Dans la foulée de l’article qui précède, nous invitons à mettre la question de l’importance au travail à partir d’un atelier qui exploite la forme de la liste. Pourquoi la liste ? Explorer les enjeux philosophiques de ce mode d’écriture demanderait un article à part entière. La liste, pratique très accessible et répandue dans un très grand nombre de cultures, est à la fois bien ancrée dans la nôtre (implantée jusque dans le corpus de notre tradition philosophique), et un bon candidat pour figurer le repoussoir du registre argumentatif auquel cette culture accorde tant d’importance. Du point de vue de la veine méthodique en philosophie, la liste présente au moins deux défauts majeurs que ne lui retirent pas même son inscription dans un contexte philosophique, comme le remarque Patrice Loraux au sujet des listes dressées par Aristote : d’une part, « la liaison entre les éléments est lâche, tout au plus du vaguement articulé », d’autre part, « rien d’explicite ne légitime le pouvoir supposé de la liste, de couvrir exhaustivement le domaine indiqué comme le sien » (Le tempo de la pensée, éditions du Seuil, 1993, p. 258). Si la liste peut ainsi faire figure de repoussoir du registre argumentatif, elle peut aussi donner l’exemple, même provocateur, d’une alternative : considérant la philosophie comme un travail sur nos concepts, on peut opposer aux exigences de la méthode (telle que nous l’avons définie dans l’article précédent) que le sens de nos concepts ne réside ni dans leur adéquation à la réalité extérieure (les objets auxquels ils se réfèrent), ni dans la cohérence du discours qu’on tient sur eux (sa structure logique), mais dans leur usage, qui seul fixe les normes de leur emploi, à la manière des règles d’un jeu. L’argumentation, dans ce cadre, n’est qu’un jeu parmi d’autres, foncièrement bête lorsqu’il s’ignore comme tel. Et les coups qui comptent dans un jeu ne comptent pas dans tel autre, d’où les différends dont l’étouffement, dans nos sociétés, conduit à la multiplication des points-limites où « on ne peut plus discuter ». Ce qui est pourtant commun à tous les jeux, c’est au moins que certains coups comptent et d’autres non. Or, ce qui détermine quels coups comptent ou ne comptent pas, c’est ce que Wittgenstein appelait « formes de vie » et que nous avons ici redécrit, d’un point de vue métaphysique, comme des mondes. Plus précisément, ce qui détermine quels coups comptent ou ne comptent pas, c’est ce qui importe dans un monde.
L’une des manières de communiquer en tenant compte des différends – ne serait-ce que pour les exprimer – et plus généralement de surmonter la bêtise impuissante qui va de pair avec la pratique méthodique de la philosophie, consisterait dès lors à inventer des modes de présentation de nos formes de vie, où seraient données à voir les constellations de ce qui compte. La liste peut servir d’outil rudimentaire à cet égard : parce qu’elle se contente d’exhiber abruptement le sens, de le montrer plutôt que le démontrer, elle apparaît comme une sorte de coupe dans la forme de notre vie. A titre d’appât, on épinglera deux dimensions qui, dans le genre littéraire de la liste, permettent d’établir un lien avec notre approche métaphysique de l’importance. (i) On notera d’abord que la liste présente un ensemble de points saillants. Comme les étoiles d’une constellation, ces points suffisent à définir (au sens du tracé d’un périmètre au moyen de quelques balises, non au sens de la définition aristotélicienne) et à convoquer un monde – c’est-à-dire pas seulement à l’évoquer, mais à nous le faire en quelque sorte déjà respirer. (ii) On remarquera ensuite que ces points saillants déterminent et incarnent une perspective objective. Si l’on arrive à se placer dans cette perspective, à l’occuper ou encore à adopter le « vrai point de vue » que cette liste cristallise, on pourra saisir l’importance qu’elle traduit et qui détermine en retour la clé de répartition ou la loi de distribution des éléments qui la composent.
L’histoire de la pratique de la liste, hors même les usages utilitaires qui en constituent la base (de l’administratif au quotidien, du cadastre à la liste de course) est déjà longue, ramifiée, passionnante. Au plus près de nous, il n’y aurait pas seulement à explorer tout ce qui sépare les listes d’un Perec de celles d’un Novarina, mais, emboîtant le pas à Diane Scott (dans Ruines, éd. Les Prairies Ordinaires, 2019) qui constate la prolifération des listes dans le théâtre contemporain, il faudrait explorer en détail les multiples devenirs de cette vieille pratique d’écriture et leurs enjeux chaque fois singuliers. Parmi ce fatras de listes variées que l’histoire et la géographie ont déposées devant nous et qui semble aujourd’hui en proie à une croissance exponentielle, nous avons pourtant choisi comme support de notre atelier un recueil de listes très éloigné dans le temps comme dans l’espace. Il s’agit des listes rédigées par Sei Shônagon, dame d’honneur à la cour impériale du Japon du XIe siècle, et recueillies dans un livre qui porte aujourd’hui le titre Notes de chevet (ou parfois Notes de l’oreiller). Des « choses qui font battre le cœur » aux « choses qui font honte », des « choses qui gagnent à être peintes » aux « choses qui doivent être courtes » en passant par celles qui sont « difficiles à dire », les « choses qui tombent du ciel » et les « choses qui sont à propos dans une maison », les « choses qui semblent pures » ou celles « qui ont aspect sale », celles « dont on n’a aucun regret » ou celles « que l’on a hâte de voir et d’entendre »… Sei Shônagon a composé presque deux-cent listes de ces « choses » dont, on le voit, ce qu’on serait tenté d’appeler les genres et les espèces ne le sont pas en un sens aristotélicien, mais expriment plutôt les points saillants d’un monde, qui esquissent quelque chose comme la forme d’une vie :
« 18. Choses qui font battre le cœur
Des moineaux qui nourrissent leurs petits.
Passer devant un endroit où l’ont fait jouer de petits enfants.
Se coucher seule dans une chambre délicieusement parfumée d’encens.
S’apercevoir que son miroir de Chine est un peu terni.
Un bel homme arrêtant sa voiture, dit quelques mots pour annoncer sa visite.
Se laver les cheveux, faire sa toilette, et mettre des habits tout embaumés de parfum. Même quand personne ne vous voit, on se sent heureuse, au fond du cœur.
Une nuit où l’on attend quelqu’un. Tout à coup, on est surpris par le bruit de l’averse que le vent jette contre la maison. »
(Sei Shônagon, Notes de chevet, trad. A. Beaujart, Gallimard, 1966, p. 52.)
Au début de l’atelier, on lit quelques-unes de ces listes à titre d’exemples, occasion de remarquer (en le vérifiant ensemble) ce qui justifie un choix si exotique parmi les nombreux auteurs de listes existant plus près de nous : le lecteur d’ici et maintenant peut, pour chaque liste, comprendre le choix de bien des éléments, bien qu’il ne s’y accorde pas à tous les coups et que la compréhension de certains d’entre eux requière même une connaissance du contexte dont il ne dispose pas forcément. En tout cas, une lecture et un bref coup de sonde préalables dans le public de l’atelier permettent de voir que, de si loin qu’elles viennent et si privé que semble parfois ce qu’elles expriment, ces listes nous parlent, et à ce seul titre ne sauraient tomber sous le coup d’un relativisme subjectiviste ou culturaliste. L’apparent subjectivisme des catégories comme l’éloignement spatio-temporel objectif de leur contexte d’écriture sont donc particulièrement propices à illustrer la thèse que nous avons développée sur les questions de « diversité culturelle » : incontestablement, en dépit de leur extrême lointain et de la place qu’y occupe l’affect, dans ces listes où le familier et l’étranger cohabitent sous toutes leurs nuances plutôt que de s’opposer, il y a matière à discussion.
Si l’on veut étoffer la présentation sans l’alourdir, on pourra mettre en balance la remarque d’André Beaujart dans son introduction, selon laquelle les Notes de chevet « seraient d’un faible secours à l’historien qui s’occuperait des affaires importantes » (p. 22), avec celle de Chris Marker qui, commentant ces mêmes listes dans un court mais saisissant passage de son film Sans soleil (l’extrait vaut d’être montré aux participants), fait dire à la voix off qu’ « on ne sait pas où se fait l’Histoire ». (Du reste, lorsqu’André Beaujart écrit plus loin que Sei brille surtout par sa « présence d’esprit » plutôt que par son « savoir, dont on trouve sans difficulté l’équivalent » (p.24), on peut y voir une invitation à problématiser la notion d’importance qu’il emploie dans la phrase précitée.)
L’atelier proprement dit se déroule en deux grandes étapes.
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On demande aux participants de former des sous-groupes, si possible sans affinités préalables. Les participants disposent d’une « liste des listes » dressées par Sei Shônagon ; l’animateur l’aura composée à partir de la table des matières du livre, mais pour que l’atelier fonctionne, il faut avoir fait une sélection : la liste des listes ne doit pas être exhaustive, mais tenir sur une page (à l’estime, disons que retenir une trentaine de listes est un bon minimum, mais qu’on déconseille d’aller au-delà de cinquante). Chaque sous-groupe va alors disposer d’un premier temps pour travailler en autonomie, assez à l’écart des autres pour que ses conversations restent confidentielles (il faut donc disposer, idéalement de plusieurs locaux, sinon d’un local spacieux). Durant ce premier moment (qui prendra au minimum vingt minutes), chaque sous-groupe devra, pour commencer, se mettre rapidement d’accord pour choisir l’une des listes rédigées par Sei Shônagon (par exemple : « choses qui font battre le cœur »). L’enjeu principal de cette phase de l’atelier est de procéder à une réécriture collective de cette liste. La première contrainte est que chacun participe, idéalement à part égale (par exemple : pour un groupe de cinq personnes, on peut demander une liste de cinq éléments au moins où chacun en aurait mis au moins un). On peut exiger ou non que tous les éléments de la liste obtenue aient recueilli l’assentiment de chacun des membres du sous-groupe. Qu’on l’exige ou non, la contrainte est en tout cas, dès qu’il y a désaccord, de discuter : sans doute ce qui fera battre le cœur de l’un ne sera pas toujours ce qui fait battre celui de l’autre, mais le pari est qu’en discuter non seulement est possible, mais peut contribuer à produire du jeu dans nos manières de penser, de sentir et d’agir. Si tel sous-groupe a terminé sa liste avant la fin du temps imparti, il n’a qu’à s’atteler à en rédiger une seconde.
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La deuxième partie de l’atelier se déroule en plénière. Chaque sous-groupe délègue un de ses membres devant tous les autres. Ce représentant se contentera de lire la série des éléments listés, sans dire de quoi cette liste est la liste : le but du jeu (c’est la phase ludique de l’atelier) est que tous les autres (ceux qui ne font pas partie de son sous-groupe) tentent de deviner, parmi les listes de Sei Shônagon dont ils ont la liste sous les yeux, de quoi ce qu’ils viennent d’entendre constitue la liste. Contrainte : dans le cas où un participant échoue en se trompant (par exemple en croyant deviner que la liste est celle des « choses embarrassantes » alors qu’il s’agit des « choses qui font honte »), les auteurs de la liste sont tenus de répondre de leur choix, ou du moins de tenter de le faire (il se peut qu’ils y échouent eux-mêmes). On leur demandera systématiquement : ça n’est donc pas telle liste, mais aurait-ce pu l’être ? Sinon, quel élément de votre liste n’aurait pas pu figurer dans celle qu’a cru identifier le participant ? (Par exemple, parmi ces « choses qui font honte », y en a-t-il une au moins qui n’est pas « embarrassante » ?) On demandera ensuite à chaque sous-groupe, après qu’il a fait deviner sa liste, de raconter à tous les autres les désaccords qui ont eu lieu lors du choix de ses éléments, quitte à les approfondir en y revenant tous ensemble à ce moment-là. Enfin, on peut imaginer mettre en discussion le choix même des listes dans chaque sous-groupe. Et, si l’on a du temps, s’essayer dans une prolongation à l’invention de nouvelles listes dans l’esprit de Sei Shônagon. L’important est que tout ceci soit l’occasion de discuter, afin d’éprouver que sur des sujets pour lesquels d’aucuns auraient pu voir des lois d’airain ou au contraire penser kantiennement que, comme pour les goûts et les couleurs, on peut se « disputer » mais non pas « discuter », les désaccords n’empêchent nullement les discussions fécondes.
En ce sens, et en particulier dans le moment où l’on doit répondre de la justesse de sa liste face aux propositions alternatives des devinants, il s’agit bien si l’on veut d’argumenter, à partir d’une liste qui ne faisait qu’exhiber du sens. Mais outre qu’une transition entre les deux registres aura pu être expérimentée lors des discussions plus spontanées qui auront été suscitées par les désaccords au sein des sous-groupes au moment de dresser les listes, il s’agit précisément de s’essayer à une manière d’argumenter, si l’on tient à ce mot, différente de celle de la rationalité traditionnelle, et à laquelle les listes de Sei Shônagon doivent précisément servir à nous contraindre : on verra vite que des justifications du type « fondement » sont irrecevables, sans que ni la possibilité ni l’envie de comprendre et de communiquer disparaissent pour autant. De telles listes constituent à cet égard des dispositifs qui nous forcent à référer nos manières de penser, de sentir et d’agir au seul usage et aux points d’importance et réseaux d’intérêts qui le constellent. Les discussions qu’elles suscitent, en faisant apparaître, plutôt que des genres communs, des parentés et des points de variation – on recommandera à cet égard l’attention au détail –, doivent permettre de nous faire éprouver deux choses à la fois : que, même là où nous pensions nous mouvoir dans le particulier et le contingent, nous avons des raisons de penser, de sentir et agir comme nous le faisons ; et que, même là où nous pensions nous mouvoir dans l’universel et le nécessaire, cela pourrait être autrement. Cet usage des listes de Sei vise ainsi à nous faire arpenter des régions de la rationalité encore peu balisées par nos habitudes épistémiques, mais déjà bien indiquées par des auteurs aussi différents que Whitehead ou Wittgenstein : des régions où l’absence de fondement n’exclut pas mais permet au contraire l’intelligibilité et la communication, car nécessité et contingence n’y sont qu’une seule et même modalité.