Comment contribuer à rendre le monde meilleur ? Comment susciter l’ouverture à l’autre et l’engagement citoyen, ainsi que la curiosité, la recherche et le questionnement philosophique?
Voilà le genre de questions qui nous motivent à proposer des animations d’ateliers philosophiques et à nous investir dans le projet Paroles d’enfants.
Joëlle et moi, Pascale, nous sommes rencontrées dans le cadre de notre travail autour de la philosophie avec les enfants, à l’École de Clerheid, une association belge qui organise notamment des camps et classes « nature et philo ». Depuis, notre amitié n’a fait que renforcer notre envie d’avancer dans ce projet.
Paroles d’enfants, qu’est-ce que c’est ?
Paroles d’enfants d’ici et d’ailleurs[1], ce sont des capsules documentaires qui présentent des enfants de différents pays du monde réunis en cercle et discutant d’une question philosophique, ainsi que des images de leur vie quotidienne.
Pascale et Jean-Denis Lilot travaillent à la réalisation de cette série audiovisuelle depuis une dizaine d’années, en se rendant dans différents pays du monde pour rencontrer des enfants, les filmer dans leur cadre de vie et organiser des ateliers philo. De telles rencontres sont basées sur une approche « à hauteur d’enfant » où les réalisateurs commencent toujours par bien prendre le temps de créer des liens, de jouer ensemble, de nous immerger dans la culture, de faire connaissance avec les parents, les gens du village… Une fois que le lien de confiance et de complicité est établi, ils proposent aux enfants de se réunir en cercle et de participer à un atelier de discussion à propos de « grandes questions » et « des choses importantes de la vie ». Jean-Denis est à la caméra et un preneur de son complète l’équipe. Pascale anime l’atelier philo selon une démarche inspirée de Matthew Lipman et Michel Tozzi. Ceci se passe la plupart du temps avec l’aide d’un traducteur/animateur local initié dans les grandes lignes à la méthode.
Le point de départ de l’atelier philo n’est pas un texte ou un autre support mais simplement des questions que les enfants se posent sur la vie. Quelques indices sont donnés quant à la spécificité des questions philosophiques. Les enfants comprennent vite et ont des tas d’idées… Une fois la liste des questions établie, ils votent pour les prioriser. Chaque jour, les enfants se retrouvent pour l’atelier et un nouveau sujet de la liste est discuté. Les questions qui apparaissent dans les films Paroles d’enfants d’ici et d’ailleurs ne sont donc pas choisies à l’avance. Elles sont amenées par les enfants eux-mêmes. Tout en étant universelles, elles sont souvent en lien avec la culture et les préoccupations de ces jeunes.
En voici quelques exemples : Pourquoi le bonheur et le malheur existent-ils ? (Sénégal), C’est quoi la liberté pour l’être humain ? (Roumanie), Pourquoi la pauvreté existe ? (Cap-Vert), Pourquoi le racisme existe ? (Belgique), Est-ce que le temps est important ? (Bolivie), À quoi ça sert l’amour ? (Belgique), Que sommes-nous sans la nature ? (Italie), Pourquoi certains enfants doivent-ils travailler ? (Bolivie), Qu’est-ce que partager ? (Inde) C’est quoi avoir un rêve ? (Canada) Pourquoi avons-nous des souffrances sur la terre ? (Congo) Pourquoi doit-on être patient ? (Maroc),… En tout, il y a 48 capsules réalisées (de 3 minutes), chaque fois à partir d’une question. Vous pouvez les découvrir via le site https://www.parolesdenfants.be/
Histoire du projet
Pour comprendre ce qui fait la spécificité du projet Paroles d’enfants, allons voir d’où il vient et comment il a germé…
Tout a commencé à l’École de Clerheid (http://www.classesvertes.be/), un lieu d’animation et de recherche éducative. Jean-Denis et Pascale y travaillent ensemble depuis plus de trente ans, accueillant des enfants en camps et en classes vertes. Ils ont créé ce lieu pour y partager, avec les petits et les grands, un projet éducatif axé sur la créativité, la découverte et la protection de la nature, la solidarité, l’écoute, l’ouverture à l’autre, l’éducation à la paix,…
Ils ont commencé l’animation d’ateliers philo avec les enfants et les ados, il y a une douzaine d’années, dans l’idée de susciter une démarche de réflexion critique, de dialogue, de recherche et de construction de la pensée de manière collective.
Et en même temps, ils ont créé le projet Paroles d’enfants dans le but d’amener une ouverture à l’Autre, à la différence, à la diversité culturelle, par l’intermédiaire des pensées des enfants, et de partager cette démarche avec un public plus large (via la diffusion télévisuelle ainsi qu’au sein des écoles et des associations). C’est pourquoi ils ont décidé de partir dans différents pays du monde pour organiser et filmer des ateliers philo.
La première expérience s’est déroulée au Népal. Mettre en place des ateliers philo avec des enfants de différents pays, de différentes cultures nécessite une adaptation, ce dont Pascale et Jean-Denis se sont rendu compte lors de ce premier tournage à l’étranger et des suivants. D’une culture à l’autre, d’une personnalité à l’autre, les enfants ne participent pas de la même manière. Au Népal, par exemple, la façon de réagir était différente de celle des enfants belges. Les enfants népalais prenaient un temps de silence et de réflexion plus long avant de s’exprimer. Ils ne voulaient pas formuler de désaccord entre eux mais approfondissaient les idées par petites touches tout en nuances. Un lieu n’est pas l’autre… Mais partout où ils sont allés, les réalisateurs ont rencontré des enfants qui avaient envie de partager leurs questions, leurs idées, leurs raisonnements et de s’intéresser aux pensées des autres.
Il n’est pas toujours nécessaire d’aller loin pour partir à la rencontre des autres, pour s’ouvrir à la diversité culturelle. C’est aussi possible dans notre propre pays. Des tournages Paroles d’enfants ont notamment été organisés en Flandre, à Bruxelles, dans une école située dans un quartier multiculturel (Molenbeek-Saint-Jean), dans un Centre pour demandeurs d’asile ainsi qu’à l’École de Cleheid dans le cadre de classes vertes ou camps.
Intention des réalisateurs
Le but de Pascale et Jean-Denis en réalisant cette série audiovisuelle est donc de susciter l’envie de connaître l’autre dans ses différences, tout en reconnaissant ce qui unit : valeurs universelles, questions et préoccupations sur des sujets identiques,… Mais aussi d’inviter, dans les choix que l’on pose, à ne pas oublier les autres qui vivent de l’autre côté de l’horizon, à s’en soucier davantage. Ceci leur paraît très important dans le contexte de crise planétaire. Et enfin, leur intention en tant que réalisateurs est également de mettre en valeur les idées constructives des enfants, leur capacité à débattre dans le respect et l’écoute, de montrer qu’ils peuvent, à leur manière, apporter des pistes pour « mieux faire tourner le monde ».
Notons qu’il ne s’agit nullement pour eux de réaliser un reportage sur le déroulement d’un atelier philo. Les capsules ne durent que trois minutes… Il s’agit clairement de moments clés choisis en fonction des intentions formulées ci-dessus.
Enjeux de la démarche éducative
La réalisation de Paroles d’enfants d’ici et d’ailleurs s’inscrit dans une démarche éducative.
C’est pourquoi nous avons décidé de proposer des activités qui permettent de prolonger la découverte des capsules. Avec Jean-Denis et un groupe d’enseignants, nous avons cherché quelles pourraient être les activités qui, associées à la découverte des films, permettraient à la fois l’apprentissage du philosopher et l’ouverture à la diversité culturelle.
Ces recherches ont débouché sur la rédaction d’un dossier pédagogique et sur la conception par Joëlle d’un outil : « Philo CAParoles d’enfants »[2] créé dans le cadre du Certificat d’Université en Nouvelles Pratiques philosophiques de l’Université de Liège.
En ce qui concerne les enjeux de cette démarche éducative, nous nous plaçons clairement dans une optique d’éducation à la citoyenneté mondiale et d’une éducation à la philosophie. Et au final, ces deux perspectives se rejoignent car elles participent toutes deux à une éducation à la paix, comme nous vous l’exposons ci-dessous.
Éducation à la citoyenneté mondiale
Visionner une capsule Paroles d’enfants, en classe ou dans tout autre lieu, c’est tout d’abord proposer un moment de découverte, susciter la curiosité, l’étonnement. Des visages, des dialogues, des scènes de vie, des paysages nous transportent et éveillent d’emblée l’envie d’entrer en relation avec ces enfants d’ici et d’ailleurs.
Après la projection, on peut démarrer un échange autour de ces questions : « Qu’est-ce qui vous a touchés ou étonnés dans ce que vous avez vu et entendu ? », « Quelles sont les différences, ressemblances entre ici et là-bas ? »
Cela permet d’ouvrir les regards à d’autres réalités et en même temps de rechercher des points communs, des valeurs universelles, de découvrir les grandes questions fondamentales que tout être humain se pose, et de créer un sentiment d’appartenance à la même famille d’humains, de « citoyens du monde ».
L’ouverture au monde, c’est également s’ouvrir à la terre, aux autres êtres vivants, aux problématiques environnementales, écologiques. Certaines capsules sont axées sur ces thématiques. Ces questions sont partagées par les enfants de différents pays : en Inde, « Pourquoi l’air est-il pollué ? », en Italie, « Que sommes-nous sans la nature? », en France, « À quoi ça sert de vivre ? », au Canada, « C’est quoi avoir un rêve? »,…
Enfin, prendre le point de vue de citoyen du monde permet, au fil des discussions, de reconnaître l’égalité en droit de tous les humains, mais aussi les inégalités qui existent. Ces réflexions permettent d’apprendre à se positionner sur certaines problématiques
comme la pauvreté, le racisme,…
Éducation à la philosophie
Le visionnement d’une capsule permet de découvrir des enfants en train de philosopher. Il facilite le questionnement, invite à la réflexion. Cela crée de la motivation, donne l’envie de réfléchir comme ces enfants du monde.
Les capsules peuvent servir de point de départ pour un atelier philo, en partant d’une question proche de celle de la capsule ou en proposant aux participants de chercher des questions en lien avec ce qu’ils viennent de découvrir. Elles servent également de support pour les activités développées dans le dispositif Philo Cap.
Dans ces pratiques philosophiques, deux types d’apprentissage sont en jeu : le travail des habiletés de pensée et celui des habiletés sociales. Il s’agit, d’une part, d’apprendre à philosopher en posant des questions, en formulant un problème, en augmentant ses idées de manière cohérente, en définissant des concepts… (et en utilisant bien d’autres habiletés de pensées) et, d’autre part, d’apprendre à écouter l’autre, à le respecter, à s’intéresser à sa parole, à réfléchir collectivement, à apprendre à vivre ensemble, en discutant à pied d’égalité.
Éducation à la paix
C’est, au final, une démarche d’éducation à la paix : apprendre à réfléchir avec d’autres dans le respect, l’écoute, en se décentrant de son propre point de vue, de son cadre culturel, apprendre à se positionner en citoyen du monde qui s’intéresse aux autres qui vivent ailleurs, dans d’autres conditions de vie, tout en en considérant l’autre comme membre de la famille des humains, comme égal.
Au fond, il y a un enjeu à la fois éthique et politique à susciter la réflexion philosophique en mettant l’accent sur le respect et l’écoute, sur la capacité de chacun à apporter sa contribution à l’égalité avec les autres, à permettre à des jeunes d’apprendre à se positionner de façon plus fraternelle , à s’engager de manière solidaire avec les autres, et dans l’optique de protéger la terre et tous les êtres vivants.
Ce que nous espérons, c’est que cette démarche éducative aboutisse à un changement de regard et à un engagement en faveur d’un monde plus juste, plus solidaire, plus pacifique, plus vivable pour tous les êtres vivants. C’est pourquoi nous pensons que, suite à la réflexion, l’action est un moment important. Par conséquent, nous désirons inciter les jeunes, les classes à s’engager par une mise en projet.
Le dossier pédagogique Paroles d’enfants et le dispositif Philo Cap proposent des idées de projets, d’actions en lien avec les thématiques des films. En voici quelques exemples : réaliser une exposition « partage d’idées » ou un spectacle sur un thème inspiré des capsules, produire des lettres ou des dessins à destination de personnes âgées ou des personnes migrantes, organiser des rencontres, des services à la collectivité, des projets autour de la communication non violente, de la gestion des conflits par la parole, des actions vers le « zéro déchet », programmer des petits déjeuner ou collations avec des produits issus du commerce équitable, chercher ensemble une action pour mieux protéger la nature,…
Le dispositif Philo CAParoles d’Enfants d’Ici et d’Ailleurs
Le dispositif Philo Cap, créé par Joëlle Roberfroid permet, de manière cohérente et ludique, de vivre, en classe, en famille ou ailleurs, une démarche associant découverte des paroles d’enfants du monde, pratique philosophique et mise en projet pour un engagement citoyen. Il se présente sous la forme d’un plateau « carte du monde » accompagné de cartes à piocher et de fiches « guides » pour l’animateur et pour les participants.
Le dispositif se déploie en 4 temps :
- Découvrir une capsule vidéo ou choisir une thématique au hasard.
- Dialoguer et prolonger la découverte des épisodes en permettant aux enfants de réfléchir et de penser par et pour eux-mêmes, avec les autres, en approfondissant la thématique par les activités proposées sous forme de cartes à piocher.
- Se transformer en allant à la rencontre de l’autre, en s’étonnant, en s’auto-questionnant. « À ton avis, pourquoi cet enfant a-t-il dit ça ou posé cette question ? » « Et toi qu’en penses-tu ? » « Qu’est-ce qui est-ce différent/semblable entre toi et lui ? »
- Agir: Les cartes « Bonus – Action » proposent des projets. Après avoir joué, réfléchi, on peut choisir un projet concret et décider de le réaliser avec le groupe, avec la classe, après avoir voté ou négocié ensemble quel projet correspondrait au groupe. Par exemple : réaliser une expo « partage d’idées », développer une action de solidarité., un échange, … Le groupe peut aussi inventer son propre projet.
L’originalité du concept est de combiner un voyage à la rencontre de l’autre et un voyage dans le monde des idées grâce à des cartes ludiques et philosophiques.
La dimension philosophique du dispositif permet d’explorer différentes portes d’entrée et repose, d’une part, sur une invitation à dialoguer autour d’une thématique universelle et, d’autre part, sur l’exercice de processus de penser au travers d’activités intégrant conjointement des éléments des méthodes et outils de Matthew Lipman, Michel Tozzi et d’autres. Elles permettent d’introduire ou de prolonger par un dialogue philosophique la thématique proposée dans la capsule en exerçant les différents actes philosophiques : problématiser, conceptualiser, argumenter, raisonner.
Le rôle de l’animateur est important, il adopte une posture de facilitateur : il prend soin de l’autre, il est à l’écoute pour comprendre, il est ouvert aux différents points de vue, il facilite la coopération entre les participants, il aime la recherche philosophique, il pose des questions de relance permettant d’exercer :
- des habiletés de pensée comme poser des questions, formuler des hypothèses, donner des exemples et des contre-exemples, distinguer et comparer des concepts, conceptualiser, donner des raisons, argumenter, chercher des critères et les hiérarchiser, tisser des liens , se positionner, s’auto-corriger, …
- des habiletés sociales comme prendre la parole en public, attendre son tour, accepter un point de vue différent du sien, s’entraider, coopérer, …
Le dispositif est porteur d’une pédagogie du questionnement. L’animateur met les participants en lien les uns avec les autres (pensée attentive ou vigilante), il encourage la pensée créative de manière à permettre à chacun de se projeter dans un monde où il fait bon vivre.
En résumé, Philo Cap est un dispositif invitant à se questionner, dialoguer, se transformer et chercher à rendre la Terre plus habitable, la vie plus vivable, et à se poser une question fondamentale : « Quel cap guide ma vie ? », « Quelle est ma mission là où je vis, dans ma classe, mon école, ma famille, mon club de sport, mon quartier, mon pays … le monde ? »
Conclusion
Nous avons eu l’occasion d’expérimenter dans de nombreuses classes et groupes la découverte des films Paroles d’enfants accompagnés de différentes activités : un atelier philo et/ou un atelier artistique, le dispositif Philo Cap, ou d’autres pistes proposées dans le dossier pédagogique. En vivant ces expériences, en écoutant les enfants et les jeunes, en découvrant leurs feedbacks, nous avons le sentiment que tout cela amène un changement de regard sur soi, les autres, le monde : de l’étonnement, à la curiosité, d’un questionnement à l’écoute de l’autre, d’un partage d’idées à un projet de classe,…
Nous constatons que ces activités permettent aux enfants de développer une attention à l’autre, d’apprendre à penser, de s’ouvrir au pluralisme, à la diversité culturelle et enfin de vivre des projets de solidarité. Avec cette dimension de l’action, les enfants, tout comme les adultes, sont invités à traduire les idées discutées et qui ont fait sens, dans leur propre vie et dans le monde.
Lilot, P. & J-D. (2016). Paroles d’enfants d’ici et d’ailleurs.Saison 1. Clerheid Productions/RTBF.
Lilot, P. & J-D. (2021). Paroles d’enfants d’ici et d’ailleurs. Saison 2. Clerheid Productions. ↩︎
Roberfroid,J. (2019). PHILO CAParoles d’enfants d’Ici et d’Ailleurs. Certificat d’université en pratiques philosophiques. Université de Liège.
Le dossier pédagogique et le dispositif Philo Cap sont téléchargeables sur https://www.parolesdenfants.be/pedagogie ↩︎