Revue

La philosophie ?

Après trois décennies passées à initier (tenter d'initier !) un certain nombre de jeunes du Tarn-et-Garonne à la pratique philosophique, et trois années de fréquentation assez régulière d'un " café-philo ", et en apportant par ailleurs mon concours à des " soirées philo " conviviales dans un bourg des Corbières, il m'est sans doute possible de jeter un regard critique sur la pratique philosophique au café, " critique " étant entendu au sens de lucidité bienveillante, mais distanciée et exigeante.

Le succès désormais décennal de cette tentative de " dé-scolariser " l'entreprise philosophique, pour la pratiquer dans un lieu on ne peut plus public, ne se dément pas, au moins en terme quantitatif. Entendons par là le nombre de lieux où cette pratique s'exerce et de participants à cette même pratique.

Sous ces formules, on pourra deviner la réticence devant une mesure purement mathématique de phénomènes souvent fort complexes, qui ne sauraient se satisfaire de cette approche statistique primaire et exigeraient une analyse fine, qualitative.

Cette réserve étant faite, on peut au moins retenir, au bénéfice de la " philo au café ", le souci partagé par un nombre non négligeable de " non- spécialistes " de la pratique philosophique, de s'initier à celle-ci, ou de renouer avec elle après l'avoir abandonnée en fin d'études. Les questions abordées sont les problèmes de toujours : la liberté, la mort, le pouvoir, etc, ou des problèmes de société actuels. Ils donnent généralement lieu à des débats passionnés, rompant avec le " mode de philosopher " dominant, du fait que la philosophie est devenue universitaire et académique (voir ce qu'en dit Merleau-Ponty dans " Éloge de la philosophie "), ou scolaire, dans la pratique lycéenne de la " philo au bac ". S'ouvre donc un champ libéré des carcans de l'érudition pure, ou des champs d'investigation qui sont le fait de spécialistes, fonctionnant souvent en vase clos, en chapelles ou coteries. Tout le monde connaît les controverses, toujours en cours, relatives à la refonte de programmes de philosophie du baccalauréat.

Lucidité sur les pratiques

Ces aspects positifs étant reconnus, on doit pouvoir mener un effort de lucidité critique sur cette pratique philosophique en " milieu ouvert ". D'abord, la pratique orale condamne à un certain spontanéisme des interventions, en dépit du fait que le thème soit précisé d'une séance sur l'autre. Une préparation s'imposerait : combien de participants s'y astreignent de fait ?

Par ailleurs, ce qui pourrait - " devrait " - être un dialogue se ramène plutôt à une succession de monologues, dépourvus de toute articulation dialectique : les interventions ne peuvent que difficilement se répondre. On est bien loin du modèle éponyme du dialogue philosophique : le dialogue socratique. Encore faudrait-il, au-delà de la " doxa philosophique ", ou du philosophiquement correct, convenir que le dialogue socratique est pipé puisque Socrate, sachant lui qu'il ne sait rien, amène très habilement ses interlocuteurs où il veut les amener, à savoir : convenir eux-mêmes qu'ils ne savent pas ce qu'il croyaient savoir.

Il n'y a donc que très rarement un vrai débat. La difficulté d'une véritable écoute, avec réponse exactement adaptée à la thèse précédemment émise, est quasiment insurmontable ; une succession d'interventions qui ne s'articulent pas les unes aux autres ne constitue guère une démarche philosophique authentique, à savoir : la rigueur dans l'élaboration des concepts, dans la formulation des problématiques : comment les questions s'enchaînent-elles ? Comment les réponses, ou les non-réponses, sont-elles argumentées ? Dans la diachronie de la parole, les thèses ne se rencontrent jamais en toute clarté, ne se répondent pas.

C'est le prix à payer pour que quiconque puisse accéder à cette parole vive. On peut ajouter à cela le défaut fréquent de maîtrise conceptuelle : il nous a été très récemment donné d'entendre que chacun pouvait à sa guise donner son sens à un terme, en l'occurrence l'intuition. On imagine la vacuité du discours dans ces conditions.

Mais la difficulté centrale nous paraît être celle-ci, et bien davantage dans cette pratique du débat philosophique ouvert à quiconque " se dispose à réfléchir " : est-on dans de bonnes conditions pour " suspendre son jugement " ? pour mettre en suspens ses évidences premières, ses pensées toutes faites, ses préjugés, son " attitude naturelle ", sa doxa, contre quoi la démarche philosophique n'en finit pas de reprendre son travail critique ? Faute de quoi on reste fasciné par les ombres de la Caverne, faute de quoi on est incapable de " douter ". C'est le coeur même de la philosophie critique de Kant : la finitude et les limites de la raison dans sa capacité à " connaître ", par rapport à sa capacité indéfinie à " penser ".

En dépit de consignes méthodologiques réitérées, il y a une tendance récurrente à parler pour flatter son ego, pour s'épancher subjectivement, au lieu de chercher à penser " plus vrai ", moins mal, moins superficiellement, de telle sorte que la pensée commune puisse y trouver son compte, être éclairante pour tous, enrichissante et plus approfondie qu'en début de séance.

Des présupposés rarement élucidés, interrogés, mis en jeu, la difficulté à organiser un discours oral argumentatif, à construire une démarche ordonnée qui permette à la pensée de s'assurer de sa progression, de sa validité, de ses limites : voilà, semble-t-il, les obstacles auxquels la pratique orale de la philosophie se heurte en ce lieu, pas toujours très " recueilli " ni favorable à la concentration réflexive, au risque d'y perdre l'essentiel d'elle-même. S'enfermer dans son " poêle ", comme disait Descartes, délibérer avec soi-même, se garder du " divertissement " auquel, en ces temps, tout ramène : telle est sans doute la gageure de cette pratique philosophique en public.

Qu'on ne voit, dans ce qui vient d'être dit, aucune réticence, aucune réserve de fond. Rien n'est pire, pour quiconque veut philosopher, et quiconque est appelé à philosopher, que de s'enfermer dans une cuisine académique, scolastique, où les problèmes ne sont jamais que des problèmes de chambre, ou d'école, ou virtuels, comme on dirait aujourd'hui, ou d'érudition qui se prendrait elle-même pour fin. La philosophie disait encore Merleau-Ponty, n'est pas sérieuse, elle est tragique, car enfin il y va de la manière plus ou moins " juste " de mener sa vie et de la mener avec les autres. Des problèmes, pour ne pas dire des défis nouveaux se posent à l'homme d'aujourd'hui, individuellement et collectivement.

Tous les lieux, toutes les instances, tous les moyens sont bons pour les formuler aussi clairement que possible, et entreprendre de les traiter de manière réflexive et critique, c'est à dire philosophique, loin de l'agitation factice et ludique des plateaux télévisés, machines à décerveler le public.

Il n'est pas nécessaire, selon l'adage, d'espérer pour entreprendre ni de réussir pour persévérer. Il y a urgence à philosopher, y compris par les moyens et dans les lieux les plus improbables.

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