Revue

De l’importance en philosophie

« La tâche de la philosophie n’est pas de critiquer nos modes d’abstraction, ou les savoirs spécialisés qui les mobilisent en tant que tels. Elle n’a pas pour vocation de leur opposer un savoir concret. Elle doit cultiver la vigilance envers les modes d’abstraction qui, à chaque époque, prétendent à un pouvoir prédateur, vouant ce qu’ils omettent à l’insignifiance. » (I. Stengers, Réactiver le sens commun, Les Empêcheurs de penser en rond, 2020, p.28.)

« Un merle a chanté sous ma fenêtre tous les matins de ce dernier printemps. Lire Haraway me l’a fait entendre. Car ce merle chantait comme si le monde dépendait de son chant, et l’importance des choses est venue habiter sa voix. Ce merle qui conversait avec les autres dans la joie de l’aube a fait que l’importance existe d’une autre manière : l’importance s’est incorporée dans le monde, ce dernier printemps. Sans doute l’était-elle depuis bien longtemps, mais il me fallait une rencontre pour en être traversée. » (V. Despret, « Rencontrer un animal avec Donna Haraway », Critique, août-septembre 2009, n°747-748, p.757.)

Une laissée-pour-compte de la tradition philosophique

Pour définir la rationalité, voire la vérité, la tradition philosophique a généralement retenu deux critères : l’adéquation de la pensée à une réalité supposée extérieure, et sa cohérence interne. On pourrait définir la méthode comme un moyen de se garantir le composé de ces deux critères qui définit la rationalité ou la vérité à un moment donné. L’importance ne figurant pas parmi ces deux critères, on peut affirmer que toute méthode, par principe, la laisse de côté. L’inconvénient d’une telle mise à l’écart recoupe la critique que Gilles Deleuze adressait à la méthode lorsqu’il remarquait qu’elle permet certes d’éviter l’erreur, mais non la bêtise (voir en particulier le chapitre III de Nietzsche et la philosophie, PUF, 1962 et le chapitre III de Différence et répétition, PUF, 1968). Dire une bêtise n’est pas dire quelque chose de faux, mais plutôt quelque chose dont on peut songer : c’est vrai, mais quelle importance ? Deleuze en trouvait un exemple récurrent à même son expérience d’enseignant : dans les copies d’élèves. Les plus graves défauts n’y sont pas, remarquait-il, les erreurs que l’élève peut commettre (par exemple en attribuant la thèse de tel auteur à tel autre, en se trompant dans le déroulement d’un argument qu’il restitue ou en commettant une faute logique dans ses propres raisonnements), mais plutôt lorsque l’élève ne voit pas ce qui compte, passe à côté de l’important dans telle thèse, tel argument, telle question. Cet exemple puisé dans le cadre de l’enseignement traditionnel est tout à fait transposable aux ateliers philo d’aujourd’hui, dans la mesure où précisément, face à l’enseignement traditionnel, les « nouvelles pratiques philosophiques » se sont surtout développées sous la forme de méthodes de discussion. Or la rigueur d’une discussion méthodiquement argumentée ne garantit pas qu’on touche à l’important ; peut-être même invite-t-elle à s’y aveugler. De là que ce qui se dit lors d’une discussion philo puisse à l’occasion sembler un peu vain, indépendamment des « erreurs » éventuellement commises par les participants. Tant pour l’enseignement de la philosophie que pour les cadres à inventer de sa pratique élargie, la redéfinition de la tâche de la philosophie que Deleuze suggérait à la suite de son diagnostic, « nuire à la bêtise », semble donc pertinente. Empruntée à Nietzsche, cette redéfinition peut s’entendre comme le fil conducteur d’une réorientation « culturelle » de la philosophie contre sa pente « méthodique ». Culture contre méthode, ce qui suppose d’entendre par culture l’instance à laquelle on pourrait légitimement demander ce dont la méthode est par principe incapable : faire importer.

A ce stade, un soupçon peut pourtant venir à l’esprit contre le critère de l’importance en philosophie. L’insistance sur une bêtise plus grave que l’erreur, comme d’ailleurs la référence à Nietzsche et à sa conception de la culture, peuvent faire penser qu’introduire l’importance dans la pensée relève d’une exigence aristocratique ou élitiste, comme nous dirions plutôt aujourd’hui. Faut-il exiger que, plutôt que de ne pas faire d’erreurs, l’élève dise surtout des choses intéressantes, remarquables, singulières (ce sont les termes qui s’opposent à ceux qui connotent la bêtise chez Deleuze) ? A fortiori, on peut comprendre en ce sens que l’intention de démocratiser la philosophie qui anime les nouvelles pratiques philosophiques ait spontanément privilégié la veine méthodique : le critère de l’importance semble entretenir un rapport aussi essentiel que douteux avec de la distinction. S’agit-il en somme d’exiger de celui qui philosophe des pensées originales, qui se distinguent de la masse ? C’est là en réalité un contresens qu’il faut dissiper d’emblée, en rappelant que Deleuze demande d’entendre la distinction effectivement en jeu ici au sens de l’exigence d’une portée critique pour la philosophie, là où la vérité en tant que telle est parfaitement inoffensive, impuissante. En mettant la philosophie en rapport non seulement avec la vérité, mais avec la valeur des vérités, il ne s’agit pas de distinguer une élite raffinée de la masse abrutie, mais au contraire de rendre à la pensée la puissance de lutter contre un ordre de domination, ou en tout cas de jouer dans un rapport de forces. Comme nous le verrons plus loin, la question de l’importance est indissociable de celle de la violence. En ce qui concerne la bêtise, cet aspect, mieux que par les exemples donnés par Deleuze, est remarquablement illustré par celui d’Adorno au §34 des Minima Moralia, intitulé « Professeur Nimbus » :

« Nombreuses sont les connaissances qui, hors de proportions avec le rapport des forces, restent sans aucune valeur, pour exactes qu’elles puissent être formellement. Quand un médecin expatrié d’Allemagne vient nous dire : « Pour moi, Adolf Hitler est un cas pathologique », il est possible qu’en fin de compte les résultats de l’examen clinique lui donnent raison ; mais il y a une telle disproportion entre cette phrase et le désastre objectif qui s’étend sur le monde au nom du dit paranoïaque que ce diagnostic en devient dérisoire. […] Ceux qui pensent en termes de jugement libre, désimpliqué et désintéressé, n’ont pas été capables d’assumer dans le cadre de telles catégories l’expérience de la violence – laquelle, réellement, met hors-jeu ce mode de pensée. La tâche […] consiste à ne se laisser abêtir ni par le pouvoir des autres, ni par sa propre impuissance. » (Minima Moralia, trad. E. Kaufholz et J.-R. Ladmiral, Payot, 2003, p.74.)

Ces lignes d’Adorno permettent toutefois d’affronter une réserve plus fondamentale qu’on pourrait spontanément nourrir quant à l’idée d’introduire le critère de l’importance en philosophie. L’abandon, recommandé par Adorno, de la recherche d’un jugement « désimpliqué, désintéressé », ne risque-t-il pas de réduire le contenu de la pensée à l’expression d’intérêts particuliers ? Dans les termes du problème qui nous occupe ici : l’important, n’est-ce pas ce qui est important pour moi ou toi ou lui, mais ne dit rien des choses en elles-mêmes, ou de ce qu’elles seraient pour tous ? Le critère de l’importance n’est-il pas essentiellement relatif, sinon purement subjectif ? Cette objection est sans doute la raison principale pour laquelle l’importance a été négligée historiquement par la philosophie et le demeure aujourd’hui par les tentatives d’extension de sa pratique. Une réhabilitation de l’importance suppose donc avant tout de sortir son concept d’une approche psychologisante qui le réduirait à autant de projections « subjectives » sur une réalité en elle-même indifférente.

Métaphysique de l’importance, I : l’important et l’intéressant

Pour ce faire, nous proposerons de nous situer d’abord dans le cadre d’une ontologie pragmatique guidée par la maxime : « autant de faire, autant d’être ». Il s’agit de commencer à penser le remarquable, l’intéressant et l’important comme autant d’aspects des choses et du monde qui se révèlent et s’attestent dans des pratiques : marcher, nager, conduire, danser, courir, escalader, écrire, dessiner, cueillir des champignons, etc. Si l’on peut dire du remarquable, de l’intéressant ou de l’important qu’ils s’attestent dans des pratiques, c’est au sens où ils viennent peser sur elles, les contraignent ou au contraire leur offrent un point d’appui, bref au sens où ils y font (ou nous y font faire) toute une série de choses. Contre une approche psychologisante mobilisant le lexique de la projection subjective de qualités somme toute illusoires sur une réalité indifférente, nous proposons de penser une objectivité pragmatique du remarquable, de l’intéressant et de l’important. Il y a des aspects des choses et du monde qui s’imposent littéralement à moi (au double sens de capter mon attention et de contraindre en quelque sorte mon action) dès lors que je conduis une voiture, écris un article ou traverse un lac à la nage, qui pouvaient passer complètement inaperçus quand j’étais simple piéton, simple lecteur ou simple observateur. Et quand je dis de ces aspects qu’ils « s’imposent à moi », ce n’est pas d’abord à moi en tant qu’individu doté d’une psychologie et d’une histoire de vie singulières, mais à moi en tant que praticien d’un type particulier de pratique – en tant que j’endosse le rôle ou que j’occupe la fonction du conducteur, du chercheur ou du nageur. Le remarquable, l’intéressant et l’important s’attestent ici comme des qualités ou des propriétés objectives et agissantes (objectives parce qu’agissantes), qui ne sont pas affaire d’arbitraire subjectif ou de psychologie individuelle mais de rôles qu’on occupe, de fonctions qu’on actualise presque nécessairement dès lors qu’on s’engage dans un cours d’action déterminé.

Afin d’établir une première série de distinctions et de contrastes, on prendra brièvement pour guide l’usage ordinaire du langage. Nous disons qu’est remarquable ce qui se fait ou se laisse remarquer. Le remarquable désigne ici ce qui s’impose activement à notre attention ou ce qui la requiert selon des contraintes variables : la sonnerie d’un téléphone portable est conçue pour attirer l’attention, mais je peux la paramétrer de façon à ce qu’elle se fasse plus ou moins remarquer. Nous disons ensuite qu’est intéressant ce qui nous intéresse. L’intéressant désigne ce qui vient en quelque sorte nous chercher, ce qui fait office de médiateur ou d’intercesseur entre notre pratique et une réalité autre. Si je fais du skateboard, je dirai que le bon spot, le spot intéressant est celui dont la configuration matérielle m’invite à placer ou enchaîner telles ou telles figures, si possible d’une manière inédite. Si je me documente pour écrire un article ou bâtir un argument philosophique, le texte vraiment intéressant sera celui qui me permet d’ajouter une pièce à ma construction, mais pas au sens d’une simple confirmation de ce que je pensais déjà : plutôt comme un prolongement qui m’oblige à reconsidérer l’ensemble sous un jour nouveau. De façon plus générale, l’intéressant fonctionne toujours comme le fragment ou la tête de pont d’un monde autre, qui vient en quelque sorte toucher la bordure ou la lisière de ma pratique et dont je pressens qu’il offre l’occasion de l’élargir, de l’assouplir ou de l’hybrider sans pour autant la mettre complètement en péril. Nous disons enfin qu’est important ce qui importe – absolument, intransitivement et en général tacitement. Dans sa forme positive, l’important est en effet le plus souvent tacite ou implicite. Il n’est précisément pas déclaré ou discuté. Il n’y a pas ici de faire ni de faire-faire, mais quelque chose comme un pur rayonnement, une affirmation muette, une puissance qui se retient en elle-même. Cette première assertion, positive mais implicite, de l’important mérite toutefois d’être mise en contraste avec deux autres formulations ordinaires de l’important, dans lesquelles il s’énonce explicitement mais sous forme de valeur négative. D’abord la formule : « attention, là il y a quelque chose d’important », énoncée dans une situation d’apprentissage ou de partage d’expérience, généralement à un instant décisif. L’important désigne ici ce qui, de la chose ou de la situation, exige impérativement de ne pas être négligé : ce à quoi l’échec ou l’épanouissement d’une pratique sont en quelque sorte suspendus. On songe à des opérations culinaires délicates, à effectuer en temps et en heure, mais aussi à l’exemple de la conduite. S’il est sans intérêt de repérer les petits cailloux sur la route quand on roule en voiture, les éviter devient très important dès lors qu’on se déplace en skateboard. Envisageons maintenant la seconde formule : « c’est important pour moi ». Celle-ci s’énonce toujours comme riposte à une menace anticipée (menace d’écrasement, de négligence ou de disqualification de ce qui importe dans une pratique), et émane d’une personne en capacité de riposter. (On notera au passage que pour revendiquer expressément le fait que quelque chose importe ou compte, il faut déjà soi-même être quelqu’un qui compte un minimum.) L’important désigne ici ce à quoi une pratique tient, au double sens de de ce qui la fait tenir debout et de ce à quoi elle est attachée, de ce qui fait son prix : ce qu’on ne peut soustraire ou disqualifier sans que cette pratique ne s’effondre ou ne se vide brutalement de son sens. Alignée sur un discours d’experts qui semblent souvent n’envisager le monde qu’à la lueur de leur seule pratique scientifique, la gestion gouvernementale de la pandémie offre quantité d’exemples non seulement de menace mais d’écrasement effectif de ce qui importe dans une foule d’autres pratiques, toutes tranches d’âge et catégories sociologiques confondues.

Ce bref détour par l’usage ordinaire du langage permet de commencer à stabiliser le contraste entre l’important et l’intéressant. Alors que l’intéressant se manifeste comme valeur propulsive, comme ce qui permet le déploiement d’une pratique dans une direction nouvelle, sur un terrain nouveau ou selon une perspective inédite, l’important apparaît de prime abord et le plus souvent comme valeur négative, comme un « ce sans quoi ». Alors que l’intéressant revêt le statut d’exercice ou d’épreuve permettant le développement d’une capacité, et constitue une occasion d’élargissement ou d’hybridation de ma pratique au contact d’un monde autre, l’important désigne ce à quoi une pratique tient, ce sans quoi elle ne peut s’épanouir heureusement, et qui dès lors exige d’être pris en compte et en considération. S’il se donne le plus souvent comme valeur négative, l’important ne doit cependant pas être réduit au statut de condition nécessaire. C’est un truisme de dire qu’il est important d’avoir une planche pour faire du skateboard, et c’est d’ailleurs pourquoi on ne le dira jamais. On dira éventuellement qu’il est important d’éviter les cailloux, et surtout de ne pas évoluer avec raideur. L’important est affaire vitale de risque mais aussi de sel, de saveur et de beauté propres. A cette saveur et cette beauté répondent un goût et un véritable sens de l’importance, comme capacités qui demandent à être cultivées, et dont l’acquisition scelle l’appartenance à une communauté de praticiens.

Malaise dans la « diversité ». L’importance de l’importance aujourd’hui

Après avoir remarqué que l’importance était traditionnellement négligée en philosophie (méthode) et que cette négligence était regrettable (bêtise), nous venons de voir que l’importance ne présente pas le caractère de relativité subjective (psychologisme) qu’on pourrait lui soupçonner du point de vue du souci d’universalité qui importe dans la veine méthodique. Aussi sa prise en compte, en plus d’apparaître souhaitable pour la philosophie, apparaît-elle au moins possible en droit. Mais* *connecter l’activité philosophique à la dimension de l’importance ne nous paraît pas seulement légitime en général : c’est aussi une tâche qui pourrait s’avérer particulièrement nécessaire dans le présent qui, de fait, se trouve être le nôtre. Deux raisons au moins nous semblent rendre aujourd’hui urgente l’ouverture de la philosophie à la dimension de l’importance ; deux raisons qui, de manière schématique, peuvent être présentées comme les deux faces de ce qu’on appelle parfois la « diversité culturelle ». Force est en effet de constater que, tant sur sa face externe que sa face interne, cette diversité va aujourd’hui de pair, dans le cadre étriqué de notre conception de la rationalité, avec la multiplication souvent catastrophique de points où « on ne peut plus discuter ».

Par diversité culturelle « externe », nous entendons l’exigence, au vu des mouvements de populations dans le monde contemporain, de vivre avec un nombre croissant de cultures étrangères. Dans ce cadre, maintenir au nom du souci de l’universel le privilège de la conception méthodique de la rationalité évoquée en ouverture revient très directement à légitimer le fait de faire fi de ce qui compte pour les autres. Pour prendre un exemple proche de nous dans le temps et l’espace, il n’est que de songer à l’invocation de la laïcité ou de la liberté d’expression aujourd’hui en France. Dans cette invocation, les valeurs « universelles » sont réduites non seulement à un usage particulariste, mais à sa propre justification : elles servent à légitimer (jusqu’à la volonté expresse d’inscrire son inculcation dans les programmes scolaires) l’attitude qui consiste pour un groupe particulier à ignorer purement et simplement, dans son existence même, la dimension de ce qui compte pour d’autres. Cet aspect n’est pas suffisamment pris en compte lorsqu’on s’étonne que ponctuellement, l’un de ces autres se lève de sa chaise et vous coupe la tête.

La neutralité bienveillante du terme de « diversité culturelle » risque fort en ce sens d’occulter à quel point celle-ci est source de différends, au sens que Lyotard donnait à ce mot dans son livre éponyme de 1984 : un « cas de conflit entre deux parties (au moins) qui ne pourrait pas être tranché équitablement faute d’une règle de jugement applicable aux deux argumentations » (p. 9). Alors que nous avons intériorisé l’idée que chacun peut et doit reformuler ce qui compte pour lui dans un discours empreint des normes de la délibération, ce n’est bien souvent pas le cas de ceux qui s’expriment et justifient leur pensée et leurs actes dans des genres de discours répondant à des normes hétérogènes, tels que la narration ou la révélation. Ainsi, lors d’un atelier philo sur le patriarcat que je menais récemment avec un groupe de personnes migrantes, je demandais que nous nous interrogions sur les raisons pour lesquelles, en dépit de nos différences culturelles, l’attribution de nos noms s’avérait avoir été pour chacune et chacun d’entre nous le fait d’hommes. On me répondit sans hésitation et presque à l’unisson que c’était conforme aux paroles de la Genèse, selon laquelle l’homme avait été créé avant la femme, et celle-ci à partir de lui. Et le texte en question n’était pas cité à titre de document pour lui présumer une forte influence historique sur des cultures différentes, mais au titre de vérité d’une parole révélée. Dans ce cas comme dans tant d’autres aujourd’hui, élargir notre idée de la rationalité en l’ouvrant à la dimension de l’importance n’est-il pas le minimum requis pour qu’il soit simplement possible de poursuivre la discussion, en dépit – ou plutôt en vertu – de l’hétérogénéité des normes qui régissent les multiples genres de discours pratiqués dans une société multiculturelle ?

Si, comme une foule d’anthropologues, d’ethnopsychiatres et de psychanalystes ont depuis longtemps convergé pour le faire remarquer, la croyance est toujours celle des autres, ces autres qui « croient » quand nous « savons » ne sont pas seulement ceux qui viennent d’ailleurs. L’opposition entre croyance et savoir, comme tant d’autres manières de fabriquer un genre d’altérité avec laquelle toute discussion sera réputée impossible, a bien sûr joué et continue de jouer à plein au sein même de notre culture, où la nouveauté est peut-être que ce genre d’altérité prenne désormais des proportions effarantes. Une certaine odeur de chasse aux sorcières nous invite ainsi à ne pas dissocier l’aspect externe de la diversité culturelle de ce qu’on pourrait appeler sa face interne, à savoir les différends qui ont cours non plus entre « notre » culture et les autres, mais au sein même de la pluralité dont est composée toute culture.

C’est d’abord historiquement que cette face interne est étroitement liée à la première, comme l’autre face de ce qui constitue pour notre présent un même problème postcolonial. Le privilège ou l’impérialisme d’une certaine forme de rationalité ou de savoir que nous imposons de façon si décomplexée aux autres, il a d’abord fallu nous l’imposer à nous-mêmes. Une des conditions de la colonisation a été une hiérarchisation interne du pluriel dont est fait toute culture : dévalorisation de la culture populaire, disqualification des savoirs traditionnels, etc. En ce qui concerne plus particulièrement la philosophie, Isabelle Stengers a souligné récemment à quel point sa mise au pas des sciences est allée de pair avec la promotion d’un idéal de rupture avec le sens commun dont les effets arrivent aujourd’hui à un point catastrophique, comme en témoignent tant les élections de dirigeants « irrationnels » (Trump, Bolsanoro) que le succès des fake news ou de l’imaginaire complotiste. Autant de phénomènes face auxquels la rééducation automatique par de nouvelles doses d’argumentation « rationnelle » montre non seulement son inefficience mais son exacte contre-productivité : comme le dit Stengers, les adeptes de vérités alternatives « semblent moins manifester une aveugle crédulité qu’une sombre volonté de ne rien entendre, de prendre leur revanche contre « ceux qui savent » » (Réactiver le sens commun, p. 22) – autrement dit : contre cette rationalité particulière qui consiste à faire fi des importances autres.

Le rapport entre les deux ordres de problèmes que recouvre aujourd’hui le terme de « diversité culturelle » ne tient pas seulement aux aléas de l’histoire. Ces deux ordres de problèmes sont aussi strictement liés au plan épistémologique, dans la mesure où la reconnaissance de la possibilité de discuter avec des pratiques et des pensées issues de cultures étrangères dépend directement de la reconnaissance de la pluralité immanente à toute culture. Dans l’atelier que nous citions en exemple, la discussion peut se poursuivre à partir du moment où une attention grillagée par l’opposition entre ce que nous savons et ce que les autres croient laisse place à une attention, chez nous comme chez les autres, à une variété ouverte et acentrée de manières de croire et de raisons de savoir, ordonnées à des points d’importance et des réseaux d’intérêts qui les rendent à la fois distinctes et commensurables. A l’inverse, la discussion ne peut jamais commencer dans une ambiance intellectuelle où les cultures sont conçues a priori comme des « totalités intégralement et substantiellement définies par leurs lois propres », pour le dire avec Jean-Pierre Cometti. Celui-ci souligne que l’incommensurabilité s’avère une « fiction » dès lors que les cultures sont plutôt conçues, comme y oblige ne fût-ce qu’un coup d’œil raisonnable à leur histoire, comme des « ensembles pluriels de jeux de langage et de pratiques apparentés » (Qu’est-ce que le pragmatisme ?, Gallimard, 2010, p. 186).

C’est la raison pour laquelle émettre des doutes sur la pertinence du lexique de la « diversité », du moins s’inquiéter de ses usages en demandant qu’on prenne garde à ce que la neutralité d’un tel vocable n’entretienne pas l’étouffement violent des différends qui a cours dans nos sociétés, ne revient certainement pas à accorder foi à quelque chose qui ressemblerait de près ou de loin à une théorie du « choc des cultures ». Ce serait là précisément céder à une relativisation culturaliste de l’importance qui n’est que la version collective de sa relativisation psychologiste, et on pressent dès à présent qu’elle n’est pas mieux fondée. Il s’agit dès lors d’envisager comment, là où semblent se heurter des « visions du monde », ce sont plutôt les mondes en question et leurs représentants qui entrent en rapport – et comment cela change la donne pour les problèmes en jeu.

Métaphysique de l’importance, II : monde(s) et conflits d’importance

Afin d’amorcer la transition d’un cadrage en termes de pratiques à un cadrage en termes de monde(s), nous convoquerons une situation décrite par Etienne Souriau, dont beaucoup ont sans doute déjà pu faire l’expérience :

« Je pense à un petit enfant qui avait disposé soigneusement, longuement, divers objets, grands et petits, d’une façon qu’il pensait jolie et ornementale, sur la table de sa mère, pour faire « très plaisir » à celle-ci. La mère vient. Tranquille, distraite, elle prend un de ces objets dont elle a besoin, en remet un autre à sa place ordinaire, défait tout. Et quand les explications désespérées qui suivent les sanglots refoulés de l’enfant lui révèlent l’étendue de sa méprise, elle s’écrie désolée : ah ! mon pauvre petit, je n’avais pas vu que c’était quelque chose ! (AA, 17) » (E. Souriau, Avoir une âme, cité par D. Lapoujade, Les existences moindres, Minuit, 2017, p.37.)

Dans la situation que décrit Souriau, l’assemblage des divers objets témoigne du monde de l’enfant et de la perspective qui lui est propre. Le soin mis par l’enfant à les assembler, et la tristesse qui lui succède, renvoient à la dimension de l’importance, en tant qu’elle résonne dans la perspective en question. Dans sa distraction tranquille, la mère rate la perspective, le « vrai point de vue » (pour employer une formule utilisée par Leibniz au sujet de l’anamorphose[1]). Elle rate du coup ce qu’il y a à voir. Plus grave encore : elle ne voit même pas qu’il y a quelque chose à voir. La situation décrite par Souriau nous semble véritablement emblématique : deux mondes y sont en présence, et avec eux deux importances ; l’une écrase l’autre sans même s’en apercevoir. Ce qui s’opère ici, dans cette rencontre des mondes et de leurs représentants, c’est la confrontation d’une perspective publique et d’une perspective secrète (pour employer une expression de Dürer, relayée par Elsa Dorlin, et qualifiant elle aussi l’anamorphose[2]).

Nous nous proposons maintenant d’opérer cette double transition : de la catégorie d’important à celle d’importance, et d’un cadrage en termes de pratiques à un cadrage en termes de monde(s). Nous poserons comme préalable que toute pratique, tout faire est toujours conjointement partie prenante d’un faire-monde, et énoncerons lapidairement trois thèses sur le(s) monde(s) :

1. Le monde comme réalité indissociablement matérielle et sémiotique (ou signifiante) résulte de l’entrelacement consistant d’une multiplicité de pratiques humaines et non-humaines. Pour qu’il y ait monde, il faut en quelque sorte que cet entrelacement de pratiques tienne, et qu’il tienne bien – c’est-à-dire avec solidité mais aussi avec un minimum de style.

2. Il y a toujours plus d’un monde. C’est ce que nous nommerons la thèse de la pluralité des/du monde(s). Cette thèse doit s’entendre en un double sens : il y a toujours plus d’un monde, absolument (c’est l’équivalent cosmologique de ce qui a été précédemment formulé en termes de diversité culturelle externe) ; il y a toujours plus d’un monde au sein d’un monde (c’est l’équivalent cosmologique de ce qui a été formulé en termes de diversité culturelle interne). On envisagera trois types de rapports possibles entre mondes proches : rapport de voisinage d’un monde avec un autre, rapport d’empiètement d’un monde sur un autre, rapport d’emboîtement d’un monde dans un autre.

3. Ce qu’on appelle couramment choc des cultures ou des représentations du monde doit être pensé comme une confrontation des mondes et de leurs représentants. A la question : « qu’est-ce qu’un représentant ? », on répondra de façon anticipée : un fragment non-indifférent, c’est-à-dire porteur d’une perspective objective.

A ces trois thèses sur le(s) monde(s), nous ajoutons de façon tout aussi lapidaire trois propositions sur l’importance :

4. L’importance doit être envisagée comme qualité d’ensemble d’un monde : comme couleur, tonalité ou qualité de vibration de tout un monde. Ce qui vibre dans l’importance, c’est ce à quoi tout un monde tient, au double sens de ce qui le fait tenir debout et de ce qui lui donne son prix et sa saveur.

5. L’importance désigne la clé de répartition de l’important et de l’intéressant (au sens du contraste établi précédemment). Celle-ci fait signe à la fois vers un principe de consistance interne et vers une distribution des ouvertures sur et des hybridations possibles avec d’autres mondes et d’autres pratiques.

6. L’importance désigne une qualité du monde qui se donne à éprouver dans un fragment de monde, et plus précisément dans un fragment non-indifférent. Un tel fragment constitue ce que nous nommons un point saillant ou point d’importance. Ce point d’importance est porteur de la perspective qui cristallise ou singularise la consistance, le prix et la saveur de ce monde. Pour penser cette perspective, on utilisera le modèle leibnizien de l’anamorphose comme perspective objective, comme « vrai point de vue ». La perspective objective doit être définie comme la façon dont la chose exige que nous la regardions pour qu’elle soit véritablement vue, pour qu’elle soit bien vue. Objets comme sujets, humains comme non-humains, vivants comme choses peuvent en ce sens être vecteurs ou porteurs de perspective objective.

Ce que ces trois thèses sur le(s) monde(s) et ces trois propositions sur l’importance appellent comme tâche, c’est celle de penser les conflits d’importances à l’œuvre dans la confrontation des mondes et de leurs représentants – dans la triple figure du voisinage, de l’empiètement et de l’emboîtement des mondes. Pour se donner les moyens de mener à bien cette tâche, il importe d’opérer une série de distinctions conceptuelles. Distinguer d’abord entre conflits d’importance ouverts et conflits d’importance larvés, dont les protagonistes dominants n’ont parfois même pas idée qu’ils ont lieu. Distinguer ensuite entre des perspectives secrètes et une perspective publique qui définit ou requalifie (en les disqualifiant) tous les autres « vrais points de vue » comme des perspectives privées, c’est-à-dire comme autant de points de vue particuliers, « simples croyances » ou représentations « purement subjectives » d’un monde dont la perspective publique définit la seule saisie objective autorisée. Ce qu’exige enfin la pensée des conflits d’importance, c’est une reprise du problème de la violence.

Il nous semble urgent de repenser la violence à la lumière des conflits mais aussi des variations d’importance, c’est-à-dire des moments où une perspective publique trouve à se redéfinir de façon plus ou moins brutale. Nous proposons ici de différencier deux types de variation d’importance qui se distingueraient un peu à la manière dont, dans le changement social, on a coutume de distinguer réforme et révolution. Ce que, par analogie, nous pourrions appeler variation d’importance « révolutionnaire », c’est celle qui s’accomplit comme irruption ou effraction brutale d’une perspective jusque-là secrète, qui ne pourra se faire valoir comme « vrai point de vue » qu’en fracturant le monde et la perspective publique qui effectuait sa négation violente mais silencieuse. On en trouve un exemple remarquable dans la lecture qu’a proposée Elsa Dorlin du roman de Helen Zahavi, Dirty Week-end, qui noue la variation de perspective à l’épreuve de la violence :

« Du côté des personnages masculins du roman – ceux qui harcèlent et agressent –, le changement de perspective implique un véritable effondrement de leur monde. En d’autres termes, les changements de perspective ne relèvent pas tant d’un choix ou d’une bonne volonté, que d’un rapport de force, d’une mise à sac : les points de vue matérialisent des positions dans des rapports de pouvoir que seule la violence semble en mesure de déstabiliser. Dans Dirty Week-end, la vengeance de Bella ne réside pas dans les meurtres punitifs perpétrés […] ; autre chose se joue ici. Ses meurtres sont brutaux, parce qu’ils transgressent un schème d’intelligibilité dans et par lequel des mondes sont vécus ; ils éclairent des points aveugles, des angles morts, des ressentis occultes. […] Forcer l’autre à voir le monde depuis une perspective différente, faire ressentir à l’autre, non pas tant ce que l’on ressent, mais cet étonnement même que quelque chose d’autre est perçu, ressenti, vécu. » (Se défendre, p.172.)

On notera que ce type de variation d’importance se produit en général dans des mondes dépourvus d’une attention à l’importance et d’une mise en culture du sens de l’importance. A contrario, une variation d’importance de type « réformiste » s’accomplit par le travail de l’intéressement, de l’intercession et de l’hybridation des mondes et des pratiques, en tant qu’il modifie progressivement la répartition globale de l’intéressant et de l’important. Cette autre modalité de la variation d’importance peut être facilitée par une série de stratégies de civilité (l’expression est d’Etienne Balibar). Parmi celles-ci, on retiendra l’accentuation, le partage et la mise en culture de l’intéressant comme point d’hybridation des mondes et des pratiques, qui peut constituer l’une des tâches de la philosophie. On envisagera également l’exposition sensible et spéculative à des importances autres, en tant qu’elle se produit dans des rencontres (par exemple avec le merle qui s’est juché en exergue de notre article) ou dans des dispositifs qui en tiennent lieu : dans les enquêtes ethnographiques réussies, dans le cinéma en ce qu’il nous fait respirer le parfum d’un monde et son importance propre, ou encore dans la littérature et les pratiques SF. Une dernière façon de mettre notre sens de l’importance à l’épreuve et au travail serait d’emboîter le pas de Sei Shônagon, dame de cour dans le Japon du XIe siècle, à la faveur d’un atelier sur les listes, dont on trouvera le mode d’emploi dans l’article qui suit.

Notes
  1. « C’est comme dans ces inventions de perspective où certains beaux dessins ne paraissent que confusion, jusqu’à ce qu’on les rapporte à leur vrai point de vue, ou qu’on les regarde par le moyen d’un certain verre ou miroir. » (Leibniz, Essais de Théodicée, §147.) ↩︎

  2. « Bella ne s’est donc pas métamorphosée, il s’agit plutôt d’une anamorphose. Elle a toujours été la même, elle est vue et elle se voit juste différemment, selon une autre perspective. […] Pour reprendre l’expression de Dürer pour qualifier cet art du trompe-l’œil, l’anamorphose est « un art de la perspective secrète » : la Bella ultra-violente, c’est toujours Bella, c’est juste une autre vision – occulte, interdite, taboue – sur Bella, inconnue de Bella elle-même. » (E. Dorlin, Se défendre. Une philosophie de la violence, Zones, 2017, p.171-172.) ↩︎

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