Revue

Comment l’envie que sa pensée soit entendue motive à apprendre une langue.

De l’utilisation des discussions philosophiques dans l’apprentissage du Français. Réflexions sur la verbalisation d’une pensée.

Ce texte est le contre-rendu d’une recherche faite pendant trois ans à Fribourg et tiré d’une conférence donnée d’abord à Hamammet en Tunisie. Elle a été reprise et développée dans un colloque du Cahr à Fribourg.

Comment est né le projet ?

DH Nous décrivons et analysons ici une expérience de discussions philosophiques en classe d’intégration, de l’école professionnelle artisanale et industrielle de Fribourg en Suisse (EPAI).

Il s’agit de classes d’étrangers, âgés de 16 à 25 ans, qui suivent ces cours pendant une ou deux années de formation avant qu’ils n’intègrent une classe professionnelle ou une classe d’apprentissage. Ils viennent de bien des pays, Érythrée, Éthiopie, Afghanistan, Syrie, Kurdistan, Portugal… Je suis leur professeur de Français et de Civisme.

Une question qui se pose est comment enseigner ce qu’est la Suisse ou le fonctionnement de la démocratie ? Comment discuter des concepts théoriques sans ennuyer les élèves et découvrir quelques semaines plus tard que leur hochement de tête affirmatif n’était que politesse, et contenait peu de compréhension du programme ou de son contenu ?

Qui sont mes élèves, que pensent-ils ? comment déconstruire cette idée que les profs parlent et que les élèves écoutent… tranquilles, des classes où le maximum de la joie serait d’avoir des élèves disciplinés ? Ces questions sont au départ de notre collaboration.

Quel est notre projet ?

NF Nous avons monté, Dima Hatem, et moi-même un projet pilote en civisme. Elle s’est posée la question de l’efficacité du programme de des deux matières qu’elle enseigne (Français et civisme),

Je vais irrégulièrement, depuis trois ans, dans une classe où elle enseigne. Chaque fois nous expérimentons une discussion philosophique à partir de méthodes différentes, de supports et d’écoles distinctes. Au niveau des supports, nous travaillons sur des questions (telle que : pourquoi y a-t-il un État plutôt que rien ?), et sur des concepts (qu’est-ce que la politesse, qu’est-ce que la tradition) ou des problèmes (pourquoi on se salue ?).

Et cette année nous avons utilisé surtout des albums jeunesse (tels que le Nuage Bleu de Tomi Hungerer), des contes persans (tels ceux édités par O.Brenifier), des contes tirés du site internet « fun fou », et actuellement des contes écrits par eux.

L’hypothèse de DH est que ces étudiants ont plus pensé l’État et le civisme que probablement bien des Suisses trop assouvis par leur quotidien pour se poser de vraies questions. Il est vrai que le civisme a deux volets : un constitue un ensemble de connaissances théoriques sur les institutions, les organes du gouvernement, les différences de régimes, le fédéralisme, le régime parlementaire, etc., et l’autre est une réflexion sur le vivre ensemble, une expérience existante et constitutive de la personnalité de chacun.

DH Ce deuxième volet est constitué d’une expérience, un désir, un jugement que la philosophie permet de saisir, analyser, penser et dire. Ce n’est pas à proprement parler le contenu d’un cours, encore moins une théorie.

Pour nous leurs professeurs, il s’agit d’écouter les jeunes afin de reconnaître ce qu’ils sont maintenant et non pas projeter ce qu’ils seraient ou devraient être un jour.

La discussion philosophique se prête à leur besoin, et nous aide à expliciter des questions vives de civisme. Mais la philosophie permet aussi un apprentissage original et efficace de la langue. Finalement elle nous a obligé à réfléchir sur la possibilité d’une forme différente de posture enseignante.

Pour ces étrangers qui apprennent la langue, l’opportunité de dire ce qu’ils pensent est importante. La discussion à visée philosophique (DVP) crée un lieu où penser est l’objet du cours, et où être écouté et être entendu sont les moyens principaux de l’interaction éducative. C’est aussi un lieu où entendre l’autre est plus motivant que dans le quotidien des autres cours. Nous verrons pourquoi.

En quoi partager ce que l’on pense change la dynamique de classe

NF. La discussion propose des dispositifs fondés sur l’expression de ce que l’on pense et non de ce que l’on ressent. Les élèves aiment l’objectivité de cette approche parce que leurs ressentis sont privés et parfois douloureux. Le prof qui demande ce qu’éprouve l’élève, sans dire ce que lui, il vit, postule une dissymétrie relationnelle qui installe une supériorité du prof sur l’élève. Alors que la pensée est plus démocratique. Elle crée une égalité des pensées et donc une partageabilité des réflexions. Elle permet aussi une distance vis à vis du ressenti qui se fonde sur la raison.

En quoi discuter permet de donner ?

DH. La pratique de la discussion est fondée sur la qualité de l’écoute du prof ou animateur, ce qui présume que l’élève a quelque chose à nous dire et à nous donner, quelque chose qui est intéressant. Il est l’interlocuteur valable. Cette démarche est valorisante. Habituellement et d’une façon stéréotypée, on conçoit le rapport avec les étrangers qui arrivent dans notre pays, sur la représentation implicite que nous devons leur donner beaucoup (la langue, l’intégration, et les assurances, le logement, la nourriture, la santé et j’en passe), et eux doivent recevoir et intégrer tout ce qu’ils obtiennent le plus rapidement possible. Ils doivent se « suissifier ». En installant une vraie écoute de leur pensée nous renversons la relation habituelle avec eux et entre eux. C’est un bouleversement d’autant plus grand qu’ils s’écoutent peu entre eux, que leur français est très rudimentaire, et qu’il est parfois extrêmement difficile de les comprendre.

En quoi cette démarche change l’enseignement de la langue ?

NH L’approche de la discussion change l’idée de ce qu’est l’enseignement de la langue. Il s’agit ici d’un outil pour s’exprimer et non d’un moyen pour les changer et/ou les intégrer comme quand on les soumet à des approches de la langue impliquant une appropriation d’une culture, une forme définie de civisme, et une assimilation à une société, la nôtre.

Je peux donner un exemple : Dans une discussion sur ce qu’est la politesse, ils ont critiqué ce qu’ils considéraient des manques de respect en Suisse. Ils ont donné des exemples de courtoisie et civilité en Afghanistan, en Centre Afrique, en Érythrée... politesse vis à vis du drapeau, vis à vis des morts, ou vis à vis de leur propre mère. On embrasse les pieds de sa mère quand on arrive à la maison, on salue le drapeau, on hurle de douleur quand quelqu’un de cher meurt, toutes choses inconnues en Suisse.

Cette discussion a été l’occasion de témoigner de leur culture d’origine, mais aussi de partager leurs observations d’éléments de la vie et de la culture en Suisse, et de juger et discuter ces éléments avec les autres. C’était intéressant. La discussion admet un regard personnel et lui donne une place, elle permet de le co-construire, et consent d’être étranger voire critique, à l’égard du monde suisse. Critiquer ce pays d’accueil est autorisé et légitime. Penser est nécessaire pour construire la distance juste, qui est celle de l’entendement. Cette distance permet de vivre.

En quoi la discussion permet de changer la posture du prof ?

DH. La discussion change la posture du prof. L’enseignant n’est plus celui qui enseigne et corrige la langue dans le but qu’elle soit plus exacte, mais il est celui qui offre un outil au service de l’expression de la réflexion personnelle. Il se met au tableau et écrit des mots nécessaires à l’expression. Ces mots appartiennent à une connaissance passive de la langue, qui devient active dans le fait d’être immédiatement utilisée. Par ailleurs, l’approche à l’outil n’est plus finalisée à la correction du discours, mais à aider celui qui veut parler, à être compréhensible, et compris, ce qui est le but de toute discussion. On accepte donc le langage non verbal, le corps, les bruits, les expressions, les gestes, la théâtralité…comme dans toute interaction verbale naturelle. Et le langage oral redevient ce qu’il doit être, un moyen de communication dans lequel la renégociation afin d’être compris, se fait continuellement avec tous les moyens de notre corps, de nos bruits et de notre langue. On voit les étudiants se regarder, et réadapter leur discours quand ils voient que l’autre ne saisit pas vraiment. Ceci change du quotidien scolaire, car souvent en classe, l’élève étranger parle mal et doucement, rarement aux autres, mais essentiellement au prof, qui lui, est toujours supposé comprendre !

NF Je voudrais donner un exemple. J’avais mis au tableau le mot « tradition ». Tout de suite un Afghan a levé la main : il s’est dressé d’une façon théâtrale, et passant les mains de haut en bas sur son torse, il a dit : « la tradition, c’est moi », , puis avec un frémissement des mains, il a ajouté « dedans ». Ces trois concepts étaient un long discours, que tous ont suivi, et face auquel, il y a eu des quantités de réactions fortes. Ce qui émeut est la contradiction et tension entre la pauvreté de la langue et la force de ce qui est exprimé. Ce qui frappe est la puissance du langage non verbal (les gestes, la théâtralité, le ton…), ainsi que la force de l’implicite, et d’un implicite compris et partagé parce qu’il rappelle fortement un vécu. Cela a permis d’aborder la tradition comme une force et une faiblesse, comme existante ou se perdant, comme ce qu’on veut donner et témoigner, ou garder pour soi, comme forme du rapport à soi-même… Dans la discussion, l’Afghan s’est trouvé en opposition à un Kurde qui a dit : « la tradition est morte, elle n’existe pas. » et là, avec la main serrée comme un poing tenant quelque chose fortement, il a dit « il n’y a que la terre ».

La cloche de l’école a sonné. Le cours était fini, et chacun est parti chargé de sens.

DH. Ce que je relève est la force de l'inexprimé puisque les élèves ont peu de vocabulaire. Pourtant, l’intensité de l’écoute et la force d’un regard finalisé à comprendre permettent de reconstruire l’implicite. Pourquoi ? principalement parce que le sujet touche à ce qu’ils sont (une culture déracinée), à ce qu’ils partagent (l’éloignement et le choix quotidien de ce qu’ils veulent et peuvent être), et une connaissance mutuelle de leurs lieux d’origine, leur histoire nationale, et leur situation actuelle.

Ce qui nous frappe finalement, dans la renégociation c’est la belle affirmation de l’altérité de l’autre, pour qui chacun parle, à qui il cherche à dire quelque chose d’important pour soi et pour l’autre Quand il parle, il regarde les autres comme capables de faire l’effort de compenser tout ce qui manque dans ce qu’il lui dit. Dans l’affirmation de l’altérité de l’autre, chacun affirme l’autre comme une personne et s’y ajuste, il le regarde et il cherche à le saisir et voir s’il le comprend. C’est à lui qu’il parle.

En ce sens ces discussion constituent une expérience très civique. Elles sont plus ontologiquement civique qu’un discours fait sur les règles du civisme en Suisse ou ailleurs.

A quoi sert la langue ?

NF. Au niveau de l’apprentissage de la langue, philosopher est une approche qui change l’idée de ce qu’enseigner la langue implique dans ces classes d’intégration. Il s’agit ici d’un outil pour penser et pour s’exprimer. Ce n’est pas un moyen pour changer les élèves comme lorsqu’on les soumet à des jeux de rôles artificiels tels que téléphoner au médecin, aller à un entretien d’embauche, etc. ces exercices dont les finalités ne sont pas seulement langagières mais intégratives car elles impliquent qu’ici, en Suisse, cela se passe ainsi.

Ces jeux de rôles peuvent être utiles, et même parfois nécessaires. Mais la discussion permet de sortir de la dichotomie habituelle de l’émigré qui parle en Français en Suisse et pense dans sa langue, Souvent il est ici pour la vie quotidienne qu’il doit assimiler et apprendre, et il est ailleurs dans son monde, quand il pense.

Ainsi l’autre jour, les élèves avaient travaillé et écrit chacun un conte tiré de leur tradition. Une fille éthiopienne a raconté son conte. C’était difficile du point de vue langagier. Puis, les élèves ont discuté deux par deux, en français (seule langue commune) pour découvrir quel était le problème central dans ce conte. Ce conte Ethiopien mettait en scène un couple et leur discussion quotidienne, au sujet d’une voisine. Dans le couple il y avait une critique récurrente, au sujet du linge sale de la voisine, pendant sur le fil de séchage dans la cour. Et comme dans tout conte, cette critique était répétée.

Un jour la protagoniste voit que le linge est propre et elle se surprend. Son mari lui répond qu’il a lavé les vitres de sa propre maison et que donc finalement elle voit le linge tel qu’il est. Tous ont travaillé pour voir s’ils comprenaient, et quel problème cette histoire contenait. Poser un problème clairement est difficile quand le Français est notre propre langue. Ici à plus forte raison. Il a fallu parvenir à le penser, à le comprendre, et à l’exprimer. Ce qui m’a frappé c’est comment les problèmes que chaque groupe voyait, permettaient une co-construction progressive d’une réflexion sur ce conte et sa morale.

A la fin du cours la discussion n’avait pas commencé. Mais comme d’habitude, un étudiant photographia le tableau plein des mots utiles et des questions à discuter. Il l’envoya à ces collègues. Et tous partirent au prochain cours, riches de ce bien commun co-construit.

Que tirer de cette expérience et comment continuer ?

DH. Dans ce projet pilote, nous voyons l’effet de l’approche philosophique sur la motivation, sur l’acquisition de la langue, sur l’interaction civique, et sur la richesse des concepts qui sont analysés. Ces étudiants des classes d’intégrations pensent, veulent se faire entendre, veulent être écouté, et veulent donner quelque chose d’eux-mêmes.

Ces jeunes découvrent que ce qu’ils pensent à une valeur, Ce n’est pas automatique et les progrès que certains font grâce à la discussion créent parfois un écart avec ceux qui sont trop timides pour penser ou parler, ou refusent de faire le chemin.

La motivation pour certains est visible et émouvante, et constitue dès lors un vrai facteur de progrès

NF. Maintenant pour nous, la question est de voir comment continuer, comment poursuivre cette expérience. Nous travaillons sur ce qui « marche » et ce qui marche moins, nous analysons nos observations et nous découvrons grâce à nos attentions croisées comment une méthode se construit. Nous découvrons un sens intense et dense à notre activité. Nous voyons un rapport d’amitié se développer entre eux qui dépasse le rapport de l’utile.

En quoi consiste le projet pilote. Dima Hatem, grâce à ses longues années d’expérience, voit que ses élèves sont des personnes, des jeunes adultes pleines d’expériences, d’envie de les penser, de réflexions à exprimer. Ils ne sont pas seulement des étrangers à intégrer (quel que soit le sens de cette expression). Ce sont des personnes aujourd’hui. Ils viennent de pays où il y a un État (critiquable ou non), dont ils ont une expérience traumatique ou indifférente, et qu’ils veulent comprendre et penser. Ils ont une idée de civisme, de la légalité, de la justice, de la moralité qui vient d’une expérience forte, qu’il nous faut écouter et sur laquelle ils peuvent construire une posture plus intéressante que le contenu abstrait d’un cours suisse de civisme qu’ils ne comprennent pas, et qui ne les touche pas.

Dima Hatem, professeure de Français et Civisme à l’Ecole professionnelle de Fribourg

Nathalie Frieden, Didacticienne de la philosophie émérite, Université de Fribourg

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