La philosophie pose un problème particulier à l'enseignement, souvent oublié : le rapport entre la vie et le discours, l'inscription existentielle dans un schéma de pensée. Bien que l'on ne demande pas à celui qui enseigne le stoïcisme d'être stoïcien ou à celui qui enseigne l'existentialisme d'être un existentialiste, d'une certaine manière on dira de celui qui se spécialise en phénoménologie qu'il est un phénoménologue. Sans doute parce que dans les deux premiers cas, il s'agit d'un engagement de vie, tandis que dans l'autre il s'agit plutôt d'un cheminement de pensée ou d'une méthodologie. De cette remarque, on peut d'ailleurs considérer que si la conception actuelle de la philosophie comporte un engagement, il est intellectuel plutôt qu'existentiel. Autrement dit, par rapport à son ambiguïté originaire, la philosophie occidentale moderne est plus portée vers son pôle cognitif que vers son pôle de sagesse. Toutefois, une certaine vision générale du philosophe persiste : celle d'un homme ayant accès à la raison au risque d'une certaine raideur, à la profondeur de la pensée au risque d'être abscons, à une vérité morale, épistémologique ou autre, au risque d'être prétentieux, attaché à des principes a priori au risque d'être dogmatique. Activité accompagnée de diverses tendances plus ou moins appuyées à la préciosité, à une certaine excentricité, à un rejet du monde, à l'arrogance, voire à la misanthropie. Mais à travers tout ceci, le philosophe - que nous ne distinguerons pas ici du professeur de philosophie -- prétend souvent sans l'avouer incarner la philosophie dans sa globalité plutôt qu'une certaine vision de la philosophie, c'est-à-dire une tradition ou une école particulière. Comme si Descartes ou Platon, Nietzsche ou Hegel, n'avaient pas chacun mené un combat singulier. Mais de temps à autre, un philosophe se targue encore d'être le digne représentant d'une philosophie particulière, assumant sa particularité intellectuelle et refusant la soi-disant objectivité ou toute-puissance de la philosophie, ne serait-ce que par l'académisme qui la caractérise. C'est le cas de Michel Onfray, qui depuis quelque temps défraie la chronique médiatique et philosophique - très décrié par de nombreux collègues en particulier pour ses critiques virulentes de l'Éducation nationale - que nous avons eu de surcroît l'opportunité d'observer en action lors du dernier colloque de " Nouvelles pratiques philosophiques ".
Tout d'abord, quelques mots sur le parti pris idéologique de cet auteur, qui se décrète libertaire, hédoniste et matérialiste. En conclusion à son Antimanuel de philosophie, il écrit : " ... je revendique la subjectivité de ces trois cents pages, car l'objectivité n'existe pas. On opposerait fautivement ce manuel philosophique aux autres, objectifs, neutres et moralement ou politiquement corrects : seules s'opposent des subjectivités, la mienne, nettement revendiquée et celle des autres, la plupart du temps masquée, moins facile à déchiffrer car l'engagement dans les thèses défendues, les auteurs choisis, les textes retenus, se double de l'effacement des prises de positions trop visibles (idéalistes, ascétiques, spiritualistes, conservatrices le plus souvent). Écrire, c'est élire et choisir, retenir et écarter, effectuer un choix : j'assume pleinement le mien. " Or quel est son choix ? "... la passion subversive, critique et libertaire des Cyniques de l'Antiquité grecque, la philosophie hédoniste des cyrénaïques, les matérialistes, les situationnistes, l'école de Francfort... ".
Cette dénonciation d'une objectivité de façade nous semble salutaire, face à des penseurs ou des enseignants qui se cachent derrière des auteurs arborés comme les garants de vérités incontestables - tels Aristote ou Kant - ou bien derrière ceux qui prétendent avoir un accès direct à la raison, une raison qui définit tout a priori et croit se soutenir elle-même par ses propres bretelles sans avouer les présupposés très particuliers qui en constituent l'ancrage, ainsi que la subjectivité qui l'anime. C'est ainsi que les philosophes n'hésitent pas à croire qu'ils prononcent des vérités incontestables dont le commun des mortels n'envisage pas la magnificence et l'immensité. Toutefois, là où le bât blesse chez Onfray, nous semble-t-il, est qu'il retombe dans le péché mignon, tout à fait ordinaire des professeurs de philosophie : celui de la difficulté à problématiser. En effet, l'exigence philosophique principale que l'on est censé inculquer aux élèves, mise à part la capacité d'approfondir ou de conceptualiser, est celle de problématiser. C'est-à-dire le postulat que toute pensée philosophique particulière peut poser problème, ou pose d'office problème, problème qu'il s'agit d'articuler. Ainsi, pour tout principe ou idée donné, on invite théoriquement l'élève à envisager une position contraire afin d'examiner les enjeux, de délibérer et de choisir en toute connaissance de cause. Mais à l'instar de la bonne tradition jésuite dont nous avons hérité dans l'enseignement de la philosophie, si l'on demande à l'élève de problématiser, de mettre en abyme ses propres valeurs ou présupposés, l'enseignant le fait beaucoup moins, qui affirme à tour de bras bon nombre de vérités incontestables, sous prétexte qu'elles émanent de tel ou tel auteur bien installé dans le panthéon philosophique. Car si l'on est prêt à critiquer les opinions de l'élève, considérées banales et primaires, les opinions philosophiques font florès et ont bonne presse, sous prétexte qu'elles sont savantes mais pourtant non moins idéologiques et satisfaites d'elles-mêmes. En autres mots, Onfray semble dire " ce qu'ils font en cachette, je le ferai devant tout le monde ", et bien que ce geste ait une certaine valeur de vérité en effet, il peut aussi être considéré comme une sorte de fascination mimétique, une espèce de rébellion adolescente et réactive. Il radicalise et caricature la posture enseignante, ce qui, nous l'admettrons, peut connaître certaines vertus pédagogiques.
Prenons comme exemple un chapitre de son ouvrage : Faut-il être obligatoirement menteur pour être Président de la République ?Voyons quelques passages. " Car, en matière de politique, il n'existe que deux questions : comment accéder au pouvoir ? Et, une fois parvenu au sommet, comment s'y maintenir ? Les deux interrogations souffrent la même réponse : tous les moyens sont bons... L'art politique est un art de la sophistique, donc du mensonge. " Bien entendu, il serait naïf et de mauvais aloi de nier cette réalité de la politique - ce serait nier les contributions de Machiavel ou Hobbes - mais l'art politique peut-il se réduire à une telle description ? Qu'en est-il alors des Gandhi ou des Mandela, voire plus près de nous des De Gaulle, qui sans leur attribuer une quelconque perfection ou les idolâtrer, et même sans être d'accord avec leur vision du monde, se sont battus par rapport à ce qu'ils concevaient comme un idéal politique, un idéal d'humanité, allant jusqu'à risquer leur propre vie ? Résumer la politique à une simple quête du pouvoir semble alors constituer un enseignement chargé d'un réductionnisme de mauvais aloi. De surcroît Michel Onfray joue un rôle facile, car s'il prétend contrer l'opinion établie dans le " monde philosophique ", il se trouve de plain-pied dans l'opinion commune, en particulier celle des adolescents, quant à l'inutilité ou à la corruption de l'activité politique. C'est-à-dire qu'il ne joue pas son rôle philosophique qui est théoriquement celui d'un interpellateur qui donne à penser, et qui pour cela tente de prendre le contre-pied de la pensée établie.
On peut donc trouver ici une certaine facilité ou complaisance, qui là encore, dans l'absolu, est une position défendable, sauf si on prétend enseigner la philosophie, qui a priori implique une certaine forme d'exigence, comme l'affirme au demeurant périodiquement M. Onfray en affirmant qu'il s'agit " d'approfondir ", de " résoudre des problèmes " ou " d'apprendre un vocabulaire technique ". Bizarrement, le cynique qui à une autre époque prenait à rebrousse-poil la pensée établie, semble ici au contraire être très politiquement correct. Remarque qui peut au demeurant nous amener à repenser le contexte idéologique dans lequel nous vivons et pensons. Mais sans doute y a-t-il deux sortes de cyniques : les cyniques " radicaux " et les cyniques qui " profitent " : après tout Calliclès est un cynique, tout autant que Diogène, le premier d'un cynisme nettement plus efficace et commercial que le second. Ainsi les chapitres intitulés : Pourquoi ne pas vous masturber dans la cour du lycée ?ou Pourquoi votre lycée est-il construit comme une prison ? trouveront un succès assuré tout autant auprès des élèves qu'auprès d'une bonne partie des médias en quête de " scandaleux ".
Tout de même, afin de tenter d'être juste, précisons que de notre point de vue, le chapitre que nous avons cité en exemple est sans doute un des plus caricaturaux, car d'autres passages, en dépit de leurs intitulés provocateurs, tentent tout de même de poser certaines problématiques et de rendre la nature paradoxale des enjeux.
Les effets de la parole sont parfois surprenants. En particulier lorsque cette parole est amplifiée par des effets médiatiques, avec toute l'aura que cette médiatisation peut engendrer. Des personnes pourtant douées d'un certain esprit critique en arrivent à accepter ce qui pour elles constituerait pourtant l'inacceptable ou l'injuste, tout ce qui pour elles représente le faux. Mais comme l'affirmait MacLuhan " Le massage est le message ", en particulier dans les cultures de parole, où une sorte de hiérarchie non dite s'installe, puisque détient le pouvoir celui qui détient la parole. Surtout lorsque de surcroît cette culture véhicule une grande peur du ridicule, crainte pernicieuse qui voue aux gémonies celui qui ne sait pas parler, celui qui " dit des bêtises ", celui qui manque d'érudition, ou encore - impardonnable ! - celui qui manque de panache ou de style.
C'est ainsi que l'on peut sans doute expliquer d'une part la présence de Michel Onfray à la quatrième édition du colloque annuel de " Nouvelles pratiques Philosophiques ", en tant qu'invité d'honneur, mais d'autre part comment il intervint sans que nul ne l'interpelle vraiment, mis à part une Inspectrice d'arts plastiques qui n'était d'ailleurs nullement partie prenante de l'enseignement philosophique ou des pratiques pédagogiques en cause. Théoriquement, la vision pédagogique qui caractérise ladite entreprise consiste principalement à penser que l'élève a un rôle crucial à jouer dans le processus d'apprentissage, à la fois comme producteur de savoir et comme objet de savoir, et non pas uniquement comme simple réceptacle d'un savoir artificiel et étranger. Le cours magistral, l'enseignement frontal incarne donc la " bête à abattre ", à la fois pour son inefficacité et pour la passivité qu'il engendre. Or que vient faire Michel Onfray à cette conférence, sinon produire ce discours d'autorité censé incarner une pédagogie d'un autre âge ! Toutefois, il est vrai que l'homme est habile, il a de la faconde et le sens du discours, il est doté parfois d'une certaine finesse. De plus, il ne s'agit pas ici d'une conférence traditionnelle, du moins dans la forme, tout cela prend théoriquement la forme d'un dialogue. Mais quel est ce dialogue étrange où en une demi-heure, à peu près trois maigres questions ont été posées par l'interlocuteur en titre ? Et lorsque la discussion tente avec difficulté de s'instaurer avec le public, chaque question ou commentaire se voit répondre pendant au moins dix minutes, débordement qui limite de fait les échanges. On voit d'ailleurs que l'orateur est coutumier du monologue : il n'aime pas les blancs, ces silences pesants, qu'il s'empresse de meubler, sans s'apercevoir que réside dans la salle un certain malaise qui mériterait peut-être de s'expliciter. Le manque de prise de paroles, en un lieu qui lui est consacré, ne le soucie guère : il continue à parler, comme si de rien n'était. Il ne tente pas de susciter la parole chez l'interlocuteur ; il ne la sollicite guère ni même ne l'attend. Néanmoins il relate quelques échanges qui se sont passés avec ses élèves, qui pourraient faire croire qu'il est adepte de l'échange. Mais ses anecdotes fleurent le bon mot, le bêtisier de " La foire aux cancres ", plus qu'elles n'illustrent le corps à corps de la pensée singulière avec celle d'autrui. Une sorte de paternalisme gentillet caractérise les rares histoires qu'il raconte sur ses élèves en difficulté.
Toutefois, nous devons admettre, au vu du ton qu'il utilise et du discours relativement clair qui est le sien, qu'il doit sans doute bien passer avec ses élèves, il ne donne pas dans le discours abscons et pompeux. D'ailleurs, son ouvrage à succès L'antimanuel de philosophie est une assez bonne démonstration du talent " pédagogique " de l'auteur, quand bien même il frise allègrement la démagogie, comme nous l'avons vu.
Mais ce qui gêne nettement plus l'auditeur attentif et soucieux d'exigence philosophique est la manière dont il se donne en exemple, en exemple de bon comportement, oscillant là entre le garçon sage, critère ambulant de moralité, et donneur de leçon, moraliste au possible. " Moi, je n'ai jamais eu de pouvoir sur les autres, j'ai toujours refusé. " dit-il à l'Inspectrice déjà mentionnée. Il atteste à ce sujet qu'il a quitté l'Éducation nationale au bout de vingt ans, comme s'il voulait faire oublier que pendant vingt ans il a collaboré et même été salarié d'une institution qu'il vilipende aujourd'hui, sans doute parce qu'il pense pouvoir désormais s'en passer financièrement : il crache dans une soupe qu'il a longtemps consommée. D'ailleurs, il fait toujours cours dans ses conférences : rien là de nouveau ! On ne se risque pas à la parole multiple et singulière. L'autorité fait autorité : il est le garant de la vérité, d'un contenu préétabli. La parole des autres n'est qu'opinion, au mieux ils sont là pour questionner le savant !
Ce n'est pas que ses critiques à propos de l'Éducation nationale soient nécessairement fausses, mais comme nous l'avons déjà exprimé, c'est l'absence de problématisation qui pose problème : il est toujours du bon côté de la barrière, de manière très complaisante, alors que justement il se veut nietzschéen et critique le moralisme. Il n'aime pas le pouvoir dit-il, mais sa photo apparaît dans une publicité en première page du Monde. N'est-ce pas là le pire pouvoir, celui du commerce et de la séduction de masse ? Le pouvoir soft de la consommation ! Et pendant ce temps il critique ceux qu'il nomme les philosophes médiatiques, comme Ferry ou Comte-Sponville. Pourtant, ils se ressemblent. Tout comme Comte-Sponville explique pourquoi il n'est pas nietzschéen, Onfray se déclare " nietzschéen de gauche ". Magnifique ! Comme cela chacun a son identité à lui, bien établie. " Moi, je suis... " Se situer, pour mieux exister... Le pauvre Nietzsche doit doublement se retourner dans sa tombe. D'abord, que l'on se déclare nietzschéen, comme on se déclarerait franciscain, aristotélicien ou dalmatien. Ensuite de gauche, comme si les gens bien intentionnés ne représentaient pas pour cet homme inquiet la pire des engeances.
Une complaisance satisfaite, un narcissisme juvénile, aucune mise en abyme de son être empirique, sous couvert de prôner un hédonisme révolutionnaire. Certes, on pourrait presque y croire - pourquoi pas ! - mais voilà soudain que le discours prend une autre tournure : on nous parle soudain, lors de la critique des cafés-philo, de ceux qui font bien leur travail et de ceux qui le font mal, avec des critères bien établis. Naturellement Michel Onfray prend d'après lui le meilleur de tout : il cumule les bienfaits du café-philo et ceux de la conférence en évitant les défauts de l'un et de l'autre. Car nous décrète-t-il : " On ne peut pas improviser " : il faut donc préparer son discours. On peut dès lors comprendre pourquoi il est un adepte du faux dialogue : ceux qui n'ont pas préparé n'ont rien à dire, ils peuvent au mieux comme des élèves appliqués poser de " bonnes questions ", mais certainement pas " défendre une thèse ". D'ailleurs, en guise de preuve de ce fonctionnement très traditionnel et hiérarchique, prenons l'exemple de ce " livre de cinq cents pages " lecture sans laquelle on n'a pas le droit de parler de Socrate. Vous pouvez avoir lu Platon, Xénophon ou autre, vous ne savez rien sur Socrate à moins d'avoir lu ce fameux livre ! À nouveau, trêve de problématisation, la vérité existe et M. Onfray la connaît : il l'a rencontré, sous la forme d'un livre de cinq cents pages - et pas une de moins - lecture incontournable sans laquelle il n'est pas question de parler de Socrate... Ainsi l'exigence est celle de la connaissance préalable et reconnue, celle des vérités établies, et non pas celle de l'invention, du risque, de la création, de la tentative, de l'erreur et du tâtonnement. C'est clair : pour Michel Onfray, il y a les bons, et les mauvais. Comme le monde est bien organisé !
D'ailleurs bon nombre de personnes des quatre coins de la planète savent que M. Onfray est un prédicateur de vérité. Il fait salle comble à chaque conférence ! Il nous cite avec une jouissance toute hédoniste une personne venue spécialement de Rome - quel symbole criant de vérité ! - pour le rencontrer, voire pour le toucher ! Mais que savent-ils donc de lui pour être ainsi fascinés ? Qu'il fait des cours destinés au grand public ? Mais il existe de nombreux lieux à travers la France où se tiennent des cours de philosophie destinés à tous, universités ouvertes ou autres structures municipales. Qu'il soutient une thèse hédoniste ? C'est à la rigueur plus original pour un philosophe, mais quoi de si extraordinaire par rapport à d'autre courants de pensée ? D'autant plus que cet hédonisme convient tout à fait à l'esprit du temps, à cette adolescence perpétuelle mise en scène à la télévision, le " c'est mon choix " archétypal. Tout comme avec l'esprit de L'antimanuel de philosophie, on relève bien ici de l'air du temps, prise de position néfaste en ce sens qu'elle joue le rôle de la facilité : celle de plaire à l'immédiateté, sans apprendre à se mettre en position critique face à sa propre pensée. L'autorité " light et sympa ", qui succède à l'autorité " vache ". Certes, contrairement à bien des collègues philosophes, il ne souffre pas de cette crainte du présent, de la nostalgie passéiste si " philosophiquement correcte ". Mais rappelons-lui à tout hasard la phrase de Schiller, qui concerne autant l'artiste que le philosophe : " L'artiste est certes le fils de son époque, mais malheur à lui s'il est aussi son disciple, ou, qui plus est son favori. "
D'ailleurs il n'est qu'à voir le " grand ami " de M. Onfray, celui qui sur le podium entretient théoriquement le dialogue avec lui : il a des trémolos dans la voix lorsqu'il lui parle. Pas étonnant que M. Onfray l'apprécie, il correspond tout à fait à son genre de public, béat d'admiration. Il pose de gentilles questions, écoute poliment les réponses, et notre animateur patenté ne fait strictement rien pour permettre à son interlocuteur de sortir de sa ouate mentale. Pas plus que Michel Onfray n'essaie de faire émerger la pensée de son ami : il le flatte plutôt. On se croirait chez Pivot, en plus " cool " peut-être. La seule personne qui se verra d'ailleurs demandée par " l'ami animateur " d'interrompre son discours sera la fameuse inspectrice qui ose critiquer M. Onfray, seul moment où un semblant de confrontation semblera pourtant émerger. Car pour le reste, les échanges sont ceux, typiques, de ceux qui souhaitent surtout pouvoir se valoriser en entamant un " dialogue avec une pointure ". Le public est gentil : peut-être ne veut-il pas s'exposer. Peut-être est-il séduit : une femme explique en privé comment " je le trouve mignon, son discours est plutôt séduisant... même s'il n'apporte pas grand-chose à la discussion ". Une autre ajoute que " mignon à quarante cinq ans, cela l'agace plutôt ", mais tout cela reste de l'ordre du ressentiment. Mais cela a aussi trait au public de ces colloques, les tenants de ces " nouvelles pratiques " se veulent " ouverts ", à l'écoute de toutes les sauces, et la critique y est relativement bannie. Ainsi, si de nombreuses personnes ne trouvent pas leur compte dans le discours de M. Onfray, il ne le saura jamais. Sauf s'il était à l'écoute et apercevait dans les silences ou les discours convenus l'absence de véritable discussion, ou s'il tentait de faire émerger des enjeux autres que ceux qu'il a prévus. Mais comme nous le craignons, il a sans doute dû plutôt apprécier l'approbation tacite.
Définitivement, l'homme est utile, à la philosophie sinon à la société, il participe de la diversité intellectuelle, il véhicule une autre image de la philosophie, vieille dame si aisément dogmatique. Sa critique du " pouvoir scolaire " n'est de même pas assez entendue, mais comme toujours la critique peut être facile si elle ne prend pas en charge les exigences fondamentales qui sont en jeu. Il est toujours possible de dénoncer " ce qui n'est pas bien " et de s'en faire une boutique, un commerce qui marche. Surtout si les médias s'en mêlent, qui facilitent l'émergence d'un gauchisme de salon, très " people ". Le pouvoir devient alors celui de la séduction, tout aussi pervers sinon plus que celui de la force, qui au moins n'avance pas masqué. Quant à la critique des cafés-philo, si elle est fondée quant au manque d'exigence que l'on y rencontre fréquemment, elle loupe le coche quant à l'autre type d'exigence que peut représenter le dialogue s'il est bien mené, le frottement à l'altérité. D'ailleurs, notre héros ne s'est jamais risqué à cet exercice. En vérité il ne connaît que les classes et les amphithéâtres, là où l'autorité est déjà inscrite dans la configuration du lieu : il est du genre plutôt timoré, il craint la proximité. En ce sens, il est un vrai professeur, il reste très livresque et traditionnel : l'exigence philosophique est principalement et même exclusivement pour lui celle qui confronte le lecteur à un écrit, le consommateur à un produit, le pouvoir à ses fidèles. Mais comment fait-il, lui, pour écrire des livres, sinon en se confrontant à lui-même ? Qu'en est-il de la pensée qui se fait en se forgeant ? Penser, c'est aussi une confrontation à l'autre, un autre qui peut tout aussi bien être vivant, nous interroger et nous parler dans l'instant, nous interpeller par sa simple étrangeté, et non pas uniquement être mort ou avoir écrit de savantes pages. Il nous dit que la pensée se prépare, mais la vie n'est-elle pas aussi une préparation à la pensée, incluant tout ce que l'on a pu entendre, penser, lire, expérimenter et apprendre, cette préparation qui fait que l'on sait penser, que l'on peut improviser avec notre esprit, tel un musicien sur son instrument ? Mais enfin, Michel Onfray est à la fois le fils de son époque et l'héritier de sa culture nationale. Comment pourrait-il ne pas ressembler à père et mère, aussi rebelle fût-il ?