresse aux apports théoriques qui ont enrichi notre pratique durant ces 30 dernières années. Ce développement s'inscrit tout à fait dans le cadre d'une éducation à la moralité sans moraliser, comme l'a bien mis en lumière Claudine Leleux au travers de ses recherches et publications consacrées à l'enseignement moral, poursuivant ainsi un travail de recherche commencé dès 1989 au sein de la revue Entre-vues.

I) Le contexte politique

Quand on parle d'instituer des cours de morale à l'école, il convient de s'interroger en premier lieu sur la volonté du législateur à cet égard. Du temps de la Belgique unitaire, l'organisation de ces cours (morale confessionnelle reliée aux religions reconnues et morale non confessionnelle), fut rendue obligatoire dans l'enseignement officiel par la loi dite du Pacte Scolaire (le 29/3/1959). Il s'agissait de rétablir la paix scolaire, en donnant aux parents la liberté de choisir entre un cours de morale non confessionnelle -pour les parents ne se reconnaissant dans aucune des religions reconnues- et un cours de morale inspiré par une religion reconnue (A cette époque seules la religion catholique, la religion hébraïque et la religion protestante avaient cette reconnaissance). Cette liberté et cette obligation de choisir concernaient essentiellement l'enseignement officiel (Etat, Communes et Provinces), durant toute la période de l'enseignement obligatoire, et ce pour deux périodes de cours hebdomadaire (2h).

La notion de neutralité de l'enseignement est une référence constitutionnelle évolutive, qui s'applique à l'enseignement officiel, et a fait l'objet de débats parlementaires et de décrets, notamment le décret Neutralité de 1993, qui modifie le titre légal du cours de morale non confessionnelle en "cours de morale inspiré par l'esprit de libre examen", afin de lui donner une dénomination plus positive. Le décret Neutralité vise de façon générale à fixer les devoirs des enseignants en matière de respect des conceptions philosophiques, idéologiques ou religieuses des élèves et des parents, ainsi que les droits des élèves en termes de respect des libertés et des droits fondamentaux et quant à l'exercice de l'esprit critique à l'école. Il ne s'agit pas de promouvoir une neutralité d'abstention, mais une neutralité positive, active, qui reconnaît la pluralité des valeurs constituant l'humanisme contemporain, considéré comme un enjeu pour l'avenir de la démocratie.

Actuellement, cette organisation segmentée et obligatoire du choix entre cours de morale non confessionnelle et cours de religion fait débat à divers niveaux, du Gouvernement et du Parlement.

C'est dire si l'institution de tels cours est bien le reflet de pactes politiques fondamentaux, pactes qui correspondent à des orientations idéologiques faisant, plus ou moins consensus à une période donnée.

Rappelons que la finalité du cours de morale non confessionnelle consiste à exercer les étudiants, dont les parents ne se réclament d'aucune confession, à résoudre leurs problèmes moraux, sans se référer à une puissance transcendante ni à un fondement absolu.

La méthode est libre exaministe, au sens d'une capacité à mettre en doute toute conception philosophique, et au sens d'une capacité à examiner librement toute question relevant du domaine existentiel.

Cela signifie inviter l'étudiant à l'examen rationnel de toute question, ce qui suppose d'aborder toute question en se gardant de l'impulsivité tout autant que du recours systématique à la référence (argument d'autorité). L'approche laïque qui est proposée invite l'étudiant à prendre du recul par rapport aux situations dans lesquelles il est impliqué, mais aussi à trouver par lui-même les conduites adéquates et créatrices qui tiennent compte de sa réalité personnelle tout autant que de la réalité historique et sociale (prendre conscience que ses problèmes sont aussi pour partie les problèmes des autres).

Cette morale débouche sur les valeurs d'authenticité et d'engagement, elle est l'apprentissage d'une "éthique en mouvement". Cela conduit à porter une attention soutenue à la compréhension, au respect de l'autre, au dialogue rendant possible la confrontation positive en vue d'accords ou de solutions différentes à un même problème. Ceci nous semble en phase avec le contexte contemporain dans lequel tout individu est contraint d'avoir fréquemment une activité morale sans pouvoir se raccrocher à un système de références proposant des solutions toutes faites.

Bref, il ne s'agit donc pas d'enseigner une morale particulière, mais bien d'adopter une attitude "laïque" (au sens politique du terme) envers tout problème moral.

On le voit, tout en ayant sa tonalité spécifique, le cours de morale rejoint les objectifs de la formation générale, en visant à mettre chaque élève en situation de devenir un être qui s'informe, qui se cherche, choisit, et opte pour des solutions constructives au départ de contextes socio-économiques et culturels variés).

Document (format PDF) : Articulation...

Les objectifs majeurs du cours sont au nombre de trois : il s'agit d'exercer les étudiants à se situer par rapport à la société, de les guider dans la construction de l'autonomie morale, de favoriser leur engagement social. Ces objectifs sont traduits en termes didactiques : il s'agit de développer quatre phases séquentielles permettant de rencontrer les objectifs majeurs du cours, tout en exerçant les quatre macro compétences disciplinaires associées : " Sentir / Ressentir ; Penser/ Faire sens ; Choisir ; Agir ". Ce déroulement séquentiel doit être compris comme une approche spécifique permettant d'articuler les différentes activités menées en classe, dans une progression qui aboutisse à un résultat (pour l'élève) par rapport auquel chaque phase sera un moyen. Cela donne un label "cours de morale" à toute séquence d'apprentissage correctement programmée, et évite de la confondre avec une séquence de sciences humaines, par exemple.

Les quatre phases de la séquence

Celle-ci comprend une phase libérative, une phase informative, une phase formative et une phase constructive.

Détaillons quelque peu les objectifs poursuivis par chacune des phases, afin de comprendre en quoi elles contribuent à éduquer sans moraliser, et en quoi elles promeuvent de Nouvelles Pratiques Philosophiques (NPP).

La phase libérative vise à donner du sens à l'apprentissage, à susciter la motivation en partant du "déjà là", des expériences, du ressenti. Il s'agit d'autoriser l'expression des représentations premières concernant la thématique abordée ou la problématique cernée, afin de les interroger, voire les déconstruire, avant de les reconstruire en fin de séquence. De nombreuses stratégies sont déployées par les enseignants à cet égard.

Bien entendu on ne peut se limiter à cela. Il s'agit ensuite d'ouvrir une phase informative visant la confrontation de l'élève à des savoirs plus construits. Cette phase contribue à élargir les représentations et à soumettre les élèves à la contradiction possible. Ici, la variété des sources d'information s'avère importante ; il s'agira aussi de classer, de traiter les informations, la méthode du libre examen est appliquée. La difficulté à ce stade consiste à gérer le temps à y consacrer car le cours vise davantage la phase formative, qui constitue le coeur de la séquence d'apprentissage en morale, puisque c'est "durant cette phase que l'enseignant atteint ses objectifs d'apprentissage" centraux1. Il s'agit pour l'essentiel de mettre en oeuvre la capacité de distanciation, d'exercer l'esprit critique, de pratiquer le libre examen, voire de réviser son jugement. C'est aussi le moment de faire le travail de légitimation des principes et normes qui prétendent à la validité, sous peine de tomber dans le relativisme, car le cours vise la transmission de certains principes fondamentaux comme le respect de l'égale dignité humaine dont découlent les libertés et les droits fondamentaux.

Enfin, la phase constructive ou d'intégration vise à vérifier que l'élève a intégré ce qui a été appris, par exemple sous la forme d'une évaluation formative (auto ou co-évaluation). Cette phase vise également à amener l'élève à s'engager, au sens de s'approprier librement des valeurs, des jugements ou des normes d'action concernant le thème ou la problématique traitée. Ce n'est qu'à l'issue de cette phase que la séquence d'apprentissage est complète, au sens de la définition des objectifs majeurs du cours.

L'évaluation sommative (certificative) intervient en sus ou à côté de ce développement séquentiel (nous n'aborderons pas la question de l'évaluation ici).

Ici, nous avons posé le schéma principalement pédagogique des conditions de possibilité d'une éducation à la moralité sans moraliser. Dans la troisième partie, nous reviendrons sur les apports théoriques qui ont contribué à affirmer cette orientation première).

II) Exemples de pratiques de classe

A ce stade, nous ouvrons la deuxième partie qui consiste à illustrer par des pratiques de classe le schéma didactique (ou du moins certaines phases) présenté ci-dessus.

Il s'agit de parties de séquences portant sur des questions sensibles telles que "La sexualité, la pornographie : des mots pour le dire et se dire ?" ; "La problématique de la mort : vaut-il mieux se rendre compte de sa mortalité ou éviter cette évidence ?" ; "Les motifs pour lesquels certains transgressent les règlements peuvent-ils valoir pour tous ?". "La récompense ou la punition comme objectifs de l'action juste : existe-t-il d'autres motivations pour faire le bien ?".

Exemple 1

Philippe Rigo aborde la sexualité et la pornographie en 4ème avec l'objectif de "se situer et se construire dans l'univers complexe de la sexualité de la société d'aujourd'hui". Un autre objectif qui découle du premier est de "se soustraire au lobbying médiatique ainsi qu'à la rigueur moralisatrice des instances d'éducation".

De manière constructive, la séquence vise à servir d'espace de réflexion donnant à l'élève les moyens de se forger une représentation plus construite, par le conflit socio cognitif avec les pairs et par la confrontation avec des témoignages de personnes concernées et d'articles de réflexion.

Le professeur a mis en place différentes stratégies pour atteindre ces objectifs. Citons la stratégie du mur du silence : venir écrire au tableau noir un mot associé à la sexualité (en général). Cette activité se poursuit par un second tri des mots retenus au tableau noir en fonction des critères suivants : "mot le moins apprécié, mot acceptable, mot le plus apprécié".

L'intérêt de ce dispositif est d'avoir permis aux élèves d'exprimer (sans obligation), avec tact, une représentation sur un sujet délicat et cela devant les autres, dans un climat d'écoute et de non jugement. La compétence ciblée est l'écoute de soi et des autres (compétence affective et socio affective).

Durant la phase formative, le professeur a ciblé la compétence de conceptualisation problématisante en demandant aux élèves de se poser trois questions par rapport à la sexualité dans la société d'aujourd'hui, en tenant compte de tout ce qui avait été dit, lu et échangé.

Voici quelques exemples de questions posées par les élèves : "Doit-on abandonner ses sentiments au profit de la sexualité"? "Pourquoi est-ce parfois si difficile d'en parler ?" "Pourquoi vit-on dans une société qui vend le sexe ?".

Durant la phase constructive, l'élève est amené à choisir une ou deux questions proposées par le groupe classe. Il est ensuite conduit à y répondre individuellement par un texte continu de 15 à 20 lignes dans lequel il fait état d'une réponse personnelle engageant des valeurs et des attitudes. Le professeur propose à la suite une discussion collective dans laquelle des élèves peuvent lire leur texte sur une base volontaire. L'objectif de cette dernière discussion est d'élargir les points de vue et de nuancer les opinions (autrement dit, de rendre compte du travail sur les représentations premières).

On peut considérer que cette séquence comporte un déroulement complet des quatre phases prévues dans le cours.

Exemple 2

Philippe Rocco, quant à lui, propose d'utiliser le dispositif de la Communauté de Recherche Philosophique (CRP), pour pallier la difficulté du sujet et le manque de repères quand il s'agit d'aborder la problématique de la mort. Il justifie également le choix du dispositif de la CRP pour rencontrer l'exigence de respecter et de développer l'autonomie morale chez les élèves (exigence propre au cours). Nous lui laissons la parole :

"Il m'a semblé, au cours de la CRP dont nous parlons, devoir peu intervenir. J'ai eu le sentiment que le groupe prenait en compte la difficulté exprimée par le "A quoi bon?". C'est autour de la valeur de la vie que s'est structuré cet échange. Quant à moi, j'ai essayé, par assez peu d'intervention, de permettre que ce travail se fasse."

"Il me semble qu'au cours de cette CRP, il y a eu une difficulté exprimée, une angoisse (cela n'a pas été évité), mais qu'il y a eu aussi par le croisement des regards, comme autant de valeurs, quelque chose d'assumé. Quelque chose d'assumé d'un point de vue philosophique, non psychologique. Nous sommes passés à la fois par une situation où l'angoisse était présente -"A quoi bon ?"- à une situation où la vie était portée par les regards croisés, comme autant de valeurs".

S'étant également demandé en quoi la CRP contribuait au développement de l'autonomie morale, Ph. Rocco observe que les échanges et propos tenus donnent lieu à l'expression de repères et de valeurs. A la question amenée par un élève : "Vaut-il mieux se rendre compte de sa mortalité ou éviter cette évidence ?", les élèves ont énoncé des propos comme il faut se rendre compte de chaque jour comme si c'était le dernier et ne pas trop y penser ; les croyances, c'est fait pour se rassurer ; il ne faut pas se poser la question.

Pour le professeur, "la CRP comme lieu de questionnement partagé permet la rencontre des subjectivités qui croisent leurs regards comme autant de valeurs possibles. De ce point de vue, la CRP secrète des valeurs de l'intérieur". Il en souligne également les limites : "Elle ne peut à elle seule être le tout de l'agir moral du sujet. Il faut une altérité à la CRP". "La CRP peut semer des graines mais comment en vérifier le degré de réalisation sans le ramener à ce qui est prévu, voulu à priori ? De ce point de vue, l'esprit de la CRP est insaisissable. C'est une source d'émerveillement sans transcendance aucune".

On pourrait ajouter que c'est au professeur d'apporter ce supplément réflexif : en vertu de quel critère, de quel principe, pouvons-nous affirmer qu'il "vaut mieux cueillir le jour et éviter de penser à la mort" ? ; ou encore en vertu de quoi peut-on affirmer au contraire que "penser à la mort, c'est apprendre à vivre" ?

Dans le champ de l'éducation à la moralité, il convient de prévoir d'autres dispositifs complémentaires, afin d'exercer les compétences du Sentir/Ressentir, Penser/Faire Penser, Choisir et Agir. La CRP trouve particulièrement sa place dans la phase formative ; reste à développer la phase constructive (ou même reconstructive). Ce qu'a d'ailleurs fait le professeur, puisque la séquence d'apprentissage se poursuit par un travail conceptuel sur la notion du sens de la vie. La séquence se termine par un travail d'expression écrite sur la question soumise à la CRP.

Exemple 3

Le troisième exemple de pratique est proposé par Isabelle Jespers : "La récompense et la punition comme objectifs de l'action juste : existe-t-il d'autres motivations pour faire le bien ? Lesquelles ?". La problématique morale est amenée de manière inductive à la suite de la lecture du texte "Yudhishthira aux portes du paradis" (cfr. le Mahabharata, J.-Cl. Carrière, pp 310-311). Le professeur demande simplement aux élèves d'interpréter le texte à la lumière des symboles : que représente le chien ; comment expliquer que Yudhishthira renonce au paradis ? Pourquoi Yudhishthira peut-il entrer au paradis et pas son chien ? Quelle morale peut-on tirer de cette histoire ?

Isabelle Jespers voit dans cet extrait du Mahabharata une illustration du concept de la liberté de conscience (le dharma2), opposé au respect du dogme religieux. Elle fait remarquer que le dharma signifie la capacité de prendre un point de vue décentré, général, "universel", pour vérifier l'acceptabilité de telle ou telle norme de moralité, en d'autre termes tenir compte du relatif, tout en ayant une attitude visant à universaliser.

On pourrait voir également dans l'attitude morale adoptée par Yudhishthira une référence au jugement post-conventionnel, au sens de L. Kohlberg.

Ce qui est original dans la démarche, c'est le passage par les compétences du Sentir/Ressentir (l'interprétation des symboles) pour ouvrir à la raison, à l'argumentation.

Nous sommes dans une démarche qui choisit "d'éduquer à la fois les sentiments et la raison", "d'ouvrir l'esprit par le partage et l'appréciation du beau". Oserions-nous ajouter l'importance d'éduquer à l'art et à la culture comme moyen d'incarner la possibilité d'un monde commun? Cette démarche convient particulièrement bien au support choisi: le récit mythique riche en symboles.

Exemple 4

Le quatrième exemple que je proposerai concerne une clarification des valeurs et l'exercice d'un jugement moral à partir de la nouvelle "L'auto stoppeur", de R. Dahl.

Il s'agit de l'histoire d'un automobiliste qui se trouve embarqué dans une chaîne de transgressions par rapport à lui-même, par rapport à autrui et par rapport à la loi.

Dans un premier temps, l'élève est amené à identifier les valeurs qui animent les personnages de la nouvelle.Il est ensuite conduit à évoquer par écrit un exemple vécu de transgression et à opérer une analyse réflexive sur les motifs qui ont conduit au passage à l'acte.

Une discussion orale est menée avec la visée d'élargir les points de vue en présence, en amenant notamment des questions d'extension pour permettre l'évolution du premier jugement. Ensuite un exercice du jugement moral consistera à construire la formulation d'un jugement moral général (à valoriser sur les comportements personnels divers).

Pour terminer, une synthèse formative de la discussion est réalisée et une synthèse personnelle en termes de valeurs et d'attitudes est demandée à l'élève.

III) Les apports théoriques à la démarche

Nous voudrions enfin revenir sur cette prétention que nous avons à faire de l'éducation morale sans tomber dans la "moraline" (Nietzsche), qui est toujours une fausse morale (relevant davantage de l'auto-flagellation que du respect d'autrui), en abordant les conditions de possibilité théoriques d'une telle pratique (c.à.d. comprendre si et à quelles conditions une éducation à la moralité peut être menée sans moraliser).

Reprenant notre conception de l'éducation morale non confessionnelle, le présupposé qui sous-tend celle-ci repose sur la conception dominante que nous n'avons pas affaire qu'à des morales hypothétiques (avec des valeurs relatives), mais qu'il y a des principes universels inconditionnés qui s'expriment différemment selon les cultures par des valeurs, des symboles différents, mais que cela n'entame pas leur caractère impératif. Les valeurs relatives trouvent dans ces principes leurs limites. Même si nous considérons que l'éducation aux valeurs a toute sa place dans ce cours (nous verrons comment plus loin).

Pour ce qui est des apports théoriques dont le cours s'est enrichi au cours de ces trente dernières années, nous reprenons -pour l'essentiel- un résumé des propos tenus par Claudine Leleux dans un article3.

Claudine Leleux précise le choix du concept "d'éducation à la moralité", au sens où il vise à inclure à la fois l'objectif pédagogique d'épanouissement personnel (le point de vue subjectif) et de développement d'une éducation à la citoyenneté (le point de vue universel). Elle explique en quoi ce concept a l'avantage de rassembler toutes les formes d'obligations: norme technique, éthique, morale, ainsi que les devoirs envers l'Etat. " Cet acte de reconnaissance via l'Etat permet la liberté subjective (point de vue individuel) dans les limites de la liberté objective (le point de vue universel)"4.

On peut également soutenir qu'une éducation à la moralité sans moraliser est possible au sens où, nous référant à la théorie de L. Kohlberg sur l'évolution du jugement moral5 (que nous n'exposerons pas ici), nous retenons la possibilité pour tout individu d'adopter un jugement moral "post-conventionnel"(autonome), qui ne se réfère plus à la peur de la sanction, ou à l'intérêt égoïste, ou à la bonne concordance avec les jugements de l'entourage, ou à la loi parce que c'est la loi, mais à des principes universalisables auxquels l'individu choisit librement d'adhérer ou non, principes adoptés avec un point de vue de réciprocité pour tous ceux qui jugent. "Autrement dit, la maturité du jugement moral se manifeste non par un contenu mais par une compétence : la capacité à prendre librement un point de vue décentré qui devrait engager tout un chacun".

Bien sûr, cette compétence d'ordre procédural ne garantit en rien la validité du point de vue adopté, elle se contente d'émettre une prétention à la validité.

Une éducation à la moralité ne peut se contenter d'une approche purement procédurale du jugement moral, au risque de tomber dans le relativisme le plus plat. Il reste à faire le travail de fond du cours d'éducation morale : la légitimation des principes et normes qui prétendent à la validité.

C. Leleux nous a fait découvrir les travaux de Jurgen Habermas qui, faisant l'hypothèse que la légitimité moderne est devenue profane, postule l'autonomie de jugement de l'être humain.

L'obéissance à un commandement fait place à l'adhésion libre au principe moral ou à la norme morale parce qu'elle est "acceptable". Ce qui la rend acceptable résulte d'une discussion pratique entre toutes les personnes concernées par la norme, à égalité de participation et sans contrainte. L'idée est que l'argument "le meilleur" l'emporte. Les conditions d'une telle discussion sont celles d'une situation idéale de communication.

On ajoutera que dans le cadre du cours de morale non confessionnelle, l'argument le meilleur est entendu au sens de celui qui respecte l'égale dignité de tous, sorte de postulat qui oriente tous les autres jugements !

Bien entendu, il est tenu compte du fait que certaines normes ne peuvent être validées au terme d'une telle discussion ; ceci montre encore davantage la nécessité d'adopter un pluralisme éthique dans nos sociétés démocratiques.

L'auteur de l'article ne manque pas de remarquer que, même si la classe est loin de représenter une situation idéale de communication au sens d'Habermas, rien n'empêche l'enseignant de mettre en place des dispositifs de discussion permettant aux adolescents d'exercer leur jugement moral, et aussi d'adopter la posture du discutant capable de prendre un point de vue décentré, général, "universel", pour vérifier l'acceptabilité de telle ou telle norme de moralité. Des dispositifs pédagogiques variés permettent d'adopter cette perspective6.

Bien entendu, l'argumentation telle que présentée ici rencontre aussi des limites, dans la mesure où il ne suffit pas d'énoncer de "bons" arguments en classe pour qu'ils soient reconnus comme tels, car on peut observer chaque jour combien des arguments "valent ou ne valent pas en fonction de l'expérience biographique ou historique des participants". Force est de constater que du vécu et du récit des événements se forgent des jugements qui ne sont pas nécessairement réinterrogés, mais qui n'en possèdent pas moins une force même s'il s'agit de préjugés.

Jean-Marc Ferry, avec son Ethique reconstructive7, propose de passer à un autre niveau de discussion qui tient plus de la reconnaissance que de l'argumentation : une "auto réflexion coopérative". Celle-ci vise à interroger et à reconnaître les raisons des arguments avancés par l'autre dans une attitude réflexive, en écoute mutuelle. La perspective des interlocuteurs reste "post-conventionnelle au sens où elle éprouve de manière critique et autocritique les raisons invoquées par chacun des interlocuteurs"8.

Sur le plan pédagogique, cela nécessite la mise en oeuvre de dispositifs spécifiques9. Et il revient au professeur d'expliquer que toutes les raisons ne se valent pas.

Enfin, en guise de conclusion, nous ne pouvons soustraire l'éducation aux valeurs des objectifs d'une éducation à la moralité, au sens défini plus haut.

C. Leleux articule celle-ci aux conséquences qui découlent des constats de Jean Marc Ferry, à savoir l'ancrage biographique, affectif des jugements moraux. Signalons simplement que nous avons cette conception d'un ancrage affectif du jugement moral de longue date : "la sensibilité morale s'éduque" (Cathy Legros y a consacré plusieurs numéros d' Entre-vues, et Anne-Marie Roviello y a consacré un article éclairant (dépasser l'opposition entre raison et affectivité)10.

L'éducation aux valeurs est conçue, dès le début de l'éducation morale dans l'enseignement fondamental, et par la suite au début de l'enseignement secondaire, selon une démarche procédurale, en recourant à des séquences didactiques de "clarification des valeurs" (méthode de pédagogie humaniste qui s'intéresse au processus de construction des valeurs). La séquence didactique autour de l'autostoppeur illustre cette démarche. Dans la clarification des valeurs, l'on fait appel au jugement évaluatif prétendant à la sincérité et à l'authenticité de celui qui juge. Sur le plan didactique, il s'agit de clarifier des valeurs, de les hiérarchiser et de justifier leur préférence, qui reste personnelle par définition. Dans cette perspective, il importe de bien distinguer les valeurs des normes11 et des principes.

La perspective post-conventionnelle est également présente dans l'éducation au jugement évaluatif, dans la mesure où nous avons intégré les apports de L. Kohlberg invitant à faire évoluer le jugement moral de l'adolescent par la discussion d'un dilemme moral en utilisant de manière systématique un argument "du stade supérieur" à celui donné par le discutant12 (appliquant ainsi de manière intuitive et pratique le concept de zone proximale de développement développé par Vytgoski), ou plus simplement des questions d'extension variant les angles de vue.

Voilà, pour l'essentiel, les raisons que nous avançons pour considérer qu'il est possible d'éduquer à la moralité sans moraliser, tout en intégrant les NPP (Nouvelles Pratiques Philosophques) à tous les niveaux de l'enseignement (distinguer divers ordres du discours, clarifier des valeurs, conceptualiser et problématiser des notions etc.).


(1) Claudine Leleux a identifié onze objectifs d'apprentissage courants : Enseigner la Morale - Objectifs d'apprentissage, Démopédie 2008.
Des objectifs d'apprentissage peuvent être traduits en termes de "savoir faire". Citons par exemple distinguer les différents registres du discours dans un ou plusieurs textes argumentatifs, "ce qui se rapporte aux faits, ce qui se rapporte au devoir être, ce qui se rapporte au ressenti (concernant les faits et les normes)" et comprendre les enjeux de pareilles distinctions : "prétention à l'exactitude, prétention à la justesse normative, prétention à l'authenticité" (cf. Leleux op. cit.), mais aussi juger de la validité (légitimité) d'une règle d'une norme, d'une loi, d'un interdit (c.à.d. des raisons qui les justifient) ; résoudre des problèmes et chercher des solutions alternatives ; réviser son jugement ; écouter et pratiquer l'écoute active ; pouvoir exprimer un désaccord portant sur les idées et non sur les personnes ; coopérer ; s'accepter dans ses différences ; se soucier des autres ; expliciter et exprimer ses sentiments et ses besoins ; être attaché à des valeurs, les préférer ; être sensible à la vie, la nature, l'art.
Le nouveau programme du 3ème degré de l'enseignement secondaire a introduit (depuis 2002) des notions de philosophie "à l'intérieur et au service du cours de morale qui reste la fin". Promouvoir la disponibilité à l'étonnement, l'aptitude à la décentration, l'interrogation sur le sens de la vie sont quelques unes des compétences spécifiques définies au 3ème degré. (Il s'agit de compétences complexes à envisager comme cibles ou objectifs non évaluables en tant que telles).

(2) Le dharma est la justice, l'harmonie, l'action droite : il est universel, mais particulier à chacun, et tente de conjuguer devoir et liberté individuelle.

(3) Eduquer sans moraliser. Recueil d'articles 1995-2003, C. Leleux, Démopédie, Bruxelles 2003.

(4) C. Leleux, op cit. p. 91.

(5) "Le développement moral cognitif chez Lawrence Kohlberg", Dossier d' Entre-vues, 7-1990.

(6) "Discussion sur la justesse normative de normes technique, éthique, morale, sur les raisons de les hiérarchiser en fonction de leur force d'obligation à l'issue d'un dilemme moral", in Entre-vues, 57/58, juin 2003 ; "Les dilemmes moraux", pp. 50-60. Et Diotime-l'Agora n°16, décembre 2002, pp. 53-61.

(7) J.M. Ferry, L'éthique reconstructive, Paris, Cerf, 1996.

(8) C. Leleux, op. cit. p. 98.

(9) C. Leleux, Qu'est-ce que je tiens pour vrai ? , Chapitre 4, De Boeck, Bruxelles, 2003.

(10) A.-M. Roviello, "La genèse du jugement moral - Le cours de morale - Aspects théoriques", La Pensée et les Hommes 15, Ed. U.L.B, 1990.

(11) Dans l'exemple de l'auto-stoppeur, l'exercice du jugement moral vise à formuler une norme.

(12) Plusieurs articles d' Entre-vuesont été consacrés à cet aspect : n° spécial sur les dilemmes moraux, 1990-13, et 7- 1990.

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