Revue

Le statut de l'intuition

Tout professeur de philosophie en fonction se verra à un moment ou à un autre - faut-il l'espérer - travaillé par un certain dilemme : quel est le statut de l'intuition ? En effet, si certains élèves se tirent assez bien des exercices académiques de la dialectique scolaire qui consiste à comprendre et retenir des éléments formels de cours, à fournir des arguments, à prendre le contre-pied de leurs propres idées, à formuler quelque problématique, à placer diverses citations, d'autres, sans aucune mauvaise volonté, y réussissent beaucoup moins bien. Cela ne poserait aucun problème en soi, si ce n'était que de temps à autre, aussi rarement soit-il, certains élèves de cette seconde catégorie paraissent sur le plan philosophique nettement plus inspirés, créatifs et originaux que les premiers. Un regret, ou une mauvaise conscience envahit alors le correcteur confronté à ce problème, qui se voit a priori obligé de donner une bonne note au premier et une mauvaise au second, puisque pour aller vite, on peut affirmer que, comparativement à d'autres matières, dans l'enseignement de la philosophie, la méthode prime sur le contenu.

LES PRÉSUPPOSÉS

Contrairement à l'illusion répandue, il n'est guère de philosopher, guère de raisonnement, qui ne se fonde ni ne s'appuie sur des présupposés. Ce qui en soi ne constitue guère une objection à la validité d'un philosopher, à une condition bien sûr : que l'on en soit conscient. Après tout, l'être humain étant engagé dans l'espace, le temps et la matière, on ne voit pas pourquoi sa pensée ne le serait pas. À moins d'oublier que la construction de la pensée est de nature thétique, locale, biaisée et partielle, et que l'accès à une raison pure, dépourvue d'objets et de sujets empiriques, n'est qu'une ligne d'horizon et un fantasme tout à fait utiles mais dont il s'agit de se méfier. C'est uniquement dans les contes de fées que le héros réussit à chevaucher les arcs-en-ciel.

Qu'en est-il alors des présupposés de l'enseignement philosophique ? Est-il possible de déterminer un tel ancrage, commun et incontournable, quand les sources, les styles, les écoles, ou les perspectives qui ponctuent l'histoire de la philosophie divergent autant ? Que signifie donc l'expression " le professeur de philosophie est l'auteur de son cours ", s'il est des dogmes auxquels on ne peut échapper ? Mais de manière inverse et symétrique, ne peut-on pas se demander sur quels critères évaluer et noter l'élève, s'il n'existait de fourches caudines spécifiques et collectives, par lesquelles devait passer l'apprenti pour déterminer s'il a effectivement ou non appris quelque chose durant sa scolarité. Quels sont donc les critères de réussite du philosopher, s'il ne s'agit pas d'ingurgiter un contenu particulier susceptible de produire les bonnes réponses, bien que cette vision des choses ne soit elle-même nullement exclue ? Vieux problème auquel se heurte en permanence la difficile et tumultueuse communauté des professeurs de philosophie.

Chacun apportera ici ses propres réponses, et si certains sauront se singulariser sur l'articulation de ces questions et les réponses qui s'en suivent, il semble tout de même que l'institution philosophique a instauré au fil du temps divers acquis non négociables, et l'on ne voit pas très bien comment il aurait pu en être autrement. Or il est un philosophe qui sur ce point nous a légué un héritage lourd de conséquences : Hegel.

HEGEL

Éclairons, pour plus de clarté, cette thèse par divers propos de Hegel, couramment cités. " Une philosophie qui n'est pas un système ne saurait rien avoir de scientifique. Elle exprime bien plutôt une opinion subjective, et son contenu est un contenu contingent " (Logique). " La vraie figure de la vérité est donc posée dans cette scientificité - ce qui revient à dire que, dans le concept seul, la vérité trouve l'élément de son existence " (La phénoménologie de l'esprit). " Ce qui est rationnel est réel, et ce qui est réel est rationnel " (Principes de la philosophie du droit). Quant à la thèse adverse, celle de la philosophie " romantique " qu'il critique, et à qui il refuse pratiquement le statut même de philosophie, il la résume ainsi : " Si précisément le vrai existe dans ce qui, ou plutôt comme ce qui est nommé tantôt intuition, tantôt savoir immédiat de l'absolu, religion, être [...] alors de ce point de vue, c'est plutôt le contraire de la forme conceptuelle qui est requis pour la présentation de la philosophie. L'absolu ne doit pas être conçu, mais senti et intuitionné : non son concept, mais son sentiment et son intuition doivent avoir la parole et être exprimés. " Résumé qu'il conclut par ce commentaire : " Ceux qui s'abandonnent à la fermentation désordonnée de la substance croient, en ensevelissant la conscience de soi et en renonçant à l'entendement, être les élus de Dieu, auxquels Dieu infuse la sagesse dans son sommeil, mais dans ce sommeil, ce qu'ils reçoivent et engendrent effectivement, ce ne sont que des songes " (La phénoménologie de l'esprit). Hors du concept, donc, point de salut philosophique.

Ce qui fera dire à Schelling, répondant à Hegel : " Pour lui Dieu n'était pas tant un simple concept que le concept n'était Dieu... " (Contribution à l'histoire de la philosophie moderne). D'après ce frère ennemi de Hegel, la mégalomanie est grande chez ce dernier, auteur d'une philosophie qui se " vante de n'avoir, contrairement aux précédentes, absolument aucun présupposé " (ibid). Vantardise qui a visiblement fait école.

Afin de faire toucher du doigt les enjeux de l'affaire, montrons le " parricide " auquel se risque Hegel, en son désir d'une philosophie ultime. Dans ses Leçons sur Platon, passage intitulé " Forme mythique et représentation dans la pensée platonicienne " l'auteur nous explique : " La forme mythique des dialogues platoniciens constitue l'élément attrayant de ces écrits ; mais c'est une source de malentendus. C'en est déjà une de tenir ces mythes pour l'élément le meilleur. Le mythe est toujours une représentation qui se sert de la manière sensible, d'images sensibles, qui sont destinées à la représentation, non à la pensée ; c'est une impuissance de la pensée qui ne sait pas encore s'établir pour soi, ne sait pas se suffire. D'un côté, c'est l'image populaire, mais de l'autre on ne peut éviter le danger que ce qui n'appartient qu'à la représentation et non à la pensée, soit pris pour quelque chose d'essentiel. "

Les partis en présence sont clairement établis : la raison discursive toute-puissante et le concept d'un côté, l'image, le sentiment, l'intuition et la fragilité du sujet de l'autre. La philosophie n'est pas la poésie, la vérité et la pensée détiennent définitivement un accès privilégié à travers un processus d'analyse, de synthèse, de critique, de logique, et à la rigueur de dialectique. Tentons maintenant de répondre à Hegel, de manière téméraire, et mettons à l'épreuve le chemin qu'il nous enjoint d'adopter.

L'INTUITION

Le terme d'intuition renvoie en général à une connaissance directe et immédiate, qui fait l'économie de tout processus explicite, en particulier du raisonnement. Le mot vient du latin intueri qui signifie : regarder attentivement, admirer, tenir compte de. La raison, qui s'oppose à l'intuition, dérive de ratio, qui signifie le calcul, et de là le sens d'un raisonnement, d'un processus conscient de pensée, où la " vérité " n'est guère donnée d'emblée. Voyons d'un peu plus près ce qui compose cette antinomie. L'aspect le plus frappant, comme nous l'avons déjà dit, est l'opposition entre l'immédiat de l'intuition et la médiation de la raison. En ce sens, il paraît initialement que pour l'intuition, les connaissances sont données, tandis que pour la raison, quelque chose reste à faire. En ce sens, la raison prend l'apparence d'une activité, tandis que l'intuition prend celle de la passivité. Mais alors il serait bon de rapporter le terme passivité à son origine, celle qu'elle partage avec passion et patience, dérivées du latin pati, qui signifie souffrir, tolérer, supporter, admettre, permettre. En ces divers sens, s'il est possible d'opposer l'intuition inactive à la raison active, il est tout aussi possible de montrer que l'intuition est la manifestation d'un autre type d'activité, non moins pénible et méritoire, non moins productif et constitutif de la connaissance, que le travail tant célébré de la raison.

Le travail premier de l'intuition est la disponibilité, celle de l'esprit et de l'être, qui est plus la manifestation d'une attitude que d'un acte spécifique, quelque chose qui renvoie plutôt à l'être et moins au faire, à soi et moins à un objet. Or ce qui choque ici le défenseur de la raison raisonnante, et qu'il semble qu'en cela il n'y ait rien à faire : il suffit de paresseusement regarder, et le tour est joué.

CONTEMPLATION

L'intuition est contemplation, car en dépit de l'apparente instantanéité qui la caractérise, elle peut tout à fait s'inscrire dans la durée. L'absence de procédure et d'étapes tend à faire passer comme dépourvu de temporalité et simple discontinuité un moment qui peut pourtant perdurer. Sans cette dimension contemplative, une intuition donnée serait trop fugitive : l'esprit n'aurait guère le temps de l'appréhender. Or la contemplation aussi est déconsidérée, car du point de vue de la raison, elle est considérée comme une perte de temps puisque rien ne s'y élabore. Pourtant, pendant très longtemps elle représenta l'activité philosophique par excellence, ne serait-ce qu'à cause de la gratuité qui la caractérise. Dans la vision des arts libéraux, pour lesquels l'utilité ou le faire étaient souvent perçus comme des activités subalternes, la contemplation, en particulier celle qui permettait de contempler les objets métaphysiques, les grandes entités transcendantales tels le vrai, le beau ou le bien, se présentait comme l'activité la plus noble de l'esprit. " Car cette activité [la contemplation] est par elle-même la plus élevée ; de ce qui est en nous, l'esprit occupe la première place ; et, parmi ce qui relève de la connaissance, les questions qu'embrasse l'esprit sont les plus hautes. [...] En outre, cette existence est la seule qu'on puisse aimer pour elle-même : elle n'a pas d'autre résultat que la contemplation, tandis que, par l'existence pratique, en dehors même de l'action, nous aboutissons toujours à un résultat plus ou moins important " (Aristote, Éthique à Nicomaque). " Il faut assimiler le monde visible au séjour de la prison, et la lumière du feu dont elle est éclairée à l'effet du soleil, quant à la montée dans le monde supérieur et à la contemplation de ces merveilles, vois-y la montée de l'âme dans le monde intelligible. [...] L'idée du bien, qu'on aperçoit avec peine mais qu'on ne peut apercevoir sans conclure quelle est la cause universelle de tout ce qu'il y a de bien et de beau. [...] C'est elle qui dispense et procure la vérité et l'intelligence, et qu'il faut la voir pour se conduire avec sagesse, soit dans la vie privée, soit dans la vie publique " (Platon, La République).

Ainsi, il s'agirait bien de " voir ". De cette perspective, le raisonnement ne devient-il pas l'activité intellectuelle des besogneux et des gagne-petit, de tous ceux qui sont incapables d'entrevoir directement la vérité des choses, ou qui poursuivent un but sans savoir s'arrêter. La démarche anagogique, processus de remontée vers l'unité et originaire, telle qu'inaugurée par Platon et reprise en particulier par la tradition religieuse mystique, ne propose-t-elle pas comme aboutissement et finalité la vision de l'absolu ? Au demeurant, autre tentation de toute-puissance. Le raisonnement ne serait plus dès lors qu'un pis-aller : l'apprenti doit encore décomposer et calculer ce que le maître, lui, sait par un simple coup d'oeil, voire même ce qu'il accomplit sans avoir le moindrement besoin d'y penser.

MAÎTRISE

Ceci nous conduit à un autre point : celui de la maîtrise, généralement lié à la conscience. Suivre une procédure implique d'entrer dans une métaréflexion applicable à différentes situations particulières. Cette perspective se distingue d'une situation où l'on tâtonne au coup par coup sans reconnaître la généralité de la situation. Ainsi en va-t-il pour une fonction mathématique ou une problématique philosophique : elles établissent un rapport général entre différents couples ou ensembles de nombres, de valeurs ou d'idées. Si l'on peut dire qu'il s'agit de conscience, l'art est ici celui de reconnaître ce que l'on connaît déjà dans ce que l'on ne connaît pas. En reconnaissant quelqu'un, je prends conscience de son identité, puisque, en fait, je le connaissais déjà ; sans m'en apercevoir immédiatement, je pouvais connaître certaines choses à son propos sans le savoir initialement. L'analyse chimique offre de telles procédures d'analyse qui permettent d'identifier les éléments constitutifs d'un composé, éléments connus a priori, puisqu'il s'agit de réduire et d'assimiler l'inconnu au connu.

Apprendre, c'est donc apprendre ces procédures, qui permettent d'accéder à un autre niveau de connaissance que l'immédiat. Mais, comme nous l'avons déjà soulevé, ces procédures ne risquent-elles pas de devenir des courts-circuits de la pensée ? Autrement dit, les procédures - à l'instar des formules, des concepts ou des idées établies - plutôt que de permettre un degré accru de conscience, ne peuvent-elles parfois, au contraire, obscurcir la pensée en l'installant et l'empaquetant dans des formes creuses et dépourvues de substance ? La procédure et le concept, symboles du savoir et de la maîtrise, se verraient donc choir de leur piédestal. Kant nous met d'ailleurs en garde contre le danger de la forme. " Intuition et concepts, tels sont donc les éléments de toute notre connaissance, de telle sorte que ni les concepts sans une intuition qui leur corresponde de quelque manière, ni l'intuition sans les concepts, ne peuvent fournir une connaissance " (Critique de la raison pure). Or s'il est possible de vérifier formellement la manipulation des concepts, au travers de définitions ou d'articulations, tout comme il est possible de vérifier l'utilisation des formules chimiques et des fonctions mathématiques, dans quelle mesure sommes-nous capables d'évaluer l'intuition ? Comment mesurer ce que voit l'autre ? Peut-être déjà ne voit-il pas la même chose que nous, et nous serons alors tentés de lui dire qu'il se trompe. Car si la procédure a vocation de communicabilité et d'universalité explicite, il n'en va pas de même pour l'intuition, tout à fait subjective. La question reste alors de savoir si oui ou non, la subjectivité est antinomique avec l'universalité. Si c'est définitivement le cas dans la tonalité générale de la philosophie occidentale, depuis Aristote, ce n'est pas une position qui fait l'unanimité. Kierkegaard, qui de ce point de vie retourne à l'inspiration socratique, fait par exemple exception : " Étant donné que la subjectivité est la vérité, il faut que la détermination de la vérité contienne l'expression de l'antithèse de l'objectivité [...] " (Post-scriptum aux Miettes philosophiques).

Bien entendu, Hegel s'oppose à cette vision des choses, puisque subjectivité est synonyme de contingence, de banale opinion. Ceci dit, en suivant Kierkegaard, si cette vérité n'est pas nécessairement partagée, comment en évaluer de manière objective le contenu ?

DISPONIBILITÉ

C'est là que devrait intervenir une qualité de l'enseignant qui est rarement mentionnée de manière explicite : l'écoute ou disponibilité. Sait-il reconnaître sans qu'il y ait procédure de reconnaissance ? Un des critères sur lesquels il se base dans le philosopher est l'argumentation. L'élève fournit-il des preuves afin de montrer qu'il sait de quoi il parle, afin d'approfondir son idée, afin de la justifier ? Car il ne s'agit pas de rester sur une simple opinion, généralement simple écho de l'opinion commune, c'est-à-dire de rester dans le " connu ", mille fois rabâché, mais de produire du sens. Or le bon élève, dans le sens classique du terme, est celui qui en se référant à la matière étudiée, aux procédures indiquées, effectuera un certain travail, de nature tout à fait attendue : le sens " nouveau " est déjà connu. Mais ne rencontre-t-on pas aussi de ces élèves, mal à l'aise avec la rigueur formelle, peu enclins à rendre avec précision ce qui leur a été donné d'avance ? " Nos élèves ne sont pas des génies ! Ils ne sont pas Kierkegaard ou Nietzsche, s'exclamera le professeur, sans quoi cela se saurait ! ". Ainsi l'intuition ne saurait être que géniale pour être intuition ? Mais leur demande-t-on d'être génial lorsque l'on évalue la procédure utilisée ? Non, sans aucun doute, mais il nous semble plus facile de reconnaître ce que nous avons planté chez un élève que de déceler la singularité de son propos. Les difficultés de la discussion entre enseignants, facilement houleuse, ne montrent-elles pas cette indisponibilité à la liberté et à l'originalité ?

Cette idée de disponibilité trouve pourtant ses racines dans notre tradition philosophique, entre autres chez Platon, dans Le politique, avec le principe du " kairos ", cette saisie du moment opportun, qui justement distingue le politique du philosophe. Or si le politique doit devenir philosophe, le philosophe doit devenir politique, et le " kairos " représente justement la faiblesse du philosophe. Quel est ici le point aveugle ? Le politique se doit avant tout d'être perceptif et efficace, comme le théorisera plus tard Machiavel, grand penseur de cet art souvent incompris ou décrié. Historiquement plus près de nous, De Gaulle reprend de semblables arguments. " Souvent, par contre, l'intelligence n'accepte pas de faire à l'instinct sa part. [...] Travaillant dans le solide, elle veut déduire la conception de constantes connues à l'avance, alors qu'il faut, dans chaque cas particulier, l'induire de faits contingents et variables. Une pareille tendance, il faut le noter, exerce une attraction singulière sur l'esprit français. Curieux et compréhensif, il a besoin de logique, aime enchaîner les faits par des raisonnements, se fie à la théorie plus volontiers qu'à l'expérience " (Le fil de l'épée). Il en va de même du poète, qui ne se soucie guère de prouver, justifier ou expliquer son intuition. Or la question reste :

la philosophie doit-elle se modeler sur la science, comme le souhaite Descartes, ou bien est-elle un art, avec toute sa part de contingence, de subjectivité, de singularité et d'invention ?

L'ASSERTORIQUE

Dans son tableau des catégories, Kant nous propose trois modalités de " la fonction de la pensée dans le jugement " : l'apodictique, le problématique et l'assertorique. L'apodictique relève de la nécessité, puisqu'il prouve. Le problématique relève de la possibilité, puisqu'il établit des rapports de conditionnalité par rapport à des hypothèses. Et l'assertorique affirme, pose des jugements qui relève du fait. Or qu'est-ce qu'un fait ? Si pour les objets matériels, le jugement paraît moins discutable, celui qui concerne les objets de pensée semble nettement plus sujet au débat et au désaccord. Pourtant, en quoi celui qui pose un jugement en ce domaine serait-il moins autorisé à le faire que celui qui juge de la matérialité ? Certes l'assertorique peut relever de la banalité et du manque, de la fausse évidence et de la facilité, mais ne peut-il pas aussi exprimer l'opérativité d'une pensée en acte ? Zarathoustra cherche-t-il à se justifier, à démontrer, à prouver ? Qu'en est-il des métaphores d'Héraclite ? Ou de l'aphorisme en général ? Sans doute est-ce là plus une spécificité de la philosophie orientale, pour qui l'étudiant n'est pas celui qui doit comprendre et répéter ce que le maître a dit et démontré, mais celui qui doit découvrir et comprendre, voire prouver par lui-même ce que le maître tente de lui enseigner. Naturellement, la contemplation joue ici un rôle très important. Un problème est posé en une phrase courte, généralement de nature paradoxale, problème sur lequel il s'agit de méditer dans la durée afin de travailler sa propre pensée.

Descartes, valeur sûre ou alibi du " scientisme philosophique ", accorde aussi un rôle majeur à l'intuition. " Les propositions qui sont la conséquence immédiate des premiers principes se connaissent d'un point de vue différent, tantôt par intuition, tantôt par déduction ; quant aux premiers principes eux-mêmes, ils sont connus seulement par l'intuition. " (Règles pour la direction de l'esprit). Ainsi le fondamental relève de l'intuitif ! Il augure déjà de la distinction kantienne entre l'entendement, qui traite des concepts et de l'empirique, et la raison qui traite des principes premiers. En cas de doute, Descartes ne nous dit-il pas de poursuivre notre intuition première ? Or ces divers " premiers principes ", selon les uns et les autres, n'ont-ils pas, à l'instar des preuves et démonstrations, une valeur plus ou moins grande ? Et savons-nous vraiment juger des intuitions qui nous sont offertes ? Ou valorisons-nous uniquement celles que nous connaissons ou celles qui nous plaisent ? Avec, selon les lecteurs, une plus grande préférence pour la forme ou le fond. Baudelaire est-il moins philosophe qu'un autre parce qu'il ne construit pas un système ? Ou parce qu'il ne propose ni justification, ni références ? Quant à l'élève qui médite - à divers degrés - sur un auteur ou une problématique, le laissant opérer sur son imagination, est-il moins philosophe que celui qui sait citer et analyser de manière précise, sans pour autant être le moindrement ébranlé par ce qu'il développe ? Évidemment, tout dépend de ce que recherche l'enseignant, en tant qu'homme et en tant qu'enseignant.

Leibniz nous décrit la chose ainsi. " Il nous vient des pensées involontaires, en partie de dehors par les objets qui frappent nos sens, en partie au dedans à cause des impressions (souvent insensibles) qui restent des perceptions précédentes [...] Nous sommes passifs à cet égard, et même quand on veille, des images nous viennent, comme dans les songes, sans être appelées [...]. Mais notre esprit, s'apercevant de quelque image qui lui revient, peut dire : halte-là, et l'arrêter pour ainsi dire. " (Nouveaux Essais sur l'entendement humain). Est-ce là un travail philosophique moindre, sous prétexte que nous ignorons le processus ? Ne pouvons-nous attendre d'un philosophe qu'il nous fournisse ces éclairages qui donnent du sens ? Certaines images ne sont-elles pas plus parlantes que leurs explications ? Faut-il encore les produire, les percevoir et en témoigner.

FAIRE DES CHOIX

Pour terminer cette réflexion sur l'intuition, nous ferons appel à Schiller, à la fois philosophe et poète, qui pour cette raison tente d'accorder une place importante aux deux instincts de l'homme ; celui de la sensibilité et celui de la raison. Pour lui, deux dangers guettent la pensée : sauvagerie et barbarie. Le sauvage est celui qui n'écoute que l'immédiateté de sa pensée, de ses émotions, de ses désirs. Le barbare est celui qui élabore des systèmes formels, celui qui fonctionne dans l'a priori et impose un carcan à l'esprit. Tous deux accordent sans aucune retenue une valeur de vérité ou d'absolu à leurs pensées. Entre la pure sensibilité et la raison formelle, l'esprit s'égare et se crispe : dans les deux cas, il se crispe sur ce qui lui paraît aller de soi.

Mais si dans nos anthologies utilisées en guise d'introduction à la philosophie, Hegel, sa logique et ses concepts trouvent une place de choix, qu'en est-il, pour rester à la même époque, de l'éducation esthétique de Schiller, de la vérité des sentiments de Jacobi, de la puissance de l'intuition et du savoir immédiat de Schelling, autant de critiques de l'hégémonie du concept ? Certes, il faut bien faire des choix. Alors pourquoi pas celui de la toute-puissance du modèle scientifique...

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