Revue

Un professeur de philosophie en classe primaire

Des interrogations pédagogiques

Tout jeune professeur, fraîchement moulue de la fac, je me penche un jour sur les notes de mes élèves. J'enseigne alors en terminale technologique STI (F1 à l'époque), et je découvre sur un cahier de fausses lignes d'écriture, sages et régulières, à l'image des exercices de calligraphie des maternelles. Durant le cours, cet élève s'était donc bien appliqué...à ne pas le prendre ! Ma réflexion pédagogique à l'égard de l'enseignement de la philosophie commence en lycée technique, auprès de sympathiques gaillards plus à l'aise dans les ateliers qu'avec des concepts à distinguer pour en faire jaillir une problématique... La définition classique de la philosophie comme savoir érudit et conceptualisation abstraite du réel ne demande-t-elle pas à être élargie ? Ou bien alors, il faut réserver cette discipline à des "spécialistes". Ce fut le moment d'une forme de crise existentielle : "Qu'est-ce que je fais là ?". Ce que je sais ne me sert plus à grand-chose. Il me faut alors repenser complètement ma façon d'enseigner : comment rejoindre ces élèves qui arrivent en cours de philosophie ? Comment faire pour que la philosophie puisse leur "parler", leur servir, non seulement pour contribuer à la réussite de leur examen, mais encore - et j'oserais dire surtout - pour ouvrir leur esprit, et les aider à construire une réflexion authentique et autonome...Je me lance dans toutes sortes d'expériences pédagogiques : des dissertations élaborées collectivement au tableau, chacun y mettant sa patte, des cours à partir de films, des débats, des émissions radio à partir d'une question philosophique tirée de ces films, des rencontres avec des intervenants extérieurs divers, etc. Ce souci sera désormais le mien, au fil des nominations, des sections et des lycées. L'école républicaine, telle que la rêvait Condorcet, devait rendre la raison populaire, et former les individus par des savoirs rationnels. L'école représente un lieu traditionnel de l'instruction, du savoir, qui s'acquiert par la pensée et la claire présence de l'esprit. Pour reprendre un fameux passage d'E. Kant, tiré de Qu'est-ce que les lumières ? , il s'agit pour le professeur d'aider l'élève à devenir "majeur" selon les mots du philosophe, c'est-à-dire capable de construire une pensée autonome, de repérer en lui ce qui relève du prêt-à-penser, et de garder l'esprit en éveil pour reconnaître les manipulations de "tuteurs" faussement bienveillants...Kant prévient ses lecteurs : ce long apprentissage se paie d'erreurs et de tâtonnements...

Toujours à l'affut de pistes pédagogiques intéressantes, je découvre les Goûters philo (Edition Milan), et je me demande si un passage de ce livre destiné aux plus jeunes ne pourrait pas être utilisé pour les élèves de terminale. J'élabore donc une séance, la première de l'année : une illustration et son commentaire interpellent avec humour le lecteur sur la valeur de ses opinions. Je destine ce cours à des terminales techniques. Ils jouent le jeu de l'analyse du dessin, ils comprennent et commentent clairement ce que cet extrait signifie. J'en profite pour aller du plus simple au plus complexe et termine la séance par un passage de l'ouvrage de Bertrand Russel "Problèmes de philosophie" : l'attitude intellectuelle du philosopher "élargit le champ de notre pensée et nous délivre de la tyrannie de l'habitude".

Finalement, j'ai découvert l'intérêt des ateliers philo en primaire à cause de mes questionnements pratiques d'enseignante en classe technique ! Je suis enchantée de constater que de nombreuses approches existent, cherchant à réfléchir aux conditions du philosopher. Ce questionnement rejoint le mien : comment envisager une pratique de l'enseignement éveillant l'esprit des élèves à l'intérêt et au plaisir de penser par soi-même, à travers une redécouverte des conditions de ce penser ? D'autant que la question concerne toutes les sections, y compris les plus littéraires (Huit heures pas semaine pour un programme constitué d'une trentaine de notions).

Mais rien ne vaut l'expérimentation. J'assiste à une journée de formation prévue pour les professeurs des écoles avec Oscar Brénifier. Tiens, les ateliers se mettent donc en place dans les classes primaires dans ma ville... Celui-ci effectue avec les participants une réflexion orale basée sur un constant jeu de questionnement. Il part d'un fait : dans la salle, quelques uns restent au fond au lieu de venir s'asseoir devant où des places sont libres. Pourquoi ? Suivent deux heures d'intense maïeutique ! Voilà du philosopher en action !

Une amie professeur de philosophie m'invite quelques temps après à une journée du CDDP sur la question des ateliers philo. Des collègues du primaire nous accueillent et nous ouvrent leurs classes : dés lors, nous nous lançons toutes les deux dans l'aventure, préparant et échangeant ensemble nos expériences. Deux ans après, Michel Tozzi anime en Corse une journée autour de la "discussion à visée philosophique". Ce dispositif par ses règles de prise de parole contient une double visée : visée démocratique par la responsabilité collective partagée en classe (à travers les fonctions distinctes d'enseignant-animateur et d'élèves président, reformulateur, synthétiseur...), et visée philosophique par ses exigences intellectuelles de questionnement, de conceptualisation, et d'argumentation. L'oral est ici conçu avec une grande rigueur, et je propose à deux enseignantes (CP et CE2) de le mettre en oeuvre à partir de cette année. Dans le cadre des accompagnements personnalisés, je soumets aussi l'idée au proviseur de mon lycée : pourquoi ne pas profiter de la réforme des secondes pour initier un premier contact avec la philosophie ?

Ces élargissements dans ma pratique du philosopher sont autant d'expériences à explorer. Je ne perds pas de vue ce projet d'organiser le programme des terminales autrement qu'à partir d'un cours traditionnel ! Toute forme de tentative déjà réalisée dans cette optique m'intéresse et m'interpelle. D'ailleurs, animer des ateliers en classe primaire s'est avéré riche en enseignement de tous ordres et a rejailli sur ma propre pratique en classe terminale. Les élèves des classes primaires participent avec enthousiasme et fraîcheur à ces ateliers. Le questionnement philosophique en lieu et place d'une réponse toute faite leur procure un vrai plaisir. L'écoute mutuelle et la non évaluation de leur prise de parole leur permet de laisser exploser cette capacité de questionnement qui parfois bouillonne en eux. Je découvre aussi que nos questions d'adultes sont déjà là, dans leurs réflexions d'enfant.

Travailler avec des plus jeunes m'a obligé à déplacer mon mode opératoire, en adoptant la plupart du temps une posture de non-savoir, et en essayant juste de les guider dans leurs interrogations. Je ne suis plus là pour dispenser un savoir, même si ce savoir n'a rien de dogmatique et représente un patrimoine de connaissances à acquérir. En terminale, le travail de problématisation dans l'élaboration d'un questionnement répond à des règles très rigoureuses, celles d'une progression démonstrative. Ici, la rigueur se déplace, puisqu'il ne s'agira pas de construire une dissertation, mais de bien poser ses arguments, de distinguer les concepts employés, de savoir pourquoi on valide ou on critique telle ou telle affirmation. En primaire, l'exemple et le contre-exemple deviennent un vrai moyen de relancer le dialogue, de faire passer l'histoire à un sens plus abstrait. Si on ne les utilise pas, le débat a du mal à progresser... Il me faut passer du statut d'enseignant à celui d'accompagnant pour une mise en place du penser ensemble.

Pratiquer des "ateliers philo" en classe primaire

Voici, à titre d'exemple, le compte rendu d'une séance en classe de CE2 (22 élèves d'environ 8 ans ). Dans cet atelier, le texte choisi comme support de réflexion est l'allégorie de la caverne. Bien entendu, il a été simplifié pour être compris par les enfants. Les séances se déroulent selon un même schéma, inspiré des diverses propositions existantes :

  • Présentation des règles : on parle avec le bâton de la parole, on s'écoute, on a le droit de se taire, on pense ce qu'on veut mais on dit pourquoi, on a le droit de ne pas être d'accord.
  • Présentation du texte, écrit il y a 25 siècles (cri d'étonnement des enfants), et on continue à le lire et à l'étudier aujourd'hui.
  • Lecture du texte et schéma au tableau en simultané.
  • Relecture du texte : les enfants écrivent un mot ou une question à partir du texte.
  • Relevé des questions : toutes très intéressantes. Par exemple : pourquoi on ne l'a pas cru ? Pourquoi les hommes sont enchainés depuis longtemps ? Pourquoi les hommes pensent qu'il est fou ? Pourquoi les hommes disent que les ombres, c'est la vérité ? Pourquoi ils veulent le tuer ? Pourquoi les yeux lui font mal ? Qui les a enchainés ? Pourquoi n'ont-ils pas cru la vérité ?

Toutes les questions sont écrites au tableau par la maîtresse. J'opère avec elle un choix des questions récurrentes.

Q1 : pourquoi les hommes sont-ils enchaînés ? Les réponses des élèves restent fixées sur l'histoire, ils imaginent toutes sortes de possibilités qui prennent en compte leurs repères personnels. Par exemple, Marien : "Peut-être avaient-ils fait une énorme bêtise ? Ils ont volé. Ou Pierre : "Peut-être étaient-ils fous ?" D'autres suggèrent : ils ont été kidnappés, leurs parents sont morts, ....

Q2 : pourquoi enchaînés depuis leur enfance ? Ils ont été abandonnés par leurs parents, ils sont pauvres, etc.

La séance tourne en rond. J'interviens pour faire passer la compréhension de l'histoire au niveau symbolique. Je redéfinis le mythe : c'est une histoire qui parle de nous... mais qu'est-ce qu'elle peut vouloir dire ? La caverne, c'est le monde qu'ils connaissent depuis leur enfance, mais nous, c'est pareil, on ne connaît que notre monde (ni Mars, ni Saturne !). Avons-nous des chaînes ? Je donne un exemple : "Pour mon grand père, les garçons naissent dans les choux, les filles dans les roses". Il y a un nombre de choses que nous pensons être vraies et qui ne le sont pas. Les enfants commencent à comprendre qu'il faut sortir du sens littéral, mais ils ont du mal et ont tendance à y retourner. Je choisis alors une autre question qu'ils ont posée.

Q3 : pourquoi leurs yeux leur font-ils mal ? Réponse d'un enfant : "Il a mal aux yeux parce qu'il n'est pas habitué à la lumière". Je reprends l'image avec ce que nous vivons en été ici, l'éblouissement de la lumière et j'enchaîne sur le parallèle avec la lumière de la compréhension lorsque la maîtresse explique un exercice de mathématiques qu'on n'avait pas compris : nous étions dans l'ombre de l'erreur.

Je décide alors d'aller encore plus loin, en leur montrant la silhouette d'un arbre que j'ai découpée dans une feuille cartonnée noire : qu'est-ce que c'est ? Ils répondent : "un arbre !" en choeur. Et je reprends : "Non, ce n'est pas un arbre" ; je secoue la feuille "il n'y a pas de tronc ni de feuille". Ils me disent alors qu'ils l'ont reconnue à sa forme. "Pourquoi ?", "Parce qu'on nous l'a appris, par habitude, nos parents nous l'ont dit". J'enchaîne alors sur l'idée, la définition de l'arbre que je cherche dans le dictionnaire, cette définition me permet de reconnaitre tous les arbres, y compris ce que je n'ai jamais vus (un baobab, un manguier, etc.).

C'est le moment de conclure. Tout le monde ferme les yeux, silence, puis le bâton circule, chacun dit ce qu'il a retenu. "L'ombre n'est pas la vérité ; les mythes n'ont pas de réponse ; ce que l'on croit n'est pas toujours la vérité". La séance se termine (rituel de clôture) : "C'est fini pour aujourd'hui, mais la discussion n'est pas terminée. Tu peux continuer à réfléchir à cette histoire tout seul ou avec d'autres, tes parents, tes copains. Tu peux emporter ces questions dans ta tête (Questions liées aux problématiques soulevées durant l'atelier) : et toi est-ce que tu crois tout ce que tu vois ? Est-ce que tu acceptes que les autres ne pensent pas comme toi et te disent que tu as tort ? A ces questions, on ne répond pas maintenant".

Que conclure ?

En philosophie, il s'agit "d'abord d'accepter, comme dans toutes les autres disciplines, le principe d'une progressivité calculée dans l'initiation, l'apprentissage, l'acquisition des savoirs. On sait que dans certaines conditions (qu'il faut libérer) la "capacité philosophique" d'un "enfant" (ou d'un jeune) peut être très puissante. La progressivité concernerait aussi bien les questions et les textes de la tradition que ceux de leur modernité..." (Jacques Derrida, Le Monde de l'éducation, mars 1975)

Je reste donc intimement convaincue qu'explorer dés le primaire la capacité de questionnement des jeunes enfants constitue un atout à plusieurs niveaux, pour apprendre à réfléchir, apprendre à s'écouter, à se respecter, à parler en public. Argumenter, définir, problématiser sont des outils de notre raison utiles dans la vie en société, comme citoyen, comme adulte engagé dans la vie active, comme parent. La progressivité calculée dont parle Derrida pourrait constituer un véritable projet pédagogique à mener sur toute la scolarité de l'enfant. Quelles conditions mettre en oeuvre pour permettre à un enfant, ou à un jeune, de laisser se construire et s'exprimer sa "capacité philosophique" ? Une seule année de "philo" en terminale, c'est trop peu disent les élèves, les parents d'élèves, les enseignants. Et si on commençait plus tôt ?

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