Revue

Un café philo à la campagne

Au mois de mai 2008, le café philo de Pavant, petit village de l'Aisne d'à peine huit cents habitants, soufflait ses quatre bougies. Etonnement et plaisir pour ceux qui s'efforcent de le faire vivre, encouragement à continuer malgré les questionnements qu'il leur pose nécessairement.

Pourquoi organiser un café philo dans un petit village ?

Différentes raisons m'y ont conduite. Tout d'abord mon implication associative depuis plusieurs années dans ce village. Puis la conviction que la philosophie s'adresse à tous, que tout le monde peut philosopher à condition d'être aidé, guidé, pour que l'échange ne se résume pas à un catalogue d'opinions, à des avis non argumentés, à la discussion du "café du commerce". Enseignante en école élémentaire et pratiquant le débat à visée philosophique avec mes élèves, j'ai pensé que les adultes de nos villages aimeraient peut-être trouver un tel lieu d'échange. J'ai évoqué l'idée avec le président du foyer rural local, et le bouche à oreille a fait son oeuvre plus vite que je ne le pensais. Une attente était née. Nous voilà donc partis pour une aventure, avec un premier sujet, choisi parmi quelques-uns glanés ça et là : "Choisir, est-ce renoncer ?". Quatorze personnes présentes ! C'était un bon début ; mais il faudrait offrir un "service de qualité" pour durer. Lequel ? Ce serait à approfondir : des choix devaient être faits.

Qui y participe ?

En quatre ans, une centaine de personnes de dix-sept à quatre-vingt-cinq ans ont participé. Peu d'entre elles ne sont venues qu'une seule fois. Il existe actuellement un noyau d'une dizaine de "fidèles", quel que soit le thème, venant du village ou des quinze kilomètres à la ronde. Ces sont des personnes n'ayant pas fait d'études de philosophie, mais pratiquant des loisirs culturels. Fluctuant de huit à vingt participants, la moyenne de fréquentation, cette année, est en hausse. Ne viennent pas, ou ne reviennent pas, les personnes familières des auteurs et des courants philosophiques, car les échanges sont au niveau du vécu et du ressenti et ne s'appuient pas sur ces connaissances que personne, parmi nous (jusqu'à l'an dernier), ne maîtrise. Beaucoup, à la fin de leur première séance, viennent remercier les organisateurs d'offrir cet espace de discussion. Quelques-uns ont demandé s'ils pouvaient venir juste pour écouter. On les sollicite alors gentiment, mais ils ont toujours le droit de se taire.

Particularité d'un café philo rural

Tout d'abord, il a rarement lieu au café. Celui du village nous accueille à l'occasion, mais sa disposition ne s'y prête pas, et les habitués du café ne se mêlent pas au débat. Le café philo de Pavant a donc lieu au foyer rural, autour d'une table commune où tout le monde se voit. Ce qui lui confère un caractère associatif et convivial. Les participants se mettent à la même table et viennent échanger ensemble. Personne dans son coin. De ce fait, personne ne reste totalement anonyme.

Il ne pourrait pas avoir lieu en milieu urbain, car l'attente des participants ne serait pas la même. En effet, pendant les trois premières années, il n'a été animé que par moi seule, sans véritable formation philosophique, d'où la défection d'un public habitué aux références philosophiques. Cet appui, ces connaissances, je ne pouvais les apporter, les proposer ou même les resituer.

J'ai donc fait le choix d'animer en m'appuyant sur mon expérience des débats à visée philosophique, en veillant tout particulièrement aux trois dimensions chères à Michel Tozzi : faire en sorte que le sujet soit problématisé, que les avis soient argumentés, que les concepts soient définis précisément. Ceci peut paraître une évidence pour les habitués de la pratique de la philosophie. Ce ne l'est pas pour le commun des mortels.

Heureusement, au début de cette quatrième année, François, professeur de philosophie à Château-Thierry (15 km), nous a rejoints. J'avais fait un appel dans les lycées alentours. Intéressé par cette expérience, il a répondu présent. Sa participation permet à la fois une meilleure préparation du sujet, des éclairages ponctuels par ses connaissances, et une relance du débat quand celui-ci tend à s'enliser. Tout cela dans le respect de l'esprit qui existait déjà au sein de ce café philo. C'est pour l'animateur et pour tous les participants une richesse très appréciée, le sentiment d'être au coeur d'une pensée universelle qui, du coup, n'est plus étrangère, mais rejoint chacun là où il en est.

Des questionnements et des choix

Sur le fond.

Au départ, la question fut de s'autoriser à lancer un café philo, sans animateur particulièrement formé en philosophie. Si le bouche à oreille ne m'avait pas poussée, s'il n'y avait eu presque personne aux premiers débat... Mais ils étaient là, et il y avait une attente. Et tant pis pour les limites de l'animatrice, on construirait ensemble en attendant mieux.

Fallait-il l'appeler "café philo" ? Si l'on choisissait une autre appellation, ne risquait-on pas justement de ne pas y inviter la philosophie ? Cela permettait que l'objectif soit clairement affiché, même si l'on pouvait constater des limites et des pauvretés.

Sur la forme.

Le choix du sujet : au départ, ils étaient puisés dans les annales du baccalauréat et dans les sites de café philo (L'homme est-il un loup pour l'homme ? Y a-t-il un avenir sans mémoire ? Peut-on ne pas être soi-même ?), en évitant soigneusement les sujets "de société", afin qu'il soit évident pour tout le monde que nous étions là pour parler de philosophie. Par la suite, une boîte à sujets a été ouverte, et il a été proposé des questions de société à débattre philosophiquement (La télévision est-elle le miroir de la société ? A quand l'abolition de l'esclavage ?). Une fois les habitudes prises, c'était plus facile.

À la fin de chaque débat, cinq sujets sont mis aux voix et l'un d'eux est choisi démocratiquement pour le mois suivant, afin de pouvoir être préparé par les participants qui le souhaiteraient. Pour ma part, cette préparation est, de toutes façons, indispensable.

Lancer le débat : avec un public n'ayant pas fait d'études de philosophie, il fallait absolument éviter deux écueils : une introduction magistrale ; et laisser un (ou deux) participant (s) impressionner les autres par ses connaissances et/ou son éloquence.

Chacun est donc invité, par un tour de table, à participer brièvement selon une contrainte imposée (une phrase ou deux obligatoirement argumentées, un brainstorming, un commentaire sur l'un des mots du sujet). Il est toujours possible de passer son tour, mais ainsi chacun se sent sollicité à participer.

La prise de parole : dans un petit groupe qui se voit, le micro n'est pas nécessaire. La prise de parole se fait donc spontanément. Cela ajoute à la convivialité. Pourtant l'animateur doit être vigilant, car certains monopoliseraient facilement au détriment d'autres plus timides. Je n'ai pas choisi le tour de parole qui aurait pour avantage d'obliger chacun à penser la nécessité de son intervention mais qui, de ce fait, fait aussi taire les moins assurés.

Clôturer le débat : le principe de ces débats, c'est la rencontre et l'échange pour l'enrichissement de la pensée de chacun. On vient donc d'abord écouter avant de parler. On donne, mais surtout on reçoit. Après l'essai de plusieurs formules peu satisfaisantes (conclusion personnelle, slogan), car elles n'apportaient rien de plus, les participants doivent chacun énoncer une parole qu'ils ont entendue, qui les a interpellés ; bref, identifier et citer ce avec quoi ils repartent. Ceci demande un véritable effort et est rarement réussi la première fois. Cela présente deux avantages : le premier, c'est l'identification et la mise en mots (donc l'appropriation) de ce qui va permettre à la pensée d'évoluer ; le second, c'est que certaines personnes découvrent par là qu'elles ont été entendues. Et bien souvent, ce sont celles qui minimisaient la valeur de leur parole et de leur apport à la discussion.

Alors, sans regrets ?

Sans regrets, vraiment. Car la présence mensuelle d'un groupe de personnes venant passer une heure et demie à débattre d'un sujet philosophique, c'est la preuve, s'il en fallait, qu'il n'est pas nécessaire d'être des érudits pour ressentir le besoin d'approfondir sa pensée. Nos campagnes ont aussi besoin de lieux de réflexion philosophique. Il paraît qu'on en parle dans le train, le matin, en allant au travail !

"Il faudra que je vienne une fois ; on m'a dit que c'est bien", me dit une future participante. "Il est important qu'il y ait des lieux où les gens peuvent réfléchir sur des sujets comme ça.", dixit le curé du secteur.

La présence, cette année, d'un professeur de philosophie, heureux d'apporter en complément la richesse de sa formation dans le respect de ceux qui sont là, est un véritable encouragement en même temps qu'un plus considérable pour tous les participants.

Et la philosophie dans tout ça ? Elle a sûrement ses limites mais elle est indéniablement présente. En germe dans les sujets, elle se concrétise par les exigences de l'animateur quand aux compétences qu'il sollicite des participants dans la formulation de leur pensée. Elle est éclairage quand notre spécialiste sent la nécessité de faire un point sur la pensée de certains philosophes que nous effleurons sans le savoir. Enfin, si philosopher c'est faire évoluer sa pensée, elle est au coeur d'échanges où l'écoute est de rigueur, renforcée par le fait de citer en conclusion l'élément qui devrait faire progresser.

Des progrès à faire

On peut se réjouir de ce qui existe. Mais vivre, c'est évoluer. Sinon, il y a dégénérescence et mort. Cette formule de café philo a encore bien des progrès à faire. Il lui faudrait pour cela une équipe d'animation plus étoffée avec des compétences diverses :

  • celle de reformuler régulièrement afin de permettre aux participants de suivre un fil de discussion et de la voir avancer ;
  • celle d'un secrétaire afin que les comptes rendus écrits effectués chaque mois soient plus exhaustifs et reflètent mieux l'évolution de la pensée du groupe ;
  • enfin, il faudra à nouveau se poser la question de la prise de parole, afin que chaque intervention soit pesée, formulée le mieux possible, tout en permettant à chacun de trouver sa place.

Et peut-être un serveur pour le deuxième tour de café...

Pour terminer, le mot du philosophe (François Dieux, professeur de philosophie) :

"Je tiens tout d'abord à préciser l'originalité de ma position au sein du café philo de Pavant. Je n'en suis pas, en dépit de ma qualité de professeur de philosophie, l'animateur, ni même le co-animateur. Mon insertion dans ce groupe qui existait déjà depuis trois ans peut donc paraître ambiguë : d'un côté, que je le veuille ou non, je suis investi de l'autorité tacite du "spécialiste" qui se charge par exemple d'opérer des distinctions conceptuelles, ou de faire des références à des auteurs ; d'un autre côté, mes interventions à d'autres moments relèvent tout autant de la doxa que celles des autres contributeurs, puisque je suis un participant au même titre qu'eux.

Cette ambiguïté est-elle néfaste à la conduite du café philo et devrait-elle être levée? Je n'en suis paradoxalement pas persuadé pour deux raisons : d'abord, par référence à la figure socratique qui n'est pas détentrice d'un savoir constitué, mais simplement en quête perpétuelle de ce savoir, et qui procède par un examen critique et rationnel des thèses émises ; ensuite, par souci d'efficacité : une position de surplomb serait irrecevable dans le cadre du café philo qui, à la différence de la situation scolaire, n'admet pas de hiérarchie institutionnelle (pas de notation par exemple).

Quelle est en revanche la limite de l'exercice, si on le compare précisément à un cours de philosophie? C'est incontestablement, à la lumière de mon expérience, la nature exclusivement orale de la conversation, avec les digressions que cette pratique suscite, en dépit des efforts récurrents de Michelle Héricourt. Peut-être une "parade" consisterait-elle à distribuer et étudier des textes en rapport avec la question proposée ... avec l'inconvénient de dénaturer sans doute l'esprit du café philo".

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