Revue

Cameroun - Philosophie avec les enfants et lutte contre la violence en milieu scolaire au Cameroun

Résumé

La nécessité de l'introduction de la philosophie à l'école primaire ne s'est pas encore constituée en objet de recherche au Cameroun. Des recherches sur les stratégies à mettre sur pieds pour résoudre le problème de la violence en milieu scolaire n'ont pas interrogé les enjeux d'un apprentissage du philosopher avec les enfants. Nous voulons à travers cette publication apporter notre contribution aux réflexions sur le rôle capital que peut jouer l'apprentissage du philosopher à partir du primaire dans la lutte contre la violence en milieu scolaire. La présente étude constitue une première tentative et présente comme problématique : comment l'acte de philosopher avec les enfants peut-il contribuer à mettre fin à la violence en milieu scolaire ? Pour mieux cerner cette problématique, nous nous proposons deux objectifs : a) comprendre le rapport qui existe entre l'acte de philosopher et l'expression des émotions ; b) comprendre comment la philosophie avec les enfants peut contribuer à lutter contre la violence en milieu scolaire.

Introduction

Il est très utile aujourd'hui au Cameroun d'apprendre à philosopher dès le primaire, car un regard sur les évènements que nous vivons de nos jours au Cameroun nous conduit à penser qu'il y a une sorte de dérive sur le plan philosophique et sur le plan spirituel dans la jeunesse, qu'il y a une difficulté à répondre à la quête de sens, qu'il y a une partie de la jeunesse qui est en déserrance et qui choisit la violence parce qu'elle n'a pas de quoi se nourrir philosophiquement et spirituellement. Il y a un besoin chez les enfants de vie intérieure, d'un questionnement et d'un repère qui n'est pas nourri et du coup on peut basculer vers une sorte de nihilisme. Au Cameroun, les enfants ne développent pas assez le discernement critique. Très vite ils tombent dans la théorie du complot quelle qu'elle soit, ils reprennent des rumeurs sur internet, ce qui leur est enseigné par leurs ainés, à l'église etc. L'apprentissage du philosopher leur permettra ainsi d'acquérir un discernement critique, une réflexion personnelle à partir d'un raisonnement. Ils apprendront à ne pas être manipulés par les idéologies quelles qu'elles soient : que ce soit les idéologies consuméristes, religieuses ; on le voit par exemple avec le fanatisme qui se développe tous les jours dans la société camerounaise, soit ces rumeurs ou encore certaines théories qui circulent sur internet. En leur apprenant à réfléchir et argumenter, on leur apprend à avoir un esprit critique qui leur sera extrêmement utile. L'urgence de la pratique de la philosophie avec les enfants s'impose donc au Cameroun. Une telle pratique peut si elle est bien menée lutter efficacement contre la violence. Mais comment ?

I) La violence en milieu scolaire au Cameroun aujourd'hui

On observe dans les milieux scolaires au Cameroun, une recrudescence de la violence. Dans les établissements, les élèves et les enseignants sont victimes d'actes de violence. Celle-ci prend plusieurs formes : entre les élèves, d'élèves contre les enseignants, ou encore des enseignants contre les élèves. Cette situation a des effets généralement négatifs sur la santé physique et psychologique des différents acteurs. Les exemples de ces dernières années nous présentent des cas d'élèves et d'enseignants assassinés pour des raisons multiples au sein des campus scolaires. Plusieurs causes sont évoquées pour expliquer un tel phénomène. Fethi Esdiri (2008), dans une recherche menée en Tunisie, identifie trois causes.

A) Les mass-médias

La première est en rapport avec les mass-médias, car on est touché plus ou moins par ce qu'on voit, ce qu'on écoute, et notre milieu se caractérise par une submersion des technologies audiovisuelles. Internet, télévision, téléphone développent une nouvelle manière de communiquer favorisant les images. De nos jours, au Cameroun, guerres, manifestations violentes, films d'actions sont devenus un pain quotidien. Les mass-médias présentent donc un réel danger pour la jeunesse. Passant une grande partie de la journée à regarder la télé, les jeunes consomment des doses élevées de scènes violentes.

B) L'abdication de la famille

La deuxième cause est l'abdication de la famille. En effet, Fethi Esdiri (2008) montre que la famille et l'école se complètent. L'enseignant en classe sème chez l'élève des informations et lui apprend des comportements que la famille doit stabiliser. Les parents éduquent leurs enfants selon des valeurs morales et sociales nobles que l'école est censée développer et étendre. Cependant, l'auteur montre que la réalité est différente, le soutien familial fait défaut la plupart du temps au moment où l'enfant, notamment à l'âge de l'adolescence, passe par des changements physiologiques, psychologiques et comportementaux délicats. Le rôle des parents ne se limite pas à assurer aux enfants les besoins matériels et scolaires : argent de poche, cahiers, livres, beaux vêtements, ordinateurs. L'élève a besoin aussi de parents qui l'écoutent, l'orientent, le guident, dialoguent avec lui et le mettent dans la bonne voie. Des parents qui l'accompagnent et lui fournissent le soutien nécessaire. Laissé en toute liberté, l'enfant, incapable encore de se contrôler et de choisir ses actes, peut trouver une grande difficulté à se repérer et s'écarte souvent de la bonne conduite.

C) L'abandon de la punition physique

La dernière cause évoquée est l'abandon de la punition physique. L'auteur montre que, habitué à être battu, l'élève se trouve soudain à l'abri de toute forme d'autorité, intouchable, adulé, au centre des occupations et objet d'un traitement délicat. Quelques élèves abusent de ces nouveaux acquis et en font un mauvais usage. Profitant de l'impunité, ils vont jusqu'à oser des agressions contre leurs enseignants.

Les causes évoquées ci-dessus sont celles qui sont également mentionnées aujourd'hui au Cameroun pour expliquer la violence en milieu scolaire. Cependant, toutes les solutions envisageables jusque-là ne questionnent pas le rôle que peut jouer la liberté d'expression des émotions dans la lutte contre cette violence. Comment l'acte de philosopher avec les enfants peut-il jouer un tel rôle ? L'initiation des enfants à la philosophie dès le primaire n'est-elle pas la précondition à la lutte contre la violence en milieu scolaire au Cameroun ?

II) Philosophie et expression des émotions chez les enfants

Les recherches en neurosciences affectives nous montrent aujourd'hui que l'enfance est fondamentale pour la construction de l'être humain. Nous avons tous des places fondamentales vis-à-vis de ce qu'est et va devenir notre société. Tout se passe dans l'enfance. La philosophie avec les enfants touche ainsi non seulement l'aspect cognitif de l'enfant, mais, également l'aspect émotif, sentimental, ainsi que ses capacités relationnelles.

Les émotions renvoient à la réaction biologique, instantanée de notre corps qui réagit à un évènement. Les sentiments sont du domaine du ressenti mais surviennent après l'émotion et durent généralement. Dès l'enfance, nous avons nos facultés affectives qui se manifestent dans les vécus, l'expression des émotions, les sentiments, la capacité relationnelle et les facultés intellectuelles. Ces facultés se développent au cours de la croissance de l'individu. De ce fait, l'enfant est un être en construction et son cerveau est très fragile, vulnérable, malléable, immature. Raison pour laquelle les relations humaines sont capitales car une grande partie de notre cerveau est dévolue aux relations sociales. Pour l'humain, les relations sociales sont absolument capitales sur tous les plans. L'environnement social, affectif agit directement en profondeur sur le cerveau de façon globale : cerveau affectif et cognitif c'est-à-dire sur ses capacités d'apprentissage, sa réflexion. Donc les expériences relationnelles modifient en permanence au plus profond le cerveau de l'enfant, et s'appuyant sur sa plasticité. L'influence de cet environnement social chez l'enfant entraîne la sécrétion des molécules cérébrales, le développement des neurones, la myélinisation, c'est-à-dire la substance blanche qui entoure l'axe des neurones, les synapses c'est-à-dire les connections entre les neurones, les circuits neuronaux, les structures cérébrales, l'axe neuroendocrinien qui régule le stress, l'expression de certains gènes.

Pourquoi s'intéresser à l'impact de la philosophie avec les enfants sur l'expression de leurs émotions ? Les émotions sont en fait des signaux qui nous fournissent des renseignements sur ce que nous sommes. Elles nous renseignent sur nos souhaits et sur nos besoins profonds. Elles ne sont ni bonnes ni mauvaises. Il n'y a pas à avoir des jugements moraux sur les émotions. Il faut savoir accueillir ce que nous ressentons. Quand nous avons des émotions agréables, quand nous sommes enthousiastes, cela veut dire que nos besoins profonds sont satisfaits et que notre vie correspond à ce que nous souhaitons ; alors que lorsque nous avons des émotions désagréables, lorsque nous sommes inquiets, bouleversés, que nous avons peur, nos souhaits profonds ne sont pas satisfaits et notre vie ne correspond pas à ce que nous souhaiterions profondément. Ces émotions renvoient à la conscience et à la connaissance de soi. L'apprentissage du philosopher à l'école primaire permet, en favorisant l'expression des émotions chez les enfants, d'étayer leur construction. Car l'être humain ne se construit que s'il a conscience et connaissance de lui-même.

Quand dans l'enfance il y a interdiction d'exprimer des émotions désagréables, parce qu'elles sont jugées comme négatives, il y a déconnection d'avec les émotions. Dans ce cas, l'être humain ne peut parler de ses inquiétudes, de ses tristesses et colères. Or, l'expression des émotions favorise l'apaisement et la régulation du cerveau émotionnel. Chaque fois qu'on arrive à exprimer ses émotions désagréables, cela apaise l'amygdale cérébrale qui sécrète la molécule du stress. Donc, la connexion avec nos émotions est fondamentale pour bien vivre, se connaître, faire les choix qui nous correspondent. Un des premiers à avoir parlé des émotions et du circuit du cerveau c'est Damasio (2010). Il découvre cela à partir de certains de ses patients qui souffraient du fait d'accidents, de maladies cérébrales, de tumeurs cérébrales qui ont lésé le circuit cérébral. Leur intellect marchait normalement, mais ils n'étaient plus capables de mener une vie normale, faire des choix capitaux. D'où l'importance d'être connecté à ses émotions. Quand l'adulte éprouve de la colère, de l'anxiété, de la peur, de la frustration, de la jalousie, il se contrôle pour ne pas agresser, ne pas suivre toutes ses impulsions si la situation n'est pas dramatique, si le cortex préfrontal fonctionne correctement. Ce cortex est très important, il nous permet de nous calmer devant des émotions très importantes et de prendre les bonnes décisions face à nos émotions sans agresser l'autre physiquement, verbalement, sans fuir immédiatement, sans être en état de sidération.

De même, parce que l'acte de philosopher avec les enfants permet à ces derniers de nommer ce qu'ils ressentent, cela contribue à calmer l'amygdale cérébrale, centre de la peur. Dans le cerveau de l'enfant, il se passe des choses tout à fait différentes de ce qui se passe dans le cerveau de l'adulte, car le cerveau de l'enfant est très vulnérable. Il se développe surtout dans les cinq premières années et la maturation cérébrale se termine à la fin de l'adolescence et jusqu'à la troisième décade de la vie. Ensuite le cerveau reste plastique. La dernière étape de la maturation cérébrale qui est importante, c'est celle qui se développe dans le cortex orbito-frontal. C'est une structure extrêmement précieuse (Schore, 2011). Ce dernier, situé au-dessus de nos orbites a pour fonction de réguler les comportements émotionnels et sociaux. Il nous permet de savoir aimer, d'avoir de l'empathie, de réguler nos émotions, d'avoir un sens moral et éthique, de savoir prendre des décisions. L'apprentissage du philosopher a ainsi un impact positif sur le développement global du cerveau de l'enfant, car c'est une pratique qui sait être empathique, elle permet à l'enfant de sentir et comprendre ses propres émotions, les émotions de l'autre, aide l'enfant à s'exprimer et exprimer ses émotions, ce qui l'apaise. De ce fait, initier l'enfant à l'acte du philosopher, c'est lui donner la possibilité de s'exprimer, de donner son point de vue, de réfléchir, ce qui à long terme permet de lutter contre la violence.

Conclusion

Cette étude apporte une contribution à la lutte contre la violence en milieu scolaire au Cameroun car, à l'arrière-plan, depuis les actes de violence perpétrés dans plusieurs établissements d'enseignement primaire et secondaire au Cameroun, la crainte d'une montée généralisée des actes de violence est entrée dans les préoccupations de toute la communauté éducative. Grace à l'apprentissage du philosopher par le débat réflexif, les enfants peuvent parvenir à la pensée philosophique. Ils peuvent se questionner en essayant de chercher et trouver le sens. " Pourquoi ?", " Pourquoi c'est ça ?", " Pourquoi je fais ça ?". Puis, dans certaines situations, ils vont pouvoir douter, puis dire après réflexion : " ça c'est vrai ", " j'accepte ça ", " je suis plus ou moins d'accord". Cette pratique éduquera ainsi les enfants avec un peu plus de jugement moral, car il existe un lien étroit entre le jugement et le raisonnement.

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