Revue

Comment les questions posées aux enfants stimulent leur réflexion ? Quel rôle de l''adulte dans la construction de la pensée enfantine ?

Dans certaines classes de l'école maternelle, les enfants vont très loin dans leur réflexion sur la vie, sur eux-mêmes, sur ce qui les entoure etc. Dans d'autres, cela n'apparaît que très peu ou ponctuellement. Et des collègues, de bonne foi, nous disent : "Mais, mes enfants, les enfants de ma classe, ne parlent jamais comme ça. Ils ne disent pas ce genre de choses". Je me suis donc demandée, depuis longtemps : d'où vient (dans le détail précisément) cette différence ? Comment se fait-il que, dans certaines classes, les enfants soient ainsi en état de pouvoir réfléchir ensemble, formuler des idées, construire leur pensée, d'une manière qui semble à la fois approfondie et naturelle, et ailleurs non ? D'autant plus que, dans les classes où l'on entend la réflexion enfantine s'élaborer, il ne s'agit pas de ce que diraient trois ou quatre enfants, ayant pour des raisons diverses, simples à imaginer (familiales par exemple), plus de facilités que les autres, mais de l'ensemble des enfants. Dans ces classes, si un enfant exprime une pensée marquant un certain stade de réflexion, les autres s'y arrêtent, considèrent ce qui vient d'être dit, le prolongent, commencent à le développer ensemble, souvent même avant que la maîtresse ait eu le temps d'intervenir, pour marquer le fait que l'idée nouvelle que l'on vient d'entendre a une importance. Et quand elle le fait ensuite (ce qui est indispensable bien sûr pour que ce qui vient d'être amorcé prenne une place complète dans la pensée de la classe), les enfants se sont déjà emparés de la question posée par l'un d'entre eux pour la faire leur.

Quelques exemples de ce dire enfantin

Nous prendrons des exemples pris dans des domaines très divers, pour bien montrer que ces possibilités des enfants peuvent se manifester dans des situations et sur des thèmes très différents les uns des autres, parfois dans le cours d'un projet vécu par la classe et dans le prolongement des intérêts suscités par ce projet, parfois tout à fait en dehors de cela (mais avec un rapport avec la vie du groupe).

1) Questions sur les origines : comment tout ce qui existe est-il apparu ?

Dans une classe de Moyens (4 à 5 ans) : les enfants, qui ont participé à la création d'une écriture dessinée, ont fini par se demander comment les lettres et l'écriture en lettres ont été inventées. Ils en ont discuté entre eux, à divers moments, dans la cour de récréation, en classe. Puis, leur ayant bien laissé ce temps de parole entre eux, j'ai repris leur question en leur demandant ce qu'ils en pensaient.

Voici ce qu'ils ont alors dit :

"- Quand j'était bébé, petit bébé, je n'écrivais rien. Je n'écrivais pas du tout. Je gribouillais. Après, j'ai su écrire en lettres...Mais d'où elles sont venues, les lettres ?

- Quand j'étais petit bébé, ma maman savait écrire, même si je savais pas encore. Mais avant, quand elle était petite, elle n'écrivait pas. Mais sa maman écrivait pour elle. Et quand cette maman là était bébé, elle avait une maman qui écrivait déjà.

- Oui, mais la première maman qui était là, d'où elles lui sont venues les lettres ?".

Et toute la classe de s'interroger sur cette question.

Dans les dossiers qui sont regroupés dans notre centre de documentation et qui contiennent des dessins d'enfants, mais aussi et surtout la narration faite par l'institutrice du développement du projet vécu avec sa classe, on trouve très souvent ces questions des enfants sur les origines : questions sur l'apparition de la vie sur la terre, sur celle du premier homme, sur la vie, sur son déroulement, et donc aussi sur la mort etc.

2) Début de réflexion dans le domaine des mathématiques.

Autre classe de Moyens (4 à 5 ans), dans laquelle les enfants, dans le cadre d'un projet vécu ensemble, s'étaient intéressés à la réalisation d'un calendrier, à la suite des jours, puis à tout ce qui pouvait se compter.

Un jour, ils attendaient dans le préau que d'autres classes entrent de la cour de récréation pour sortir jouer, et comme cette fois là c'était un peu long, je leur ai dit de s'asseoir par terre. Quelques uns, puis d'autres puis la plupart, se sont mis à compter les petits morceaux de mosaïque du sol du préau placés devant eux. Petit à petit, ils se sont allongés pour compter (plus ou moins bien d'ailleurs), les morceaux de mosaïque placés un peu plus loin. Bientôt, toute la classe s'est retrouvée à plat ventre, essayant de compter tous ces petits morceaux au sol. C'est alors qu'un enfant a dit :

"Si on pouvait les compter tous, d'un bout du préau jusqu'à l'autre bout, alors on pourrait avoir une idée des grands nombres".

Un autre a repris : "Oui, on saurait ce que c'est..." .

Une petite voix rêveuse a continué : "Et à ce moment là, on verrait que c'est pas encore tout, qu'on pourrait en compter encore, si on en rajoutait après".

Et le dialogue s'est poursuivi :

"- Après le mur du préau, et on compterait plus loin.

- Au plus loin du plus loin, tu veux dire ?

- Oui, et peut-être ça nous apprendrait quelque chose sur le plus loin du plus loin, mais on ne sait pas ce que c'est...".

Et toute la classe de se mettre à rêver (toujours à plat ventre sur le sol du préau) de ce qu'on pourrait comprendre de plus, si on savait bien compter, si on avait le temps, que l'on imaginait très long de le faire, et qu'on aurait réussi à penser le plus loin du plus loin.

3) À propos de peinture.

Les enfants de cette classe (des Moyens eux aussi), n'avaient pas fait du tout de peinture l'année précédente (pour des raisons que je n'exposerai pas ici). Avec une belle énergie, en début d'année, ils se sont emparés du matériel proposé, ont commencé par mélanger toutes les couleurs n'importe comment, par faire des trous dans leurs feuilles en maniant leurs pinceaux avec trop de vigueur. Puis ils ont été amenés à faire d'autres expériences, à s'exprimer par ce moyen de façon plus évidente, et aussi à parler beaucoup de ce qu'ils découvraient peu à peu.

Un jour, un enfant dit : "C'est la première fois que je peins comme je veux que ça soit... Mais comment ça se fait qu'avant, je pouvais pas peindre comme je voulais et qu'aujourd'hui, je peux ? Pourquoi je peux aujourd'hui et que je pouvais pas avant ?

Tu crois que demain, je vais peindre encore comme ça ?

Tu crois que c'est pour toujours que je sais peindre ?

Quand est-ce que je saurai si j'ai réussi en vrai ?".

D'où : Questions simples à la classe de l'institutrice : "Que pensez-vous de ce qu'Hervé a dit ? Si on croit savoir quelque chose, est-ce qu'on le sait pour toujours ? Qu'est- ce que ça veut dire : "Réussir en vrai" ?

A la même période, Olivier disait : "Il y a une chose qu'il faut penser, c'est : qu'est-ce qu'il va dire, celui qui regarde mon dessin ? Quand c'est fini, je veux dire. Il faut qu'il comprenne ma tempête. Et puis, je voudrais qu'il ait peur dans la mer".

D'où, là aussi, en renvoyant à la classe ce qui venait d'être dit, les discussions que l'on peut imaginer sur le regard de l'autre, ce qu'il peut être, ce que l'on en attend...

Des discussions aussi, à partir de la toute simple phrase d'Annick : "Mon pinceau ne parle pas comme je veux".

4) Début de réflexion sur la nature de l'autorité et sur le comportement que l'on a en réponse.

Dans la cour de récréation, un jour, un petit garçon (5 ans), m'a dit :

- "Il y a quelque chose que je ne comprends pas".

- "Oui, qu'est-ce que c'est ?"

- "Quand on fait n'importe quoi dans la cour, quand on s'agite et qu'on fait des bêtises, tu dis quelque chose et on s'arrête. Tu ne cries pas, quelquefois, tu ne dis pas grand chose, juste une chose et on arrête et moi aussi, j'arrête. Et quand quelqu'un crie, même très fort, des fois, on s'arrête pas. Qu'est- ce que tu fais pour que ça s'arrête ? Et pourquoi, moi, je m'arrête ?".

Paroles, bien sûr, retransmises à la classe, puis discutées avec l'ensemble des enfants.

De ces exemples de pensée réfléchie chez les enfants, pris dans les classes de Grands de 5 à 6 ans, chez les Moyens de 4 à 5 ans, mais aussi chez les plus petits, on pourrait en raconter beaucoup. La question se pose donc vraiment : comment se fait-il qu'aussi fréquemment, de façon aussi suivie, des questions essentielles se posent dans certaines classes, alors que dans d'autres, cela n'apparaît pas de même manière ?

Je donnerai un début de réponse à cette interrogation, à partir de la relecture de dossiers, de comptes rendus et de souvenirs de vie à l'école. Je parlerai ici uniquement des questions que nous posons aux enfants. Il est bien évident que pour une recherche plus complète, d'autres aspects de notre manière d'intervenir auprès d'eux auraient à être évoqués et analysés, mais on peut déjà, à partir de ces questions que nous leur posons le plus souvent et avec le plus d'insistance, définir notre rôle dans la préparation aux possibilités de réflexion qu'ils vont pouvoir manifester et développer.

Quelques constatations

1) La fréquence des questions posées, et cela, dès les premiers jours de classe après la rentrée, avant même qu'un projet ne soit amorcé : "Pourquoi as-tu fait cela ?". "Il a dit que... qu'est-ce que vous en pensez ?" demande-t-on, ce qui introduit d'emblée les enfants - qu'ils nous répondent tout de suite ou non - dans l'idée que l'on attend leur parole et qu'il en sera tenu compte. Toute la réflexion d'une classe, qui pourra parfois aller très loin, commence là, par ce signalement fait aux enfants, d'une manière toute simple et apparemment anodine, d'une certaine façon de les écouter, qui détermine bien des possibilités qui n'apparaîtront que beaucoup plus tard. C'est à ce moment que, même si on ne le sait pas encore, elles se préparent.

2) Le fait que les questions posées sont de "vraies" questions : il ne s'agit pas de faire dire à l'enfant ce que l'on aurait déjà en tête, mais de lui demander vraiment sa réponse, qui pourra se faire attendre ou nous surprendre. Mais nous savons par expérience qu'elle va venir, si elle est attendue d'une manière active et avec une confiance réelle dans les possibilités de chacun.

3) Les questions posées, même s'il arrive qu'elles introduisent un thème de réflexion collective qui pourrait paraître difficile, s'adressent à tous : celui qui ne nous parle pas encore et ne semble pas réagir, celui qui s'agite et n'a pas l'air d'écouter, cet autre encore dont la pensée s'éparpille et qui répond à tout autre chose qu'à ce qu'on lui demande, sont d'emblée nos interlocuteurs tout autant que ceux qui vont nous répondre plus immédiatement.

Nous avons à le leur faire savoir, mais aussi à en garder nous-mêmes une conscience claire, ce qui n'est pas toujours évident dans les moments de possibles découragements, quand le résultat que nous essayons de faire surgir tarde un peu trop à se manifester et ne répond pas encore à notre attente.

Les moyens employés pour faire savoir aux enfants qu'ils sont tous concernés par ce que nous demandons à l'ensemble de la classe, sont alors :

  • le fait que nous travaillons sur des projets qui durent longtemps (plusieurs mois, souvent toute une année) a une importance déterminante : ceux des enfants qui, au début, peuvent être des spectateurs encore un peu lointains de l'action en cours ont ainsi le temps nécessaire pour entrer dans le jeu, rejoindre les préoccupations du groupe-classe et les faire leurs ;
  • dans le cours du projet, la même question, posée à la classe un matin, est très souvent reposée ensuite dans les jours suivants, parfois sous d'autres formes, ce qui permet à tous d'être bien au courant du problème posé et d'avoir envie d'en dire quelque chose ;
  • le fait de toujours prendre en notes rapides (avec les vrais mots de chacun, sans y rien changer), tout ce que les enfants disent lors des moments de langage collectif, permet de leur redonner leur parole et de faire qu'elle devienne ainsi pour eux objet de réflexion  : Germaine Tortel nous le conseillait vivement, et cette habitude quotidienne nous a beaucoup aidées dans la construction du travail que nous avons essayé de faire avec nos classes ;
  • le suivi du dialogue entrepris : une idée d'un enfant suscite une question de l'adulte. Cette question, renvoyée à l'ensemble de la classe, provoque des réponses qui seront sources de nouvelles questions, et c'est ainsi que, de question en question, se construit l'aventure de la classe, et que l'intérêt pour ce que l'on a entrepris se poursuit et s'approfondit ;

Esther demandait souvent, surtout en début d'année, à ceux qui parlaient peu ou pas du tout en grand groupe, ce qu'ils pensaient de ce que les autres avaient dit, ce qu'ils avaient préféré dans ce qu'ils avaient entendu. En un premier temps, ils ne lui répondaient pas toujours. Mais dans les jours suivants, ce même rappel de l'attente d'une écoute active de leur part les faisait réagir, et l'on entendait : "Moi, j'aime bien ce qu'il a dit parce que je pense pareil". "Moi, j'aime bien ce qu'il dit, parce que c'est mon copain". "J'aime bien tout". "J'ai aimé quand ils ont parlé de la lune parce que c'était beau" etc. Et peu de temps après cette prise de parole encore bien modeste, les silencieux du début se mettaient à donner des avis vraiment personnels et à participer pleinement aux discussions. J'ai toujours trouvé cette manière de faire particulièrement efficace.

4) L'arbitraire de la question.

Quand on écrit le soir le compte rendu des notes que l'on a prises en classe le matin et qu'il est temps de s'interroger sur la suite à donner à ce dire enfantin, presque toujours plusieurs possibilités se présentent entre lesquelles il faudra choisir : on pourra reprendre telle parole entendue la veille, pour demander à la classe ce qu'elle en pense ou telle autre, tout aussi intéressante, mais qui orienterait sans doute la réflexion dans un sens différent.

Quelle est, à ce moment, "La Bonne Question" ? Or, il n'y a pas de Bonne Question. La Bonne Question n'existe pas. C'est une Bonne Question, prise parmi d'autres possibles. Et au même stade du projet en cours, après avoir assisté à la même séance de langage, ou relu le même compte rendu, une autre maîtresse - cela a souvent été dit - aurait fait un autre choix, tout aussi justifié. Cet arbitraire de la question que nous allons poser ne doit pas nous angoisser. Il est inévitable, et fait partie du processus normal de ce dialogue engagé avec les enfants.

L'essentiel n'est pas de chercher l'illusoire "bonne question", mais que celle que l'on va choisir fasse partie de celles qui pourront faire réfléchir, rêver, donner un éclairage nouveau à un problème déjà posé, lutter contre le risque si fréquent de l'éparpillement de la pensée, etc. C'est une pierre de la construction collective en cours, rien de plus (mais rien de moins). On pourrait construire autre chose, ou le faire autrement, mais ce qui compte, c'est qu'une construction, de question en réponses, et de réponses en questions, se fasse et qu'elle aide les enfants à grandir.

Il faut, bien sûr, en la posant, que l'on sache pourquoi on a éliminé d'autres possibles et ce que l'on veut chercher à provoquer.

Voici des exemples de questions "habituelles", qui reviennent si souvent dans les dossiers relus :

  • questions d'incitation à l'expression verbale ou à l'action ;
  • question du "Comment on va faire pour... ?" plus importante qu'elle n'en a l'air. Là aussi se marque, de façon simple, la confiance que l'on a en ces enfants et en leurs possibilités. Quelle que soit la réalisation envisagée (une maison, un bateau, un animal imaginaire ou autre chose), si on ne choisit pas à leur place des matériaux, mais qu'on leur pose la question : "Que vous faut-il pour commencer ce que vous avez décidé de faire ?" ; si l'on écrit sous leur dictée la liste de ce qu'ils demandent alors et que, la leur relisant, on les invite à voir, dans tout ce qu'ils ont proposé, ce qui leur semble réellement utile, on engage un processus dont ils comprennent très bien le sens. Cela ralentit certes l'action : qu'y aurait-il de plus facile que de mettre à leur disposition des matériaux adaptés et de leur indiquer quelques techniques simples qui conduiraient à une réussite plus immédiatement visible et évaluable ? Mais la réflexion ne serait pas alors pleinement la leur, et ce serait bien dommage de manquer cette étape qui leur montre, d'une manière clairement lisible par tous, qu'ils auront, tout au long du projet, à penser par eux-mêmes.
  • questions posées pour conduire les enfants à expliciter plus complètement, en le développant, ce qu'ils ont réalisé ensemble. Ce sont des questions qui peuvent mener à l'idée de l'insuffisance d'un résultat, qui ne correspond pas vraiment encore à ce que l'on aurait voulu faire, puis à la nécessité d'un progrès et à la recherche des moyens pouvant conduire à ce progrès. Mais elles mettent aussi en lumière ce qui a été réussi : comment se fait-il qu'on soit arrivé à faire ce qu'on voulait tellement obtenir alors qu'au début, on ne savait pas comment s'y prendre ? Ces moments de considération du chemin parcouru et de son aboutissement positif sont souvent vécus dans une jubilation collective. Ils sont aussi importants que ceux qui ont permis de mieux comprendre une difficulté pour la dépasser. Ils renforcent en chacun la connaissance du fait que l'on est et sera capable de..., assurance bien nécessaire pour se situer et avoir envie de nouveaux efforts.
  • questions pour ouvrir le droit au rêve et à l'imaginaire, qui conduisent souvent à des inventions de contes.
  • questions pour savoir dans quel registre on se trouve : est-on en train d'imaginer ou de dire ce que l'on sait ou croit savoir de façon certaine ?
  • questions de culture de la sensibilité : comment vous sentez-vous après avoir fait cette fête ensemble ? Pourquoi avez-vous aimé apprendre ce poème ? Quelles sont vos impressions après cette visite au musée ? Avez-vous remarqué que vous n'avez pas tous aimé le même tableau ? etc.

Cette liste des sortes de questions que nous posons aux enfants tout au long de l'année n'est bien sûr pas exhaustive.

Et pour finir, je veux parler de deux types de questions qui m'intéressent particulièrement.

Les questions que l'on pose à cette classe-là, qui sont une réponse à l'attitude de ces enfants-là et que l'on ne choisirait pas pour d'autres, parce que cela ne nous viendrait même pas à l'esprit :

C'est ainsi que, dans une classe d'Esther (dont je parle plus que d'une autre, parce que j'ai mieux connu le détail de son travail), en début d'année les enfants, dont un certain nombre ponctuaient la vie collective de fréquentes sautes d'humeur et de disputes, se sont entendus lire ce poème d'André Rochedy :

"Je veux boire, je veux manger,

criait l'enfant en colère.

Donnez-lui d'abord à rêver,

dit mon père".

Puis Esther leur a demandé : "À votre avis, qu'est-ce qui calmerait le mieux cet enfant en colère ?" D'où les développements que l'on imagine...

Dans une autre classe, qui avait eu l'année précédente une mauvaise expérience de rencontre avec l'adulte, des enfants, refusant d'écouter, se sont l'un après l'autre bouché les oreilles, alors qu'Esther leur lisait un poème. Elle leur a alors redit le même texte, cette fois sans le lire, et leur a posé cette question qui les a intéressés et qu'ils ont cette fois écoutée : "Comment est-ce que j'ai fait pour vous redire cela exactement de la même manière, alors que je ne regardais pas la feuille où c'était écrit ?" Cette interrogation simple a été à l'origine d'un travail qui a duré toute l'année sur le thème de la mémoire.

Un autre type de questions est pour moi important : il s'agit de ce que j'appelle "les questions innocentes." Ce sont celles qui n'ont pas, au départ, de visée pédagogique (même si la réponse enfantine nous fait bien vite changer de registre et nous conduit à d'autres intentions qui, elles, sont éducatives). Ces questions, on les pose à l'enfant tout simplement pour entrer dans la compréhension de ce qu'il fait, de ce qu'il dit, de ce qu'il exprime d'une manière ou d'une autre : Que fais-tu ? Pourquoi ? Dis-le moi ? Fais-moi entrer dans ton monde d'enfance pour que je commence à le comprendre. Tel est alors le sens de notre demande.

Ainsi de ce tout petit qui n'avait pas trois ans et qui, sagement installé devant son matériel de peinture, a pris le pot d'eau placé devant lui et l'a renversé tranquillement sur la feuille, en me regardant bien. Était-ce une "bêtise" ? Fallait-il se fâcher, comme l'envie m'en prenait ? Mais je me suis arrêtée à temps pour lui demander : "Pourquoi ? Pourquoi est-ce que tu renverses ton eau ?" et le petit de m'expliquer, avec un grand sourire de souvenir heureux : "Papa... dimanche... le lac...", et nous voilà partis, avec toute cette classe de très petits, mise au courant de ce qui venait de se passer, à discuter de la différence entre une chose et sa représentation : différence entre un vrai lac, un pot d'eau renversé et ce que pourrait être un lac en peinture.

Autre question de même nature, destinée à faire que l'enfant me fasse comprendre son attitude : Hakim, enfant habituellement gentil, participant bien à tout ce que l'on entreprenait, était devenu depuis quelques jours insupportable. Il enchaînait bêtise sur bêtise. Je lui ai demandé : "Pourquoi ce changement ?" et il m'a répondu : "Je veux la maîtresse pour moi tout seul." Et c'était vrai qu'en l'absence d'une collègue malade qui n'avait pu être remplacée, nous avions accueilli dans la classe un assez grand nombre de nos jeunes voisins. Hakim le supportait mal. Plus expérimentée, je l'aurais compris plus vite, mais je n'en étais qu'à mes débuts dans ce métier, au moment où rien encore ne paraît évident. Renseignée par Hakim sur ce qu'il ressentait, j'ai pu lui dire que, moi aussi, je trouvais cette situation difficile et que j'aurais bien besoin d'aide, de la sienne en particulier. Il s'est calmé et m'a effectivement aidée, dans les jours suivants, à mettre les arrivants au courant des projets en cours dans notre classe, à organiser l'action, à chercher comment mieux utiliser l'espace en étant aussi nombreux, etc.

Et la philosophie ?

Quel rapport tout cela a-t-il avec la philosophie ? Cela n'est peut-être pas immédiatement évident, car il est vrai que nous n'avons jamais eu dans nos classes de moments spécialement réservés à la philosophie avec les enfants. Notre action se situe en amont, parfois bien avant que la pensée enfantine ne se manifeste de façon importante. Mais cette préparation lointaine, par certaines attitudes choisies par l'adulte, induit des comportements qui vont ensuite apparaître plus nettement et vont se développer. Les choses ne vont pas au hasard. Elles ont un sens avant de prendre une forme visible. Ce que j'ai essayé de préciser ici, c'est quel a été, dans nos classes, notre mode d'accueil de la parole des enfants, ce que nous faisions pour qu'ils s'expriment et développent leur pensée, pour qu'ils en deviennent de plus en plus conscients et qu'ils soient capables de se poser des questions (qui peuvent alors parfois être philosophiques).


(1) Cet article est écrit en tant que membre de cette association.

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