Revue

Retour sur une pratique épistolaire de la philosophie, en temps de confinement

Au Centre d’Action Laïque de Charleroi, comme dans beaucoup d’autres institutions, la situation de confinement, nous a poussé à nous réinventer. Plusieurs de nos ateliers philosophiques ont été transformés en atelier en visioconférence, mais prenant acte du fait de la fracture numérique, des pistes alternatives ont été étudiées. C’est ainsi que le projet d’un échange épistolaire a pris jour. L’idée était à la base de transformer les échanges oraux en échanges écrits et de construire ensemble au fil des correspondances une réflexion générale. Il s’agissait en outre de créer du lien entre les gens en période de confinement.

Nous avions intitulé le projet « chaîne épistolaire philo » pour renvoyer à l’idée que chaque lettre était comme le maillon d’un tout et que le projet comportait en lui l’idée d’un lien social et solidaire. Le projet a été lancé peut avant Noël, lors de l’hiver 2020-2021. Cette période n’a pas été choisie au hasard. Le ralentissement des activités en hiver et la privation des contacts sociaux lors d’une période traditionnellement vouée aux fêtes de famille et aux fêtes entre amis donnaient un surcroit de légitimité à notre projet. Outre l’intérêt philosophique, le projet poursuivait ainsi une mission sociale. L’objectif était de permettre aux personnes isolées, laissées pour compte par « le tout au numérique », de pouvoir échanger avec d’autres. L’idée était aussi de récupérer une tradition existante consistant à envoyer une carte de vœu pour Noël et l’an nouveau en lui donnant une connotation philosophique. Cela nous paraissait une bonne accroche pour lancer un projet et valider un mode opératoire qui aurait pu paraître trop original.

Le sujet proposé portait sur l’écrit, histoire de faire concorder le contenu des réflexions et la forme de l’expérience. Voici la thématique telle qu’elle était énoncée dans ce projet :

« La révolution numérique semble mettre en péril notre rapport à l’écrit. La spécificité de l’écrit par rapport à l’oral s’estompe. Dans le « tchat », les « tweets » ou les « SMS », les écrits volent aujourd’hui aussi vite que le font les paroles. La complexité des articulations discursives fait place à des slogans simplistes. L’orthographe se simplifie au risque de se couper de son histoire : là aussi on écrit comme on parle. Que dire aussi du fait que l’on n’apprenne plus certains temps jugés trop littéraires ? Sommes-nous dès lors destinés à nous passer de ce qui fait le sel de l’écrit ou à réinventer notre rapport à lui ? Avant de se désespérer de cet avenir possible ou de s’en féliciter en considérant qu’il est plus aisé de dicter à Siri (ou à une autre application informatique de commande vocale) ses recherches plutôt que de les écrire, il importe toutefois de se poser la question suivante : quel intérêt l’écriture présente-t-elle ? A quoi sert-il d’écrire et corrélativement de lire ? »

Une fois la problématique formulée de la sorte, nous expliquions le déroulé de la façon suivante aux participants :

« Nous vous demandons d’écrire ce que vous pensez de l’intérêt d’écrire (et subsidiairement de lire) sur la feuille ci-jointe. Vous pouvez écrire entre 10 et 20 lignes et nous renvoyer vos réflexions. Après sauvegarde, nous enverrons votre réflexion à une autre personne qui discutera vos propos et ajoutera ses vues aux vôtres et ainsi de suite de façon à ce qu’une chaîne de réflexion se construise. Au terme de la chaîne, nous aurons obtenu un texte écrit à plusieurs mains qui sera publié sur le site du CAL. Une publication papier avec le nom de chaque participant.e est également prévue. Nous attendons des personnes de tous horizons (des citoyens avec leur histoire propre, des étudiants, des académiques, etc.), car tout le monde peut contribuer par l’expression de sa pensée à développer une problématique touchant d’une façon ou d’une autre au bien commun. L’objectif est vraiment de promouvoir la diversité des styles et des idées afin de construire, « libres ensemble », une réflexion stimulante. Ecrivez ce que vous pensez et prenez le temps de penser ce que vous écrivez, c’est tout ce qu’on vous demande. » On concluait alors par une citation de Friedrich Schlegel : « Aucune activité n’est aussi humaine que celle qui repose simplement sur le fait de compléter, de relier, de stimuler. »[1]

Des personnes habituées de nos activités philosophiques, des personnes que je ne connaissais pas, mais que le projet a emballé et quelques amis philosophes sollicités (pour recadrer au besoin la direction que prendrait les échanges, car une fois les échanges lancés, je n’aurais plus pouvoir d’intervenir) ont composé la quinzaine de personnes prenant part à un projet qui du fait des circonstances postales s’est étendu sur près de quatre mois.

Notre expérience dépendait du bon vouloir des participants, mais également de l’efficacité des services postaux. Une pratique philo collective est en générale tributaire d’ un lieu (ou d’un serveur) qui l’héberge. Dans le cas qui nous concerne, en travaillant en réseau, nous avons été tributaires d’un service qui forme un milieu plus ou moins efficace suivant l’investissement des politiques qui l’organisent. En utilisant le service postal, nous avons donc fait l’expérience d’une institution structurant la société, ce qui nous a renvoyé à certains enjeux sociaux. En l’occurrence, vu que certains courriers se sont perdus et que d’autres ont mis 3 semaines pour parcourir 5 km, il nous est apparu qu’on ne donnait plus les moyens aux lettres manuscrites d’être un moyen de communication efficace, au risque de faire des personnes âgées ou en marge les victimes collatérales d’un système voué au solutionisme numérique[2]. On a ainsi fait l’épreuve que l’ « accélération »[3] que l’on constate dans nos sociétés n’est pas un phénomène isolé, mais un mode d’être généralisé qui sous prétexte de nous faire « gagner du temps » met en péril toute tentative de « se donner le temps ».

Or, tel était un des enjeux de notre démarche, il s’agissait en effet de se donner le temps de poser sa pensée, de chercher le mot juste. J’ignorais d’ailleurs l’impact qu’une telle attitude pouvait avoir. Je croyais que l’on pourrait avoir un analogue de nos discussions à l’oral. Mais c’était sous-estimer la situation dans laquelle prendre la plume pour écrire à d’autres nous plaçait. Le fait de devoir envoyer sa contribution sous la forme d’une lettre a ainsi impacté le contenu des propos écrits.

Une nouvelle forme dialogique

Qu’en penser après coup ? L’écrit n’est pas une forme univoque que l’on peut opposer à l’oral. Il y a différents registres d’écriture. Ainsi des expériences de forum en ligne ne soulèvent pas exactement les mêmes enjeux qu’un processus épistolaire. Les deux expériences sont des expériences asynchrones, mais ni le temps de réactivité ni les exigences que l’on se donne ne sont les mêmes.

Avec l’expérience d’une correspondance philosophique, il ne s’agit pas simplement d’écrire une opinion, un argument ou une critique. Il y a un côté solennel lié au fait d’écrire une lettre. On s’inscrit dans une sorte de tradition dans laquelle les grands noms de la philosophie ont donné. C’est là un point que j’avais négligé, mais les participants en jouant le jeu ont clairement fait ressortir dans leur missive cet aspect des choses. Plutôt que de se contenter de répondre ou de relancer une discussion, ils ont clairement exprimé dans leur lettre la volonté de rédiger dans les limites imparties quelque chose comme un bel ensemble organisé. Ce point est d’autant plus clair qu’en discutant en marge de l’expérience du projet avec certains participants sur leur contribution, ils ont exprimé un mélange de fierté mâtiné d’une frustration par rapport au fait de n’avoir pu qu’amorcer une réflexion. En fait, chaque lettre s’est au final présentée comme un condensé de vie et d’esprit qui dialogue avec l’ensemble des autres lettres. Une des participantes a même poussé l’exigence formelle jusqu’à écrire un poème plein de lyrisme et d’à-propos.

Une nouvelle forme de dialogue s’est alors mise en place par rapport à ce qui fait la spécificité des discussions à visée philosophique. Il ne s’agissait plus seulement de répondre plus ou moins prosaïquement à un argument avancé par autrui. Il s’agissait de faire passer par une recherche stylistique le courant d’une sorte de confraternité autour d’un même thème et d’une même expérience épistolaire. Il faut dire que les participants n’ayant pas un droit de réponse, chacun n’écrivant qu’une fois, il importait moins pour eux de polémiquer avec quelqu’un, de lui faire un retour que de prendre çà et là quelques idées pour les disséminer comme des grains de pollen à l’attention des lecteurs futurs. Chacun s’est ainsi tourné sur ce qui reste à écrire, plutôt que sur ce qui est écrit. Il fallait dès lors stimuler l’acte prochain d’écriture pour que la pensée continue son parcours. Il s’agissait de communiquer cette part d’incommunicable qu’est la singularité d’une expérience autoréflexive[4]. Cette transmission d’une émulation autour d’un même absolu ne pouvait résider dans un alignement morne des propos et du style. Loin d’annexer la perspective d’autrui ou de subordonner sa perspective à un point de vue de surplomb qui étoufferait les singularités, les participants ont par leurs propos respectifs supplémenté plus qu’ils n’ont complémenté les lettres des autres. Ne connaissant pas leurs lecteurs à venir, ils ont moins formé une communauté de recherche où l’on s’adresse l’un à l’autre (où l’on est « entre soi ») qu’une sorte de société d’investigation ouverte à des participants dont on ignore qui ils sont.

En bref, par le biais de ces circonstances particulières, on a retrouvé le plus pur esprit de la « symphilosophie » romantique telle que les frères Schlegel et leurs amis la pratiquaient à Iéna. Au lieu d’avoir une succession de lettres qui forment un tout, on a obtenu une combinatoire de perspectives sur un même thème[5]. Une autre forme de dialogique que celle développée dans le cadre des ateliers basés sur la discussion orale s’est alors dessinée. Il ne s’agissait plus de répondre à un individu au sujet d’une proposition. Le fait que l’interlocuteur ne soit pas connu, a poussé les participants, évitant les vaines polémiques, à s’adresser à un « spectateur impartial » ; ils ont fait de l’interlocuteur une personne émargeant d’une sorte d’ « auditoire universel ». Sans que cela soit nécessairement explicité, ils se sont adressés au genre humain, en faisant de leur perspective une échappée de vue sur l’infini. Dans cet humanisme plus prospectif que rétrospectif qui s’est dessiné, l’adresse primait sur la réponse. Le mouvement l’emportait sur la clôture. La correspondance était en quelque sorte créatrice d’une amitié désintéressée, que l’on pourrait assimiler, dans le sillage de Sloterdijk, à ce qui constitue l’essence de l’humanisme.[6]

Il y a donc un côté humain que l’on retrouve dans le cadre épistolaire de notre expérience par le fait qu’on adresse quelque chose à quelqu’un sans savoir à qui l’on s’adresse. En grossissant le trait, on dira que dans le cadre d’un forum, on répond à quelqu’un de connu (fût-ce sous un pseudonyme), dans le cadre d’une correspondance « en aveugle » on s’adresse à quelqu’un d’inconnu. Mais ce mouvement vers l’avant est lui-même provoqué par les courriers reçus qui par le caractère indiciel de la trace qu’ils contiennent sont comme une invitation au voyage, une invitation à nous mettre en quête de retrouver derrière les signes empreints d’un geste plein d’esprit la présence d’une personne à même d’animer le propos. On notera à ce propos qu’il n’est pas anodin que Jostein Gaarder exploite ce côté mystérieux de l’indice, dans le monde de Sophie, pour stimuler à travers des lettres mystérieusement reçues un questionnement philosophique qui traversera les grandes figures de la pensée occidentale[7].

L’instanciation dans le temps et l’espace

Une pratique philosophique épistolaire épouse le présent de la durée. Le temps de l’attente et le souvenir du passé, de nos mains ouvrant le courrier, font du présent de l’écrit épistolaire un présent riche du futur et du passé.[8] Dans un forum numérique, l’institution d’un temps de réflexion est moins nette. On peut répondre « en passant ». Toute expérience asynchrone ne se vaut donc pas. On peut avoir une dilution de l’instanciation, là où avec la philosophie épistolaire on a une démultiplication de l’instanciation. Dans un forum, l’instanciation est minimale. A la limite, on répond en faisant autre chose. On est pris par l’hypertexte. On consulte un forum un peu n’importe où, sur les tablettes et les smartphones, ces supports mobiles qui nous suivent dans nos moindres déplacements. Dans le cas d’une lettre, on se ménage du temps pour répondre et chaque lettre est une instanciation renouvelée de l’expérience épistolaire dans le cadre d’un espace de travail que l’on aménage au mieux. Si l’espace et la durée ne sont pas expérimentés de la même façon à l’oral et à l’écrit, ils ne le sont donc pas non plus au sein de la diversité des modes d’écriture. Ni l’espace ni la durée ne sont expérimentés de la même façon dans le cadre d’une correspondance manuscrite et dans le cadre d’un échange de « posts » via un forum en ligne. Dans un forum en ligne, on décentralise, on délocalise un atelier. Dans un atelier épistolaire, relocalise-t-on pour autant ? On pourrait le faire dans le cas d’une expérience épistolaire : le timbre indiquant la provenance, l’adresse la destination, etc. Pour des raisons relevant du RGPD, on a centralisé les courriers en faisant de la maison de la laïcité de Charleroi le relais de chaque correspondance. L’effet local a de la sorte été effacé, il ne subsiste que pour l’organisateur qui en pose le cadre, mais réapparait dans le produit final reprenant l’ensemble des correspondances où on a tenu à renseigner pour chaque participant la localité d’où est partie sa correspondance[9].

Le recours à l’écriture manuscrite

Un autre trait notable à mentionner, outre le recours général à l’écrit et à la tradition humaniste d’un agir épistolaire, qui dénote avec la formule classique des ateliers philo basés sur l’oral, est l’emploi de l’écriture manuscrite. A l’heure où certains Etats des USA l’ont tout simplement abandonné dans leurs écoles, alors qu’elle semble pourtant jouer un rôle important dans l’apprentissage du langage, le recours à l’écriture manuscrite à tantôt embarrassé et tantôt été perçu comme une joie. La trace manuscrite par sa singularité et son absence de normalisation préétablie nous a en tout cas permis de travailler une faculté bien particulière, le déchiffrement…

Ce déchiffrement qui se phénoménalise ici de façon explicite dans l’écriture manuscrite a une valeur paradigmatique valant pour tout exercice de la lecture. Comme le remarque Louis Carré, un des participants, « l’écriture la plus lisible qui soit n’est-elle pas toujours à déchiffrer ? ». Il importe dès lors de s’arrêter sur cette notion de déchiffrement et de noter qu’il n’est pas seulement un obstacle à la compréhension. Il en est aussi le moyen dans la mesure où il freine une pensée où le sens coule au profit d’une pensée où l’on teste, expérimente, pose des hypothèses en vue de comprendre. Si la fixité de l’écrit qui permet d’objectifier la pensée met en branle une compétence herméneutique plus poussée que dans l’oral où le langage non verbal et le feu de l’échange appellent à la répartie sans que soit pris le temps d’une analyse de ce qui est dit, on a ici une obscurité de l’écriture qui s’ajoute au simple fait de l’écrit et nous oblige vraiment à prendre le temps d’expérimenter le sens. En ce sens, toute obscurité n’est pas à bannir comme l’avait bien vu Adorno[10]. Là où l’obscurité oblige au labeur d’une herméneutique et nous débarrasse du phantasme de la transparence d’un sens que l’on n’aurait pas à reconstruire, elle joue un rôle positif. Dans une DVDP, tout au plus prend-t-on le temps d’une reformulation. Mais avec l’écrit que couvre une écriture la compétence interprétative promue par Galichet[11] complémente la compétence argumentative. Il s’agit de lire et relire pour relier un propos à un développement.

Prendre le temps d’écrire et le temps de chercher la signification a ainsi permis de retrouver le sens de l’expérience de la lecture et de l’écriture que l’écriture normalisée des machines avait policé, standardisé. En revenant sur les lettres compilées, j’ai retrouvé cette joie de lire, de réfléchir, de faire miroiter une même volonté de faire sens, dans une écriture et une perspective singulière.

Cette réflexion n’est pas seulement permise après coup par le fait que l’on peut aisément revenir sur l’expérience à partir de ses traces, elle est partie prenante de l’expérience du fait que la thématique proposée (l’écrit) est directement liée au geste demandé. Cette correspondance de la forme et de l’objet de l’expérience provoque une attention autoréflexive sur la pratique. Il est important d’implémenter une telle réflexion, car l’animateur ne peut interrompre un participant pour l’inviter à porter un regard critique sur ce qu’il fait. Sa posture, dans le cadre d’une pratique in abstentia, consiste à bouter le feu, là où il est le plus susceptible de se répandre par lui-même. Pour ce faire, il doit susciter une pratique qui soit vectrice d’autoréflexion.

Cette autoréflexion a porté entre autres dans l’expérience que nous relatons sur la pratique et sur le corps qui s’y exprime. L’écriture n’est pas seulement une marque, c’est aussi un marqueur de soi dans laquelle on se reconnait. Les signes manuscrits ne sont pas que des signes se sont aussi des signatures de nous-mêmes qui émargent de ce qu’un participant à nommer « combat avec le corps ». Du coup, certains participants m’ont fait part d’une certaine pudeur, voire d’une certaine gêne, par rapport à l’écriture manuscrite, cette part de nous que l’on offre aux autres et qui pourtant n’est pas nous. C’est un peu comme s’y l’on s’offrait à l’autre sans être présent, sans assister à ce don de soi. Franz Kafka écrit ainsi à Milena qu’une correspondance, « c’est un commerce avec des fantômes, non seulement celui du destinataire, mais encore avec le sien propre ». Cette gêne montre que l’expérience de la corporéité de notre corps et de celui de l’autre débordent le cadre du corps présent et se traduit dans le geste et sa trace, qui portent en son sein une part de la subjectivité du corps propre qui l’a tracé, mais qui le fait sur le mode spectral de « l’avoir été ».

Une fois passée cette appréhension de la trace physique (qui est le pendant asynchrone de l’appréhension de la présence physique, appréhension faite de timidité), les participants m’ont fait part d’un enthousiasme face à une pratique qui se perd. Un sentiment de nostalgie s’est clairement exprimé chez certains et tient à un certain retour aux sources, à notre première rencontre avec l’écrit, à des souvenirs anciens où l’on utilisait encore ce médium. On peut d’ailleurs se demander pourquoi la pratique de l’écriture manuscrite se perd. Elle est moins efficace dira-t-on… Fort bien ! Mais à quoi se mesure cette efficacité ? L’écriture manuscrite est-elle moins efficace en termes de communication ?

Comme l’écrit Samuel Lejeune, qui a fraternellement pris part au projet, « on sent bien pourtant que l’écrit – et sa compagne lecture – ce n’est pas simplement de l’oral au ralenti, une charrette poussive, bientôt dépassée sur les autoroutes de la communication ». A lire les lettres que nous avons récolté dans le cadre de ce projet, que constate-t-on dès lors ? Une sorte d’émulation communicative (curieusement l’aspect de communication apparaît beaucoup plus à l’écrit qu’à l’oral où l’accent est mis sur le message au détriment de la prise en considération du destinataire dans des formules de politesse et dans le fait d’anticiper son point de vue éventuel), une volonté de faire passer le sens et un contentement de participer à une œuvre collective. L’écriture manuscrite est donc plus lente que l’écriture typographique ou que la parole, mais elle permet de faire passer d’autres choses. Le langage est moins direct. Du coup, il y a plus de prévenance. Comme on n’est plus dans une expérience asynchrone, il y a de l’espace pour un jeu d’anticipation. On peut y mettre les formes pour prévenir les malentendus et pour faciliter le passage du message.

Par ailleurs, si l’écriture typographique gagne en rapidité, cette performance à un prix : l’allégeance à des logiciels détenus majoritairement par des firmes privées, l’allégeance à des instruments énergivores et polluants. L’écriture typographique nous fait par ailleurs glisser d’une humanité manuelle à une humanité digitale comme si l’humain après avoir externaliser les coûts de production s’externalisait lui-même…

Pour envoyer à chacun la trace complète de nos échanges, nous avons retranscrit chaque lettre en lui adjoignant un facsimile du manuscrit, l’occasion ultime pour constater les différences de présentation entre les deux types d’écritures : ratures et ajouts d’un côté, texte lisse de l’autre. D’un côté, on a la trace du processus, le geste duquel l’écrit est le résultat ; de l’autre, cette trace est absente, on ne sait si la personne a tapé rapidement ou si elle appuyait fortement sur les touches de son clavier. On pouvait encore voir sur les machines à écrire utilisant un ruban d’encre, le caractère appuyé d’une frappe, mais sur un ordinateur toute trace du processus s’est effacée.

On notera que la transcription a été aussi l’objet d’une expérience pour moi-même. En relisant les textes dactylographiés, plusieurs transcriptions erronées me sont apparues. C’est un peu comme s’il y avait eu des « malentendus » dans ma lecture et dans celle des collègues qui m’ont aidé dans ce travail et que ceux-ci s’étaient objectifiés dans la transcription. Au final, j’ai fait l’expérience du passage d’une écriture dans une autre. Les participants n’ont certes pas fait cette expérience de la retranscription, mais une fois reçu le document final présentant les transcriptions, ils ont pu courir d’une version à l’autre, les comparer et éprouver la différence entre deux formes d’un même contenu. On voit ainsi que l’écrit donne un support matériel à une réflexion qui se complexifie une fois que les écrits se dédoublent dans la transcription d’une forme dans une autre.

Conclusions

Il nous apparait que le recours à l’écrit et la mise en place d’un dispositif épistolaire présentent, du fait qu’ils sont en rapport avec ce dont ils traitent, une plus-value par rapport à une discussion orale qui se ferait sur les spécificités de l’écrit. Le médium utilisé est, dans le cadre de la pratique que nous avons présenté, le lieu d’une expérience et non seulement le moyen pour les participants de partager des expériences diverses. C’est d’ailleurs ce qui a fonctionné dans ce projet. A un niveau où à un autre, tous avaient le sentiment de participer à une expérience. Il ne s’agissait pas seulement de partager des jugements et des opinions issus d’un vécu, mais de se couler hors de ses habitudes, hors de sa zone de confort et de retrouver cette expérience – devenue presque subversive – qu’est le fait d’écrire une lettre à quelqu’un et d’opérer une pratique réflexive sur cette expérience.

Le caractère réflexif implémenté tient à l’identité du contenu et de la forme, ainsi qu’à cette particularité que le lecteur n’est pas connu. D’habitude, on écrit à des personnes avec qui on s’entend à mi-mot. On les connait déjà. Ici le fait de ne pas connaître la personne à qui on s’adresse fait qu’on n’est pas capté par un au-delà de l’écrit, par la pensée de la personne à qui on s’adresse, on reste ici dans l’écrit et dans des projections directement liées à l’écrit, l’impact sur un lecteur qu’on ne peut que se figurer grossièrement. On se concentre donc sur l’écrit et on essaye de faire en sorte qu’il se suffise à lui-même, car on ne peut tabler sur le fait que le lecteur nous connaissant, saura de quoi il retourne et pourra compléter notre propos.

C’est ainsi l’interaction de la forme et du contenu et le recentrement sur l’expérience qui ont permis au projet d’avoir les résultats riches et divers que l’on peut consulter en ligne sur le site du CAL-Charleroi. Il va de soi que l’on ne peut généraliser abusivement sur la base de cette seule expérience pour tracer des lignes de démarcation entre la pratique écrite et orale de la philosophie. On peut toutefois trouver quelques indicateurs qui nous permettront de nous orienter pour répondre à cette question : quelle évaluation est-on en droit de faire porter sur cette expérience par rapport à un dispositif plus classique de discussion à visée philosophique fondé sur l’oral ?

En multipliant les droits de réponses et en les envoyant à tous via des mails collectifs, on pourrait avoir une discussion écrite qui soit presque analogue à une discussion orale. On ne peut donc répondre en général à la distinction de l’écrit et de l’oral, car il y a différents registres d’écriture et d’oralité. On se contentera donc d’une réponse circonstanciée portant sur l’expérience que nous avons réalisée. Dans une correspondance avec de multiples interlocuteurs qui n’interviennent qu’une fois, on ne suit pas le cours d’une conversation qui se développe après qu’un interlocuteur ait initié un propos. On est comme dans un graphe avec des entrées multiples, la structure est beaucoup plus fractale. Ainsi pour la thématique proposée outre un éloge de la lenteur et de la main, outre une analyse du bien commun comme horizon de la communication, outre des considérations sur l’évolution de l’écriture et sur l’évolution de l’humain, outre des considérations, dans le sillage de Walter Benjamin sur la part de non lu dans l’écrit, l’écriture a tour à tour été vue comme expression de la liberté et des émotions, comme fil de l’humanité, comme creuset dialectique de (re)connaissance mutuelle, comme débat continué, comme combat avec le corps, comme chemin de traverse, comme madeleine de Proust et comme don en partage. Bref, une richesse de propos et de perspectives qu’on aurait bien du mal à retrouver dans un échange argumenté délimité dans le temps ! Faut-il dès lors promouvoir en lieu et place des échanges oraux, l’écriture ? Une telle question n’est pas nouvelle. Si l’on se plonge dans les écrits de Pierre Hadot. Il apparait que le passage de l’Antiquité classique à la philosophie de l’époque impériale (à partir du premier siècle après Jésus-Christ) et aux philosophies qui l’ont suivie (la scolastique, le rationalisme, etc.) se traduit travail par le fait qu’un travail d’interprétation sur la base de textes se substituer à des discussions orales[12]. Sur des aspects ponctuels de la pensée, on peut bien constater certains gains. Mais pris en sa globalité, on ne dira certainement pas que l’époque scolastique est supérieure à l’Antiquité grecque. On sera tenté de dire à la façon de Herder que chaque époque constitue un milieu qui définit à son niveau global une sorte d’équilibre[13].

La pratique épistolaire de l’écrit définit ainsi un milieu qui est sa propre mesure quand la forme et le contenu concordent. C’est donc moins le medium ou le dispositif qui importe que le fait d’en faire le lieu d’une expérience autoréflexive. La question n’est donc pas seulement celle de l’écrit ou de l’oral, mais celle de savoir comment dépasser l’échange d’expériences vécues à titre privé pour faire de la pratique philosophique et des moyens qu’elle utilise une expérience à même d’être autoréflexive. En d’autres termes, il ne s’agit pas seulement d’instituer un lieu commun où s’échangent des expériences privées, il s’agit aussi de faire de la pratique philo le lieu d’une expérience à part entière dans lequel les autres jouent dans leur présence-absence un cadre instituant.

Guillaume Lejeune

Animateur Philo, Cal-Charleroi

Notes
  1. J-L. Nancy & P. Lacoue-Labarthe éd., L’absolu littéraire, Paris, Seuil, 1978, p. 212. ↩︎

  2. E. Morozov, Pour tout résoudre cliquez ici. L’aberration du solutionisme technologique, Limoges, FYP, 2014. ↩︎

  3. H. Rosa, Résonance. Une sociologie de la relation au monde, Paris, La découverte, 2018. ↩︎

  4. Voir sur le sujet G. Lejeune, « Early Romantic hopes of dialogue : Friedrich Schlegel’s fragments » in R.D. Sell (ed.), Literature as Dialogue, Amsterdam, John Benjamins, 2014, pp. 251-270. ↩︎

  5. Sur le dialogique mis en place par les romantiques, voir G. Lejeune, « Vers une pensée moderne du dialogue ? F. Schlegel et F.D.E. Schleiermacher », Archives de Philosophie, 2014/1 (Tome 77), p. 131-150. ↩︎

  6. « Comme l’a relevé un jour Jean Paul [Johann Paul Friedrich Richter], les livres sont de grosses lettres adressées aux amis. En écrivant cette phrase, il a désigné par son nom, dans sa quintessence et avec beaucoup de grâce, la nature et la fonction de l’humanisme : il constitue une télécommunication créatrice d’amitié utilisant le média de l’écrit. » P. Sloterdijk, Règles pour le parc humain, Paris, Mille et Une Nuits, 2000, p. 9 ↩︎

  7. J. Gaarder, Le monde de Sophie, Paris, Seuil, 1995. ↩︎

  8. « Il y a trois temps, le présent des choses passées, le présent des choses présentes, le présent des choses futures. Ces trois choses existent en effet dans l'âme, et je ne les vois pas ailleurs : le présent des choses passées, c'est leur souvenir ; le présent des choses présentes, c'est leur vue actuelle ; le présent des choses futures, c'est leur attente. » St Augustin, Confessions (+/- 400 PCN), Paris, Nathan, 1998, Livre XI, XX-26. ↩︎

  9. Le fascicule reprenant les différentes lettres est disponible en ligne sur le site du CAL-Charleroi. https://cal-charleroi.be/chainephilo/ ↩︎

  10. T. W. Adorno, , « Skoteinos ou comment lire », in Trois études sur Hegel, Paris, Payot, 1963. ↩︎

  11. F. Galichet, « Les deux paradigmes de la philosophie. Argumenter et interpréter », Diotime, 2018. ↩︎

  12. P. Hadot, Qu’est-ce que la philosophie antique ?, Paris, Folio-Gallimard, 1995, pp. 227-264. ↩︎

  13. J.G. Herder, « Une autre philosophie pour l’histoire » (1774) in Histoire et Culture, Paris, Flammarion, 2010. ↩︎

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