Revue

Le statut de la parole

Une des difficultés rencontrées lors des ateliers de philosophie touche au statut de la parole. Pourquoi parlons-nous ? S'il faut cerner de manière succincte l'obstacle en question, proposons la différence suivante. Il s'agit du décalage entre une parole qui cherche avant tout à s'exprimer et une parole dont le but est de produire de la pensée. Évidemment, plus d'un lecteur objectera que cette distinction est dépourvue de sens, pensant qu'il s'agit dans les deux cas de la même chose. Aussi tenterons-nous de montrer comment ces deux conceptions sont bel et bien distinctes, à la fois en leur but et en leur fonction, et donc en leur nature.

Pas de discussion

Une des critiques les plus classiques envers Socrate est qu'il ne discute pas, ou pas vraiment, avec son interlocuteur. Car ce dernier, dans les dialogues tels que rapportés par Platon, se contente bien souvent de simples "oui" ou "non", voire de "bien sûr" ou de "certainement". Le critique commentera donc - à raison - que le "pauvre" interlocuteur ne s'exprime pas, qu'il n'a pas l'occasion de s'exprimer, voire même que sa fonction unique est d'être réduit au statut de faire-valoir pour ce coquin de Socrate, qui de surcroît fait le malin en prétendant ne rien savoir. Tout cela est sans doute vrai, car il est indéniable que cette lecture des dialogues a du sens, sans quoi elle ne serait pas aussi commune. Il convient de penser que ce qui est commun ne peut pas être privé de vérité, quoi qu'en pensent les intellectuels qui croient dur comme fer à la singularité de leur génie, un génie qui entretient une relation privilégiée, voire exclusive à la vérité, pour qui la raison commune ne peut être que dépourvue de toute légitimité. Ainsi, nous pensons en effet que les Philèbe, Glaucon, Théétète et autres Ménon n'ont pas vraiment l'occasion de s'exprimer, et que Socrate n'a d'ailleurs nullement l'intention de les laisser faire. Pas plus d'ailleurs qu'en général il ne désire lui même s'exprimer. Exprimer est un terme tout à fait intéressant ; littéralement, il signifie "faire sortir en pressant". Ceci nous conduit à dire que nous exprimons le jus du citron en le serrant fortement, et par ce geste, sera expulsé de manière indistincte tout ce que le fruit contient : jus, pulpe, pépins, peaux, etc. Le verbe exprimer a donc une connotation purgative, et celui qui désire s'exprimer veut ainsi extérioriser, rendre manifeste son intériorité, c'est-à-dire "libérer" tout ce qu'il "renferme". Celui qui veut s'exprimer veut donc faire jaillir sa subjectivité. D'ailleurs, l'expressionnisme, ce courant esthétique qui émergea au début du vingtième siècle, souhaitait laisser la place aux états d'âme de l'artiste, plutôt que de prétendre à une quelconque objectivité, comme le pratiquait la peinture "classique", assujettissement à l'extériorité que même l'impressionnisme pratiquait encore trop à son goût. On voit bien dans une revendication de ce type qu'il s'agit d'abandonner autant que faire se peut toute contrainte, en particulier celle de la réalité extérieure, pour laisser libre cours au flux débridé de la subjectivité : "l'autre" prend du plomb dans l'aile. On comprendra qu'à notre époque, caractérisée par le relativisme et le post-modernisme, "le droit de s'exprimer" s'affiche comme une revendication fondamentale et incontestable. Une telle vision mène très naturellement vers une individualité radicale, une isolation ou autarcie du sujet, bien que des schémas comme l'intersubjectivité tentent de réconcilier l'individu avec l'exigence du collectif, voire avec la contrainte ou une sorte d'objectivité. Mais l'exigence d'un tel concept, comme pour bon nombre de concepts en vogue, reste assez minimale. Car il s'agit principalement de reconnaître que l'autre existe, qu'il est une personne distincte de soi, puisque chacun est animé d'intentions, de représentations et de désirs différents. Ce concept, plutôt d'ordre psychologique, assez utile pour l'enfant qui découvre le sujet et la singularisation, ne produit pas de renversement profond chez l'adulte ; il s'en sert même pour clamer l'irréductibilité de son être et justifier son quant-à-soi. L'autre, dans un tel schéma, ne représente qu'un vague fournisseur d'exotisme, quelque peu embarrassant, dont nous acceptons la présence uniquement lorsqu'elle nous arrange, ou en choisissant et en accommodant ce qui nous convient le mieux. Et rien n'empêche de caractériser cela comme un phénomène éthique, puisque cette attitude prétend "réguler" les relations entre les êtres.

Sujet empirique et sujet transcendantal

La revendication d'un être ainsi décrit, qui souhaite avant tout s'exprimer, est celle d'un être empirique, d'un sujet immédiat, qui se prend tel qu'il est, qui s'accorde un crédit sans restriction. Il est une somme d'opinions, de désirs, de volontés, de craintes, de connaissances, d'expériences, etc. Il réagit aux sollicitations de l'instant présent et se définit sans même s'en rendre compte à travers l'immédiateté de cette réaction, instance non réfléchie, ou peu réfléchie. Son comportement se caractérise principalement comme un ensemble de réactions aux sollicitations diverses, tant internes qu'externes. S'il se sent menacé - occurrence fréquente -, il cherchera immédiatement où il peut les trouver les éléments lui permettant de se "défendre". Car il est avant tout une personne, un statut, une fonction, une image, et la représentation qu'il produit de lui-même est une idole pour laquelle il est prêt à réaliser tous les sacrifices, en particulier celui de la vérité qu'il n'hésite pas à brader à tout instant. Son idée de l'intégrité consiste à se protéger coûte que coûte, car l'être dans sa généralité se limite à son être immédiat. De toute évidence, il opère dans un schéma libéral ou darwinien, où tout un chacun est autonome, libre de penser et faire ce qu'il veut, animé par ses désirs propres ; il est un consommateur qui veut trouver son compte dans l'ordre du monde, il incarne une singularité pour qui l'autre est en général un concurrent, plus ou moins menaçant. Sa personne est éparse, l'éclatement de son être ne lui cause aucun problème.

Le sujet transcendantal relève plutôt de l'unité de la personne : il n'est pas une somme ou une totalité, il en est la cohérence. L'intégrité relève ici de l'unité constitutive de l'être. Or le concept qui est sans doute le plus adéquat pour exprimer cette cohérence, l'invariant - relatif - de ce sujet, est sa conscience. La conscience est à la fois l'objet et le sujet, cette conscience étant avant tout conscience de soi, une conscience de soi qui surplombe la conscience de tout autre élément ou attribut du sujet. L'accès à soi est la conscience, considérée comme unité du sujet, fonction qui rassemble en une seule entité les innombrables aspects de ce sujet. En même temps, cette conscience est consciente qu'elle n'est pas son propre sujet, puisqu'elle est une fonction : le sujet qui est à l'origine de cette conscience, en quelque sorte son substrat, lui échappe. Néanmoins, ce sujet peut être considéré comme un pur concept, un produit de la conscience, car l'existence, la manifestation du sujet, s'avance et s'énonce sous la forme d'une totalité : l'immédiat divers de l'être empirique. Cette conscience à la fois se pose et s'échappe, elle est sa propre altérité et sa propre contrainte. Elle est à la fois conscience du monde, conscience d'autrui et conscience de soi, elle s'articule à travers cette triple exigence, tension centrifuge et centripète qui écartèle le sujet et le fait être. La conscience est à la fois unité et multiplicité, nature et fonction, sujet et objet, absence et présence, continuité et discontinuité, et autres antinomies.

Ainsi, interpeller le sujet transcendantal, ce n'est pas le pousser à s'exprimer, ce n'est pas laisser le champ libre à un flux de paroles. C'est tenter de saisir par-delà l'immédiat du ici et maintenant la substance de l'être. Vinculum substantiale, dirait Leibniz, le lien substantiel. Car dans la tradition platonicienne, l'unité de tout être, sa substance, sa réalité première ou essentielle, est son unité : elle est à la fois la forme et la relation, la réalité primordiale qui permet de nommer la chose en question à travers un concept unique et non à travers une pluralité de termes. Certains peuvent nommer cela "âme", bien que ce terme pose un certain problème en ce qui a trait à la charge de sa connotation, attractive ou répulsive. Certes, cette transcendance nous échappe dans son unité absolue et radicale, car elle est un anhypothétique : un énoncé nécessaire, la condition même de la pensée, la condition de toute hypothèse, néanmoins insaisissable et inépuisable. Bien souvent il se résume à un simple concept qui pose problème, car il résiste à l'énoncé, il constitue une sorte de point de fuite de la pensée. Point aveugle et nécessaire : lui seul permet une mise en perspective de la totalité, qui sans cela ne serait qu'un ensemble chaotique et inchoatif. L'unité du sujet implique la réduction d'un phénomène, la mise en rapport d'un ensemble de phénomènes, le saisir implique d'élaguer une multiplicité indéfinie pour en retrouver le tronc commun. Retour à l'origine, archéologie de la pensée, genèse de l'être, autant d'intuitions conceptuelles ou poétiques qui tendent vers une même exigence, celle d'un abandon de l'immédiat.

Et pourtant, dans notre pratique, paradoxalement, c'est dans l'immédiat que nous retrouvons ladite unité, si nous acceptons de la percevoir, de l'entrevoir, de l'accepter. Car elle ne saurait éviter d'être entièrement là, totalement présente à chaque instant, investissant chaque lieu où se manifeste l'être. Contrairement à l'image d'Épinal, l'être transcendant ne se réserve pas pour une sorte d'arrière-monde bien caché, auquel on accède par quelque cheminement ésotérique : il est là à tout instant, se manifeste crûment, surtout si on ne laisse pas le temps à la "petite raison" de ratiociner, d'effectuer ses mesquins calculs de rentabilité qui lui servent à escamoter l'être. Trop souvent la raison, celle qui anime et produit le discours, sert à cacher plus qu'à dire. C'est par accident que la vérité émerge, produit fortuit d'un interstice qui n'a pas été aperçu, fuite heureuse que l'on a oublier de colmater.

Nous ne sommes pas animé par quelque vision cynique en énonçant une telle accusation, bien que ce cynisme, au sens classique du terme, nous paraisse ici une position tout à fait appropriée. Car nous pensons que la raison est capable de transcendance, qu'elle désire à divers degré se laisser travailler par la vérité, mais en même temps, l'être biologique et périssable que nous sommes, celui qui craint en permanence de ne pas survivre physiquement et surtout moralement, celui qui se sent menacé - à raison sans doute - tend instinctivement à croire que persévérer dans l'être consiste à se cacher, à se protéger du danger. La totalité de l'être est posée dans le moindre geste posé, mais le sujet se refuse à une telle saisie : il se prétend plus complexe, plus profond, plus véritable, et peut ainsi échapper au danger que représentent le regard d'autrui, et le sien propre.

Méthode dialectique et méthode démonstrative

L'observation d'un tel fonctionnement d'autodéfense est valable non seulement pour le fonctionnement commun mais aussi pour le fonctionnement intellectuel. Pour clarifier ce point et spécifier notre démarche, il nous paraît utile à ce point-ci de distinguer deux cheminements différents de la pensée. La méthode dialectique et la méthode démonstrative, distinction qui nous renvoie à une opposition fondamentale, épistémologique et historique, qui oppose dès "l'origine" Aristote à Platon. La méthode dialectique peut être qualifiée d'anagogique, car elle cherche à remonter de la multiplicité vers l'unité, sorte de retour à l'originaire. De ce fait, tout énoncé particulier n'est jamais qu'une conjoncture, une hypothèse, que l'on examine, que l'on interroge, que l'on met à l'épreuve. Le questionnement tout comme l'objection constituent l'activité critique - étymologiquement : passer au crible, passer au tamis - qui permet de saisir l'ampleur et la limite de cet énoncé ; dès lors ce dernier devient un simple échelon pour tenter de cerner une hypothèse "supérieure" susceptible de rendre compte de ce qui découle d'elle. Selon la métaphore platonicienne, ce que nous pensons n'est qu'image du vrai, un vrai inaccessible qu'il s'agit pourtant de chercher et creuser sans relâche, sans jamais croire y être arrivé. En cela l'hypothèse reste une hypothèse, elle n'aura jamais d'autre statut que celui d'instrument éphémère et fragile de la pensée, simple miroir imparfait de l'anhypothétique. L'hypothèse est une icône, qui reflète ce qui la transcende, plutôt qu'une idole, que l'on révère et adore. Et lorsque l'esprit finit par buter sur des concepts limites, comme le vrai, le beau, l'unité ou le bien, il devient incapable d'en déterminer la nature précise, qui lui échappe. Il ne peut que travailler ces concepts et se laisser travailler par eux : ils sont les déterminants et les limites de sa pensée et de son être, toute représentation particulière que l'esprit singulier pourrait énoncer serait nécessairement partiale et partielle, biaisée et réduite. La pensée préoccupée par la vérité est donc condamnée à une sorte de mouvement perpétuel, à l'incertitude de l'âme et à son trouble, posture terrible si ce n'était qu'elle pouvait, telle une sorte d'Ulysse réconcilié, trouver son bonheur dans le no man's land de cette quête sans fin.

La méthode démonstrative, ou hypothético-déductive, tend au contraire à transformer le statut initial de l'hypothèse en un postulat, à partir du moment où les conséquences examinées, bien que choisies arbitrairement, ou d'une façon qui comportera toujours une part d'arbitraire, tendent à confirmer l'hypothèse énoncée. Nous entendons ici arbitraire en ce double sens de ce qui n'est pas fondé en raison, comme de ce qui est fondé sur une raison partielle, tronquée et nécessairement orientée. Ainsi, tant la raison mathématique que la raison expérimentale se projettent naturellement vers une terminaison, vers une fin qui conclut de manière satisfaisante, agréable pour l'esprit du sujet, en fournissant "la bonne réponse". Cette dernière confirme, rassure, certifie, et de ce fait l'heureuse hypothèse devient bientôt pratiquement indélogeable, dépositaire de confort et de certitude. C'est son utilité qui dès lors intéresse, non plus sa vérité, et à toute fins utiles l'hypothèse devient ainsi un postulat. Certes la science, en particulier en sa dimension technique, se préoccupe avant tout d'opérativité et d'efficacité, critères qu'il ne saurait être question de sous-estimer, car ces paramètres représentent une facette importante du critère de vérité. Ils peuvent donc constituer la légitimité et la substance d'une pratique. Mais en même temps, la nature pratique de cette forme de pensée ne saurait non plus être érigée en un quelconque absolu, comme Popper, Wittgenstein et d'autres ont tenté de le souligner. Qu'un ensemble de propositions se confortent et se supportent mutuellement, produisant un ensemble cohérent, constitue une occurrence tout à fait intéressante de pensée, qui comporte certainement sa part de vérité, mais à partir du moment où cette construction est érigée en absolu, perdant ainsi son statut problématique, la porte est laissée ouverte à toutes les rigidités et tous les dogmatismes. Le principe de falsification de Popper, par lequel ce philosophe distingue pensée religieuse et pensée scientifique, nous paraît un exemple de cette tentative historique de la philosophie de questionner le concept d'évidence. Alors que Socrate nous met en garde contre ce concept et ce qu'il représente, Aristote, en fondateur d'une science soucieuse d'opérativité commence ses démonstrations par une sorte de "Il est évident que..." qui permet de fonder un système tout à fait recommandable pour ne pas dire totalement fiable. Nous ne sommes plus dans le "Si ceci, alors cela", mais dans le "Ceci, donc cela". Il ne faut donc pas s'étonner si le "cela" vient conforter le "ceci". La simple occultation du "si" fait toute la différence. Nous pouvons aussi penser ici au concept de "conjecture" avancé par Nicolas de Cues, pour qui toute pensée n'est jamais qu'une pensée momentanée, un moment de pensée. Les conjectures ne représentent pour lui que les efforts successifs et nécessairement imparfaits de la pensée humaine pour mesurer la réalité des choses, oeuvre nécessairement inachevée pour accéder à la vérité ou à l'unité. Autre articulation de cette problématique, la hiérarchie platonicienne entre mathématique et dialectique. Chacune de ces deux sciences, de ces deux arts, a ses caractéristiques propres, mais la dialectique est supérieure car elle tente de saisir l'absolu en tant qu'absolu sans se fier à des présupposés qui vicieraient sa démarche, tandis que les mathématiques ne se soucient guère de remettre en question ses présupposés, occupées qu'elles sont à résoudre des problèmes, voire à les trouver.

Sur un autre plan, l'enjeu dans ce débat est l'oscillation entre la dialectique comme art de la discussion et la dialectique comme outil d'accès à la vérité. Pour Platon, le dialogue devient le moyen par excellence d'accéder au vrai. Aristote, au contraire, fera régresser la dialectique au stade réducteur de simple art de la discussion correcte, utile lorsque l'on ne connaît pas l'essence véritable de l'objet en discussion, sorte d'échange discursif sur le probable ou le possible, en opposition à une "science du certain". De ce point de vue aristotélicien, la démarche scientifique reste nettement plus fiable et utile. Cette dernière tente de déterminer l'identité d'une entité en dégageant progressivement ce qui empêche d'accéder à une détermination du particulier, tandis que la dialectique replace le particulier dans un contexte élargi qui modifie la donne et en problématise la nature. La dialectique ouvre l'identité sur ce qui la dépasse, elle invite à l'aliénation de cette identité, par le biais d'une altérité constitutive de cet être lui-même. Elle met au jour la genèse de l'entité, ce qui la relie à son fondement, aussi insondable que soit ce dernier. Il se trouve là une critique de la démarche hypothético-déductive, car en dépit de la reconnaissance de l'utilité de celle-ci, comme on le voit par exemple en mathématique ou en physique, on s'aperçoit que nécessairement la perspective critique y est quelque peu abandonnée. Les énoncés de base une fois confirmés dans certaines de leurs conclusions, ne sont plus jamais ou moins naturellement remis en question. Non pas que cette relativisation ou cette remise en cause soient formellement interdites, bien que cet interdit soit souvent observé dans l'histoire des sciences, mais simplement parce que l'attitude face aux énoncés est relativement complaisante : sans se l'avouer, l'esprit est surtout en quête de certitudes.

Plus tard, Hegel en viendra à établir que la dialectique est le cheminement contradictoire de la pensée, qui consiste à sublimer toute idée rencontrée, par un processus simultané de négation et d'affirmation, d'aliénation et de conservation des idées. La pensée n'arrive jamais à son terme, tout ce qu'elle produit n'est jamais qu'une médiation, dans une quête de l'absolu. Sur ce dernier point, se distingueront ceux pour qui cet absolu est accessible et ceux pour qui c'est une contradiction de principe.

L'illusion de la certitude

La perspective dialectique change bien évidemment le statut de la parole. D'une part, comme nous venons de l'étayer, il ne s'agit pas d'arriver à de quelconques certitudes, aussi fondées soient-elles, par le biais d'un quelconque raisonnement, ni non plus par des observations ou des expériences. A fortiori, de la même manière, la parole n'est pas non plus l'expression de nos convictions, cet autre type de certitudes, celles-ci étant plutôt fondées sur le ressenti d'une simple subjectivité, sur la sincérité. Mais alors, en quoi consiste cette parole dialectique ? Quelle est sa nature ? Quelle est sa fonction ? Proposons l'idée qu'il s'agit d'une parole d'interrogation et d'examen, raison pour laquelle le questionnement y joue une place si importante. Mais là encore il s'agit d'examiner l'intention qui caractérise la question, ce qui influe sur la nature de la question ainsi que sur l'attitude du questionneur. Une question est une demande, on y attend quelque chose. Or qu'attend-on ? Aussi bizarre que soit ce phénomène, la plupart des questions courantes sont des questions rhétoriques : le questionneur connaît déjà la réponse. Il questionne pour avoir une confirmation de ce qu'il sait déjà. Ce sont les différentes formes de ce que l'on peut nommer les "questions de professeur". Ou bien il questionne pour vérifier ce que sait son interlocuteur, ou encore uniquement pour montrer que son interlocuteur est ignorant contrairement à lui. Et quand il ne sait pas, il fait réellement confiance à son interlocuteur, et il prendra pour argent comptant ce que ce dernier - sage ou savant - énoncera : on attend de lui des vérités incontestables. Dans ces différents cas de figure, la certitude est déterminante. Que ce soit une certitude vis-à-vis de soi-même ou vis-à-vis d'autrui, qu'elle soit a priori ou a posteriori, elle prédomine dans les échanges. C'est aussi ce que l'on nomme le savoir, qui contient implicitement dans son emploi courant la connotation de certitude. À tel point que très souvent, affirmer "Je ne suis pas sûr" signifie "Je ne sais pas", comme si le fait de douter empêchait de manière rédhibitoire le savoir. Attitude qui bien entendu exclut d'emblée le principe d'un savoir conçu comme un ensemble conjectural.

La parole dialectique relève d'un tout autre état d'esprit que celui du "savoir". On pourrait dire que le savoir est remplacé par la pensée, le résultat par la mise en oeuvre. Déjà, la dialectique est assimilable à un jeu. Quand bien même il ne soit pas exclu de gagner quelque chose, ne serait-ce qu'une éphémère victoire, l'important est de se mettre à l'épreuve. De surcroît, ce que l'on a principalement gagné, une bribe de vérité, une intuition, une nouvelle perspective, peut être remis en cause à tout instant. On peut même dire : "est" remis en cause à tout instant. Car sans la production ou le surgissement de nouveaux interstices, de revirements, de problèmes, le dialogue s'enlise, il devient ennuyeux : il pontifie ou bien frustré, il s'énerve. C'est d'ailleurs ainsi que Platon distingue l'éristique du dialogue philosophique. Le premier est un combat où l'on cherche avant tout la victoire, et le sophiste qui la pratique ressemble au philosophe comme le loup ressemble au chien, tandis que le second est une quête inlassable de vérité.

Ainsi le frottement à la réalité, c'est-à-dire à ce qui est autre - pas uniquement à autrui - être, phénomène, idée ou objet, est une nécessité. Il n'est pas simplement la condition, comme dans la demande d'informations, il n'est pas simplement le but, comme dans l'enseignement, il est les deux à la fois. Tout se passe dans la rencontre. C'est ce que revendique aussi le concept de "partage", à la mode ces jours-ci, sauf que ce dernier n'implique aucune valeur ajoutée conceptuelle, uniquement psychologique ou relationnelle. Tandis que la parole dialectique à la fois s'énonce - voire s'exprime - et se construit nécessairement dans la relation, parce qu'elle est critique, quand bien même il s'agit d'une relation critique à elle-même. Elle est sans cesse en branle, mais se risque néanmoins à se poser : elle affirme carrément et sans arrière-conscience, sans cette fébrilité caractéristique de la parole inquiète qui craint en permanence de se tromper. Cette dernière ne s'assume pas, elle préfère le chaos et le flou qui la protègent d'avoir à répondre d'elle-même : elle ne veut pas se sentir obligée de rendre des comptes. Elle ne souhaite laisser aucune prise au contradicteur. La parole dialectique au contraire assume sa finitude et énonce des propositions déterminées qui ne s'escamotent pas dans l'allusif et l'ambigu. D'ailleurs, toute bribe de la parole dialectique n'est guère en soi dialectique, elle n'est qu'un moment, celui d'une affirmation ou d'une négation, d'une question. Elle philosophe à coup de marteaux, selon l'expression de Nietzsche, en frappant les concepts comme l'on frappe une cloche, pour voir le son qu'elle rend. Et si ce dernier critique la dialectique pour son côté laborieux et sa tentative d'échapper à la vie ou au monde, ce n'est que pour mieux faire peser la charge de la proposition simple et paradoxale, comme le montrent judicieusement ses aphorismes. Il nous semble que trop souvent on ne perçoit pas dans le dialogue socratique le drame qui s'effectue à l'instant même, sous nos yeux, pour s'obnubiler de l'objet de la quête, dans le fond sans intérêt réel, comme le montrent les dialogues qui finissent en queue de poisson, ou n'hésitent pas à traiter de choses insignifiantes. Les transcendantaux, ces concepts qui bornent l'être et délimitent notre pensée, plus qu'une réalité à saisir, opèrent comme un révélateur du locuteur, le véritable sujet : en tentant de définir les termes en jeu, le sujet se définit lui-même. Le sujet devient le véritable sujet : l'objet. En soi et pour soi, dirait Hegel. Celui qui pense devient celui qui est pensé. La conscience est au rendez-vous. Sinon, pourquoi celui qui s'est échappé de la caverne pour apercevoir le bien-vrai tel qu'il est, après un moment d'hésitation reviendrait-il parmi les siens, au risque, sinon avec la certitude d'y trouver la mort ? Non pas par souci moral ou même éthique, mais parce qu'il n'est pas possible de ne pas jouer le jeu. Et si dans l'affrontement la vérité émerge, il s'agit surtout de la vérité du sujet, de l'émergence du "Connais-toi toi-même", ce qui explique pourquoi ses interlocuteurs académiques se fâchent, trouvant cette manière de discuter absolument inadmissible.

Dans la perspective dialectique, la parole a une intention. Comme dans toute prise de parole. Mais il se trouve une différence fondamentale : dans la conscience de cette intention. La parole qui cherche à s'exprimer est totalement spontanée : elle ne sait pas pourquoi elle s'énonce. Quête d'attention ou de reconnaissance, tentative de séduction, désir d'être rassuré, tout se mélange et cette parole tend plus que toute autre à nier ou cacher ses propres intentions dès que par chance elles sont annoncées. Sorte de pudeur instinctive de la subjectivité qui veut avancer voilée, ne serait-ce que parce qu'elle ne souhaite pas montrer la banalité de sa propre nudité. Soit elle se veut naïve, dépourvue de toute arrière-pensée : "Je le disais juste comme cela". Soit elle se veut profonde et complexe : "Non, c'est autre chose, c'est plus compliqué que cela". La parole qui demande prétend au contraire savoir ce qu'elle veut, puisqu'elle demande. Mais si on lui demande de rendre plus avant des comptes, par exemple en fournissant la raison de sa question, en explicitant ce qui anime sa demande, elle offrira une fin de non-recevoir. Par exemple à "Pourquoi poses-tu cette question ?" elle répondra bien souvent "Parce que je voudrais savoir" ou bien "Parce que je suis curieuse". La question posée doit donc être prise comme une sorte d'évidence, tout comme le désir de savoir de celui qui se qualifie comme une personne curieuse. Et même parfois lorsque l'explication s'approfondit quelque peu, elle est toujours fixée sur l'objet recherché, par exemple son utilité. Quant à la parole docte, au discours scientifique, elle veut surtout asseoir son emprise sur le monde, s'assurer d'un statut inébranlable.

Se confronter à l'autre

L'art de la discussion philosophique, la dialectique, part du principe que l'on pense à travers l'autre : l'autre est la condition même de la pensée, voie d'accès à la vérité. Non pas parce qu'il détient la vérité, mais parce qu'il est capable de vérité, potentiel de vérité. Il est vérité potentielle et non pas vérité en acte, pour utiliser Aristote. Mais à travers la confrontation, la vérité devient action, substance vive de la pensée. Le sujet peut se voir agir, il accède à lui-même, s'il le veut bien. Mais bien souvent le locuteur répugne à cet effet miroir, crainte ou pudeur. Comme dans tout exercice, physique ou autre, l'individu découvre sa maladresse, il fait l'expérience de sa fragilité, il se sent facilement ridicule ; la tentation est forte de condamner le porteur de mauvaises nouvelles, de lui en vouloir. Par association d'idées, ce miroir de l'être devient la cause de la douleur, l'origine de cette souffrance qui serait nouvelle si ce n'était justement qu'elle faisait écho à une fracture originaire maintes fois éprouvée. Subrepticement, une lumière s'infiltre, qui rappelle qu'il s'agit là de ce talon d'Achille que l'on met depuis si longtemps tant d'effort à protéger, voire même à oublier. Comment pourrions-nous supporter une rencontre où l'on touche directement ce point névralgique, sans amabilités ni concessions, uniquement parce que le présupposé d'une telle discussion est l'amour de la vérité ? L'autre est rapidement accusé de nous en vouloir en agissant ainsi : il rompt les codes sociaux établis, il transgresse les règles d'une hygiène morale de base qui interdit d'aller plus avant, celle qui fait que les invités restent dans la salle à manger et ne pénètrent pas dans la cuisine. On lui en veut pour un comportement aussi agressif, pour une telle violence. Sans s'apercevoir que la violence est entièrement dans le regard que l'on porte à ce moment précis, ou dans la résistance, brusque et instinctive.

Ce moment de violence, ou de violence ressentie, d'agression perçue, est difficilement évitable. Il ne saurait en fait être évité : il est le signe ou la manifestation d'une vérité en acte, d'une vérité opératoire. Comment en effet pourrait-on supporter de se voir tel que l'on est ? Il faudrait une grandeur ou une force d'âme inouïe pour assister sans ciller à un tel spectacle : le spectacle de soi, mis en perspective. Même lorsqu'il s'agit d'autrui nous ne pouvons nous empêcher de ressentir de la pitié, de la compassion, de la déception, de la haine, de la crainte. Alors qu'en est-il de nous-même ! De se voir soi-même ! Alors que nous sommes condamnés à nous-même, sans espoir de rédemption. Pire encore lorsqu'il y a espoir, car c'est le présent tout entier qui nous devient insupportable. Mieux vaut encore ne rien espérer.

Pour s'en sortir, non sans raison, des codes sociaux ont été érigés, selon un schéma plus ou moins variable, mais où l'on retrouve tout de même certaines constantes. Elles tournent autour de l'obligation du non-dit, d'une contrainte de parole indirecte au point d'être hors sujet, une règle éthique qui se nomme respect, ou un terme équivalent. Rapidement, sans que l'on en soit généralement conscient, ce concept de respect érige en tabou la parole vraie. Tout est fait pour éviter autrui. Que ce soit en ne lui parlant pas, en trouvant merveilleux tout ce qu'il énonce, en usant de formules toutes faites en guise de protocole - par exemple le "cher collègue" si précieux dans le monde académique - par la recherche de complicités diverses ou à travers ce terme terriblement actuel de "convivialité". De par ces règles et convenances, à tout instant nous risquons l'accusation du "ad hominem". Ce qui est sous-entendu est une sorte d'injonction : "Parle à mon discours, mais surtout pas à moi !". Pas question de convoquer le sujet ! Pas question de convoquer l'être ! Le sujet empirique est sacré : il a eu trop de mal à se constituer, il ne va pas se laisser dissoudre, percer ou même troubler sans rien dire. Il se cramponne et ne lâche guère prise, bien qu'il sache bien, au fond, pas si loin, que tout cela est fort illusoire. Sans quoi il aurait plus confiance, il ne serait pas déstabilisé aussi facilement.

La parole comme interpellation

Lorsque la parole demande, lorsque qu'elle questionne, cela ne pose pas réellement de problème. Ce qui est interdit, ou tabou, c'est d'interpeller quelqu'un, d'interpeller autrui, voire de s'interpeller soi-même. En fait on peut questionner ou se questionner à propos du monde, mais pas questionner ou se questionner à propos de soi. Et lorsqu'on le fait, c'est uniquement sur des éléments narratifs, des aspects de l'être qui ne portent pas fondamentalement à conséquence. Toute occasion est bonne pour raconter ses petits mythes personnels, travaillés et retravaillés au fil du temps , jusqu'à concocter de jolies histoires, bien lisse et pleine de rebondissements. On est censé se laisser bercer, rire ou frémir aux bons moments, et applaudir à la fin. Or s'il est question de vérité, il s'agit bien d'interpeller, pas seulement comme l'on hèle bruyamment quelqu'un dans la rue, ou lorsqu'on parle à son interlocuteur de manière virulente, mais aussi comme le policier, en arrêtant celui qui nous semble commettre une infraction, comme le fait couramment Socrate, au risque de heurter les bonnes âmes, les humanistes et les démocrates.

Que nous demande-t-on pour vivre en bonne société ? Pas grand-chose. Simplement d'accepter le discours tout fait, prêt à consommer et complaisant. Et si jamais s'imposent à nous des questions qui touchent en un point névralgique, en un lieu où le bât blesse, nous fabriquons ces explications qui nous donnent bonne conscience, une histoire ou un discours où nous ne nous en sortons pas trop mal, où l'image est sauve. Une des stratégies les plus courantes est le rejet de la question cruciale, rejetée comme n'étant pas la bonne question. "Je ne dirai pas les choses ainsi" ou "Je préfèrerais d'autres mots" ou encore "Le problème n'est pas celui-là". On trouve toutes sortes de stratagèmes pour ne pas répondre à la "bonne question", en esquivant avec la plus grande sincérité du monde.

Dans cette veine, il est de mise depuis un certain temps, en particulier chez les pédagogues, de distinguer la personne et son discours. Lorsqu'une personne se sent blessée par une critique, on lui dit gentiment, en guise de consolation : "Cela n'a rien de personnel. Ce n'est pas toi qui es critiqué, mais ce que tu dis, ou ce que tu fais." Certes, une telle protection du sujet empirique peut avoir un certain intérêt, en particulier s'il souffre d'une certaine fragilité. Cela pourra en un premier temps atténuer sa susceptibilité. Mais trois critiques pourront être formulées envers un tel positionnement. La première est que toute façon la personne dont la parole est critiquée, en dépit d'une acceptation temporaire du discours lénifiant qui lui est offert, sent bien ou comprend bien, que le son et les échos de sa propre parole rejaillissent sur elle. Car c'est bien de son être que jaillissent ces mots, et en fin de compte, il lui sera toujours demandé de rendre des comptes sur ce qu'elle a énoncé : c'est à partir de ses propres paroles qu'elle sera sanctionnée dans un sens ou dans l'autre. Elle s'en apercevra surtout lorsque les paroles comporteront un enjeu plus conséquent, condamnables par la bienséance, par la morale ou par la loi, et qu'il ne viendra en ce moment à l'idée de personne de lui dire que ce n'est pas elle mais ses paroles qui éprouveront la réprobation générale. La deuxième critique porte sur la tentative de dédouanement de la pensée qu'implique une telle position. Car si nous admettons la parole comme lieu privilégié ou constitutif de l'être, nous ne saurions accepter une telle banalisation de l'énoncé, en lui accordant ainsi un statut quasiment accidentel ou fortuit. Cela justifierait l'expression "J'ai parlé juste comme ça" si souvent utilisée pour éviter d'examiner d'un regard critique ce qui a été dit. Ce n'est pas tellement la tentative de désacralisation de la pensée qui nous préoccupe ici, mais celle d'une pensée paresseuse qui se protège en s'économisant un travail d'archéologie, qui n'appréhende plus la quête de sa propre genèse. Le principe que toute parole est toujours le reflet d'une architecture, qu'elle véhicule non-dits et présupposés qui procurent sens et richesse à l'énoncé ou à son absurdité, nous paraît indispensable si nous prétendons entretenir un dialogue digne de ce nom. Notre troisième critique porte sur l'absence du corps à corps avec soi-même que devraient pourtant impliquer l'énoncé d'un discours et l'écoute de soi-même. Une parole sans sujet, une parole dépourvue d'être, une parole qui ne s'engage guère et ne fait plus lien est une parole creuse. Car si la parole a du souffle, c'est qu'elle est portée par un sujet, or si celui-ci ne songe qu'à se retirer, la parole nécessairement s'en ressentira. Il en va de la parole comme d'un geste physique : elle porte si elle est supportée, si engagement il y a. Ainsi, à cause du manque de crédibilité de l'argument psychologique, de la justification d'une pensée paresseuse, ou d'un désengagement du sujet, tout conspire à une parole mièvre et en même temps prétentieuse. Car dans le fond, ce qu'il y a de commun entre ces deux prétendus opposés, le "parler juste comme ça" et à la "parole qui sait", est un refus de l'ébranlement du sujet, un désir d'ancrage inamovible et de certitudes intouchables. L'opinion vulgaire pas plus que l'opinion docte n'invitent quiconque à une rencontre substantielle, c'est-à-dire à une mise à l'épreuve. Chacun veut rester sur son quant-à-soi, nul n'est autorisé à s'inviter chez autrui. C'est ainsi que la politesse s'érige comme le principe par excellence qui régit les rapports sociaux. Nulle transgression ne saurait en être acceptée : même la vérité - si ce n'est surtout elle - est soumise à ce pacte social.

La fragilité de l'être

Pourquoi parlons-nous ? Instinctivement, nous savons que nous parlons pour exister, pour exister tout simplement, ou pour exister un peu plus, pour surexister. Sans la parole, il nous manquerait quelque chose d'important, de fondamental, d'essentiel, ce qui signifie aussi que sans parole nous n'existons guère. Ceci implique que notre existence est en jeu dans cette parole, et en ce sens le rapport que nous entretenons avec elle prolonge bien les soucis qu'entraîne le fait de notre animalité. Car tout être vivant désire survivre, persévérer dans l'être, avec pour conséquence que tout être vivant est hanté par la mort, par sa propre destruction, fût-elle totale ou partielle. Nous sommes menacés ou assaillis par la finitude sous toutes ses formes : la souffrance, le manque, la crainte, la menace, l'insécurité, etc. Et ce qui se décline principalement sous forme physique chez l'animal se transpose très naturellement sous forme morale chez l'homme. Comme le distingue Sartre, Le "être-en-soi" devient un "être-pour-soi", avec diverses conséquences : la conscience, en amplifiant - ou en inventant - la perception du danger, fait toute la différence. L'être humain est en un sens plus fragile, car il n'est pas uniquement menacé dans l'intégrité de son être physique, mais dans l'image qu'il projette, dans cet être virtuel qu'il se fabrique de toutes pièces : la morale, la pensée, l'esprit, sorte d'hologramme qu'il doit donc protéger. Autant de termes qui nous renvoient à l'artifice de la culture, à cette nature au-delà de la nature qui bien souvent oublie ou méprise la nature sans s'apercevoir en même temps qu'elle n'en est que la projection.

Ainsi nous nous étonnons de ces oiseaux qui au moindre bruit, au moindre mouvement qu'ils perçoivent, s'enfuient à tire d'aile. Mais qu'en est-il de ces humains chez qui toute parole, ou presque, n'est rien d'autre qu'une tentative de justification, totalement instinctive : à la moindre menace, il s'interpose, coupe la parole, réagit vivement ou "rebondit", pour employer le mot à la mode, bref il proteste vigoureusement face à ces innombrables paroles qui lui paraissent insupportables ou inacceptables. Et même lorsqu'il parle posément, que cherche-t-il ? Avoir raison, prétendre détenir la vérité, paraître quelqu'un de savant ou d'intelligent, se voir comme une bonne personne. Autant de raisons d'être qui ont sans doute leur légitimité, qui constituent indéniablement des moteurs existentiels pour chacun d'entre nous. Mais autant d'obsessions qui nous font parler de manière mécanique, sans que nous ne le suspections le moindrement, surtout pour notre propre personne. D'autant plus que remplis d'incertitudes quant à notre capacité d'être à la hauteur de nos propres espérances, nous cherchons en permanence à nous rassurer dans le regard d'autrui.

Alors nous abordons le voisin, nous lui parlons, dans l'attente de ce petit quelque chose dans ses yeux, dans sa voix, qui nous montrera que nous sommes dignes d'intérêt. Nous racontons nos petites histoires, nous expliquons ce que nous avons fait, nous justifions nos décisions et nos actes, nous faisons part de nos désirs et de nos volontés, nous révélons même les pires aspects de notre personnalité, quitte à les enrober afin de les rendre acceptables, du moment que nous sommes au centre des choses, du moment que nous nous valorisons à l'ombre de la conscience d'autrui. Tout est bon pour obtenir cette présence, et de là découlent ces innombrables procédures, engrenages et automatismes plus ou moins ritualisés qui président à la vie en société, qu'ils opèrent dans un cadre formel, comme les institutions, ou un cadre naturels, comme la famille. Mais quelle que soit la modalité ou le contexte, nous recherchons la compagnie de nos semblables, car déjà, en soi, être avec les autres représente une forme de confirmation de notre légitimité, une acceptation avouée de notre être.

Rien de pire que l'ostracisme, cette mise à l'écart d'autrui, où nous nous retrouvons face à nous-même, face au regard le plus implacable de tous. À moins de craindre tellement le regard d'autrui, de le trouver si insatisfaisant ou décevant, qu'il vaut encore mieux se retrouver seul. Il en va ainsi pour ceux qui redoutent le jugement sur leur propre parole : ils préfèrent se taire. Ils éviteront toute déconvenue. Ils pourront entretenir sans être dérangés le phantasme intérieur de leur toute-puissance ou de leur perfection, vestales ingénues ou perverses. Car nul ne peut se douter de la plénitude de leur être, personne n'est à même d'en percevoir la profondeur ou la perfection. Et l'on sera surpris, le jour où par accident, ou forcée, cette parole jaillira : derrière la façade de la timidité nous percevrons le mégalomane caché. Sans l'ombre d'un doute, il révèlera sur lui-même les prétentions les plus surprenantes, les revendications les plus inouïes. Ce phénomène est au demeurant tout à fait courant, car l'âme humaine recèle en son sein les espoirs les plus extraordinaires, les plus fantasques ou les plus excessifs, qui comme nous l'avons déjà dit, donne une raison d'agir et d'être à l'existence, mais qui plus encore servent à la fois de baume et de palliatif à l'âpreté du quotidien. D'ailleurs, bien souvent, comme nous continuons à le rencontrer de manière toujours aussi surprenante dans notre travail, l'être humain tend fortement à prendre ses désirs pour des réalités. À force de penser à ce qu'il voudrait être, il finit par croire en ses rêves et les prend pour acquis, un peu comme ces maniaques du jeu vidéo qui s'attendent à ce que les personnages du monde matériel réagissent comme ceux de la virtualité. Ainsi cette parole sincère qui se croit ou se prétend vraie ou objective témoigne de la prégnance du rêve plus que d'un quelconque réalisme. Dès lors elle peut légitimement être assimilée à une fonction d'exorcisme. Peut-être après tout qu'en prononçant les mots adéquats le phénomène invoqué aura lieu. Sorte de retour - ou de relation jamais abandonnée - à une parole magique, où les mots ont en eux-mêmes un pouvoir, d'évocation, d'invocation, de convocation. On remarquera que bien souvent, par défaut d'argument ou par superstition, en guise de discours le locuteur se contente de répéter de façon insistante son propos initial dans le but de le faire accepter, ou de s'en convaincre lui-même. Ou bien, comme Blaise Pascal l'avait remarqué, l'argumentation est facilement remplacée par une simple charge émotionnelle supplémentaire. Nombreuses sont les formes argumentatives qui n'en sont pas, comme l'ajout des adverbes (vraiment, absolument, honnêtement), les attestations de sincérité, les "promesses" de vérité, les recours au nombre (tout le monde le sait), l'appel à la complicité (tu le sais aussi bien que moi) ou autres justifications de même acabit.

L'illusion du "Pourquoi ?"

Néanmoins, au-delà des arguments fallacieux, examinons un instant cette insistance à convaincre ceux qui l'écoutent, manifestée par bien des locuteurs. Certes, bon nombre de discours se contentent de rester sur le mode assertorique, mais dès qu'il s'agit de dépasser cette simple énonciation des opinions, on passe en général à la dimension argumentative. À tel point que bon nombre de praticiens philosophes, tellement réjouis de ce "saut qualitatif" de la parole ou de la pensée, se contentent de cette compétence pour justifier d'une pratique philosophique. Parfois ouvertement et explicitement, mais plus souvent par la réalité de leur travail, telle que l'on peut l'observer. Ce phénomène a une autre raison prévisible : la question "pourquoi" est la plus simple à poser. Ainsi, très naturellement, les enfants qui sont invités à poser des questions, fréquemment posent les deux mêmes : "Pourquoi tu dis ça ?" et "Qu'est-ce que ça veut dire ?". En fait, les deux reviennent au même : ce sont des questions d'explicitation, l'une en demandant la raison de la prise de parole, l'autre en demandant la signification des termes utilisés. On peut les poser à tout instant, n'importe quand, sans même avoir à écouter ou comprendre ce qui est dit.

L'enfant de quatre ou cinq ans a bien compris ce principe, qui poursuit un de ses parents en lui demandant "Pourquoi ceci ?" ou "Pourquoi cela ?". En général, lorsqu'on lui répond, il fabrique une nouvelle question en rajoutant le mot "Pourquoi" devant la dernière proposition énoncée. Il a saisi le principe de transformer une affirmation en question, il en use et en abuse. À la fois parce qu'il découvre le pouvoir intellectuel de la question, qui provoque des effets intéressants sur l'adulte, à commencer par l'embarras de ne pas pouvoir répondre - cet embarras pouvant même devenir source d'énervement - mais aussi le pouvoir psychologique, celui d'attirer de manière facile l'attention de l'adulte sur sa petite personne. Ceci n'est pas pour minimiser l'importance cognitive de la découverte du "Pourquoi", mais au contraire pour en amplifier les enjeux en montrant la dimension dialogique de l'exigence que ce terme implique. Dans cette perspective la découverte est cruciale. Les mots ont un pouvoir ; l'enfant le savait déjà intuitivement sur le plan psychologique, il le découvre sur le plan cognitif : il oblige l'autre à se confronter à lui-même, à confronter sa propre ignorance. Lorsqu'un enfant de cet âge découvre que l'adulte n'est plus tout-puissant et que lui-même peut participer à la mise en oeuvre de cette "désacralisation", il prend part à une expérience fondamentale, à la fois existentielle et d'une certaine manière métaphysique : la découverte du principe de finitude, la limite, entité constitutive de l'être. Il est donc normal qu'il tente de réitérer à plus soif cette expérience "inouïe".

Bien qu'il ne soit pas interdit de simplement jouer le jeu dans la répétition de ce geste inaugural, nous proposons néanmoins que le parent transforme cet essai pour inviter l'enfant à aller plus avant dans son évolution psychique. Ceci pour deux raisons. La première est pour éviter que l'enfant ne devienne une sorte de caricature de lui-même, un petit bouffon, en utilisant le "Pourquoi" uniquement comme un moyen d'attirer l'attention. La seconde est que dans ce schéma, l'enfant se maintient dans un état de minorité, ou encore de consommateur, où il dépend de l'adulte pour savoir quoi penser. La pensée, en sa dimension d'autonomie, est souvent occultée par le savoir, d'une provenance plutôt externe, plus spécifiquement d'une autorité établie : parentale, enseignante, médiatique ou livresque. Il s'agit dés lors d'une transmission d'information et non d'une invitation à produire des idées. Or pour découvrir la pensée ou se réconcilier avec elle, il s'agit que l'enfant ait aussi - ou découvre - un pouvoir d'émission : le droit et la capacité de produire des idées. Sans compter que s'émousse au fil du temps en son opérativité une découverte dont l'utilisation ne fait que se répéter mécaniquement : pour le parent, qui s'agace ou ne souhaite plus répondre à cette liste infinie de "Pourquoi", pour l'enfant, qui finira par s'y ennuyer et ne profitera plus de cette découverte fondamentale. Le "Pourquoi" risque alors de réapparaître uniquement comme un terme agressif utilisé lors de situations conflictuelles. Ce dont on s'aperçoit lorsque l'on observe à quel point ce terme interrogatif indique dès lors un reproche. Ainsi, si l'on demande à l'enfant de dix ans qui pose un geste "Pourquoi fais-tu cela ?", soit il interrompt ce geste, soit il tente de se justifier plutôt que de répondre à la question en elle-même. C'est le statut même du principe de la question qui devient suspect : toute question est de fait une accusation.

Pour éviter ce phénomène de corruption de la pensée, nous suggérons deux stratégies. La première est d'inviter l'enfant à répondre en premier par lui-même à la question qu'il vient de poser. Il répondra peut-être qu'il ne sait pas, bien que souvent, à l'instar de ses parents ou des enseignants, il pose des questions rhétoriques, dont il connaît déjà la réponse. Pour se rassurer ou pour engager la conversation, voire pour vérifier ce que savent ses interlocuteurs, principe de la "devinette". Maintes fois il répondra "Je ne sais pas". Et c'est précisément là que le parent doit être conscient de la distinction entre savoir et pensée. Car même si l'enfant demande "Pourquoi elle avance la voiture?" et qu'il n'y connaît strictement rien en mécanique, on peut tout de même lui demander de produire une hypothèse, en "forçant" la résistance de cet aveu de non-savoir, quand bien même cette hypothèse serait de nature magique, fantaisiste ou phantasmatique. Cela n'empêche pas l'adulte, en un second temps, de fournir une explication "scientifique", une hypothèse plus établie, mais l'établissement de ce premier moment qui lui est réservé permet à l'enfant d'apprendre à se risquer à la pensée, sans trop se soucier du poids de la connaissance, de l'autorité établie et donc de la suspicion d'erreur. Il apprend ainsi à interpréter le monde, à lui donner sens, en se fiant à ses propres moyens. Des moyens que le parent devra apprécier non pas par des critères rigides d'une pensée "officielle", un savoir, mais par rapport à la cohérence des propos émis, de l'intérieur du discours. Hypothèse enfantine qu'il pourra à son tour questionner par une demande d'explication permettant d'en approfondir les éléments et l'ensemble, ou qu'il pourra problématiser par le biais de contre-exemples, initiant ainsi l'enfant à la démarche critique. Bien entendu, l'obstacle principal à cet exercice est la patience, tant celle de l'enfant qui peine à produire des idées que celle du parent qui a "autre chose à faire" et qui préfèrerait "aller droit au but", en se préoccupant uniquement de la "vraie réponse". La pensée, qui se construit en hésitant ou en butant, est certes toujours plus laborieuse que le savoir, qui est soit absent soit déjà là.

Une deuxième technique, plus facile que la précédente, car plus rapide, consiste à accepter de répondre en à l'enfant, à fournir une réponse à sa question initiale, mais s'il redemande un second "Pourquoi", il s'agit alors de lui demander de répéter ou de redire en ses propres mots la réponse à la première question, comme condition d'une réponse à la seconde. Cette technique a pour fonction principale de court-circuiter ce que nous avons nommé la "corruption" du questionnement, réduit à être un simple instrument pour attirer l'attention sur soi. Nous avons trop souvent observé en classe les conséquences de cette corruption. Par exemple, lorsque nous sommes invité comme auteur dans une classe d'enfants de dix ou douze ans, qui ont "soigneusement" préparé des questions pour l'auteur de passage - un grand événement -, nous les voyons qui n'attendent que le moment de poser leur question, sans vraiment en écouter la réponse, sans écouter non plus les questions et les réponses des autres. La question est réduite à fournir une sorte de faire-valoir momentané, à s'octroyer un petit moment de gloire. Aussi, dans ce dialogue avec l'enfant qui demande pourquoi, en s'assurant qu'il écoute les réponses et qu'il les comprend, il s'entraîne à pratiquer une véritable discussion et non pas à simplement solliciter de l'attention, bien que cette dernière requête ne soit pas pour autant dépourvue de légitimité. Mais là encore l'adulte doit s'armer de patience, surtout au début, car il s'apercevra que l'enfant aura parfois du mal à le comprendre. Entre parler sans se soucier d'être compris et parler en s'assurant d'avoir été compris, la différence est grande. On cherche souvent à se faire plaisir et l'on cède à la facilité. C'est pour cette raison que souvent les adultes finissent les phrases des enfants "Ce que tu veux dire, c'est...", et ces derniers n'ont plus qu'à dire "Oui, c'est çà". Dans un cas, le plus courant, la parole est uniquement un moyen de se rapprocher émotionnellement d'autrui ou de partager un moment, dans l'autre, la parole est une véritable rencontre intellectuelle, un corps à corps entre deux esprits, une expérience de l'être à travers l'exigence et la radicalité de l'altérité. Le statut de la parole n'est pas du tout le même.

Argumentation et approfondissement

Revenons à notre critique de l'argumentation. Nous souhaiterions opposer le concept d'argumentation au concept d'approfondissement, distinction que nous avons déjà exposée dans d'autres textes. Nous y revenons dans le cas présent à propos du statut de la parole. Ceci pour deux raisons. La première est que l'argumentation est bien souvent une simple réaction d'autodéfense, instinctive et non réfléchie, la seconde est l'absence de conscience qu'implique un tel fonctionnement. Même lorsque le travail d'argumentation est plus sophistiqué ou plus travaillé, nous pouvons encore y observer une dimension compulsive : celle de se justifier, de prouver que l'on a raison. Là encore, nous pourrons opposer la pensée "scientifique" et la pensée "dialectique", bien que nous pensons qu'une véritable pensée scientifique, digne de ce nom, est bel et bien dialectique. Car dans un cas il s'agit de défendre une thèse, dans l'autre il s'agit de se servir d'une thèse pour se confronter à l'être, à la vérité, à la pensée même, en ce qu'elle a de plus intime, de plus universel et de plus essentiel. La première conception sacralise la thèse ainsi que l'être singulier qui l'énonce, la seconde instrumentalise la thèse, joue avec elle, interpelle le sujet singulier pour le mettre en abyme et lui faire entrevoir un en deçà, un au-delà, une intériorité, une extériorité, autant de dimensions qui a priori nous échappent, nous transcendent, réalité à laquelle nous aspirons si nous l'osons. Certes l'argumentation risque d'être rhétorique, en ayant pour fonction de prouver que l'on a raison. Comme elle peut être philosophique, en approfondissant, puisqu'elle enquête sur les raisons de l'énoncé. Malgré cela, le simple fait de rester sur le même registre de pensée pose problème. Déjà parce que l'approfondissement s'effectue aussi par le décorticage et la mise en pièces de ce qui a été énoncé, qui se nomme analyse. Par le rapprochement d'éléments éloignés ou même disparates qui rend la thèse plus visible : la synthèse. Par la production d'exemples qui concrétisent la thèse et la rendent palpable. Par l'identification des présupposés implicites ou cachés de la thèse. Par l'interprétation de ce qui est dit au-delà du sens immédiat, qui élargit le sens de la thèse. Autant d'actions de la pensée qui fournissent une meilleure compréhension de la thèse et de ses enjeux. En un autre temps, le passage par l'examen critique, au travers de questions et d'objections diverses, que l'on nomme problématisation, en permet une saisie plus riche. Puis la production de concepts permettant de traiter les problèmes ayant émergé, éclaire aussi et rend plus fluide et limpide la thèse.

Ces divers processus mettent à distance à la fois le sujet traité, la thèse énoncée, mais aussi le sujet qui énonce, en introduisant une dimension de dialogue interne, voire de conflit interne, qui pour Platon caractérise la pensée. Il s'agit donc d'insérer un coin dans le rapport du locuteur avec lui-même, ce qui ne s'effectue pas naturellement, bien au contraire. Nous ajouterions même que si ce n'est déjà une habitude acquise, plutôt rare, tant pour l'opinion commune que pour l'opinion docte, ou parfois plus encore pour cette dernière, le sujet résistera violemment à toute tentative de le faire sortir des rails d'une soi-disant argumentation qui est en fait une justification compulsive, jusqu'à devenir hargneuse lorsqu'elle est poussée dans ses retranchements. Et qu'on le veuille ou non, mettre de l'avant l'argumentation mène de toute façon à la loi du plus fort, quand bien même on nomme cela "démocratie" : celui qui manie le verbe avec plus d'agilité a gagné d'avance. Il n'est pas le plus sage, le plus perceptif ou le plus profond, il est le plus malin.

Paradoxes de la parole contrainte

Dans la pratique philosophique, la parole est plus rigoureuse, plus âpre, plus exigeante. Elle porte un sens accru, plus vaste et multiforme. Certes elle est plus artificielle et moins naturelle, mais en même temps elle est plus véridique et moins superficielle. Elle est plus pesée, plus pesante. Elle fait violence - se fait violence - parce qu'elle est contrainte et comprimée, parce que l'immédiateté de l'envie est violentée, mais bizarrement, en un second temps, avec l'apprentissage et l'habitude nouvelle, cette parole sera plus nette et plus libre. Le paradoxe caractérise d'ailleurs ce bouleversement de statut. Par exemple, en acceptant de produire des propositions simples et moins compliquées, plus claires et visibles, en cessant de prétendre au statut d'une complexité qui est en fait de la confusion, en se risquant à une parole drue à tracée au cordeau, elle acquiert de l'épaisseur et de la consistance. En étant moins spontanée et plus dirigée, en étant plus travaillée, en étant moins sincère, elle acquiert de l'authenticité. Parce qu'elle pèse et soupèse, parce qu'elle fait attention et choisit ses termes avec soin, la conscience est au rendez-vous, et dans le temps, lentement, s'élabore une intuition éduquée, enrichie de sa propre expérience. Tout comme le menuisier, qui en son apprentissage calcule minutieusement chaque geste avant de le poser, plus tard laisse à ses propres gestes l'autonomie d'une justesse acquise. Ce qui n'aurait jamais été possible s'il n'avait d'abord accepté d'aliéner sa patience et son désir d'immédiat. La confiance ne s'acquiert qu'en apprenant à se méfier de soi.

De la même manière, paradoxe semblable, le locuteur apprend à respecter autrui en apprenant à ne pas le respecter, ou tout au moins en apprenant à ne pas respecter ce que recouvre bien souvent le terme de respect. Car dans le contexte de la pratique philosophique, la présence de l'autre n'est plus la même, elle n'est plus de même nature. Il ne s'agit plus d'échanger de manière à convenir à l'être empirique qui nous fait face - on n'agit pas pour qu'il se sente bien - mais plutôt d'adresser sa capacité de vérité, la puissance transcendante de son être. Défi d'accepter cette rencontre avec l'autre qui nous demande de faire l'impasse sur nos "envies" et nos "besoins", de mettre de côté ce "souci de soi" qui n'en est pas un : il n'est pas un souci de soi mais un souci de l'image, cette idole que nous nous sommes fabriquée au fil du temps. Le dialogue philosophique a justement comme fonction principale d'ébranler ces rigidités censées nous protéger du néant en nous fournissant une "raison d'être". La logique est en ce domaine un outil puissant. Car s'il n'est nullement question d'astreindre la pensée à un formalisme logique réducteur, il est intéressant et révélateur d'en évaluer les processus à l'aune de cette logique. Dans cette perspective, la logique n'est pas un moule où l'on doit insérer la pensée, elle est une baguette avec laquelle on titille les côtes de la bestiole pour voir comment elle réagit. Elle est le bâton qu'utilise les lutteurs pour confronter leur agilité respective. Elle permet ainsi de déceler les failles, mettre au jour les faiblesses et révéler les interstices. Le discours n'est plus une manière de se montrer en se fabriquant une identité artificielle, il est ce qui permet un accès direct à l'autre, permettant ainsi un rapport plus véritable à soi-même. Contrairement à l'opinion courante, ce n'est pas en se protégeant de la pensée d'autrui mais en introduisant de "l'autre" dans sa propre pensée que celle-ci s'autorise à se penser elle-même, puisqu'elle devient "autre". La logique est d'ailleurs l'autre par excellence, puisqu'elle n'est personne, n'appartient à personne, elle relève du sens commun. Elle incarne de manière appropriée ce principe de réalité, une approximation efficace de l'objectivité radicale, puisqu'elle est censée incarner non pas une opinion particulière mais la condition de possibilité d'un échange et d'une compréhension des idées. Il n'est donc plus question de "respecter" ces préambules, précautions oratoires, propos apologétiques et justificatifs, ou autres paroles phatiques qui produisent une pensée molle et de fait nous isolent d'autrui et de nous-même, pour entrer de plain-pied dans la matière vivante, pour se risquer à la friction des âmes. C'est ainsi, comme le rapportent souvent ceux qui entrent en ces lieux pour la première fois, que la pensée va là où elle ne va pas d'habitude, pour oser dire à voix haute ce que d'ordinaire elle n'ose même pas penser, pour élargir son champ de vision, en ce moment où l'esprit prend soudainement compte de sa propre étroitesse, expérience tout aussi pénible que libératrice et nécessaire. La pensée doit faire attention à tout pour apprendre à ne faire attention à rien, elle doit ne faire attention à rien pour faire attention à tout.

Pour entrer dans un dialogue philosophique, le sujet se doit de devenir un non-sujet, autant que faire se peut. Il doit mourir à lui-même, et ne pas craindre d'inviter son semblable à en faire autant. Il ne doit donc plus prétendre protéger autrui afin de se protéger lui-même. À travers le rythme et la scansion du discours, il se distancie de son être pour mieux en examiner les linéatures et les ratures. Il ose exister, il ose faire exister. Il n'est plus dans la consommation et la complaisance, mais dans l'autonomie de l'être face au sujet, car il refuse tout assujettissement, toute obligation d'être, toute convenance, autant de formalismes qui le ramèneraient à un statut d'objet, de produit, d'un ensemble de réflexes conditionnés. Mais comment cela pourrait-il se faire sans passer par les fourches caudines d'une exigence externe, qu'elle qu'en soit la nature ? La pensée devient Ulysse l'aventureux, elle devient Pénélope la tenace, elle devient l'industrieux Dédale, elle devient Icare le téméraire, elle devient l'inconsistant fils prodigue, plus rageusement elle devient son frère jaloux ou plus sagement elle devient son père. C'est en passant à travers ces grands archétypes que s'ébranle enfin l'esprit.

Sans l'acceptation d'une aliénation, il n'est pas de perte du sujet, il n'est pas de pensée possible. Et contrairement au réflexe commun, celui de l'argumentation, pour penser il s'agit de s'engager. Certes le processus d'argumentation est une forme d'engagement, mais un engagement dans l'empirique, un engagement dans le donné, un engagement mortifère dans le déjà joué. L'engagement dont nous parlons est celui du voyage à Cythère, qu'évoque Baudelaire : " Je n'ai trouvé debout qu'un gibet symbolique où pendit mon image", ou bien le retour à l'originaire d'Hölderlin, bref, le passage par l'infini. Sur le plan pratique, il s'agit de s'engager en travaillant la parole comme le boulanger pétrit la pâte : en la tournant et la retournant, en la malaxant et en l'aplatissant, en la pliant et la repliant, en la creusant et en l'allongeant, autant de gestes qui ont pour fonction d'aérer la matière et de l'assouplir. Il nous semble qu'il s'agit aussi d'aérer et d'assouplir la pensée pour qu'elle pense de manière adéquate, pour qu'elle retrouve sa fluidité, pour qu'elle s'autorise à penser. Le statut de l'être n'est plus le même. À nouveau nous trouvons là le décalage entre une parole qui cherche avant tout à s'exprimer et une parole dont le but est de produire de la pensée, de créer et d'engendrer. Nous pourrions nommer ce travail : "Soigner la pensée", et nous traiterons ce point en un prochain texte.

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