Revue

Philosophie dans l'adaptation et l'intégration scolaire : objet de recherche ou recherche d'objet ?

Le secteur de l'enseignement spécialisé, bien que ne représentant qu'une faible part de la population scolaire en France, a largement participé au développement des pratiques à visée philosophique en dehors des classes de terminale ces dernières années.

Ces pratiques éminemment innovantes ont revêtu des formes très variées selon l'enseignant1 ou le contexte d'enseignement2 : travail à partir du questionnement des élèves, de dilemmes moraux, de textes à visée philosophique ou de philosophes ; utilisation de la méthode Lipman, etc. Quelles que soient la nature ou les modalités de mise en oeuvre, ces démarches doivent pourtant s'inscrire dans la logique institutionnelle qui anime l'enseignement spécialisé. Un bref rappel historique nous en donne le sens au travers quatre mots qui ont traversé le siècle dernier.

Anormalité. Bien que l'idée de la prise en charge des enfants porteurs d'un handicap sensoriel fût présente dans l'article IV de la loi Jules Ferry du 28 mars 1882, il est convenu de dire que l'acte de naissance de l'enseignement spécialisé remonte à la loi du 15 avril 1909 relative à la création des classes de perfectionnement. À cette époque, les enfants déclarés " anormaux d'école ", c'est-à-dire ne correspondant pas à la norme scolaire, sont accueillis dans des classes à part et bénéficient d'un enseignement spécial, différent de celui qui est dispensé dans les écoles ordinaires de la République.

Inadaptation. Dans les années quarante, le concept d'enfance inadaptée vient se substituer à la notion d'anormalité. L'enfant n'est plus considéré comme étant hors de la norme de l'école, mais plus simplement inadapté au système scolaire. La prise en charge spéciale et ségrégative dans des sections spécifiques ou dans des établissements spécialisés est maintenue.

Adaptation. Le dernier tiers du XXe siècle verra l'avènement de l'adaptation et l'idée qu'il appartient à l'institution elle-même de s'adapter aux difficultés et aux handicaps particuliers des enfants en âge d'être scolarisés. Il s'agit, depuis, de permettre à ces élèves de répondre au mieux aux exigences de l'école.

Intégration. Parallèlement, le dernier quart du siècle dernier a établi les principes de l'intégration. Ils visent le maintien ou l'accueil en milieu scolaire ordinaire des enfants handicapés lorsque cela est possible.

Participant de cette même évolution, la fermeture des dernières classes de perfectionnement et le statut de collégien récemment acquis par l'élève de SEGPA, illustre la volonté du législateur de ne plus exclure l'élève en difficulté du système éducatif traditionnel.

D'aucuns prétendent actuellement que la logique qui prévaudra dans l'avenir est celle de l' inclusion. Elle pourrait se résumer ainsi : là où l'intégration conduit à dénombrer vingt-cinq élèves ordinaires plus un élève handicapé dans une classe, l'inclusion y recenserait vingt-six élèves. En effet, dans le cadre d'une pédagogie différenciée qui ne se limite pas à la seule prise en charge des élèves en difficulté, chaque enfant dans une classe a des besoins spécifiques en matière d'apprentissage.

Par-delà la question traditionnelle de la légitimité des pratiques à visée philosophique dans l'enseignement spécialisé, le problème est donc de savoir comment elles peuvent s'inscrire dans les logiques d'intégration et d'adaptation qui ont cours actuellement.

S'il est un fait acquis, c'est que l'ère de l'enseignement spécial est révolue. Les contenus d'apprentissage de l'AIS se réfèrent donc aux programmes officiels en vigueur. Ainsi, chaque collégien de SEGPA comme, par ailleurs, tout enfant handicapé scolarisé, est concerné par la mise en place de ces nouvelles pratiques, à l'instar de leurs camarades de classe ordinaire. Le droit de philosopher pour tous à l'école, revendiqué par certains, ne doit pas en effet conduire à rétablir cette ségrégation que l'on cherche à abolir3 . Pourtant, une voie largement empruntée dans l'enseignement spécialisé consiste à considérer les activités à visée philosophique du point de vue de la médiation (et non pas simplement comme une finalité en soi) permettant l'acquisition de compétences dans d'autres domaines : le français (pour les compétences orales lorsque l'activité prend la forme de débats...), l'éducation civique (pour ce qui est de la socialisation)4,etc. Si l'on ne peut rejeter d'emblée l'idée d'une instrumentalisation de la philosophie dans la mesure où elle permettrait le progrès de l'élève, elle conduit cependant à s'interroger sur le risque encouru de nier la capacité des élèves de l'AIS à travailler la philosophie pour ce qu'elle est, objectif primordial de l'enseignement philosophique français. On développerait alors une nouvelle forme d'enseignement spécial, s'opposant de fait au principe d'éducabilité cognitive fondateur de l'enseignement spécialisé moderne qui fixe, à terme, les mêmes objectifs pour tous.

Que peut alors signifier " adapter " et " intégrer " dans le cadre des activités à visée philosophique ?

Adapter la philosophie à l'enseignement spécialisé, c'est soit:

- tenter d'ajuster le modèle proposé par le lycée au secteur de l'AIS5 ;

- chercher de nouvelles modalités didactiques et pédagogiques pour l'enseignement de cette discipline, tout en conservant le même objectif.6

Intégrer, c'est permettre à l'enfant en difficulté ou handicapé de profiter, grâce à un étayage spécifique, du même enseignement que l'élève ordinaire, c'est-à-dire de l'enseignement de la philosophie tel qu'il est officiellement reconnu ou, a minima, des activités à visée philosophique telles qu'elles se développent actuellement en dehors des lycées. Le droit de philosopher pour tous à l'école ne doit pas non plus conduire à écarter un droit à la philosophie pour tous, principe selon lequel l'accès aux éléments culturels de cette pratique est également revendiqué pour tous.

En réalité le choix entre pratiques à visée philosophique adaptées ou intégratives ne devrait pas être opéré par l'enseignant en fonction de ses capacités à conduire de telles activités comme c'est souvent le cas7, mais bien être effectué au regard des finalités de l'enseignement spécialisé. Il appartient donc aux recherches actuelles conduites dans l'AIS et aux expérimentations plus ou moins isolées menées dans les classes par les praticiens, d'interroger leur dispositif et d'orienter leur travail selon les principes qui organisent l'enseignement spécialisé par ailleurs. Il reste, autrement dit, à imaginer maintenant les éléments d'une pédagogie cohérente en AIS.


(1) En fonction de son style pédagogique, de ses convictions en matière d'enseignement ou de sa formation. Par exemple, certains praticiens de la pédagogie institutionnelle ont très tôt investi ces nouvelles pratiques.

(2) En fonction du type d'établissement (école, collège, établissement spécialisé etc.), de son implantation géographique (zone urbaine ou rurale...), du type d'élève (enfant ou adolescent en difficulté, porteur d'un handicap sensoriel, moteur ou mental...) et de leurs besoins spécifiques dans le domaine des apprentissages.

(3) Cf. Bour, T., Peut-on adapter la philosophie ?in Nouvelles pratiques philosophiques en classe, Enjeux et démarches,Tozzi M. (coord.), coll. Documents, Actes et rapport pour l'Education, CRDP de Bretagne, 002

(4) Voir, par exemple, la recherche financée par la Mission Innovalo de l'Académie de Créteil et l'IUFM de Créteil et conduite par T. Bour et J.-C. Pettier sur le thème : " Les pratiques à visée philosophique en AIS facilitent-elles l'acquisition de compétences transversales et disciplinaires ? ".

(5) C'est une modalité qui a pu se rencontrer dans le dispositif Carré de nature-Carré de culture proposé par la Fondation 93-Atelier des sciences qui fait intervenir des professeurs de philosophie dans des classes de SEGPA.

(6) Lire, par exemple, Chatain J., Pettier J.-C., Textes et débats à visée philosophique au cycle 3, au collège (en SEGPA et...Ailleurs), coll. Repères pour agir, SCREREN-CRDP, Académie de Créteil, 2003.

(7) Pour l'enseignant, le fait d'avoir suivi ou non une formation universitaire en philosophie influence généralement les modalités de mise en oeuvre dans la classe et le rapport au savoir philosophique instauré avec les élèves.

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