Depuis quelques années, la violence prend de l’ampleur en milieu scolaire camerounais. On assiste de plus en plus aux agressions légères, graves, mortelles et cybernétiques des élèves contre leurs camarades, les enseignants et les membres de l’administration scolaire. Plusieurs études ont été menées dans le sens d’apporter des pistes de solutions à ce problème. Sauf que les recherches existantes n’ont pas interrogé le rôle capital que peut jouer la prise en compte des émotions des apprenants en classe de philosophie dans cette lutte. La présente réflexion constitue une première tentative et présente comme problématique : en quoi l’acte de philosopher, parce qu’il favorise l’expression des émotions, peut contribuer à la lutte contre la violence en milieu scolaire au Cameroun ?
Depuis de nombreuses années, la philosophie a acquis une grande importance au Cameroun par les nombreuses vertus qu’elle permet de développer chez les apprenants. Parce qu’elle intègre les exigences d’ordre spirituel, éducationnel, éthique et intellectuel, elle travaille à l’élévation de l’homme et de la société dans leur intégralité. En effet, dans un contexte de crise où fanatisme, mysticisme et tribalisme génèrent la violence dans tous les secteurs de la vie, la philosophie apparait comme une nécessité en ceci que, par les nombreuses vertus morales qu’elle renferme, elle seule peut enseigner l’amour du devoir, le sens du désintéressement, et la nécessité du respect de la personne humaine.
C’est donc à juste titre que le Cameroun a voulu introduire un apprentissage progressif de la philosophie dès la classe de seconde afin de mettre fin au monopole des classes de terminale sur cette matière au secondaire et développer plus tôt chez les apprenants des valeurs civiques et morales nécessaires à toute vie en groupe ou en société dont notamment la solidarité, le respect de la personne humaine, le souci du bien commun.… Cette volonté étatique fort louable a été mise en exécution sans des études approfondies et appropriées sur les pratiques pédagogiques efficaces issues des données de terrain, ne rendant pas possible une réelle implication de la discipline « philosophie » au changement social et manquant d’instituer une véritable culture des valeurs philosophiques dans les attitudes de vie des apprenants.
Les conséquences actuelles de ce manque de culture des valeurs civiques et morales sont la recrudescence de l’immoralité et de la violence en milieu scolaire, car, depuis quelques années, la violence prend de l’ampleur en milieu scolaire camerounais. On assiste de plus en plus à tous types d’agressions : légères, graves ou mortelles, physiques ou cybernétiques, contre les autres élèves, les enseignants ou les membres de l’administration. Cependant, est-il possible dans l’organisation actuelle du curriculum de rendre l’enseignement de la philosophie mieux adapté et plus efficace dans la lutte contre la violence en milieu scolaire au Cameroun ? Pourquoi favoriser l’expression des émotions en classe de philosophie et en quoi cette approche peut-elle contribuer à réduire la violence en milieu scolaire ? Ces questionnements nous amènent non seulement à comprendre le rapport qui existe entre l’acte de philosopher et l’expression des émotions, mais aussi, comment l’expression des émotions peut contribuer à lutter contre la violence en milieu scolaire.
Constat empirique de la situation de la violence en milieu scolaire au Cameroun
Depuis quelques années, il y a une dégradation des mœurs au sein de l’institution scolaire au Cameroun (Nkoh Bekono et Gweth Bi Bisso, 2022). Et c’est à juste titre que Mbonji Edjenguele et Edongo Ntede (2015) affirment que « le phénomène de la violence scolaire est devenu récurrent dans les établissements scolaires ».
Les actes de violences physiques, morales et cybernétiques sont alors légions en milieu scolaire. Et, les statistiques sont assez alarmantes dans les établissements scolaires où l’on rencontre de plus en plus des cas traduits aux conseils de discipline soit, pour violence physique, pour violence morale ou pour possession d’une arme blanche. Ainsi, les altercations entre les élèves et avec les enseignants, la consommation de drogues, pratiques occultes sont le lot quotidien de la vie scolaire au sein des établissements. Selon Maîmounatou (2022), la forme la plus récurrente de violence en milieu scolaire en contexte camerounais est celle entre les élèves eux-mêmes. Elle se déroule à l’intérieur comme à l’extérieur des salles de classe ou de l’établissement, dans des lieux non surveillés comme les toilettes, les vestiaires, les alentours des salles de classes… Pour l’auteure, les victimes des actes violents sont généralement des enfants réputés timides, d’une origine sociale ou d’un quartier différent, des enfants de niveau social aisé. Ces catégories sont généralement victimes de rejets, viols, rackets, invectives, impolitesse… À titre d’illustration, au courant de l’année 2020, un élève poignarde son camarade au lycée de Deido à Douala.
Entre enseignants et élèves, les actes violents sont également devenus récurrents au Cameroun. Au nom de la revendication de leurs droits, de nombreux élèves se livrent à des actes violents envers les enseignants et les membres du corps administratif. L’attaque à arme blanche du principal du Complexe scolaire Yona à Yaoundé par son élève est un élément qui illustre à suffisance un phénomène qui tend à se banaliser. De même, en 2020, un élève passait déjà à l’acte en poignardant son enseignant de mathématiques au lycée de Nkolbisson à Yaoundé. La problématique de la violence en milieu scolaire est donc une préoccupation aussi bien pour les politiques que pour les éducateurs dont le souci est de créer dans des climats scolaires positifs.
De nombreuses stratégies sont mises sur pied pour réduire le phénomène. Entre sensibilisations, cours d’éducation à la citoyenneté et à la morale, cours de catéchèse dans les établissements privés, et cours de philosophie dans les classes, des stratégies diverses avec des méthodes d’enseignement diverses sont utilisées. En philosophie, les contenus d’enseignement ont été redéfinis et l’approche par les compétences a été introduite avec l’espoir d’amener les apprenants à implémenter des compétences en termes de savoir, de savoir-faire et de savoir-être (Kalambele, 2022). Sauf que, dans la pratique, l’enseignement de la philosophie se déroule toujours avec des méthodes traditionnelles qui visent à permettre à l’élève d’acquérir un savoir qui le rend apte à affronter les épreuves lors des examens de classe et officiels. Dans le contexte actuel, la méthode est dans la plupart des cas transmissive laissant de côté le développement de la capacité de penser, de réfléchir et de juger qui est par contre l’objectif phare de la pratique philosophique. Pour dérouler le cours en classe, les enseignants se servent donc de plusieurs outils didactiques. Ils se servent, soit des textes de grands auteurs (majoritairement des anciens philosophes), des ouvrages spécialisés, ou des Manuels. Comme méthodes d’enseignement, ils se servent soit du brainstorming, du travail par petits groupes, ou encore des exposés.
Ainsi, dans les pratiques de classe, ils ne permettent pas assez aux élèves de mettre en mots leur expérience, leurs émotions et de questionner leurs opinions. Bien que les enseignants débutent la séquence d’enseignement par une évaluation des prérequis et poursuivent par l’exposition d’une situation problème, ils ne permettent pas assez aux élèves d’exprimer leurs émotions et leurs ressentis dans cette étape pourtant cruciale, et tout au long du déroulé de la séquence. Une telle orientation pourrait être tirée d’une tradition philosophique qui oppose raison (philosophie) et émotions. Sauf que, la philosophie elle-même n’a-t-elle pas besoin des émotions pour mieux permettre de développer une pensée critique ?
Nécessité d’un dialogue entre l’acte de philosopher et l’expression des émotions
Les émotions en tant que réaction affective d’assez grande intensité et comportant normalement des manifestations d’ordre végétatif (Piéron, 1951), a pour fonction essentielle de nous « renseigner sur les sources de la capacité à penser et à communiquer » (Claudon et Weber, 2009). Elles nous renseignent sur nos états internes, « affectent nos perceptions, jugements et induisent des comportements » (Eva-Launet et Peres-Court, 2018).
L’enseignement de la philosophie, en même temps, est destiné à favoriser l’apprentissage et le recours à réflexion entendue comme préalable à toute action véritablement humaine, l’initiation et la sensibilisation à la pensée philosophique, la vision rationnelle du monde et le sens de la moralité, de l’esprit civique et de la culture démocratique. C’est un enseignement qui devrait permettre aux élèves d’avoir des discussions approfondies sur des idées. Il s’agit donc d’une pratique qui devrait permettre aux élèves d’exprimer leurs émotions, leurs idées, leurs pensées.
L’apprentissage de l’esprit critique qui est après tout l’objet de la préoccupation fondamentale dans l’enseignement de la philosophie poursuit en fait plusieurs finalités. Il permet en effet aux enseignés d’acquérir le sens de l’objectivité, de développer l’esprit logique ou exigence de rigueur, de cohérence, de preuve, et de développer l’aptitude à raisonner correctement. Ces finalités modifient de multiples manières le comportement de l’homme et la société. Le développement de la capacité à penser par soi-même et à transcender les appétits est avant tout un élément essentiel pour la réforme intellectuelle, psychologique et morale de l’homme en général et pour le maintien de la paix sociale.
Or, les comportements que nous extériorisons sont quelque part le reflet des émotions que nous ressentons, et qui naissent de notre relation au monde. Exprimer ses émotions permet donc d’informer l’autre sur notre état intérieur, nos attentes vis-à-vis de la relation et notre relation à notre environnement. À partir de ces prémisses, il n’y a point de doute que l’expression des émotions joue un rôle essentiel dans les activités de réflexion et dans le renforcement des comportements qui facilitent la relation. Pour développer des relations de qualité en classe de philosophie et dans l’école en général, il est important pour les enseignants de plancher sérieusement sur le dialogue étroit entre les émotions des apprenants et les pratiques philosophiques. C’est dans le sens de ce dialogue que la présente contribution relève toute son importance.
L’absence de ce dialogue nécessaire entre les pratiques philosophiques et la liberté d’expression des émotions chez les élèves a diminué considérablement l’impact de l’enseignement de la philosophie sur la santé émotionnelle des élèves. Cette diminution d’impact est surtout ressentie dans les domaines très précis du bien-être mental, émotionnel et moral. Sur le plan du bien-être mental, les élèves souffrent généralement de stress, d’anxiété et de dépression dans le cours de philosophie. Dans une étude dont l’objectif était de comprendre l’expérience psychoaffective des élèves en situation de démotivation dans les cours de philosophie, Gweth Bi Bisso (2021) montre que vivre l’espace disciplinaire pour ces élèves constitue une expérience qui a un impact suffisamment violent. Ceux-ci se retrouvent confrontés à une peur qui les saisit. La proximité avec l’incapacité d’entrer dans les tâches les jette dans un état d’effroi qui fait que, très vite dépassés, ils sont envahis par un sentiment d’ennui. Leur rapport avec le temps dans la classe s’effondre, plus rien n’existe en dehors de cette menace d’échec et de souffrance qui se profile en eux. Soudainement, l’enchaînement des temps de leur vie devient marqué par une menace, celle de l’échec. Ainsi, tous les temps de la classe dans un cours de philosophie deviennent inquiétants et se réduisent à cette menace. Très vite dépassés, ils souhaitent que le cours se termine le plus tôt possible.
Les conséquences désormais plausibles de ce manque de symbiose entre l’acte de philosopher à l’école et l’expression des émotions sont préoccupantes. Dans ce sens, on observe que les enseignements de philosophie ne sont plus des outils d’amélioration du climat scolaire dans les établissements et ne permettent pas de réduire la violence en milieu scolaire. Les pratiques pédagogiques utilisées dans les classes de philosophie ne permettent pas de contribuer au quotidien à instaurer une meilleure compréhension des émotions en vue d’instaurer des relations de qualité entre pairs.
Le problème ici est donc le lien indissociable entre les pratiques philosophiques et l’expression des émotions pour éviter la violence en milieu scolaire. Aussi longtemps que les pratiques philosophiques en classe se déploieront en marge des émotions des élèves, le maintien de la paix sera toujours ralenti dans les écoles.
Somme toute, l’efficacité des pratiques philosophiques passe donc nécessairement par une prise en compte des émotions des élèves pour y découvrir celles qui sont désagréables, c’est-à-dire, celles qui ne favorisent pas leur bien-être, leur performance dans les cours, et surtout de bonnes relations avec les autres. Ne pas tenir compte des émotions des élèves crée donc d’énormes problèmes et se révèle comme un frein à la lutte contre la violence en milieu scolaire au Cameroun. Développer les compétences émotionnelles chez les élèves est donc un gage d’efficacité des pratiques philosophiques en contexte camerounais. Il est ainsi important de replonger au cœur des émotions des élèves en situation de classe et leur donner la possibilité de les exprimer, afin de leur permettre de mieux les gérer et leur permettre de développer des compétences émotionnelles élevées qui leur permettront d’être plus heureux afin de développer et maintenir le sentiment d’appartenance à l’école.
Dans ce sens, prendre en compte les émotions des élèves dans les pratiques philosophiques présente plusieurs avantages. Parce que les pratiques philosophiques amènent les élèves à développer la capacité à penser, à juger, elles leur permettent donc d’apprendre à les gérer et à exprimer leurs besoins. Pour Vertès (2021), apprendre à gérer les émotions à l’école permet entre autre aux élèves à pouvoir gérer leurs problèmes. Pour l’auteure, c’est une pratique qui permet à l’élève « d’apprendre à résoudre calmement ses problèmes, développer le contrôle de soi, mieux affronter ses soucis », d’« améliorer ses relations interpersonnelles et la compréhension des autres » et développer « le bien-être, un des leviers d’un bon climat scolaire ». Ces aspects montrent l’importance de la compréhension et de l’expression des émotions en classe de philosophie. Qu’il s’agisse du développement des relations interpersonnelles de qualité, de la compréhension des autres ou du développement du bien-être des élèves, il s’agit là des éléments indispensables à la réduction de la violence en milieu scolaire. On peut donc comprendre que les pratiques philosophiques doivent favoriser l’expression des émotions pour contribuer à la lutte contre la violence scolaire en milieu scolaire au Cameroun.
Apprendre à réguler les émotions dans les pratiques philosophiques : précondition de la lutte contre la violence en milieu scolaire au Cameroun
En organisant les séances de réflexion philosophique à travers des questionnements, des débats avec les élèves, les enseignants de philosophie contribuent à initier les élèves à une pensée rigoureuse et cohérente. Grâce à la pratique philosophique, les apprenants peuvent nommer ce qu’ils ressentent tout en se demandant, « Pourquoi ? », « Pourquoi c’est ça ? », « Pourquoi je le ressens ? » (Gweth Bi Bisso et Atangana Abeng, 2020). C’est un exercice qui sait être empathique, c’est pourquoi la pratique permet à l’apprenant de sentir et comprendre ses propres émotions, les émotions de l’autre, l’aide à s’exprimer et exprimer ses émotions, ce qui permet de les gérer efficacement. Tout ceci contribue donc à améliorer de façon significative le jugement des apprenants, leur empathie et leur autonomie morale selon Schleifer, Daniel, Peyronnet et Lecompte (2003).
Les émotions contiennent alors des informations essentielles pour prendre des décisions. Et, c’est grâce à l’acte de philosopher que les apprenants deviennent capable de prendre du recul, d’évaluer leurs émotions en fonction des évènements. Que voulons-nous dire par prendre du recul et quelle est la conséquence positive de ce moment ? Prendre du recul nous permet de juger. Le jugement est accompagné d’une condition : la reconnaissance de sa propre ignorance et la volonté de savoir. Là, on rejoint la définition première de la philosophie : « l’amour de la sagesse ». Dans la pratique de la philosophie, l’apprenant n’est pas dans la posture du savant. Engagé dans une volonté de trouver des réponses aux questions qu’il se pose, il se questionne à propos de lui-même et des autres. Cette émotion que Renard (2021) appelle émotion de la découverte est nécessaire en philosophie en ce sens que pour l’auteure, elle est la marque d’une inquiétude qui interroge, un sentiment de perplexité face au réel et à ses pensées.
De même, parce que la pratique philosophique est un moment de réflexion, elle permet à l’élève de penser à ce qui lui arrive. Grâce à elle, les émotions n’entrainent plus des instants de culpabilisation. Elle permet à l’élève de savoir les écouter et à en prendre conscience. Grâce à la qualité des questions que l’enseignant pose en classe, il peut parvenir à découvrir ce qui apparaît et se manifeste à la conscience de l’élève. Par ces questions, la philosophie apparaît comme une activité d’investigation systématique de la subjectivité, donc les contenus ou vécus de la vie consciente. Ces vécus ou contenus de conscience réfèrent notamment aux perceptions, aux doutes, aux sentiments éprouvés, aux espoirs, aux désirs et ·aux volitions, etc. L’investigation de ces vécus permet de saisir les émotions et de permettre aux élèves de les réguler.
Cette découverte de ce qui perçu, éprouvé, pensé, remémoré par les élèves et la compréhension de ce que cela veut dire pour les élèves grâce aux pratiques philosophiques peut permettre à ces derniers de se reconnecter avec leurs émotions et réguler efficacement les émotions désagréables. Une question se pose tout de même : quelles pratiques peuvent agir efficacement sur la régulation des émotions en classe de philosophie ?
Description de trois pratiques utilisées pour réguler les émotions en situation de classe
Au Cameroun et dans le cadre de l’enseignement de la philosophie au secondaire, la fluctuation de la motivation à apprendre est une réalité (Gweth Bi Bisso, 2021). Pour expliquer cette baisse de motivation qui peut survenir au cours des apprentissages, Deci et Ryan (1991) énoncent plusieurs causes, parmi lesquelles des troubles psychiques. Ils énoncent entre autre, le stress, l’anxiété, le découragement et la dépression. Les études ont montré que les élèves acteurs de violence ont autant de risque de présenter ces manifestations de mal-être de la même façon que les élèves victimes de violence. Comment par les pratiques humoristiques, les textes de chansons et par une question qui les incite à décrire concrètement leur vécu d’un phénomène, peut-on amener les élèves à décrire leurs émotions, leur apprendre à les réguler et prévenir la violence en milieu scolaire ?
Les pratiques humoristiques
Dans nos activités de classe ces dernières années, nous nous servons de l’humour dans l’optique de permettre aux élèves de développer des émotions agréables car, de nombreuses études montrent aujourd’hui que les émotions désagréables freinent l’apprentissage des élèves. En rapport avec les pratiques humoristiques, de nombreuses études montrent aujourd’hui l’interaction entre les pratiques humoristiques, l’émotion positive et la motivation à apprendre chez les élèves. L’humour installe une relation positive entre l’enseignant et l’élève, et entre élèves/élèves. Piot (2013) montre qu’il détend l’atmosphère, donne de la vie aux enseignements et créent un climat agréable en classe. Cependant, la pratique de l’humour peut avoir des impacts positifs comme négatifs.
C’est pourquoi St-Amand, Courdi et Smith (2022) ont mené une étude dans l’optique de ressortir des styles d’humour inadéquats et adéquats. Ces derniers ont montré que pour une relation de qualité, il faut que les élèves aient l’impression d’être en sécurité et d’être membre d’une communauté. Il faut qu’ils aient le sentiment d’être aimés, qu’ils aient les moyens de s’exprimer et qu’ils aient le sentiment d’être écoutés et d’être soutenus. Pour développer ceci, ils ont démontré que l’enseignant doit se servir de l’humour lié au contenu du cours, c’est-à-dire d’un humour formateur. Cela passe évidemment par des énoncés amusants, les dessins humoristiques et autres outils pouvant créer des émotions positives et liés au contenu du cours. Soutenir des relations de qualité est donc un aspect à prendre en compte dans la gestion de classe dans les cours de philosophie.
Sur une leçon portant sur la définition de l’acte moral, nous partons généralement d’une historiette. C’est par exemple le cas de cet homme poursuivi par une population furieuse prête à le tuer. Il trouve refuge dans une famille dans le village voisin. La famille l’a perdu de vue et se renseigne auprès de tout le monde pour savoir où il est passé. La famille qui le garde apprend qu’il est poursuivi parce qu’il a réussi à volé de l’argent dans le sac de l’homme le plus riche du village. Il faut l’appréhender et le tuer car le vol est interdit dans ce village. La question est donc posée aux apprenants. Vous êtes de la famille qui l’héberge. Vous jetez un coup d’œil dans la pièce où il est caché et vous constatez qu’il vient de dérober votre téléphone et votre argent du mois posés sur la table. Que feriez-vous ? Dire la vérité ou dire qu’on ne l’a pas aperçu. Les élèves répondent au fur et à mesure. Une discussion amicale s’installe alors entre les élèves. Chacun dit ce qu’il pense, argumente avec ses propres mots, il n’y a de bonnes ou de mauvaises réponses, c’est donc le moment de créer un climat de classe qui n’est pas anxiogène. Ainsi, pour l’école, la pratique de l’humour peut contribuer au développement et au maintien d’un climat de classe positif et pour l’élève, elle peut réduire la survenue des actes violents.
Les textes de chanson
Pour l’homme en général et pour les adolescents en particulier, la musique a plusieurs effets positifs. Déjà, la musique aide à l’accroissement de l’esprit des adolescents. «La formation musicale amène l’élève à développer diverses compétences touchant les domaines intellectuel, personnel, affectif, physique et culturel », écrit Malenfant (2008).
En plus, écouter de la musique met généralement de bonne humeur, stimule les endorphines et place la personne dans un meilleur état pour apprendre (Roberge, 2018). La musique est donc un outil puissant de communication : elle peut nous faire pleurer, rire, penser et nous questionner. Se questionner revient ici à poser simplement des problèmes philosophiques. Un tel projet brise cette tour d’ivoire où s’enferme la philosophie et qui est antinomique avec son projet de départ : la connaissance du réel. Les textes de chanson viennent donc rompre avec un discours quasi-ésotérique de la philosophie, discours qui est déconnecté du réel, de la culture populaire.
L’écoute des textes de chanson en classe peut donc jouer un rôle évident dans la régulation des émotions des élèves et des enseignants. Des études montrent que le stress, la nervosité et l’angoisse peuvent être vaincus par la musique. Elles montrent que la musique peut permettre à quelqu’un de nerveux ou de stresser de se calmer. A l’aide de la musique, les élèves peuvent donc évacuer leur mal-être. Dans ce sens, le rôle de la musique dans les cours de philosophie est double : réguler les émotions sur le moment en produisant des émotions agréables et cathartiques, questionner ses émotions et susciter une réflexion philosophique grâce au texte, et à la dimension artistique. Dans une leçon portant sur la Liberté, nous nous servons par exemple des textes de chansons de deux artistes musiciens camerounais, beaucoup suivis par les jeunes. Nous présentons ici des extraits des chansons de ces artistes et leur lien avec les questionnements philosophiques.
À propos des questions suivantes : Existe-t-il une liberté humaine ? Sommes-nous libres ou déterminés ? La liberté est-elle une illusion ou une réalité ?, des théories ont été développées depuis la lointaine tradition philosophique. A ces questions, Longue Longue, artiste musicien camerounais répond en chantant :
« La vie de tout un chacun est tracée, on ne force pas le destin
Si c’est dit que tu seras président, tu le seras
La vie de tout un chacun est tracée, on ne force pas le destin
Si c’est dit que tu seras ministre, tu le seras avant de mourir »
C’est la thèse même des déterministes. On pense là aux thèses stoïciennes qui soutiennent que l’enchainement des évènements s’apparente au destin qui obéit à une nécessité absolue. Le stoïcisme comprend que tout est déterminé tant que tout est fixé par le destin. Nous ne pouvons pas en tant qu’homme se séparer de celui-ci, car c’est un corps. Pour les stoïciens, nous ne pouvons donc pas échapper à ce qui nous arrive ou à notre condition. Nous ne sommes alors aucunement libres par rapport à cela. Spinoza, philosophe hollandais a également développé une conception de l'homme et du monde tributaire de la vision stoïcienne faisant de l'homme un simple rouage d'une nature soumise à un mécanisme et donc, à un ordre de la nécessité implacable. Ce qui a pour effet de remettre en cause la liberté humaine ou tout au moins de l’hypothéquer en l’assujettissant aux déterminations latentes qui font d’elle une simple illusion : croire qu’on est libre alors que dans la réalité on ne l'est pas.
L’homme n’étant qu’une créature, est soumis à l'ordre naturel, lequel se confond avec l’ordre divin, selon la logique panthéiste de Spinoza. Il est, un peu comme le pensaient les Stoïciens, embarqué dans les rouages d’un mécanisme qui l’embrigade et l’emprisonne. En tant qu’il fait partie du règne animal, il est soumis aux lois qui régissent le fonctionnement de ce règne. Une lecture biologique de l’existence humaine nous montre en effet qu’il est soumis au pouvoir de l'encodage génétique et à des métabolismes divers : hormones, adrénaline, vieillissement cellulaire, etc. Cependant, Spinoza préférerait la chanson de Ko-C, autre musicien camerounais, « Bollo C’est Bollo ». Ko-C y revient sur le sujet principal de l’effort et le travail. Ce dernier y revient sur son passé peu glorieux. A ce moment-là de sa vie, il avait pour rêve, chanter et atteindre le sommet comme ses ainés. Sauf qu’il n’a pas attendu passivement que ce rêve se réalise. Grâce au travail, donc, à l’action il a pu réaliser son rêve. Cette conception est donc celle de Spinoza pour qui l’être humain pour être libre, doit, par l’usage de la raison et de la connaissance, identifier ses passions pour les transformer en actions. Ces phrases, tirées de cette chanson sont fort illustratives :
« La vie n'est pas le cadeau
La vie n'est pas le tiercé
Les bamilekes sont là-bas a Deido
Bollo, bollo one day tout le monde va percer
Et toi-même tu connais comment j'étais dedans eboko
Y a pas de petit déjeuner pour tous les dormeurs
Je n'imaginais pas un jour chanter avec Locko
Aujourd'hui je m'habille bien comme un sapeur ».
Ces textes de chanson que nous utilisons pour introduire les leçons, ont plusieurs effets. Ils permettent à l’élève de rapprocher la philosophie de son expérience, construisent un rapport au savoir et aux apprentissages positif chez les élèves, connectent les élèves avec leurs émotions qu’ils peuvent exprimer grâce à des questions ciblées après l’écoute. Grâce aux discussions qui s’en suivent, les élèves peuvent apprendre à réguler leurs émotions de sorte à réduire la violence à l’école et en dehors.
Quelles questions pour connecter aux émotions en classe de philosophie ?
Nous avons montré dans les parties précédentes les raisons qui expliquent l’importance qu’il y a à connecter les élèves à leurs émotions en situation de classe. En classe de philosophie, nous demandons aux élèves de décrire ce qu’ils vivent face à un phénomène autour duquel est centrée la réflexion du jour. Sur la question de l’injustice par exemple, nous leur demandons de nous décrire une situation où ils ont été victimes d’une injustice. Ils sont invités à décrire ce qui se passe en eux-mêmes (les pensées, les émotions, les sensations), la manière dont ils réagissent, ce qu’ils ressentent et ce qu’ils font à ce moment. Nous leur demandons également de donner, le plus souvent possible, des exemples de ce qu’ils décrivent.
Pour l’élève, cette prise de contact avec son vécu lui permet de saisir ce qu’il vit sous tous les rapports de son être (physique, émotif, intellectuel, social) et d’être capable de reconnaître ses propres préjugés en ce qui a trait au phénomène. Et, grâce aux discussions avec les pairs, il apprend l’art de la délibération et du dialogue et devient habile à produire de bons jugements, loin des préjugés.
Conclusion
La réflexion qui se conclut a montré l’importance de la prise de compte des émotions dans les pratiques philosophiques. Elle s’est limitée à une seule dimension de la fécondation mutuelle entre les deux réalités en question : la lutte efficace contre la violence en milieu scolaire au Cameroun. Cet apport des émotions au maintien de la paix dans les écoles camerounaises aujourd’hui pourrait advenir des discussions philosophiques. Cette attitude s’accompagnerait par l’usage des pratiques humoristiques, des textes de chanson et des questions favorisant l’expression des émotions en classe. Dans ce sens, les enseignants de philosophie devraient s’efforcer de prendre en compte les émotions des élèves dans leurs pratiques de classe.
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