Revue

J'ai bien aimé vos enfants - troisième épisode. Bienvenue au club med' - l'année stagiaire

Nous continuons, en guise de témoignage, l'histoire d'un collègue de philosophie, en douze épisodes. Le récit de vie professionnelle est aujourd'hui considéré, par les sciences humaines, comme producteur de savoir, en tant que matériau d'analyse, et même, selon Mireille Ciffali, dans une perspective clinique, comme un "espace théorique d'analyse". Cela rejoint l'approche plus philosophique de Ricoeur, selon laquelle il prend le sens de l'unité narrative d'une identité professionnelle, plan de vie d'une unité narrative plus globale. Instructif pour ceux qui s'intéressent à la culture de la professionnalité philosophique professorale...

Septembre 1991, je viens d'être muté au lycée Jean Rostand de Chantilly. Après Amiens, je me rapproche de mon domicile parisien. Je suis content de ne plus être un "turbo-prof" qui se levait à cinq heures et demie et continuait sa nuit dans les trains express régionaux. A moi les trains de banlieue !

J'arrive donc à la gare de Chantilly et marche une dizaine de minutes pour atteindre mon lycée. Il est situé dans un écrin de verdure, entouré de bois. C'est propre, net. Je suis dans l'Oise, à 10 minutes du collège de Creil où éclatera la première affaire de "voile islamique" à l'école, mais, ici, on dirait la Suisse !

Un jeune collègue à qui j'avais annoncé ma nomination et qui connaît le coin me dira : "Tu vas voir, c'est le "club Med'" de l'Académie". N'étant jamais allé passer mes vacances chez Trigano, je n'avais pas une idée très précise de ce que j'allais découvrir.

On m'avait donc donné deux classes en responsabilité : une terminale C et une D, la première étant composée de matheux ou physiciens, la seconde, de biologistes (aujourd'hui ces différentes options existent toujours, mais ont été réunies dans une seule et même classe, la Terminale S". Notre système scolaire s'étant débrouillé pour sélectionner les élèves par leurs capacités mathématiques, les élèves de terminale D étaient, déjà à l'époque, ceux qui n'étaient pas assez forts en maths pour aller en C. Ce n'était que très (trop) rarement, l'amour de la biologie qui présidait à une orientation s'opérant, d'habitude, plutôt par défaut.

Le ministère a tenté de mettre un cataplasme sur une jambe de bois en réunissant ces deux sections dans une même classe (la terminale S), mais il en faudrait plus pour que les mathématiques ne soient plus le mètre auquel on étalonne (encore de nos jours) chaque élève. Ces précisions, comme on le verra, ne seront pas inutiles pour comprendre une remarque que me feront très vite mes élèves de terminale D.

Pour l'instant, j'arrive dans ce lycée de la bourgeoisie cantilienne où les élèves m'ont été annoncés, par des collègues ayant quelque ancienneté dans les lieux, comme de "sympathiques branleurs" !

A la journée de prérentrée, le moment intense est celui où, après le traditionnel speech du proviseur (petit nouveau, je suis surpris de voir à quel point tout le monde s'en fiche ; le discours donnant surtout l'occasion aux profs de se retrouver et de comparer leurs bonnes mines), sont distribués les emplois du temps. Je n'ai que six heures à effectuer, j'ai hâte de voir comment elles ont été réparties. Je ne serai pas déçu. Le lycée travaillant le samedi matin, je suis d'entrée de jeu bizuté : j'en suis ! J'aurai donc trois heures de cours le samedi matin (pas beaucoup de volontaires pour casser son week-end) et trois heures le lundi matin. Je me dis qu'avec seulement six heures de cours, mes week-ends seront malgré tout réduits à peau de chagrin. Un tour de force, en somme...

Reste que j'ai un avantage par rapport à tous les stagiaires : je ne suis pas complètement débutant. Certes, j'ai très peu enseigné en terminale (ce peu est cependant beaucoup quand on ne l'a jamais fait), mais je viens tout de même d'enseigner quatre ans et, comment dire, je ne suis pas angoissé. Et puis, j'ai passé une partie de mon été à préparer mes cours. Enfin, j'ai une tutrice dans le même lycée. Elle est sympa, me dit qu'elle est ma disposition si j'ai besoin de conseils. Bon premier contact. C'est parti !

J'arrive donc un beau samedi du mois de septembre pour faire mon premier cours. Je commence par deux heures avec mes terminales D. Soucieux de ne pas démarrer comme une brute (j'ai déjà donné), je prends le temps de faire connaissance et, après avoir fait l'appel réglementaire, je demande s'il y a des redoublants dans la classe : hilarité générale ! Les élèves sont pliés en deux et, moi, décontenancé. Qu'ai-je bien pu dire de drôle ? En fait, rien. C'est tout simple me disent-ils après quelques instants de franche rigolade : ils sont tous redoublants !!!

Jamais entendu parlé de ça. Personne ne m'a prévenu et je ne savais même pas que cela fût possible. Et ils enchaînent en me disant : "On est la classe D, comme dépotoir". Bigre ! En plus de leur classique complexe de ne pas être en C, ils ont à gérer leur regroupement par l'échec au bac. A ce moment-là, je me dis qu'il va falloir se retrousser les manches pour les mettre en confiance.

Pourquoi une classe de redoublants ? Renseignements pris (vite fait) auprès de ma tutrice expérimentée, aucun projet, aucune expérience pédagogique n'ont été envisagés à la fin de l'année dernière. Alors quoi ?

J'ai ensuite imaginé la scène comme si j'y étais. Nous sommes au mois de juillet, les résultats du bac sont connus et le proviseur (ou son adjoint) peigne ses listes d'élèves pour l'année prochaine et là, oh ! Stupeur : il s'aperçoit qu'il a assez de redoublants, dans une même section, pour constituer toute une classe. Ca n'arrive pas souvent. Ca n'arrive même jamais, mais là, c'est possible. Banco ! Je ne manquerai pas pendant des années de prendre cet exemple pour expliquer à mes élèves, lorsqu'il s'agira de les faire réfléchir sur l'emballement de la technique, en quoi consiste la séduction du possible, tellement séduisant que l'on ne se demande pas si c'est souhaitable.

Sans nul doute, ce fût le cas, car enfin, si quelqu'un s'était demandé si ce regroupement était pédagogiquement souhaitable, les professeurs en auraient été avertis ! Là, rien. C'était seulement techniquement possible et une possibilité pareille, ça n'arrive pas tous les jours dans la carrière d'un proviseur (mais ça en dit long sur le niveau atteint l'année précédente...).

Pour bien faire comprendre à quel point cette possibilité technique ne s'était accompagnée d'aucune réflexion sur l'aspect pédagogique de la chose, il me faut anticiper et raconter le premier conseil de classe de cette terminale D.

Nous sommes au mois de décembre et au début du conseil, le proviseur qui préside, fait un tour de table où chaque enseignant donne son impression globale sur la classe (on ne rentre pas encore dans l'examen des cas individuels). Je me rappelle très bien de cette collègue de mathématiques déclarant : " comme c'est une classe de redoublants et qu'ils ont déjà tous vu le programme, j'ai décidé de ne faire avec eux, cette année, que des exercices". Pourquoi pas !

Mais là où cela devint franchement cocasse (encore que curieusement personne ne rit), c'est lorsque la collègue de biologie déclara, à son tour de parole : "Puisqu'ils sont tous redoublants, c'est qu'ils n'ont rien compris au programme. J'ai donc décidé de recommencer le programme à zéro" !!! Ite misa est ! Devant ce grand moment de pédagogie, je sentis tout de suite, moi le jeune professeur, que j'arrivai dans un monde où le travail en équipe n'était pas un vain mot ...

Je reviens à mon premier cours, ce samedi matin de septembre. Je fis mon cours, je m'en souviens, en m'appuyant sur un texte d'Emmanuel Kant traitant de pédagogie et qui devait me permettre de faire comprendre à mes élèves comment nous allions travailler cette année. Tout cela se passa correctement et je pensai avoir réussi mon premier cours dont on ne dira jamais assez combien il est décisif (l'esprit humain étant assez inertiel, une première impression dure toujours plus longtemps qu'elle ne devrait, quand les faits commencent à lui donner tort), lorsqu'à la fin du cours, deux élèves vinrent me rendre le texte. Un peu étonné, je leur fis remarquer qu'il serait bon qu'ils le gardent, car il allait resservir. C'est alors qu'ils me dirent : "On n'en doute pas, M'sieur, mais, nous, on n'est pas de votre classe" (ils s'étaient bien gardés de me dire qu'ils n'étaient pas sur la liste lorsque j'avais fait l'appel en début de cours). Surpris, je leur demandai alors ce qu'ils faisaient là. Ils me répondirent avec beaucoup de naturel, qu'ils avaient eu leur bac l'année dernière et qu'ils étaient venus faire la rentrée avec leurs copains ; leur emploi du temps d'élèves de B.T.S. leur permettant cette amicale visite du samedi matin !

Je les ai alors invités à garder tout de même le texte et à revenir, s'ils le souhaitaient, tous les samedis matins. Ils me remercièrent, me dirent qu'ils avaient trouvé ça intéressant et partirent. Ils revinrent effectivement tous les samedis matins du premier trimestre.

J'étais content et, pourquoi ne pas l'avouer, un peu flatté d'avoir intéressé au-delà de mes effectifs réglementaires. Je me doutai, sans le savoir vraiment, que mon invitation n'était pas tout à fait légale, mais, déjà, je ne m'en souciai guère.

Je ne devais découvrir le fin mot de toute cette histoire que bien plus tard, quand, ayant gagné la confiance de mes élèves, ceux-ci me racontèrent le calvaire de mes prédécesseurs de l'année précédente. Mes redoublants me racontèrent donc que leur premier professeur de philosophie avait vécu un enfer. Le malheureux se faisait bousculer dans les couloirs, cracher dessus (si, si, ça existe) et avait même fini par être enfermé dans un placard par ses propres élèves ! Une mutation en cours d'année (rare) avait mis fin au calvaire.

Le remplaçant était arrivé par là-dessus, mais avait été retrouvé allongé dans les toilettes d'un restaurant de la ville, suite à une overdose ! Je compris alors que la visite de ces deux élèves de B.T.S. était, en somme, une inspection déguisée du milieu local qui se demandait à quoi pouvait bien ressembler le nouveau prof de philo. Inspection réussie, puisque, comme je l'ai dit, ils revinrent...

La fin des cours du samedi matin était pour moi l'occasion d'un spectacle auquel je n'étais pas habitué. Les parents avaient le temps de venir chercher leurs enfants ce jour là. C'était alors un défilé de voitures plus belles et astiquées les unes que les autres. Les mères avec de très grands et magnifiques chapeaux me donnaient l'impression d'assister au grand prix de Diane (qui se courait d'ailleurs à Chantilly). Elégantes, elles venaient chercher leurs glorieux rejetons qui les remplissaient de fierté, mais ce n'était pas encore l'époque des conseils de classe...

On ne m'avait effectivement pas menti sur le profil du lycée. On m'avait annoncé de "sympathiques branleurs" et, je dois dire qu'ils étaient... sympathiques. Je n'ai plus jamais eu, depuis lors, autant d'élèves venant en cours avec leurs raquettes de tennis, vêtus de petits polos "classieux" noués élégamment sur leurs épaules. Ils étaient attentifs, intéressés pour la plupart, mais je sentais chez beaucoup une nonchalance dont je finis par comprendre, à l'occasion du premier conseil de classe, qu'elle n'était que la conséquence d'une absence totale d'inquiétude quant à leur avenir.

Qu'on en juge plutôt : enseignant soucieux de la réussite de ses élèves, j'avais abordé le premier conseil de classe avec la ferme intention de tirer la sonnette d'alarme pour chacun de mes élèves hypothéquant ses chances de réussite. Etonné de voir son professeur se transformer en carillonneur, le délégué vint me voir à la fin du conseil de classe. C'était un de mes sympathiques joueurs de tennis. Représentatif, à l'évidence, de sa classe, ses camarades l'avaient élu haut la main. Il se produisit alors une chose rare que je n'ai plus jamais revécue depuis : il tenta de me consoler ! "Mais enfin, Monsieur, faut pas vous en faire. Si on n'a pas notre bac cette année, on l'aura l'année prochaine !".

J'étais désarmé, hébété. J'ai dû rester un moment la bouche ouverte et ma mémoire n'a gardé aucun souvenir de ce que je lui ai répondu. Je crois que c'est, très certainement, parce que je n'ai rien trouvé à lui répondre. Je n'étais, tout simplement, pas préparé à ça. J'aurais plutôt attendu une contestation de mon constat. J'aurai compris, éventuellement, une mine chiffonnée ou peut-être même des larmes face à mes accusations de fainéantise. Mais ça ! Bourdieu était dépassé, enfoncé. Avec Passeron, il avait, en 1964, écrit un livre qui avait fait grand bruit. Ils y démontraient que le système scolaire était parfaitement calibré pour les enfants de cadres supérieurs et d'enseignants : les "héritiers" (d'où le titre éponyme de leur ouvrage). Ils avaient enfoncé le clou en montant comment le système scolaire ne faisait que transformer des inégalités sociales en inégalités scolaires. Et, là ! Mon délégué me démontrait que les "héritiers" n'ont pas besoin que le système soit calibré pour eux, ils s'en foutent ! Convaincu qu'il reprendrait la société de son père (cela fait cliché, mais c'était vrai), mon élève se faisait du souci pour... moi.

J'ai passé une année agréable et intéressante. Les conditions étaient confortables et me laissaient le temps d'apprendre mon métier de professeur de philosophie de classe terminale. Bien sûr, je devais suivre quelques cours de pédagogie, mais je n'allai pas au-delà du premier. Nous avions été tous réunis (150 stagiaires de toutes disciplines) à un cours magistral donné par un formateur que je ne connaissais pas. Il passa une heure et demie à nous parler d'évaluation "formative". Soit ! Le problème est que ce fainéant se contentait de commenter le sommaire d'un livre de Daniel Hameline : "L'évaluation formative dans un enseignement différencié". Le livre était bon (je l'avais étudié les années précédentes avec mes normaliens), mais son commentaire était si vaseux que mes camarades en étaient ressortis avec l'idée qu'il suffisait de ne pas mettre de note à un élève pour pratiquer une évaluation formative1 !

Je me dispensai alors des futurs cours (l'administration, qui connaissait ma position un peu particulière, fut compréhensive) et compris, tout à coup, que mes week-ends ne commençaient pas le samedi midi pour finir le dimanche soir, mais commençaient le lundi midi pour finir le vendredi soir ! J'ai vraiment beaucoup navigué cette année-là.

J'avais un petit voilier dans le fond du golfe du Morbihan que je rejoignais en voiture pour quelques jours où je goûtais sans le savoir ces vers de Valéry : "homme libre, longtemps tu chériras la mer". J'ai beaucoup chéri cette année-là et je chéris encore, bien sûr. Ces deux passions (la mer et l'enseignement de la philosophie) vont donc courir parallèlement pendant des années. A vrai dire, elles ne sont pas si parallèles que cela, car elles se touchent plus qu'on ne le croit. "Connais-toi toi même" était-il écrit sur le fronton du temple de Delphes. Suivant ainsi les pas de Socrate qui adopta la maxime, j'ai toujours navigué avec la conviction que la mer pèse toujours un homme à son juste poids (on n'y triche pas longtemps). Philosopher et naviguer ont donc toujours été pour moi une même façon de se connaître...

Durant mon année cantilienne, je découvris, à l'occasion d'une lettre anonyme adressée à une collègue, jusqu'où peut aller la rancoeur des élèves. Ce fut une surprise. Je ne savais pas que de tels flots de haine pouvaient recouvrir la relation prof-élève ! C'était un torrent d'insultes à connotation plus ou moins sexuelles. Il y eut même le souhait qu'elle meure dans un accident de voiture ! La collègue fut effondrée. Elle ne comprit pas. Nous fîmes bloc, la soutînmes psychologiquement, mais fûmes tous secoués, et je découvris quelque chose que je ne soupçonnais pas. Au fil des nombreuses discussions que j'aurai avec ma collègue, une confiance se tissera et elle me proposera de venir dans sa classe (mon statut de stagiaire était un prétexte tout trouvé) et d'observer tout ce qui pourrait, non pas justifier (jamais !), mais expliquer l'origine d'une telle violence.

Je m'y rends donc en Candide et je comprends la distance qu'il y a entre savoir et savoir transmettre. Ma collègue est une philosophe, c'est certain. Son cours est structuré et riche, mais il reste extérieur à ses élèves, je le vois, je le sens plus que je ne saurais en expliquer les raisons précises. Du coup, les élèves trouvent ça difficile, trop difficile. Certains, vivant plus mal que d'autres cette difficulté, y ont lu, le ton un peu sec de la collègue aidant, une volonté de les humilier en leur faisant sentir un décalage, qu'ils ne se sentent pas capables de combler, entre ce qu'ils sont et ce qu'ils devraient être.

Finalement, une légère hauteur dans le ton de la collègue est responsable d'une lettre infâme. Le responsable sera démasqué (l'imbécile avait fait une allusion dans sa lettre anonyme à une plage horaire de cours qui correspondait à une seule classe possible. Un Conseiller Principal d'Education compétent et connaissant bien ses élèves fera le reste). Le gamin sera prié de partir de son plein gré, mais évitera un conseil de discipline infamant, papa étant principal d'un collège voisin ! Je découvre l'esprit de caste...

Je serai titularisé à la fin de l'année, ma collègue tutrice ayant fait un bon rapport. Me voici donc bon pour le service. Il ne reste plus qu'à attendre ma mutation pour l'an prochain. Je ne me fais pas trop de souci : j'ai demandé la Seine-Saint-Denis, ça m'étonnerait qu'ils me la refusent...


(1) Un bref éclaircissement sur ce type d'évaluation : l'évaluation "formative" s'oppose à l'évaluation "sommative", laquelle évalue le devoir d'un élève en le comparant à une norme. La "sommative" mesure alors l'écart entre cette dernière et la prestation de l'élève. Une note clos l'évaluation et on passe à autre chose. C'est l'évaluation la plus courante dans notre système. L'évaluation "formative", elle, tente de mesurer une progression propre à l'élève en comparant ce qu'il vient d'accomplir avec ce qu'il avait déjà fait. Il n'y a plus de norme extérieure, mais l'évaluation d'une progression personnelle. Sans rentrer dans un long débat, on comprend qu'il ne suffit pas de s'abstenir de mettre une note pour faire du "formatif" et qui plus est, l'on peut mettre une note mesurant l'écart entre soi, maintenant, et, soi, hier.

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