La formation du citoyen réflexif
Faire pratiquer la discussion philosophique à des jeunes, dans un cadre scolaire, outre les enjeux cognitif, langagier, éthique et psychologique, essentiels notamment dans les classes de LP, relève également d’un enjeu politique. P. Meirieu remarque que « l’instruction (…) n’a rien empêché », malgré celle donnée aux enfants à la fin du XIXème siècle et au début du XXème siècle, instruction qui était alors synonyme de progrès et foi en l’homme. Elle « n’est pas une « assurance tous risques » contre le mal, les leçons de morale non plus » (Meirieu, 1991, p. 149). Le XXème siècle a vécu deux guerres mondiales faisant environ 70 millions de victimes, plusieurs génocides (les Arméniens, les Cambodgiens, les Tibétains, les Tutsis…), des assassinats « idéologiques » (soviétiques, chinois, cubains, vietnamiens... d’environ 85 millions de morts selon Courtois, Werth et al …), des guerres incessantes (Israël et Palestine), et aussi, au début du XXIème siècle, les départs de jeunes gens et jeunes filles dits « éduqués » mais cependant recrutés pour le jihad en Syrie ou ailleurs, des attentats terroristes dans les démocraties… Dernièrement l’assassinat d’un professeur d’Histoire en octobre 2020 « coupable » d’avoir montré à ses élèves des caricatures mettant en cause Mahomet montre bien que « rien n’est jamais garanti par la simple « transmission » des savoirs et des valeurs » (Meirieu, 1991, p. 149). Or, le but poursuivi en pratiquant la discussion philosophique selon M. Tozzi est de « contribuer à former un citoyen réflexif » (Tozzi, 2009, np), c’est à dire un habitant de la cité et un participant éclairé de celle-ci quant à son fonctionnement et non pas seulement un utilisateur de ses services. Être un citoyen, selon S. Connac, c’est être capable de participer « à la vie des institutions politiques et au façonnement du bien commun » (Connac, 2019, p. 5). Cela signifie que l’on sait ce que sont les institutions, ce qu’est le bien commun et comment faire institutionnellement et individuellement pour y tendre. Cela signifie aussi que l’on désire vivre en démocratie. Car un citoyen « c’est aussi celui qui, par son comportement quotidien, assure le fonctionnement harmonieux de la cité, ou encore celui qui interpelle les détenteurs de pouvoirs, les obligeant à respecter leurs engagements et à justifier leurs décisions » (Crémieux, 2001, p. 11). Ceci n’est possible que dans un régime démocratique où la liberté et le respect du citoyen sont des principes respectés par les dirigeants. Dans ce régime, décrit par C. Delsol comme « la concrétisation de tout ce à quoi nous croyons : la liberté et le bien-être de l’individu » (Delsol, 1996, p.109), le citoyen, outre son pouvoir de décision, a le devoir d’en prendre soin car « elle [la démocratie] nous apparaît comme un miracle précaire » (Delsol, 1996, p.110). Elle l’est car sa « réussite est le produit d’un équilibre instable menacé de toutes parts. [Elle] représente un équilibre de funambule entre la liberté et l’autorité, entre le chaos et l’ordre, entre le jardin privé et la communauté » (Delsol, 1996, p.110). C’est pourquoi « il entre (…) intrinsèquement dans le mode de vie démocratique d’être affecté par la démocratie dans la cité, de prendre part et de s’intéresser à elle » (Worms, 2020, p.113). Or, « être affecté par la démocratie », devenir un citoyen, développer une conscience politique ne s’invente pas. Une certaine instruction est nécessaire. C’était le rôle dévolu hier à l’Instruction Morale et Civique, puis Éducation Civique, plus récemment à l’Éducation Civique Juridique et Sociale et aujourd’hui à celui de l’Enseignement Moral et Civique. Mais pour autant cela ne semble pas suffisant. Même si dans les classes de lycée, on privilégie pour cet enseignement la forme de débats. Mais l’assassinat d’un professeur, les menaces de mort envers d’autres, les freins que se mettent les journalistes, les caricaturistes pour les mêmes raisons, l’incitation à la haine et l’apologie du terrorisme, l’antisémitisme sur les réseaux sociaux, l’enrôlement des jeunes dans des mouvements extrémistes… nous incitent à penser qu’il faut aller plus loin. Il paraît préférable qu’en plus de cette éducation, des situations vécues par les élèves permettent l’éclosion de véritables réflexions sur des sujets qui nous concernent tous : le bien commun, le vivre ensemble, la violence, la justice, le fonctionnement des institutions… Pour cela, il est nécessaire qu’il y ait une certaine expérience de la vie en collectivité mais dans un esprit de coopération véritable et non pas de compétition. La pensée est meilleure quand on pense à plusieurs que seul car la confrontation des idées nous permet d’envisager d’autres pistes de réflexion que seul on n’aurait pas imaginées. Cela nous permet d’aller plus loin dans notre réflexion. Et chacun pense mieux philosophiquement, pour soi-même, aidé par la réflexion et l’argumentation des pairs.
Philosophie et démocratie
Selon C. Castoriadis, la démocratie et la philosophie ont une origine commune et simultanée. Elles sont, dit-il, « co- originaires ». Pour lui en effet, « C’est en Grèce que nous trouvons le premier exemple d’une société délibérant explicitement au sujet de ses lois et changeant ces lois. Ailleurs, les lois sont héritées des ancêtres, ou données par les dieux, sinon par le Seul Vrai Dieu ; mais elles ne sont pas posées, c’est-à-dire créées par des hommes à la suite d’une confrontation et d’une discussion collectives sur les bonnes et les mauvaises lois. Cette position conduit à la question qui trouve également ses origines en Grèce – non plus seulement : cette loi-ci est-elle bonne ou mauvaise ? Mais : qu’est-ce, pour une loi, que d’être bonne ou mauvaise – autrement dit, qu’est-ce que la justice ? Et elle est immédiatement liée à la création de la philosophie » (Castoriadis, 1986, p. 253, cité par Kwangu, 2017, p. 2). Ainsi, « naissance de la philosophie et naissance de la démocratie ne coïncident pas, elles co- signifient » (Castoriadis, 1990, p.291-292, cité par Kwangu, 2017, p. 2). Alors on peut affirmer que « l’émergence d’une société démocratique s’avère inhérente à l’esprit philosophique qui rend possible son questionnement et sa distanciation autocritique » (Kwangu, 2017, p. 2).
Cependant, on le sait, philosophie et démocratie ne vont pas forcément de pair. Les philosophes ne promeuvent pas toujours la démocratie. Certains comme Platon, Machiavel, Heidegger… n’en étaient pas des partisans. Peut-être, s’interroge M. Tozzi, que la raison est à chercher dans le « projet antique » de la philosophie qui « est double : rechercher la vérité sur le plan de la connaissance, et la sagesse comme mode de vie. Elle ne peut donc être instrumentalisée par aucun régime politique » (Tozzi, 2012, p. 295). Pourtant, même si la philosophie n’est pas la garante de la démocratie, la pratiquer dans le cadre structurant et formateur de la DVDP autorise à penser qu’elle peut y participer grandement. Par sa dimension dialogique, son mode de fonctionnement démocratique, la confrontation des opinions, l’autocorrection que cela peut procurer, l’apprentissage des règles du débat, elle ne peut que la favoriser. Mais si, ainsi que le souligne P. Meirieu : « Rien ne peut épargner (...) à chaque être, et à chaque instant de son existence, la responsabilité de ses choix » (Meirieu, 1991, p. 149), il n’en demeure pas moins que l’« on apprend ce qu’est la démocratie en la vivant, par l’intermédiaire de situations immersives et authentiques » (Tozzi, 2012, p. 295), ce qui peut favoriser des choix favorables à la démocratie et « une aspiration » à « la manière de vivre démocratique » (Worms, 2020, p.30 et p. 112).
On apprend la démocratie en la vivant
Nous pensons que pour les élèves, la pratique de la discussion, la confrontation des idées dans un cadre initiant aux instances d’une assemblée démocratique (président de séance, règles de fonctionnement, intervenants et même observateurs du processus…), la DVDP se place comme « un des moyens d’éduquer à la citoyenneté » car elle « consiste à faire vivre des situations qui entraînent les élèves à construire des compétences de débat dans un « espace public scolaire » (Tozzi, 2009, np). Ainsi par la pratique répétée de discussions en classe, nous pensons qu’ils s’éduquent à la frustration de n’avoir pas toujours raison, qu’ils peuvent apprendre la tolérance face à des idées différentes, voire choquantes pour certains. Ce fut le cas dans une classe de 1ère Bac Pro Tertiaire pour un élève Comorien, profondément choqué par les discours que tenaient des filles sur les relations entre garçons et filles. Il était venu à la fin de la séance en me disant : « Tu ne dois pas accepter cela et continuer ces discussions » d’un ton très catégorique et directif. Je lui avais répondu qu’il n’était pas question d’arrêter ces discussions, que nous travaillions sur l’amélioration de la pensée ensemble et qu’à ce titre il n’y avait pas de pensée qu’on ne puisse examiner dans le groupe. Et puisque le but était de pouvoir penser pour soi-même, il était important de se confronter aux idées des autres participants de façon à construire une argumentation valable qui justifie ou non ses propres pensées. Cet élève n’avait pas vraiment compris ce que nous faisions et il y avait une différence de culture qui faisait également obstacle et qui lui rendait la situation agressive (difficile pour lui d’accepter une femme professeur ou animatrice, d’où le tutoiement, les interventions féminines dans le groupe et surtout les idées plus libérées des filles au niveau des relations garçons/filles que ce à quoi il était probablement accoutumé lui étaient difficilement supportables). Cependant, il a assisté à toutes les discussions et s’il a très peu participé verbalement, il était attentif aux échanges. Il est alors permis de supposer que les idées opposées aux siennes, si toutefois elles n’ont pas eu d’effets sur ses réflexions, ont au moins été entendues et que son attitude concentrée et pacifique était formatrice. Car il nous apparaît possible, en participant à la DVDP, d’apprendre à développer une tolérance toujours plus importante, par rapport à quelqu’un qui émet des idées opposées, et par rapport à ces idées mêmes. Ce qui ne signifie pas une adhésion. Cette tolérance permet de voir en celui qui énonce une idée qui nous semble étonnante ou même scandaleuse non pas un ennemi qu’il faut combattre, mais quelqu’un qui nous permet de mettre à l’épreuve nos croyances, quelqu’un qui nous « enrichit », qui nous fait « un cadeau intellectuel pour mieux fonder [notre] pensée » (Tozzi, 2017, p. 10). Il faudra alors s’exercer à rechercher le meilleur argument possible pour contrer une opinion qui heurte ou semble relever davantage d’un préjugé que d’une position fondée sur des raisons valables. En DVDP le consensus n’est pas obligatoire lorsqu’il ne s’agit pas de prendre une décision débouchant sur une action. De même le but poursuivi n’est pas de rendre les choses lisses et uniformes. La démocratie c’est certes le vivre ensemble mais c’est la diversité des opinions, de ses courants qui est sa force en même temps que sa faiblesse et il serait impossible, même absurde de réussir à tout unifier : « Les uns croient en Dieu, les autres non. Ceux qui croient en Dieu ont des religions différentes, parfois concurrentes, plus ou moins rivales. Nous n’avons pas non plus les mêmes idées politiques, les mêmes goûts alimentaires, musicaux, esthétiques. Nous n’avons pas les mêmes passions ni les mêmes valeurs. Nos convictions morales sont-elles aussi dissemblables...(...) Nous devons donc accepter que les autres, même s’ils nous paraissent parfois aberrants, existent comme ils sont, et pas comme nous voudrions qu’ils soient » (Droit, 2016, p. 89). Mais c’est une chose de le dire et une autre que de le vivre et souvent cela provoque des heurts et parfois le recours à la violence. Comment prévenir cette violence ?
La DVDP comme prévention de la violence
La violence, une maladie de la démocratie
Puisqu’en démocratie chacun est différent, le danger est de vivre ce que F. Worms appelle « les maladies chroniques de la démocratie » et en particulier « les violations », c’est à dire « le cynisme, le racisme et l’ultra libéralisme qui deviennent cette violence intérieure ou ce mal chronique » (Worms, 2020, p.10). Et nous constatons que c’est ce qui arrive dans toutes les démocraties et ce, dès l’école avec le harcèlement que vivent certains enfants, le rejet de certaines communautés, des quartiers sous la coupe réglée de quelques bandes, des conduites irrespectueuses du bien collectif, du vivre ensemble, les incivilités envers les personnes, les institutions... La violence guette, prête à prendre le pouvoir car la démocratie « ne peut laisser place qu’à l’oppression » (Delsol, 1996, p.112). Et puisque tout la « menace en permanence : quelques chemises rouges ou brunes, un démagogue adroit, un fanatisme introduit en cheval de Troie » (Delsol, 1996, p. 110), il faut trouver des moyens pour éradiquer cette violence ou mieux tenter de faire en sorte qu’elle n’éclose pas. M. Tozzi pense que « Ces chocs du « vivre ensemble » traduisent une fragilisation du lien social et du processus de socialisation » (Tozzi, 2017, np). Il faut alors travailler à cette socialisation et au renforcement du lien social dont nous avons vu, en période de pandémie à quel point il était essentiel pour se construire et pour se sentir appartenir à un groupe, une Nation... Nous pensons qu’introduire la DVDP dans le milieu éducatif, dans les classes, toutes les classes, ce dès le plus jeune âge (3-4 ans) peut contribuer à canaliser cette violence, la réduire, la prévenir et travailler au renforcement du lien social. En travaillant à partir de la dynamique du groupe et grâce à la médiation du langage qui permet de prendre du recul par rapport à des conduites spontanées, la DVDP peut faciliter « la cohésion sociale du groupe d’enfants » (Tozzi, 2017, p. 9). Le recours au langage, dans un espace collectif, contient les pulsions spontanées agressives où les différents se règlent à coups de poings, de pieds dans les cours d’écoles, parfois même dans les classes, et ailleurs. « La réflexion collective sous forme de discussion construit un vivre ensemble où la médiation du langage (...) déplace le curseur de l’échange par l’action et les corps vers les idées et le verbe. Elle passe du conflit socio-affectif entre personnes à un autre registre, socio-cognitif, changeant le niveau et la forme de la confrontation » (idem). Il faudra nécessairement qu’un animateur ou une animatrice soit rigoureux sur le maintien de « l’aspect cognitif de l’échange, évitant ainsi la dérive du conflit » (idem).
Un rempart contre le dogmatisme
En tant que pratique réflexive qui s’attache au développement de la pensée, et en particulier la pensée critique, la DVDP peut constituer « un rempart contre le dogmatisme et ses conséquences violentes » (Tozzi, 2017, p.9). Parce qu’elle met en œuvre à partir « d’études de cas » (p.10) (comme la responsabilité, la liberté, la probité…), des dilemmes éthiques (comme des conflits de loyauté), des réflexions profondes, rigoureuses, alimentées par des arguments solides et examinés en groupe, elle favorise « une culture de la question » (Tozzi, 2017, p. 34) Parce que la DVDP n’est pas un moment où chacun va exprimer son opinion sur un sujet et où il y aurait une simple juxtaposition d’idées mais qu’elle est une recherche philosophique rigoureuse à partir d’un sujet ou d’un cas, ce ne sont plus des opinions qui éclosent mais des pensées argumentées qui s’y expriment. C’est de la complexité du problème dont il faut prendre conscience et se saisir. Ceci implique d’entendre des arguments différents, les confronter dans un souci de compréhension et dans le but de « proposer plusieurs solutions, avec leur argumentation rationnelle... Elle développe donc le jugement moral dans son aspect rationnellement délibératif. » (Tozzi, 2017, p. 11). La DVDP favorise la prise de conscience de cette complexité du monde et la nécessité de l’interrogation. Corinne, élève en Terminale Bac Pro Aéronautique nous semble représentative de cette action. En effet, cette élève déclare un jour que « parce que nous faisons des discussions ensemble », elle ne peut plus regarder un tableau, ni voir un film sans s’interroger sur l’intention qui existe derrière ce qui y est exposé ou raconté. Cette classe a bénéficié de plusieurs DVDP par an sur les 3 années de formation. Il nous semble que par cette remarque cette élève montre que pour elle le processus de développement de la pensée critique est engagé. Comme ses constatations personnelles se sont déroulées sur plusieurs années, on peut espérer qu’une certaine habitude de pensée s’est construite et que cela peut perdurer.
La réflexion pour déconstruire le prestige de la violence
La dimension réflexive de la DVDP joue également un rôle dans la prévention de la violence car elle permet de « déconstruire son prestige » (Tozzi, 2017, p. 37). Cela est essentiel car les jeunes, de façon générale et plus particulièrement dans des contextes de difficultés scolaires, ou dans des milieux sociaux difficiles ou encore quand l’absence de perspective d’avenir se fait sentir (familles éclatées, parents au chômage, aînés enchaînant les emplois précaires et peu rémunérateurs malgré l’obtention d’un diplôme...) sont admiratifs de la force, de celui qui prend le rôle du chef « celui dont le pouvoir physique ou symbolique soumet ou domine. La force prouve par les faits sa puissance, son efficacité ; elle fait argument non argumenté, argument d’autorité » (Tozzi, 2017, p.37). La discussion, dans un milieu serein, sécurisant et formateur, à partir d’étude de cas (l’agression d’un chauffeur dans les transports en commun, un viol, une émission de télévision...) ou d’interrogations remettant en question des sentences ou morales telles que « la raison du plus fort est toujours la meilleure » va progressivement permettre de s’interroger sur la validité d’un comportement violent, et ce, d’autant plus, dans une société démocratique où la tolérance et la cohabitation envers et avec d’autres est recherchée. Ce n’est pas une action facile à réaliser tant la violence fait partie de notre vie.
On s’aperçoit de l’ampleur de la tâche si l’on considère toutes les plages horaires à la télévision prises par des films, séries, feuilletons qui montrent de la violence et parfois de façon complaisante (policiers, films d’action...), le succès de la série Games of Throne qui met en scène des guerres, des trahisons, des meurtres comme justification de la conquête du pouvoir, laquelle est considérée comme un désir et un but. Certaines émissions de télévision ne sont pas non plus exemptes de violence verbale ou psychologique où sous prétexte de discussions avec les invités on prend plaisir à les humilier, les rabaisser et pendant lesquelles le spectateur s’accoutume à s’amuser de ces procédés et du mal être que cela produit. D’autres, de télé-réalité le sont également puisque le but est de rester seul en lice ainsi, tous les coups et les bassesses sont bons. Les journaux d’information montrent complaisamment des images dures et s’étendent davantage sur des sujets dramatiques que pacifiques. Et l’on sait que nos jeunes absorbent hebdomadairement une quantité importante d’heures de télévision. Selon l’Insee, en 2010 les enfants passaient en moyenne chaque jour 2h30 devant la télévision et les jeunes de plus de 15 ans consacraient 3h25 à cette activité ainsi que 2h16 devant l’ordinateur et plus d’une heure pour les enfants (Nabli, Ricroch, 2013, p. 2). Au-delà des repas pris devant les informations télévisées et les séries, les adolescents sont très nombreux à avoir un téléviseur et un ordinateur dans leur chambre (Nabli, Ricroch, 2013, p. 4). Ce qui signifie qu’ils sont le plus souvent seuls pour regarder ces films, séries, émissions montrant des contextes ou actions violents. De très nombreux adolescents et de plus en plus jeunes découvrent la sexualité en surfant sur des sites pornographiques et des jeunes enfants y sont parfois confrontés de manière fortuite. C’est un sujet d’alarme pour le CSA (Conseil Supérieur de l’Audiovisuel) qui informe que « le risque actuel d’exposition des jeunes internautes à la pornographie se caractérise par une évolution de la nature des contenus qui pour certains présentent un niveau de violence particulièrement élevé. Des groupes musicaux, certains rappeurs, de nombreux jeux vidéo... utilisent la violence comme « produit d’appel ». Comment réussir à changer de paradigme quand on assiste tous les jours à ce spectacle d’agressivité et de démesure au point que cela en devient la norme ? La maltraitance des enfants, des adultes, celle envers les animaux, le harcèlement sur les réseaux sociaux, à l’école... sont d’autres exemples de la violence en action mais si banalisée. L’éducation au genre n’échappe pas à ce recensement et devient présente et active dans les modes de pensée avec l’injonction pour les garçons d’être virils, de ne pas montrer leurs émotions, pour les filles d’être gentilles et laborieuses... « on attend des filles comme des garçons des comportements « conformes » à leur genre, à savoir élégance, discrétion et patience pour les filles et autonomie, courage et performance pour les garçons (Mosconi,2014, cité par Gaussel, 2016, p.9), ces « modelages » (Coulon cité par Gaussel p.6) encourageant les discriminations et la domination masculine.
Tout ceci est tellement habituel et tellement entré dans les mœurs qu’il est difficile dans un tel contexte de changer les esprits, d’inciter à la réflexion et faire prendre conscience aux jeunes qu’il existe une autre façon, plus pacifique et plus belle d’être au monde, d’autres manières de le voir, d’autres comportements. Utiliser la discussion pour réfléchir aux conséquences de l’acte violent, s’interroger ensemble sur une généralisation des conduites agressives, envisager à l’aide de ses pairs ou/et à celle d’auteurs ayant écrit sur ce sujet (Rousseau, Hobbes, Camus...), des arguments qui justifient le changement de mentalité paraît être un moyen efficace car il semble bien que c’est de la réflexion pour soi que viendra ce changement. Mais elle viendra également du groupe (d’autant plus si la situation est angoissante). En effet, une recherche récente a montré que les décisions se prennent en fonction de celles de nos proches, de nos pairs : « ce que nous nous représentons du comportement de nos proches est le facteur le plus déterminant de notre propre comportement » (Tunçgenc, Dezecache et al, 2021, np). Ainsi, l’avantage d’une réflexion en groupe c’est que le groupe aussi va influencer notre décision, elle aura peut-être ainsi plus d’effets. Ceci est intéressant lorsque l’on s’attelle à la tâche de prévenir la violence en changeant les mentalités. La recherche en groupe de l’existence possible de contre-exemples à des comportements agressifs peut autoriser les élèves à s’approprier des connaissances sur des figures de la non-violence (B. Las Casas, Gandhi, E. Chacour, M. Luther King, J. Baez, C. Rojzman...), d’ouvrir des possibilités sur des voies différentes de la non-violence : engagement citoyen, engagement poétique, la diplomatie, la discussion, mais aussi à travers des fondations, des plaidoiries, des pétitions, des actions spectaculaires… En discutant et analysant les actions, les idées qui les animent, « en nommant les valeurs en jeu » (Tozzi, 2017, p.37), en déconstruisant les actions violentes, les enfermements dans un cercle vicieux qu’elles provoquent (la violence ne peut perdurer que par la violence), il s’agit de prendre conscience qu’il est possible de parvenir à des résultats tout aussi importants sans recourir à la force (indépendance de l’Inde par exemple). Ces hommes et femmes figures de la non-violence sont des personnes connues, respectées, adulées. Mais tous ceux qui ont utilisé la violence pour obtenir le pouvoir ou le garder (Staline, Mao, Hitler...) sont-ils restés dans les mémoires comme des » grands hommes » ? Leur gloire a-t-elle duré ? Leur action a-t-elle permis un mieux « vivre ensemble » ? Est-il possible, souhaitable de se conduire comme eux en démocratie ? S’apercevoir que la roue des puissants tourne :« Le fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître » (Rousseau, 1762, 1962, p. 238) et que soudain, immanquablement, d’autres chefs ou d’autres contextes les renversent et prennent le pouvoir peut être déstabilisateur pour ce prestige de la violence. L’image de « l’homme fort », du chef, du caïd peut en être ternie.
Dans la démocratie se trouve le remède de la violence
Ainsi, c’est dans la démocratie même que l’on trouve le remède, le contre-poison de ces « maladies chroniques de la démocratie » mentionnées par Worms et il importe à chacun de faire en sorte que cette pluralité des opinions soit toujours vivace. En travaillant à devenir citoyen ainsi que S. Connac le définit : « celui qui participe à la vie des institutions politiques et au façonnement du bien commun, (qui montre) des pratiques de civisme (sous forme de comportements de politesse, d’écoute, de respect d’autrui et des règles) et la référence à des valeurs censées devenir communes et relatives aux Droits l’Homme (une vision humaniste de la vie sociale) » (Connac, 2019, p.5), il est possible de s’investir à la fois dans la préservation de la démocratie et de tenter de prévenir du même coup la violence. La DVDP travaille sur tous ces aspects dans une forme qui nous paraît permettre davantage la cohésion sociale qu’un cours d’EMC, fût-il parfait. Parce que l’« On peut, dans un cadre serein, discuter des questions socialement et politiquement vives, fondamentales pour un citoyen : le racisme, le sexisme, le harcèlement, le racket, la guerre et la paix..., mais aussi les alternatives à la violence : la réflexion, la discussion, la médiation, la négociation, l’empathie, l’humour... » (Tozzi, 2017, p.12 ). Parce que les valeurs de la démocratie « concrètement vécues et pas seulement proclamées : la liberté de conscience et d’expression sont garanties, ainsi que l’égalité formelle de tous à l’accès à la parole ; la coopération et l’entraide sollicitées matérialisent la fraternité dans le groupe » (Tozzi, 2017, p. 13) et font vivre aux élèves une expérience constructive, formatrice, non-violente d’une véritable action citoyenne collective. Par conséquent, on peut avancer que la DVDP dans son enjeu politique a pour ambition d’éduquer l’élève pour en faire un citoyen réflexif ainsi que combattre et prévenir la violence. Nous constatons que ses deux visées, démocratique et philosophique, participent également à ce but. Nous pensons, pour toutes les raisons évoquées plus haut, qu’elle y participe activement.
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