Revue

Éthique en éducation : représentations, finalités et approches

Les considérations qui suivent sont marquées par mon travail de didacticien dans le champ de la morale et de l'éthique. Depuis le milieu des années 1970, j'ai été associé à l'élaboration et à la mise en place au Québec de programmes d'enseignement moral dit "non confessionnel". Il a fallu se questionner sur les fondements et orientations de tels programmes et plusieurs, comme moi, ont été amenés à fréquenter des écrits dans divers domaines disciplinaires : en philosophie morale, entre autres pour définir le champ de la morale et pour préciser la place du raisonnement, du jugement et de l'action ; en philosophie de l'éducation, pour établir des distinctions entre éducation, formation, enseignement, endoctrinement et pour discuter la problématique des fondements et déterminer des orientations aux programmes ; en sciences de l'éducation, notamment en ce qui a trait aux approches éducatives et aux pratiques pédagogiques à privilégier.

Comme professeur responsable de la formation du personnel enseignant dans le champ de l'éthique et comme chercheur impliqué au cours des années dans des projets de recherche collaborative dans divers milieux scolaires avec l'approche de la Philosophie pour enfants (Lipman), l'invitation qui m'a été faite de traiter d'éthique en éducation, en lien avec les nouvelles pratiques philosophiques, a été pour moi une occasion de prendre du recul par rapport à mon ancrage didactique afin de me situer dans une perspective plus large et générale pour aborder les questions qui nous ont été soumises.

Mon texte se divise en trois parties. Dans la première, je jette un coup d'oeil rapide sur les représentations de l'éthique qui circulent autour de nous, particulièrement dans les médias, avec lesquelles nous sommes aux prises dans notre travail avec différents groupes autour des questions éthiques. Pour aborder la deuxième partie, je compte d'abord faire une distinction entre différents niveaux et dimensions à considérer quand il est question d'éthique en éducation ; à partir de là, je vais porter le regard, en référence au système éducatif québécois, sur une dimension particulière, celle des finalités de l'éducation, comme lieu privilégié où se pose la question des valeurs. Enfin, en troisième partie, je m'attarderai plus spécialement sur les perspectives qui ont accompagné l'élaboration des programmes en enseignement moral au Québec pour faire ressortir la conception de l'éthique retenue dans le nouveau programme d'Éthique et culture religieuse mis en place dans les écoles québécoises du primaire et du secondaire depuis l'automne 2008.

1. Le champ de l'éthique : représentations et tensions

Ce qui me frappe quand je travaille en milieu scolaire avec des enseignantes et des enseignants dans le domaine de l'éthique ou dans le cadre des cours de formation à l'enseignement, qu'il s'agisse de cours généraux en pédagogie ou de cours spécialisés en didactique, c'est que la question des valeurs et des normes et les questions éthiques sont traversées par de multiples représentations véhiculées dans l'espace public qui viennent brouiller l'appréhension de la place et du rôle de l'éthique en éducation.

1.1 Les multiples facettes de l'éthique dans l'actualité

Pour avoir un aperçu de ces représentations, j'ai fait une recherche dans un quotidien québécois, Le Devoir, en indiquant simplement dans le moteur de recherche du journal le mot "éthique" ; plus de 2000 entrées au cours des trois dernières années m'ont été proposées ; et c'est à près de 7000 que j'aurais pu avoir accès depuis 2000. J'ai choisi quelques titres d'articles pour montrer à quoi l'éthique est associée : "Écoles de médecine : où sont les balises quant aux conflits d'intérêts [avec les compagnies pharmaceutiques] ?" ; "Les menaces à la liberté académique se multiplient" ; "Éthique - SNC-Lavalin aspire à devenir une entreprise modèle dans son secteur" ; "Fluoration de l'eau : craindre les peurs extrêmes" ; "Les scientifiques fédéraux craignent leurs maîtres politiques" ; "Fifa : le comité d'éthique enquêtera sur l'attribution des Mondiaux" ; "Québec balise l'aide médicale à mourir" ; "Concordia concoctera des jeux vidéo éthiques" ; "Festival mode et design de Montréal : Éthique des pieds à la tête" ; "Les conditions d'emploi des jeunes se dégradent malgré la scolarisation" ; "Un label d'éthiquepour les conseillers financiers". De façon générale, plusieurs secteurs d'activités (médecine, sciences, finances et entreprises, monde du travail, sport, mode, etc.) semblent concernés par l'éthique, laissant apparaître divers usages du terme, qui demeure ainsi laissé dans un certain flou.

Récemment au Québec, on a surtout entendu parler d'éthique à propos du monde politique,en raison de plusieurs scandales qui se sont succédés, notamment en matière de corruption dans l'industrie de la construction où le dépassement des coûts des travaux publics aurait servi en partie à financer de manière occulte des partis politiques au niveau municipal, et possiblement au niveau provincial. Des expressions comme "éthique élastique", "absence de sens éthique" ou "manquements aux valeurs" ont coiffé les titres de nombreux articles et fait régulièrement les manchettes. Pendant qu'une importante commission d'enquête publique a cours depuis plusieurs mois pour faire la lumière sur cette situation, les partis politiques n'ont jamais autant parlé d'éthique, indiquant vouloir désormais adopter un "code d'éthique" en bonne et due forme. Toutefois, comme le notait un chroniqueur politique, on y affirme souvent ce qui devrait relever de l'évidence, comme le "respect de toutes les lois en vigueur au Québec et au Canada, y compris la Loi électorale", cela à titre de premier principe directeur du code d'éthique du Parti libéral du Québec (PLQ), ce qui "semble confirmer qu'il ne s'agit pas d'un réflexe naturel au PLQ" (David, 2013).

Dans un contexte où il est surtout question de "manquements à l'éthique", certains affirment qu'ils n'ont rien à se reprocher et qu'en ce sens ils n'ont pas besoin de code d'éthique. C'est le cas du Parti québécois (PQ), qui forme le gouvernement depuis septembre 2012. Un caricaturiste a d'ailleurs représenté l'actuelle première ministre en Immaculée Conception, écrasant de ses pieds un serpent, symbole du mal, selon un classique de l'iconographie chrétienne, caricature faisant référence à une phrase de la Première Ministre : "Contrairement au PLQ, le PQ n'a pas besoin de code d'éthique..." - Pauline "Immaculée Conception" Marois (caricature de Garnotte, Le Devoir, 29 octobre 2013 ; pour consultation :http://www.ledevoir.com/galeries-photos/les-caricatures-de-garnotte/121321).

Ce qui est intéressant dans cette caricature, c'est le recours à une image de la tradition religieuse catholique du Québec. Le manque d'éthique étant souvent associé à une perte de valeurs et de repères, les religions sont vues par plusieurs comme le dernier rempart pour transmettre ces repères et valeurs qui font défaut à la vie sociale et politique. En fait, le recours à une telle image, même sous forme de caricature, permet de rappeler qu'il ne faut pas perdre de vue que, malgré la "sortie de la religion", selon l'expression de Marcel Gauchet, pour désigner la modification profonde de la place de la religion dans le fondement et l'articulation du lien social (Gauchet, 1998, p.14), la religion demeure, pour plusieurs individus (et groupes), un facteur d'identité et un référent qui fonde les valeurs sur lesquelles ils s'appuient pour participer aux débats publics.

1.2 Redécouverte de l'éthique : de quelle éthique s'agit-il?

À travers ces "instantanés" de l'actualité québécoise récente, je voulais rappeler qu'on assiste depuis plusieurs années à une redécouverte de l'éthique, même s'il n'est pas toujours évident de savoir ce qui est mis sous cette étiquette. Les questions éthiques, dans certains domaines d'activités tels les sciences et biotechnologies ou l'environnement, sont associées à une complexification des problèmes, des possibles, des pratiques, des enjeux ; les repères habituels s'avèrent insuffisants pour y répondre, et on a souvent mis sur pied des dispositifs, tels les comités d'éthique, pour favoriser le regard croisé de différents professionnels et spécialistes autour de certains enjeux. Dans d'autres domaines, comme les affaires et les finances ou la politique, ce sont les scandales et le contournement des règles qui ont ramené l'éthique à l'avant-plan. C'est dans ce contexte qu'est apparu un nouveau professionnel, l'éthicien, issu de champs disciplinaires aussi variés que la théologie, la philosophie ou le droit, dont le rôle demande d'être clarifié pour éviter d'en faire une nouvelle autorité qui puisse "usurper l'autorité de la démocratie" pour "régler nos plus graves problèmes d'éthique" au lieu "de les éclairer pour que le débat démocratique puisse se faire dans les termes adéquats qui cernent véritablement le (ou les) noeud(s) du problème" (Weinstock, 2006, p. 9). Cet angle du débat démocratique pour aborder les problèmes d'ordre éthique constitue un aspect essentiel pour envisager les défis de l'éthique en éducation, et plus précisément ceux de la formation à l'éthique.

En éducation, l'intérêt pour les questions proprement éthiques est apparu dans la foulée de la redécouverte de l'éthique dans d'autres sphères d'activités, du moins au Québec, le champ éthique en éducation ayant longtemps été recouvert par celui de l'éducation aux valeurs, lui-même problématique, comme nous l'avions noté, quand nous nous sommes intéressés aux défis éthiques en éducation dans les années 1990, puisque "l'école", comme nous l'affirmions, "ne peut plus être, comme celle d'autrefois, le lieu de transmission de valeurs et de systèmes de croyances partagées socialement" (Desaulniers, Jutras, Lebuis, Legault, 1997, p. 4).

Nous étions aussi partis du constat que cette redécouverte de l'éthique accompagnait un "mouvement de professionnalisation", y compris en enseignement, "la reconnaissance de l'autonomie professionnelle (allant) de pair avec l'émergence d'une autodiscipline de cette autonomie par l'élaboration de standards de pratiques et de codes de déontologie et par le développement de l'éthique professionnelle" (Ibid., p. 7), qui devrait s'appuyer sur une démarche de délibération éthique, axée sur le questionnement et la réflexion. Toutefois, dans une culture où domine la raison instrumentale, l'approche des problèmes humains s'avère technique et administrative (Legault, in Ibid., p. 12), ouvrant la voie à une codification excessive des normes et des pratiques, où l'accent est mis sur les gestes à éviter (ou du moins pour lesquels il ne faut pas se faire prendre), plutôt que sur une approche réflexive et dialogique.

Qui plus est, en plus d'une certaine forme de dérive du "déontologisme" induite par la prédominance de la raison instrumentale, l'importance de "l'image" que souhaitent projeter les individus et les groupes qui se réclament d'éthique vient ajouter à la confusion qui entoure le terme. C'est ce qui transparaît à travers les titres d'articles dans les médias mentionnés plus haut, où l'on voit bien que derrière le mot "éthique", notamment associé au mot "code", se cache souvent un souci de bien paraître, une sorte de marque de commerce pour vendre une image. Pour René Villemure, éthicien, commentant un projet de loi sur l'éthique, l'éthique qui devrait être destinée à "bien faire", se réduit alors "à de l'esthétique", une "éthique de vitrine" pour "faire bien paraître" (Villemure, 2010).

La confusion s'installe entre des termes qui gravitent dans le champ de l'éthique : normes et valeurs ; déontologie, morale et éthique.Dans un contexte de formation, il faut pourtant procéder à quelques clarifications. Questionnant les futurs enseignants sur ce que les mots "morale" et "éthique" évoquaient chez eux (dans le cadre d'un cours de didactique de l'enseignement moral pendant une longue partie de ma carrière à l'université ; maintenant dans celui d'un cours de didactique de l'éthique et de la culture religieuse), j'ai constaté au fil des ans une modification dans ce que ces termes connotaient, selon les époques et les représentations qui en sont véhiculées dans les médias : à l'époque des cours de morale, qui mettaient l'accent sur le processus plutôt que sur le contenu, la morale a longtemps été associée aux codes et aux normes qui s'imposent aux personnes, tandis que l'éthique était perçue comme un espace de réflexion pour donner du sens à l'action ; aujourd'hui, alors qu'on entre dans un cours d'éthique, mettant l'accent sur la réflexion, les significations ont permuté, comme si, quand on se réfère à l'éthique, c'est d'abord de "code d'éthique" qu'il est question.

Ailleurs, dans la formation, les futurs enseignants se font entretenir d'éthique professionnelle ; là encore s'entremêlent différents niveaux et différents discours, comme il est possible de le constater à la simple énumération des composantes de la compétence professionnelle en éthique ("Agir de façon éthique et responsable dans le cadre de ses fonctions") retenue par le Ministère de l'Éducation en matière de formation à l'enseignement : "discerner les valeurs en jeu dans ses interventions ; mettre en place dans sa classe un fonctionnement démocratique ; fournir aux élèves l'attention et l'accompagnement appropriés ; justifier, auprès des publics intéressés, ses décisions relativement à l'apprentissage et à l'éducation des élèves ; respecter les aspects confidentiels de sa profession ; éviter toute forme de discrimination à l'égard des élèves, des parents et des collègues ; situer à travers les grands courants de pensée les problèmes moraux qui se déroulent dans sa classe ; utiliser, de manière judicieuse, le cadre légal et réglementaire régissant sa profession" (Ministère de l'Éducation, 2001, p. 131-134).

Force est de constater que nous travaillons avec des choix institutionnels sur le plan des expressions qui sont privilégiées : sur le plan des programmes, pendant des décennies, alors qu'on cherchait à se dépêtrer d'une morale traditionnelle imprégnée de religiosité, on a conservé le terme de "morale" ; aujourd'hui, à l'heure d'un usage abusif du terme éthique dans la sphère publique, c'est le terme "éthique" qui est privilégié.

Pour plusieurs philosophes, il n'y a pas de distinction entre "morale" et "éthique", ces termes renvoyant au même signifié selon les racines latine ou grecque. D'autres, au contraire, font une distinction ; mais souvent, ce que dénote le terme "morale" chez l'un correspond au terme "éthique" chez un autre. Comme le signale Ruwen Ogien dans le "glossaire" placé à la fin de l'un de ses livres : "l'opposition entre l'éthique et la morale manque de clarté. Tantôt l'éthique concerne le rapport à soi et la morale le rapport à l'autre. Tantôt l'éthique est du côté du désirable, et la morale du côté de l'interdit ou de l'obligatoire. Tantôt l'éthique est du côté de la critique et de l'invention, et la morale du côté de la conformité. Mais que serait une éthique qui ne serait nullement concernée par le rapport aux autres ou qui se passerait complètement des notions d'interdiction ou d'obligation ? Que serait une morale qui n'aurait aucune dimension créatrice et critique ou qui n'aurait rien de désirable?" (Ogien, 2011, p. 312).

Dans un tel contexte, il appartient aux formateurs de faire ressortir les dimensions normatives et évaluatives du champ éthique, où l'exigence de réflexion critique doit permettre de saisir les tensions entre normes et valeurs au coeur des enjeux éthiques des situations concrètes auxquelles nous sommes confrontés, afin d'éclairer les choix à faire et de donner sens à l'action. C'est l'optique de formation retenue par le nouveau programme d'Éthique et culture religieuse, dont il sera question dans la troisième partie de ce texte. Mais avant d'en traiter, j'aimerais aborder une question qui se situe en amont de celle des programmes d'études, soit la question des finalités de l'éducation.

2. Les défis éthiques en éducation

2.1 Des niveaux et des dimensions à considérer

En matière d'éducation, on a toujours l'impression d'être en crise dans une tension permanente entre passé, présent et avenir. C'est comme si ce qu'il y avait auparavant (conceptions de l'éducation, programmes, méthodes, etc.) sert soit de repoussoir pour mettre en oeuvre des réformes, soit de référence pour condamner les mêmes réformes. Un coup d'oeil à quelques ouvrages en philosophie de l'éducation confirme cette impression, comme l'illustrent les deux citations suivantes qui sont les toutes premières phrases de deux ouvrages consultés : "La simple fréquentation de l'actualité permet de constater à quel point l'éducation est dans nos sociétés au coeur des débats, profanes ou savants, aussi incessants que passionnés et que rien, peut-être, n'est aussi universellement admis à tout moment que l'existence d'une crise de l'éducation" (Baillargeon, 2011, p. 9) ; "L'éducation est depuis toujours au centre des débats. " La première des choses pour l'être humain, c'est, je pense, l'éducation ", constatait déjà Antiphon le sophiste. Jamais sans doute n'est-elle cependant apparue aussi problématique qu'aujourd'hui" (De Koninck, 2010, p. XI). On trouve un diagnostic semblable en ouverture du dossier que la revue Philosophie Magazine a consacré à la question "Qu'est-ce qu'une bonne éducation ?" : "À l'évidence, le temps des grandes certitudes est derrière nous : la question de l'école s'est muée cette dernière décennie en un champ de bataille, une dispute désespérément cacophonique" ( Philosophie Magazine, No 72, septembre 2013, p. 43).

Pour analyser les symptômes de cette crise, en dégager les tenants et aboutissants et envisager les pistes à considérer, il peut être utile de distinguer différents niveaux et dimensions à considérer quand on veut traiter des défis éthiques en éducation : le système éducatif, les agents de l'éducation, l'environnement social et culturel.

Au niveau du système éducatif, notre attention peut porter sur les finalités et les orientations générales du système, sur les structures organisationnelles et sur le curriculum. En abordant les agents de l'éducation, nous touchons plus précisément à la mise en oeuvre effective du projet éducatif dans une institution scolaire qui s'organise selon un mode spécifique ; cette organisation ne dépend pas seulement des structures en place, mais aussi de la façon dont les individus habitent et aménagent l'espace scolaire, ce qui a pour effet d'entretenir des réseaux de relations entre le personnel éducatif, dont les enseignantes et enseignants, les élèves comme sujets de l'éducation et l'ensemble des ressources éducatives disponibles sur le plan du soutien pédagogique et des outils didactiques. Enfin, cet ensemble, comprenant plusieurs niveaux et dimensions, participe d'un contexte social et culturel en mutation, qui influence de manière formelle et informelle les acteurs sociaux, qu'ils soient décideurs politiques, membres d'une organisation scolaire, parents ou "simples" citoyens.

Au coeur de cet écosystème social, on retrouve la situation pédagogique constituée d'une série de relations qui se tissent entre un sujet (individu et groupe), un agent d'éducation (l'enseignant) et un objet de savoir, en termes de relation d'apprentissage entre le sujet et l'objet, de relation d'enseignement entre le sujet et l'agent et de relation didactique entre l'agent et l'objet (Legendre, 2005, p. 1240). S'il s'agit déjà en soi d'une réalité complexe qu'il ne faut pas négliger, trop souvent les questions d'éducation se centrent sur cette seule réalité et plusieurs, notamment des politiciens et des chroniqueurs dans divers médias, décrient les maux de l'école en pointant spécifiquement les élèves, les enseignants ou les programmes, écorchant au passage les parents qu'on accuse de ne plus faire leur travail d'éducateurs1. Forts de leurs diagnostics à l'emporte-pièce (ex. le manque d'autorité), ils proposent des solutions très ciblées sur les premiers acteurs de l'école dans l'optique de produire à court terme des résultats efficients pour l'ensemble du système éducatif, et même de la société, négligeant le fait qu'en matière d'éducation, nous nous situons dans un ensemble complexe où il faut chercher à faire des liens entre diverses composantes pour mieux le comprendre et y agir le plus adéquatement possible, même de façon limitée.

Je m'attarderai ici à un seul aspect, car il est révélateur des tensions profondes qui traversent le monde scolaire dans un environnement social et culturel en mutation, soit la question des finalités de l'éducation, en lien avec la question des valeurs. Cela permettra d'illustrer comment les défis éthiques en éducation sont en fait articulés aux défis éthiques de la société, notamment pour la pérennité de la vie démocratique.

2.2 La question des finalités de l'éducation

2.2.1 L'enjeu de la démocratisation de l'éducation

Sur le plan des finalités, les principes généraux qui permettent d'orienter le système éducatif semblent faire consensus au Québec, et ce depuis de nombreuses années, comme en fait foi le rappel fréquent des grandes orientations formulées par le Rapport Parent, il y a cinquante ans, qui a ouvert une ère de démocratisation du système scolaire au nom de l'égalité des chances (Commission royale d'enquête sur l'enseignement dans la province de Québec, 1963, 1964, 1966).

"L'enseignement transmet une tradition et des valeurs qui transcendent une époque particulière. À l'école, chaque nouvelle génération recueille l'héritage de connaissances et de vertus intellectuelles et morales que lui lègue la civilisation humaine ; l'enfant s'y forme aussi en vue de la société de demain. L'école s'inscrit dans une société et dans une période historique données ; elle en subit l'influence, mais y agit aussi comme un facteur d'évolution. Elle s'inspire d'un certain idéal humain, elle s'attache à développer certaines qualités, elle se nourrit d'une vision particulière de l'avenir. L'éducation doit donc à la fois s'enraciner dans la tradition et se projeter dans l'avenir. Double rôle particulièrement difficile dans une période d'évolution rapide dans tous les domaines" (Commission royale d'enquête sur l'enseignement dans la province de Québec, 1964, p. 3).

Ainsi s'ouvre, en 1964, le deuxième tome du Rapport Parent consacré aux structures pédagogiques du système scolaire. On y trouve la mention d'un double mouvement d'enracinement dans la tradition et de projection dans l'avenir, mouvement qui est dynamisé par un certain idéal humain qui se traduit dans des valeurs. Dans la dernière tranche de son rapport, paru en 1966, la Commission Parent a rappelé que ses travaux se sont inspirés "d'une certaine conception de l'éducation basée sur une échelle de valeurs" et se sont fondées "sur une pensée sociale et une philosophie politique" en lien avec une interrogation "sur l'avenir de l'homme et de la culture dans la société moderne" (Commission royale d'enquête sur l'enseignement dans la province de Québec, 1966, p. 3).

Pour la Commission Parent, le droit de tous à l'éducation repose sur des exigences d'égalité, de participation démocratique, de liberté, de dignité humaine, de progrès économique, d'unité sociale et culturelle (Commission royale d'enquête sur l'enseignement dans la province de Québec, 1966, p. 12-16). Nous sommes dans les années 1960. Quand on examine cette liste d'exigences une cinquantaine d'années plus tard au regard de phénomènes qui affligent l'école, comme un taux d'abandon élevé avant la fin des études secondaires, ou qui affectent l'ensemble de la société, comme le "ralentissement économique" qui a des effets différenciés selon les couches sociales, comme le montre l'accroissement de l'écart entre riches et pauvres, ou encore comme la pluralité sociale et culturelle, on a des indices que la crise de l'éducation participe davantage d'une crise sociale que d'une querelle entre "anciens" et "modernes" à propos de l'école et de ce qui s'y enseigne.

En livrant dans les dernières tranches de leur rapport ce qu'on peut considérer comme une philosophie de l'éducation, les commissaires ont cherché à justifier et expliciter la triple fin du système d'éducation qu'ils avaient proposée dès le premier tome de leur rapport en 1963 : "Dans les sociétés modernes, le système d'éducation poursuit une triple fin : donner à chacun la possibilité de s'instruire ; rendre accessibles à chacun les études les mieux adaptées à ses aptitudes et à ses goûts ; préparer l'individu à la vie en société" (Commission royale d'enquête sur l'enseignement dans la province de Québec, 1963, p. 83).

Ces finalités ont été régulièrement rappelées lors du printemps 2012, quand un vaste mouvement étudiant s'est opposé à la hausse des frais de scolarité à l'université, présentée par le gouvernement et les classes dirigeantes comme étant "une juste part" à assumer par les étudiants pour le financement des universités et la qualité de l'enseignement et de la recherche qui y sont dispensés.Pour plusieurs, ce conflit a constitué une prise de conscience de la rupture du contrat social qui, au seuil de la Révolution tranquille, a amorcé la vaste réforme du système éducatif québécois. En fait, le printemps 2012 est venu remettre radicalement en question des orientations, des modalités, des réformes qui se sont graduellement instaurées dans le monde de l'éducation, en réponse à des impératifs de diverse nature provenant de multiples acteurs sociaux et économiques.

2.2.2 Des glissements progressifs pour répondre à de nouveaux impératifs

Le tournant s'est amorcé quand la plupart des sociétés occidentales ont cherché à réformer leur système d'éducation avant le saut dans le 21e siècle, soucieuses de préciser ce qu'un jeune doit maitriser au sortir de l'école devant les tendances et défis qui se dessinent. Au Québec, un groupe de travail sur les profils de formation au primaire et au secondaire, dans un rapport dont le titre traduit bien l'esprit du temps, "Préparer les jeunes au 21e siècle", identifiait trois tendances à prendre en considération : "Une chose est certaine : le monde du XXIe siècle sera en bouleversement profond, massif, constant et accéléré. Ce monde exigera des êtres humains, comme des sociétés, d'immenses capacités d'adaptation, de solution de problèmes et de créativité. À l'heure actuelle, il apparaît réaliste de penser que le monde du XXIe siècle sera façonné par trois grandes tendances qui font déjà partie de notre expérience quotidienne : internationalisation et mondialisation ; explosion des connaissances et développement accéléré des technologies ; complexification de la vie en société" (Groupe de travail sur les profils de formationau primaire et au secondaire, 1994, p. 5). Si la dernière de ces tendances est une conséquence de la pluralité croissante des sociétés occidentales et conduit à exiger comme mission de l'école qu'elle assure la cohésion sociale, les deux premières s'arriment à un discours économique,qui a de plus en plus préséance auprès des décideurs politiques, où des expressions comme "société du savoir" et "économie du savoir" se conjuguent, afin d'articuler les réformes en éducation aux besoins du marché.

Les États généraux sur l'éducation qui suivront (1995-1996) vont proposer la rénovation du système d'éducation à travers dix chantiers prioritaires, dont celui de "restructurer les curriculums du primaire et du secondaire pour en rehausser le niveau culturel" (Commission des États généraux sur l'éducation, 1996, p. 19-23). Pour l'essentiel, les orientations retenues ont voulu s'inscrire dans la continuité du contrat social axé sur la démocratisation de l'éducation.

La Commission des États généraux sur l'éducation propose de recentrer la mission de l'école, notamment pour qu'elle devienne un "facteur essentiel de cohésion sociale - par l'égalité des chances qu'elle permet comme par la richesse des savoirs qu'elle transmet - pour qu'elle éduque les individus aux valeurs et les prépare à la citoyenneté responsable" (Commission des États généraux sur l'éducation, 1996, p. 2). Elle s'appuie sur les valeurs de justice et d'égalité qui ont été à la base de la réforme scolaire une trentaine d'années auparavant : "La réforme de l'éducation que nous entreprenons doit contribuer à l'émergence d'une société plus juste, plus démocratique et plus égalitaire" (Commission des États généraux sur l'éducation, 1996, p. 4). Elle reprend aussi à son compte la triple finalité retenue dans le Rapport Parent avec trois mots-clés, "instruire, socialiser, qualifier" (Commission des États généraux sur l'éducation, 1996, p. 5), qui seront immédiatement repris dans l'énoncé de politique du Ministère de l'Éducation : "instruire, avec une volonté réaffirmée ; socialiser, pour apprendre à mieux vivre ensemble ; qualifier, selon des voies diverses" (Ministère de l'Éducation, 1997, p. 9). Le langage qui permet d'actualiser des finalités qui ont orienté le système d'éducation depuis plus de trente ans cache toutefois un certain glissement, l'accessibilité aux études les mieux adaptées aux aptitudes et aux goûts de chacun devenant la qualification selon des voies diverses.C'est justement l'enjeu de l'accessibilité aux études qui sera au coeur de la contestation étudiante et qui servira de déclencheur au mouvement social qui s'en est suivi au printemps 2012.

La question des valeurs resurgit sans cesse au regard des finalités énoncées et interroge les modalités selon lesquelles diverses valeurs sont traduites dans le système éducatif, tant sur le plan de ses modes d'organisation que sur celui du curriculum aux divers ordres d'enseignement ou encore en ce qui concerne les approches pédagogiques qui y sont pratiquées et les courants éducatifs qui les inspirent. C'est pourquoi les débats sont si virulents autour d'une réforme du curriculum qui a pris des allures de renouveau pédagogique. La question des valeurs devient prépondérante quand il s'agit de préciser la mission de socialisation de l'école.

2.2.3 Des valeurs communes fondées sur des raisons communes

À la suite des États généraux sur l'éducation, le gouvernement a confié à un groupe de travail la responsabilité de revoir le curriculum de l'école en le recentrant sur ses missions fondamentales d'instruction, de socialisation et de qualification. En matière de socialisation, le groupe de travail constate que "l'approche de socialisation pratiquée vise davantage à favoriser l'adaptation des enfants et des jeunes à la société qu'à leur donner des éléments qui renforceraient leur appartenance à une collectivité". Cela s'explique par le fait que "pendant longtemps, ces questions ont peu préoccupé l'école, car la cohésion sociale était d'abord assurée par l'accord de fond existant entre l'État, l'Église, la Famille, des institutions qui ont assuré la continuité et la survivance". Or, constate le groupe de travail, "il n'en est plus de même dans une société pluraliste", et l'école doit repenser son approche de la socialisation, "car on lui demande aussi de renforcer la cohésion sociale", rappelant que, lors des États généraux sur l'éducation, certains avaient suggéré "dans la suite du rapport Delors, [...] que la mission de socialisation soit exprimée par la formule " Apprendre à vivre ensemble "". Ces nouvelles attentes dans une société pluraliste exigent de relever plusieurs défis, "ceux de la recherche de valeurs communes fondées sur des raisons communes, ceux de la préparation par l'école à l'exercice de la citoyenneté, ceux de l'intégration à une culture commune où la mémoire et le projet auront leur part, ceux du maintien de l'égalisation des chances" (Groupe de travail sur la réforme du curriculum, 1997, p. 33).

Pour le groupe de travail, le "pluralisme des idéologies et des valeurs" exige, dans une perspective de cohésion sociale, "l'adhésion à quelques valeurs communes qui soit également fondée sur des raisons communes", l'une de ces raisons communes, celle qui est le plus à même de rallier l'ensemble des citoyens, étant "l'adhésion à la démocratie comme projet", l'idéal démocratique fondant des valeurs dont l'école doit faire la promotion : la justice sociale, le respect de l'autre, l'égalité, la responsabilité, la participation démocratique qui privilégie la négociation et l'accès à l'information pour prendre des décisions éclairées (Groupe de travail sur la réforme du curriculum, 1997, p. 34-35).

Le groupe de travail constate que, si l'enseignement dans toutes les matières promeut des valeurs communes, des lieux privilégiés de réflexion sur les valeurs ont été aménagés à l'école à travers un régime d'option entre un enseignement moral et un enseignement religieux confessionnel, régime qui a toujours cours au moment où le groupe de travail se penche sur le curriculum, pendant qu'un autre groupe de travail aborde la litigieuse question de la place de la religion à l'école, dont le rapport relancera le processus de laïcisation du système scolaire québécois (Groupe de travail sur la place de la religion à l'école, 1999). Pour le groupe de travail sur la réforme du curriculum, l'espace où se discutent les questions liées aux valeurs communes ne peut se trouver "par simple souci de cohérence", dans un cadre qui divise les élèves quant au fondement des valeurs, à savoir un "fondement religieux" pour l'enseignement moral et religieux confessionnel et un fondement "naturel ou rationnel" pour l'enseignement moral. Le groupe de travail propose donc une éducation à la citoyenneté qui, au-delà "d'une instruction civique qui expliquerait le fonctionnement des institutions et leur raison d'être", pourra faire "la mise en lumière et la promotion des valeurs essentielles d'un projet de société démocratique", en prenant notamment appui sur l'histoire nationale (Groupe de travail sur la réforme du curriculum, 1997, p. 34-35).

Le Groupe de travail sur la réforme du curriculum a ainsi remis en question l'approche traditionnelle en matière d'éducation aux valeurs et a porté un rude coup aux prétentions des instances confessionnelles en matière d'éducation aux valeurs communes et de socialisation. Pour sa part, le programme d'enseignement moral, avec son orientation non confessionnelle, aurait pu fournir le cadre commun d'éducation aux valeurs souhaitées pour une société démocratique et pluraliste, mais il a été écarté, au profit de l'éducation à la citoyenneté, en raison de son enfermement dans un régime d'option avec l'enseignement religieux confessionnel, enfermement qui a eu pour effet qu'il ne s'est adressé qu'à une minorité d'élèves, alors qu'il avait été conçu pour s'adresser à tous. Il faudra attendre encore plus de dix ans avant de résoudre les problèmes liés à cette division des tâches dans le curriculum, et qu'un parcours commun et obligatoire soit offert à tous les élèves du primaire et du secondaire en éthique et culture religieuse, parallèlement à l'éducation à la citoyenneté, afin de conjuguer, sur le plan du curriculum, les efforts quant à l'apprentissage du vivre ensemble dans une société pluraliste et démocratique. Toutefois, on peut se questionner sur la capacité de l'école à contribuer adéquatement à l'apprentissage de la vie démocratique dans le contexte social actuel.

2.2.4 L'idéal démocratique fragilisé

Quand on parcourt les écrits officiels concernant les finalités et les orientations du système d'éducation, on peut conserver l'impression que l'enjeu de la démocratisation, qui est au fondement des réformes scolaires du Québec moderne à compter des années 1960, reste intact, malgré quelques glissements introduits par le recours à de nouvelles expressions censées actualiser le discours. Or, non seulement ces expressions sont le reflet d'un changement réel de cap, le dernier épisode de ces réformes dénote un enchevêtrement des visées et la difficulté de s'y retrouver sur le plan des moyens à déployer, alors que la raison instrumentale, caractéristique des vastes organisations centrées sur les résultats et le contrôle, reste prédominante, avec la multiplication des cadres, mesures et outils normatifs, qui endiguent les pratiques et pervertissent l'idéal démocratique qui devrait pourtant se trouver au fondement de l'éducation.

On ne peut que constater la difficile actualisation des valeurs de référence qui sont au fondement des finalités de l'école. Il me semble que cette difficulté tient moins au fait que le curriculum soit mal conçu et les pratiques pédagogiques mal mises en oeuvre, bien qu'il y ait effectivement place à débat sur ces enjeux spécifiques, comme en font foi les nombreuses publications à cet effet, dont celle de Paul Inchauspé, qui a présidé le Groupe de travail sur la réforme du curriculum, et qui a cherché à recentrer le sens de la réforme du curriculum, notamment pour montrer que "l'approche culturelle des programmes", retenue en 1997, voulait faire "contrepoids à leur approche immédiatement utilitaire" (Inchauspé, 2007, p. 29).

La difficulté d'actualiser les valeurs de référence au fondement des finalités de l'école tient davantage à cette approche utilitaire, avec ses modèles de gestion managériale importée du monde des affaires, qui apparaît au contraire avoir gagné du terrain dans tous les secteurs de la vie sociale, y compris le monde de l'éducation. Cette approche substitue à un projet politique de vie démocratique et d'égalisation des chances pour tous les citoyens, une approche sectorielle d'analyse coûts / bénéfices, qui impose aux services publics les modes comptables utilisés dans le secteur privé. Elle est articulée à une idéologie conservatrice qui cherche à réduire le rôle de l'État à celui de simple gestionnaire de fonds publics.

L'environnement politique, social, culturel et économique est traversé par de multiples phénomènes qu'il faut relier entre eux pour saisir l'ampleur de la crise sociale et politique à laquelle les citoyens sont confrontés, alors qu'on cherche à les distraire avec des problèmes, sans doute sérieux, mais qui, pris isolément, ont pour effet d'occulter l'ampleur de la crise et d'éloigner de la recherche d'alternatives globales, quand on ne vise pas carrément à étouffer toute forme de contestation sociale qui cherche à ébranler l'idéologie dominante, axée sur la croissance économique. Parmi les phénomènes qui fragilisent l'idéal démocratique, il convient de mentionner :

  • un idéal de liberté et d'autonomie confondu avec diverses manifestations d'individualisme et de repliement sur soi ;
  • la reconnaissance du pluralisme et la recherche de la cohésion sociale confrontées au relativisme culturel et à l'affirmation de la prédominance des droits individuels ;
  • la multiplication de mesures "conservatrices" en politique : retour aux valeurs traditionnelles dans l'organisation sociale ; moralisation des conduites individuelles dans l'espace public ; recul du rôle de l'État dans la régulation de la vie collective ; mesures d'austérité et démantèlement des institutions publiques au profit du privé ; surveillance et encadrement des organisations progressistes de la société civile ;
  • la défense de l'idéologie économique dominante soutenue par la concentration des "grands" médias ("mainstream medias") ;
  • la difficulté d'entretenir la conversation démocratique à l'heure des médias sociaux, qui oscillent entre participation citoyenne et nivellement des idées (quand ce n'est pas affirmation et glorification de la bêtise).

Plusieurs initiatives gouvernementales, téléguidées souvent par des lobbys défendant des intérêts privés, contribuent au renforcement de ces phénomènes et servent à remettre en question le contrat social graduellement mis en place à partir des années 1960 au Québec, et antérieurement dans d'autres sociétés occidentales. Ainsi, c'est au nom d'une logique d'utilisateur-payeur que le gouvernement du Parti libéral a décrété une augmentation draconienne des frais de scolarité au niveau universitaire ; et c'est contre cette logique que se sont levés les étudiantes et étudiants du Québec dans le cadre d'une grève historique en 2012 : "L'enjeu fondamental, c'était l'éducation. Mais il se trouve qu'on ne peut évoquer un tel enjeu sans ouvrir un débat plus large sur la finalité de l'ensemble des institutions collectives. Parce que l'éducation se trouve au coeur du projet social et culturel des sociétés. Nous savions pertinemment qu'un débat sur l'accessibilité à l'université engageait une confrontation politique et culturelle plus large. Les libéraux auraient aimé faire passer leurs propres objectifs pour de simples mesures administratives. Mais ils savaient bien, eux aussi, que leurs décisions étaient les moyens d'ambitieux projets, radicaux à leur manière. L'entêtement qu'ils ont mis à refuser le dialogue ne relevait-il pas du dogmatisme idéologique? S'ils sont tombés des nues, en 2012, c'est que, comme bien des gens, ils estimaient que plus rien dans la société ne s'opposait à leurs politiques conservatrices. Ils ont péché par excès de confiance. Peut-être ont-ils cru que l'histoire était bel et bien terminée ? On sait maintenant que l'histoire n'est jamais finie. Il y toujours un printemps qui se tient en coulisse" (Nadeau-Dubois, 2013, p. 50).

Après que le gouvernement ait tenté de museler définitivement les étudiants avec une loi spéciale, adoptée à la hâte en mai 2012, qui suspendait des droits fondamentaux, comme la liberté d'association et la liberté de manifestation, la réponse est venue de la société civile. Partout à travers le Québec, des citoyens de tous âges sont descendus dans la rue pour dénoncer le gouvernement et l'érosion de la démocratie dont il se faisait le complice avec cette loi spéciale, alors qu'il avait longtemps résisté à mettre sur pied une commission d'enquête sur la corruption dans le monde de la construction qui avait détourné d'importantes sommes des fonds publics au profit de l'entreprise privée et de certains partis politiques. "La réaction populaire à cette loi a été un prodigieux antidote contre ce cynisme. Les belles et imprévisibles manifestations de casseroles qui envahissaient les rues chaque soir ouvraient grand les portes du possible. [...] À force de polariser le débat et de jouer la carte de la loi et l'ordre, les libéraux avaient éveillé un mécontentement populaire sans précédent" (Nadeau-Dubois, 2013, p. 165). Déjà, à partir de la mi-avril, de plus en plus de citoyens participaient à diverses manifestations aux côtés des étudiants : "Avec la multiplication des actions vient l'élargissement des revendications : dans les rues, le discours se radicalise. Les slogans changent, se durcissent : on ne s'attaque plus seulement à la hausse des frais de scolarité ou au gouvernement libéral, on s'en prend plus largement aux politiques d'austérité, au mercantilisme qui s'infiltre dans les institutions publiques, à la destruction de la nature par l'exploitation sauvage de nos ressources naturelles. On s'attaque même au capitalisme, ce qui passe aux yeux de plusieurs pour une idée aussi saugrenue que de contester la loi universellement de la gravité. De la rue monte en effet une clameur contre notre système économique" (Nadeau-Dubois, 2013, p. 123-124).

Ces moments, qui passent par la désobéissance civile d'un très grand nombre à l'égard d'une loi considérée injuste et outrancière, sont sans doute exceptionnels ; mais, ils témoignent que les valeurs rattachées à la démocratie, qui se trouvent au fondement du système scolaire, malgré leur érosion et leur difficile actualisation, demeurent plus qu'une référence de bon aloi cantonnée à l'ordre du discours, mais constituent le moteur de l'engagement citoyen. Ce qui nous ramène à l'importance de l'éducation aux valeurs de la démocratie. "La démocratie est une construction sans cesse à reprendre. [...] Bien entendu, le système scolaire ne peut pas, à lui seul, renverser les valeurs et les contraintes de la société dont il dépend ; mais, justement parce qu'il est un système, doté de ses propres initiatives, il peut contribuer à la perpétuelle reprise en charge du dessein démocratique" (Dumont, 1990, p. 415). C'est le type de contribution qui est aujourd'hui demandé au programme Éthique et culture religieuse, dont le volet éthique cherche "à former des individus autonomes, capables d'exercer leur jugement critique" et à "contribuer au dialogue et au vivre ensemble dans une société pluraliste" (Ministère de l'Éducation, du Loisir et du Sport, 2008a et 2008b, Préambule).

3. Quelle approche pour la formation éthique à l'école?

3.1 Ouvrir une voie pour éviter les pièges de l'autoritarisme et du relativisme

Toute personne fait l'apprentissage d'une certaine morale. Kurt Baier (1971) notait qu'une forme d'entraînement moral ("moral training") est concomitante à l'entraînement social ("social training"), dans lequel un enfant est inscrit dès sa naissance : selon les milieux, des comportements sont prescrits et certains sont valorisés en étant considérés comme plus importants que d'autres. Pour Baier, dans une société pluraliste, l'éducation morale doit favoriser le dépassement de ce double entraînement social et moral en permettant de prendre conscience de cet héritage et de développer l'autonomie morale.

Partant d'un constat semblable dans l'éducation de tout enfant, Legault et Bégin en dégagent un axe structural : "Il s'agit de comportements présentés comme devant être faits parce que certaines choses sont plus importantes que d'autres, et elles sont jugées plus importantes à partir de certains critères. Cet énoncé général met en évidence les éléments de base de la morale : l'action (les comportements), les valeurs (plus importantes), le raisonnement moral" (Legault et Bégin, 1983, p. 16). Trois composantes sont ainsi à prendre en considération et à articuler dans une perspective de formation morale : l'action et le comportement ; le rapport aux valeurs ; l'exercice du raisonnement et du jugement.

Selon que l'accent sera mis sur l'une ou l'autre des composantes, nous nous retrouverons devant des modèles différenciés d'éducation morale. Par exemple, l'approche dogmatique, au nom du respect de la tradition et de la morale dominante, met l'accent sur le comportement en sanctionnant les conduites déviantes et en proposant des modèles de bonne conduite à imiter, notamment par le recours à des récits édifiants ; un tel modèle insiste sur certaines valeurs plus importantes que d'autres pour la vie sociale, mais fait habituellement peu de place au raisonnement et au jugement de l'individu, en privilégiant plutôt l'argument d'autorité.

L'approche dogmatique de l'enseignement de la morale vise la transmission. C'est le modèle de l'éducation autoritaire traditionnelle, qu'on associe au moralisme et à l'endoctrinement, car non seulement il cherche à imposer des valeurs, mais surtout il il empêche de penser par soi-même. Pour Olivier Reboul, il y a endoctrinement dès que l'enseignement s'éloigne de son but véritable, l'émergence de la pensée personnelle, c'est-à-dire "le pouvoir d'examiner, de comprendre, de juger" (Reboul, 1977, p.102). Ce modèle d'éducation se retrouve pourtant encore dans l'école contemporaine. Sur le plan pédagogique, en classe, ce moralisme se reconnaît par des pratiques où l'on fait la leçon, en disant quoi penser, en imposant un point de vue, souvent le sien, parfois même au nom de la protection des plus jeunes à qui l'on veut éviter les problèmes que l'on a soi-même rencontrés.

À l'opposé, certains vont dire que morale et éthique relèvent du privé et appartiennent aux individus ou aux groupes. Selon cette perspective, l'école ne doit rien faire, éviter de trop intervenir, sauf pour le respect de ses propres normes et règlements, ou, au mieux, permettre à chacun de trouver sa propre cohérence en clarifiant ses positions morales. Sur le plan pédagogique, en classe, au nom du principe selon lequel "chacun a droit à son opinion", cette perspective relativiste se reconnaît à diverses formes de laxisme qui ont pour effet de laisser dire n'importe quoi sous prétexte que toutes les opinions se valent puisque, quand il est question de valeurs, il s'agit de préférences individuelles dont on ne peut discuter.

Paradoxalement, plusieurs enseignants oscillent entre les deux perspectives, selon le contexte : moralisme et autoritarisme pour imposer les règles de l'école ou des règlements dans la classe, défendre le programme "officiel" ou présenter comme seule valable et recevable une position dominante ou leur position personnelle sur un sujet donné ; relativisme et laisser-faire quand il s'agit d'une question litigieuse, éthique ou autre, selon une approche fort répandue dans la société à l'égard des sujets controversés, qui a pour effet de chercher à éviter toute forme de confrontation sous prétexte que tout est affaire d'opinion.

La décision d'introduire une formation morale dans l'institution scolaire n'est pas neutre sur le plan social. À ce titre, reconnaître que la société est pluraliste, c'est admettre d'emblée qu'il n'est plus possible de fonder la formation morale sur une conception universelle de la moralité qui se présenterait comme l'expression d'une vérité absolue et proposerait à tous une conception particulière de la "vie bonne", selon le modèle autoritaire qui a longtemps prévalu et perdure dans les sociétés homogènes. Ce modèle se déploie parfois dans des formes hybrides, en cherchant à concilier pratique du raisonnement et adhésion à des valeurs déterminées. C'est l'un des aspects que dénonce RuwenOgien par rapport au projet d'un cours de morale laïque en France (Ogien, 2013).

Les discussions contemporaines sur l'éducation morale se sont faites à partir du constat du pluralisme des conceptions de la vie bonne, conduisant certains à mettre en doute la possibilité même d'une formation morale dans les établissements scolaires publics puisque, ultimement, le choix des valeurs et des croyances relèverait des individus. Rejetant ce relativisme individuel, tout en valorisant le pluralisme, d'autres estiment plutôt que la formation morale à l'école doit relever des groupes d'appartenance, comme l'ont défendu jusqu'à récemment au Québec les tenants d'une approche communautarienne de la présence confessionnelle à l'école de la religion et de la morale qui y est associée ; selon cette approche, la formation morale est indissociable des croyances auxquelles adhèrent les individus, ces croyances et la conception de la vérité qu'elles véhiculent jouant le rôle de fondement de la morale et permettant de donner un sens à l'action morale.

Dans un autre registre pourtant, et ce depuis déjà plusieurs décennies, d'autres courants, particulièrement dans le monde anglo-saxon, ont cherché une voie entre le relativisme individuel ou culturel et le dogmatisme moral en proposant, notamment sur la base d'une distinction entre le contenu et la forme de l'éducation morale, de mettre l'accent sur le processus plutôt que sur la transmission de contenus (Chazan, 1985). Ces approches, qui veulent s'adresser à tous les élèves, visent à développer leur autonomie morale par la mise en place d'un processus de raisonnement à propos d'enjeux éthiques.

L'élaboration des programmes d'enseignement moral au Québec s'est alimentée à quelques-unes de ces approches. Dans un contexte confessionnel, l'enseignement moral était le programme offert à tous les élèves qui ne suivaient pas un cours d'enseignement religieux confessionnel. Il devait donc composer avec la pluralité des positions religieuses ou non religieuses et offrir un cadre commun à tous, en évitant de promouvoir une conception particulière de la vie bonne.

Au départ, trois approches ont particulièrement retenu l'attention des concepteurs des programmes à compter du milieu des années 1970 : l'utilitarisme rationnel de Wilson qui, partant du principe de l'égalité entre les personnes, met l'accent sur un processus de décision et d'action morale en étant attentif aux situations qui peuvent affecter les personnes autour de soi ; l'approche de la clarification des valeurs, diffusée par les travaux des Raths, Harmon, Simon, Kirschenbaum, qui est centrée sur un processus soutenu par des questions de clarification en vue de déterminer ce qui constitue une valeur pour soi en fonction de divers critères (être choisie librement, être choisie parmi diverses possibilités, être choisie après considération des conséquences de diverses possibilités, être estimée, être affirmée publiquement, se concrétiser dans un agir, se manifester de façon constante) ; l'approche cognitivo-développementale de Kohlberg centrée sur la discussion de dilemmes moraux en considérant différents angles de manière à permettre le développement du jugement moral. À partir des années 1980, les travaux de Gilligan et Noddings concernant l'éthique de la sollicitude et le "caring", qui mettent l'accent sur le souci de l'autre et sur le dialogue, ont aussi été pris en considération, de même que l'approche de la Philosophie pour enfants de Lipman avec sa pratique du dialogue philosophique en communauté de recherche. Parallèlement à des travaux de recherche en milieu scolaire avec ces diverses approches, d'autres travaux ont porté sur la formation éthique des professionnels dans divers secteurs d'activité à partir de perspectives en éthique appliquée ; ces travaux, notamment ceux sur la délibération éthique qui vise,par le dialogue, à résoudre des situations problématiques et à prendre une décision responsable (Legault, 1999), ont également exercé une influence sur la dernière génération de programmes d'enseignement moral au tournant des années 2000 et sur celui d'éthique et de culture religieuse.

Cette référence à diverses approches d'éducation morale, sans entrer dans le détail des différents programmes qui se sont succédés (Sciences morales à compter de 1969 ; Formation morale à compter de 1977 ; Enseignement moral, selon une approche de pédagogie par objectifs, à compter de 1985 ; Enseignement moral, selon une approche de développement de compétences, à compter de 2001 ; Éthique et culture religieuse, depuis 2008), veut simplement rappeler que l'émergence d'un enseignement moral autonome au Québec s'enracine dans des recherches menées depuis plusieurs années, dont un grand nombre ont été faites en collaboration avec des enseignantes et des enseignants du primaire et du secondaire. Bien sûr, les arbitrages politiques dans un contexte de confessionnalité scolaire n'ont pas toujours pris en compte les propositions des chercheurs et des praticiens au moment de définir les versions successives du "programme officiel". À tout le moins, quand on examine ce qui est actuellement proposé dans le volet éthique du programme Éthique et culture religieuse, il est possible de retracer certaines influences de ces travaux, notamment issues de l'approche de la Philosophie pour enfants et du courant de la délibération éthique en éthique appliquée, en ce qui a trait à l'accent mis sur le processus de réflexion et sur la pratique du dialogue à l'égard de situations comportant un enjeu éthique.

3.2 Réflexion éthique et pratique du dialogue

Avec le programme Éthique et culture religieuse, l'accent est désormais mis sur l'apprentissage du vivre ensemble dans une société pluraliste. Cela se traduit, pour les deux volets du programme, par le partage des mêmes finalités en termes de "reconnaissance de l'autre" et de "poursuite du bien commun" et par la place commune qu'y occupe la pratique du dialogue (Ministère de l'Éducation, du Loisir et du Sport, 2008a, p. 280; 2008b, p. 2).

Avec l'abandon du régime d'option, on délaisse le modèle hérité du système confessionnel qui privilégiait une approche axée sur le développement moral personnel et sur la structuration de l'identité, notamment religieuse, où chacun était invité à affirmer ses valeurs et à les défendre à travers ses prises de position, valeurs supposées s'organiser dans un ensemble cohérent et hiérarchisé et réputées être articulées à une vision du monde issue d'un système de croyances ou de pensée auquel chacun adhère. Si l'enseignement moral a participé de ce modèle dominant en raison des exigences qui lui ont été faites au fil des ans pour cadrer dans le projet de formation morale d'un système confessionnel, il a cherché à éviter de s'y enfermer en s'alimentant aux perspectives théoriques et pratiques de diverses approches de l'éducation morale et de la formation en éthique, tel que signalé précédemment, ce qui l'a amené à privilégier la pratique du dialogue pour soutenir un processus de questionnement et de réflexion sur des situations significatives et concrètes comportant des enjeux éthiques. Le volet éthique du programme Éthique et culture religieuse marque définitivement la rupture, notamment en proposant une distinction entre morale et éthique.

Le choix de parler d'éthique plutôt que de morale traduit l'intention de mettre l'accent sur la réflexion plutôt que sur la proposition ou l'imposition de règles morales. Ainsi, l'élève n'a pas à apprendre ce qu'il doit faire en se référant à des interdits, des règles, des normes, des devoirs, des valeurs, ou des idéaux préétablis et qui lui sont imposés de l'extérieur. Dans une optique de développement de l'autonomie du jugement, il est plutôt appelé à se questionner et à s'inscrire dans un processus de réflexion critique qui lui permet d'examiner la signification de différentes conduites, à travers diverses situations qui présentent un problème à résoudre, ou qui traitent d'un sujet général qui implique des valeurs et des normes, c'est-à-dire des situations qui soulèvent un enjeu éthique, car il y a des choix possibles, des tensions, des conflits.

Dans le programme, "l'éthique consiste en une réflexion critique sur la signification des conduites ainsi que sur les valeurs et les normes que se donnent les membres d'une société ou d'un groupe pour guider et réguler leurs actions" (Ministère de l'Éducation, du Loisir et du Sport, 2008a, p. 279; 2008b, p. 1). En choisissant de placer les mots "valeurs" et "normes" dans cet ordre, on exprime que l'éthique c'est d'abord la prise en considération des questions de valeurs avant d'être celle des normes (discours normatif). C'est la raison pratique qui permet de procéder à cette réflexion critique, dans un processus qui implique la pratique du dialogue. On apprend à réfléchir en pratiquant la réflexion dans le dialogue. En fait, ces deux compétences s'articulent à une conception de la compétence éthique selon laquelle la réflexion éthique implique un processus délibératif : ce qui est visé dans la délibération, c'est une compréhension commune des enjeux éthiques et la capacité de faire des choix, de prendre des décisions, de passer à l'action, de façon raisonnable, par la mise en place d'un processus réflexif dialogique centré sur l'examen de la situation au regard de valeurs à actualiser et à prioriser en contexte, et non pas déterminé par l'application de règles ou de normes qui s'imposent de l'extérieur. On quitte le terrain du moralisme et de l'obligation morale (centré sur l'apprentissage de croyances, de vérités et de règles de conduite toutes tracées), pour s'inscrire dans une démarche où s'exerce la compétence éthique au coeur des situations dans la résolution de problèmes qui comportent des conflits de valeurs : il faut arriver à résoudre le dilemme éthique par le dialogue, et arriver à une décision dont on peut répondre de façon responsable en fonction du contexte particulier de la situation, et non en référence à un cadre de valeurs fondamentales qu'il faudrait fonder et justifier en vue de son application à toute situation. En se centrant sur les enjeux éthiques de situations problématiques pour arriver à une décision justifiée par des raisons pertinentes au contexte, au terme d'un processus rigoureux d'analyse où les diverses options sont examinées sous l'angle des conséquences qu'elles entraînent pour les divers acteurs de la situation, on quitte l'éthique de conviction pour se situer sur le terrain d'une éthique de la responsabilité, avec les risques et les incertitudes qui accompagnent toute décision raisonnable prise en contexte.

Dans une perspective d'éthique minimaliste, on aurait pu se limiter à cette approche de résolution de problèmes pour des situations qui permettent de délibérer sur des contextes particuliers liés aux expériences de vie des élèves dans le rapport à l'autre; mais on a choisi de ne pas limiter la réflexion éthique aux seules questions qui comportent un problème à résoudre et d'étendre la réflexion à des thèmes universels porteurs de valeurs et de normes, comme le bonheur, l'amitié, la justice, pour permettre d'en discuter, c'est-à-dire d'échanger sur différentes conceptions et représentations de ces thèmes, non pas pour déterminer la "vérité" de ces conceptions ou représentations, mais en vue d'examiner divers points de vue et d'en comprendre le sens. L'idée fondamentale, c'est que les choses ne sont pas données au préalable, mais qu'il faut réfléchir pour arriver à des choix judicieux, en se servant de sa raison, pour donner du sens à ce qui est pris en considération.

Ainsi, en classe, devant une situation donnée qui porte sur des questions de valeurs et de normes, les élèves sont appelés à interagir entre eux et à réfléchir ensemble. Pour soutenir la démarche de recherche commune de réflexion éthique et arriver à élaborer un point de vue, il est nécessaire d'organiser sa pensée, d'interagir avec les autres et d'examiner avec attention, en les interrogeant de manière appropriée, les différents outils, moyens et procédés qui servent à présenter, à soutenir et à justifier divers points de vue à l'aide d'arguments, de jugements et de raisonnements.On peut même ajouter que la pratique effective du dialogue comporte des exigences éthiques (comme l'écoute de l'autre, le respect des personnes, l'importance d'appuyer ses propos sur des arguments, etc.) qui contribuent au développement de la compétence éthique chez les élèves en lien avec les finalités du programme en termes de reconnaissance de l'autre et de poursuite du bien commun. Que les formes privilégiées du dialogue soient la délibération, pour une situation qui présente un problème à résoudre auquel il faut trouver une solution pertinente qui tienne compte du contexte de la situation, ou la discussion, pour une situation qui porte sur un sujet général qui est examiné pour saisir la signification des valeurs et des normes qu'il implique, dans tous les cas, il s'agit d'instaurer une distance réflexive par rapport aux valeurs, aux normes ou aux comportements, afin de développer l'autonomie du jugement et la capacité de faire des choix judicieux, c'est-à-dire sensés, raisonnables, autonomes, responsables.

Dans cette optique, les nouvelles pratiques philosophiques offrent un cadre pertinent sur plusieurs plans. Sur le plan du contenu, les enseignantes et enseignants peuvent puiser dans les nombreux ouvrages spécialisés ou de littérature de jeunesse pour aborder les thèmes prévus au programme. Les différentes approches qui constituent les nouvelles pratiques philosophiques proposent en effet des outils pour "entrer dans la culture" et aborder des situations éthiques; il s'agit d'histoires, de thèmes, de mises en situation présentant des expériences courantes et fondamentales, proposant différents styles de pensée et diverses façons de faire et introduisant, indirectement ou directement, différentes perspectives philosophiques.

De plus, ces pratiques ont recours à diverses procédures d'investigation pour mener la réflexion en commun en organisant la classe en communauté de recherche et en utilisant divers types d'exercices qui permettent de développer les habiletés de penser et d'interagir avec les autres. On crée ainsi un espace d'énonciation et de délibération pour s'interroger sur des idées, mettre en tension des positions, approfondir des enjeux, prendre des décisions, envisager des actions, coconstruire des représentations et donner du sens.

Enfin, ces pratiques véhiculent une posture éthique en instaurant la pratique du dialogue raisonné comme mode de régulation des interactions sociales, ce qui implique l'attention aux personnes et aux contextes, la coopération, la solidarité et la recherche de cohérence sur l'horizon du vivre ensemble, mais également l'acceptation de l'incertitude.

Que ce soit dans un cours d'éthique ou autre, ces pratiques procurent un cadre où des enjeux controversés peuvent être abordés et traités en faisant appel à des habiletés et à des attitudes qui permettent une prise de distance critique à l'égard de ses propres représentations spontanées et de diverses représentations dominantes qui ont cours dans l'espace social. Dans un univers scolaire aux prises avec de multiples contraintes (comme celles des programmes et de l'évaluation) et contradictions (comme la cohabitation des incitations à la coopération et à la compétition), lui-même microcosme des tensions sociales, il s'agit d'un espace essentiel à protéger pour apprendre à réfléchir par la pratique du dialogue et à coconstruire du sens. Cet espace permet de constituer, pour rependre l'expression de Gérard Fourez (Larochelle et Désautels, 2008), un "îlot de rationalité" comme lieu où peut s'amorcer, au coeur des interactions sociales concrètes de la classe, "la perpétuelle reprise en charge du dessein démocratique" (Dumont, 1990, p. 415).


(1 ) Une chronique parue dans le journal Le Devoir pour la rentrée scolaire de 2013 s'est avérée la chronique la plus consultée de l'année sur le site Internet du journal (source : Le Devoir, 31 décembre 2013) : Josée Blanchette, Parents mous, enfants fous, profs à bout, Le Devoir, 6 septembre 2013. [ http://www.ledevoir.com/societe/actualites-en-societe/386727/parents-mous-enfants-fous-profs-a-bout]

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