La question de la technique
Ce texte se propose d'être un chaînon de la réflexion collective amorcée par la publication, en juillet 2020, de l'article "Quelques remarques sur les discussions à visée philosophique virtuelles avec des enfants et des adultes"1. Cette réflexion s'est notamment poursuivie lors de la table ronde qui a été consacrée aux discussions en ligne comme nouvelle pratique philosophique lors des Rencontres de l'Unesco en novembre dernier2 et la revue Diotime l'a élue comme un des chantiers en cours.
La deuxième vague européenne de la pandémie que nous vivons, qui contraint une nouvelle fois un plus grand nombre d'entre nous à entrer en relation de façon virtuelle, lui donne un caractère de nécessité et d'urgence. Saisissons, ensemble, cette opportunité qui nous est donnée de réfléchir les changements profonds qu'induit l'omniprésence du numérique dans nos relations à nous-mêmes et aux autres. Et mettons ce bouleversement au service du vivant.
I) Le contexte
Dans la survenue du premier confinement au printemps 2020, le basculement dans l'espace numérique s'est présenté à moi comme la voie d'actualisation du choix de garder le contact avec les adolescents dont j'ai la charge dans mon enseignement, et de le vivre sous la forme de la poursuite des discussions à visée philosophique que nous pratiquions depuis le début de l'année scolaire dans un établissement d'enseignement général bruxellois. C'est la participation aux cafés philos par internet initiés par René Guichardan3 qui m'a rapidement ouvert cette voie, et c'est la demande de Michel Tozzi d'examiner cette expérience dans le cadre scolaire qui en a été le déclencheur. Merci à l'un et à l'autre.
Sans impératif institutionnel, sans préparation, sans contact avec des groupes de pairs travaillant dans la même voie, nous nous sommes aventurés - cinq classes de "rhétoricien. ne.s"4 et moi -, dans cette expérience neuve. Nos "classes virtuelles" se sont tout à la fois inscrites dans une identité préexistante dont l'ancrage a permis le changement de milieu et ont laissé émerger un "autre chose". C'est l'émergence de cet "autre chose" dont j'aimerais, ici, poursuivre l'examen.
Dans un premier article, je fais retour sur ce nous avions nommé " la question de la technique", tant il me semble que cet élément conditionne ce qui se passe là et reste le grand inexaminé de cette pratique neuve. Je l'aborderai en deux parties : une approche de la question du lien entre ce que nous nommons le réel et le virtuel d'une part - partie spéculative donc. Et dans une deuxième partie, plus concrète, à partir de ces contraintes de la technique, je développerai ce qui nous (les jeunes et moi) a semblé être des "bonnes pratiques", aisément transmissibles. Dans un second article à venir, je tenterai de réfléchir à d'autres aspects de cet "autre chose" qui émerge dans cette forme nouvelle, notamment en questionnant les effets spécifiques du fait d' être chez soi dans une discussion publique.
Aux "pistes à creuser" sur lesquelles Michel Tozzi propose de se pencher - dans la conclusion de l'article auquel cette réflexion fait suite -, j'aimerais ajouter un élément afin d'approfondir notre analyse : l'impact des pratiques virtuelles sur nos affects. Une philosophe belge, Nathalie Grandjean, réfléchit actuellement à cette question et en a récemment présenté les fruits à Bruxelles5
II) Comment nommer les modes de "présence" ?
"Avant", nous discutions dans le réel, dans la réalité, en présence, en présentiel (mot dont les flux médiatiques et institutionnels nous inondent depuis le confinement), en présence physique, dans la vraie vie, en face-à-face... Les élèves quant à eux/elles, lorsqu'ils et elles parlent de leurs expériences, disent souvent "en classe", "à l'école", "au collège"6. Certain.e.s disent aussi "en vrai" ou, "pour de vrai".
"Après", nous avons discuté virtuellement, en ligne, par appel, par écran, en/par vidéo-conférence, par Zoom (ou toute autre application de connexion utilisée), en distanciel, par ordinateur, par connexion informatique, digitale, numérique...
Chacune de ces appellations - dont certaines pourraient être regroupées par couple - est porteuse d'une vision du monde qu'il serait important d'examiner, tant les mots que nous utilisons disent les lieux, reçus (inconscients parfois) et construits, qui fondent les positions, opinions, questionnements qui nous traversent, et dont il arrive qu'ils nous travaillent - nous fassent ruminer, comme aime à le dire Isabelle Stengers, et mettent nos pensées à l'aventure.
Je ne vais nullement entreprendre ici cet ample examen. Un couple cependant m'arrête aujourd'hui, maintes fois entendu et lu dans la description du mouvement de retour opéré lors de la reprise de rencontres, cours, consultations... dans le contexte d'"avant" : il est souvent qualifié de retour "dans le réel". Du virtuel, nous voilà, à nouveau, "dans le réel". Je me suis demandé : "Tiens, les discussions auxquelles j'ai pris part n'étaient-elles donc pas réelles ? Ne me suis-je pas risquée, là, à la rencontre de l'autre ? Nos échanges comptaient-ils pour du faux comme disent les petits ?"
Une question a surgi, que je propose sous forme d'hypothèse à explorer : ce qui se manifeste - dans le monde de l'enseignement notamment -, comme un grand mouvement de peu r face aux connexions numériques, aux écrans... serait-il une conséquence d'une double assimilation non examinée que nous avons opérée entre, d'une part, le virtuel et le numérique et, d'autre part, le virtuel comme contraire du réel ? Double assimilation qui induit une perception et une pensée des mondes numériques comme contraires du réel?
Cela présuppose qu'un des fondements de la peur que nous ressentons face au numérique se situe dans la perte de lien avec le réel. Mais, dans les mondes numériques, perdons-nous le lien avec le réel ? De quoi avons-nous peur lorsque nous éprouvons cette perte de lien ?
III) Un début de repères pour penser une question
A) Peur ?
"L'informatique est absolument partout et on n'enseigne pas ça à l'école, disait Bernard Stiegler en 2012. On ne l'a même pas enseigné aux professeurs. Alors ils ne sont pas intellectuellement armés pour faire face à une génération bardée de smartphones, de caméras, de transformateurs. Il n'y a aucune réflexion sur ces changements, ni en France, ni en Europe"7. L'établissement dans lequel j'enseigne - comme de si nombreux autres - s'inscrit dans cette ignorance, triste et dangereuse. Le déni est patent, l'impuissance grande.
Face-à-face, une génération pulsionnelle et une institution paralysée par son "inconnaissance" et sa peur.
Face-à-face. La pulsion en lieu et place du désir, l'impuissance grandissante à se concentrer, à mettre en oeuvre une mémoire et une pro-jection - et l'ignorance, souvent que la concentration, la mémoire, la projection ne sont nullement données mais s'acquièrent8.
Et la peur des enseignants, qui tient à distance et paralyse le questionnement. Peur de reconduire les jeunes (et de nous y reconduire dans un même mouvement) dans un lieu addictif, peur de la perte de "vraies" relations, de "vrais" contacts, peur d'être dépassés par une technique inapprivoisée - et bien souvent, inapprivoisable - (Que va-t-il se passer si j'ai, nous avons des problèmes de connexion ? Comment vivre le sentiment d'impuissance face à des choses qu'ils savent faire et que je ne sais pas faire ?) ; peur de perdre un contrôle (Ils vont pouvoir "tout faire", "aller sur des sites durant les cours" et je n'ai aucun moyen de cadrer, sanctionner), peur de livrer son intimité aux élèves dans une classe virtuelle ("Il est hors de question qu'ils voient ce qui se passe chez moi" ) ; peur de vivre un envahissement de l'espace privé par l'espace professionnel (absence de césure nette entre les deux espaces engendrée par la coïncidence des lieux physiques) ; "intrusion" des mails professionnels dans la vie privée - car enseigner à distance met en place un autre type de liens qui, bien souvent, passe par les communications par mail dont l'on sait la difficulté de séparer les lieux de nos différentes fonctions.
B) Perdre le lien avec le réel ?
Notre réflexion est souvent barrée par l'argument de la réduction du réel - ou même de la sortie du réel - qu'engendrerait et que serait en lui-même le virtuel9 ! Dans un article10 récemment paru, Joëlle Zask fait du virtuel un lieu de "réduction du réel à une chose optique face à laquelle on ne peut être que spectateur". Elle opère un double mouvement de réduction de la relation virtuelle. A un seul sens d'abord, celui de la vue ; elle omet l'ouïe - qui apparait paradoxalement comme le sens essentiellement sollicité par le virtuel chez Sébastien Charbonnier par exemple11 - et le toucher affectif que peut faire naître et nourrir cette forme de communication. Le toucher affectif serait ici le fait de provoquer une impression psychique, émotionnelle ou intellectuelle. Le canal virtuel - images et sons, leurs choix, moyens, enchaînements -, crée des affects. Cette force agissante potentielle est au coeur de ce que l'on a nommé le huitième art et de ses générations contemporaines qui nourrissent le champ de l'art actuel. Un travail d'exploration des affects spécifiquement en jeu dans le cadre de la discussion en ligne, doit être entrepris afin d'approcher les potentialités de cette nouvelle pratique. Réduction de la relation virtuelle à une seule fonction ensuite (fonction entendue comme cette double habitation proposée par Jung de personnage joué et de porte-voix), qui est celle de spectateur. La voie du devenir acteur-auteur dans le champ numérique semble là définitivement fermée.
C) Qu'est-ce que le réel ?
Je ne vais pas, ici, trancher ce noeud gordien. Esquisser une voie seulement. Le réel, c'est "l'ensemble des évènements appelés à l'existence" écrit Clément Rosset, des évènements qui ont "cette extraordinaire qualité d'être en quelque sorte l'autre de rien " en ce sens que la réalité est idiote c'est-à-dire, dans son sens premier, simple, particulière, unique12. Les choses semblent simples, aisées à comprendre : le réel est ce qui existe et qui est absolument singulier, sans double, sans autre.
Rosset veut ici refermer une faille béante dans cette apparente simplicité, celle de l'"autre monde" de Platon, sur lequel prend appui la structure fondamentale du discours métaphysique : ce monde ci n'est rien d'autre que le reflet, double trompeur du premier, seul Réel. Dans ce ciel -là, l'être est un et s'atteste dans l'ordre, la beauté, la régularité, l'harmonie. Mais la réalité des choses que nous expérimentons est autre : elle comporte une part de négativité que les penseurs grecs, dont Aristote, n'ont souvent pu appréhender que comme l'expression d'un moindre être ou comme l'existence de degrés de l'être 13.
Contre cette pensée de l'opposition d'un "complètement" réel opposé à un quelque chose qui ne serait "pas tout à fait" réel, la position de Whitehead est féconde : "... toute chose est quelque chose, écrit-il, laquelle, à sa manière propre, est réelle. Lorsqu'on renvoie à quelque chose d'irréel, on ne fait que concevoir un type de réalité auquel ce "quelque chose" n'appartient pas." La réalité se décline sous d'innombrables "modes" ou "types d'existence" qui se requièrent les uns les autres et dont c'est la tâche de la philosophie de mettre en lumière les rapports mutuels14. Whitehead ferme donc une porte qui permet, avec Rosset, d'ancrer ce qui arrive là - fut-il de l'ordre du virtuel, dans le réel.
D) Et le virtuel ?
Marcello Vitali-Rosati15 va déceler chez Aristote déjà, l'origine de cette hésitation entre l'attribution - ou pas -, de la réalité à la virtualité. Le terme "virtuel", explique-t-il (du latin virtualis), naît au Moyen-Age comme traduction du mot aristotélicien dunaton. Il signifie en premier ce qui a un principe de mouvement. Cette signification, concrète, n'a donc rien à voir avec le fictif ou l'imaginaire ; le virtuel ne manque ici nullement de réalité. Mais le dunaton, c'est aussi ce qui n'est pas nécessairement faux, possible. Définition très vague qui oppose le dunaton au réel. Au Moyen-Age, l'option prise par Thomas de traduire dunaton par virtualis (plutôt que possibilitis ou potentialis) va, par contre, mettre l'accent sur la forme la plus concrète. Rien d'abstrait dans virtuali s, mais une force qui est à la base du mouvement du réel.
Deleuze, repère de la pensée du virtuel au vingtième siècle, va, sans confusion aucune, fonder le virtuel dans le champ du réel16. Selon sa signification philosophique, le virtuel n'a rien d'irréel.
En physique, en revanche, dès le 18e siècle apparaît une signification qui fait basculer la réalité du virtuel. En optique, en effet, un foyer virtuel ou imaginaire est le point d'où les rayons semblent émaner mais, en vérité, n'émanent pas. Le mot virtuel est assimilé, ici, à quelque chose d'imaginaire, de fictif. Et si nous ignorons, souvent, la signification abstraite du dunaton aristotélicien, nous nous souvenons de nos cours d'optique et de cette virtualité irréelle.
Vitali-Rosati pense que c'est là que s'originent, aujourd'hui, nos sentiments d'irréalité, d'illusion, de facticité lorsque nous employons la notion de virtuel dans le champ numérique.
Les mots que nous utilisons induisent des représentations, je l'évoquais dès l'entame de cette réflexion. Parler de technologies numériques dit l'existence des nombres, de technologies digitales (qui disent la présence de nos doigts) ; le terme de virtualité, aujourd'hui, nous conduit vers des champs imaginaires. Par ailleurs dit-il encore, l'idée que l'espace numérique serait un espace immatériel renforce cette représentation. Idée fausse, car le web est un espace concret et matériel, un espace où nous agissons, un espace où arrivent des choses, un espace complètement réel ! Nous voilà, à nouveau, avec Whitehead, avec Rosset, dans ce qui existe.
E) Avons-nous peur de ce qui existe ?
Rosset, encore. Il pensait que nous cherchons, par tous les moyens à échapper au réel, à ce dont on n'a finalement que très peu à dire sinon qu'il se présente de façon tout à la fois déterminée et fortuite, donc insignifiante. Comme la démarche du Consul Malcolm Lowry, ce qui est advient somehow anyhow : de toute façon d'une certaine façon, c'est-à-dire n''importe comment17. Dénégation du réel que nous mettons en oeuvre par la voie de créations de doubles qui sont autant d'illusions : "l'illusion oraculaire" qui duplique l'évènement réel, illusion métaphysique qui duplique le monde réel et illusion psychologique qui duplique l'homme réel. Pourquoi échapper au réel ? Pour échapper à notre finitude, pensait Rosset.
L'insoutenable légèreté de l'être de Kundera scande : "La vie humaine n'a lieu qu'une seule fois et nous ne pourrons jamais vérifier quelle était la bonne et quelle était la mauvaise décision, parce que, dans toute situation, nous ne pouvons décider qu'une seule fois." Ce qui nous fait peur - nous terrorise - dans ce qui est, est-il, justement, que ce qui se présente-là ne se présente qu'une seule fois ? Peut-être est-ce là, aussi, l'une des sources de notre fascination pour les mondes numériques qui semblent pouvoir recréer à foison des deuxièmes mondes et bannir ainsi l'intolérable idiotie de ce qui est. Puissante voie de dénégation d'un présent dont l'accès est ainsi obturé par cette nouvelle forme du double.
De quoi donc avons-nous peur dans ce quelque chose qui ne se présente qu'une fois ? De manquer la possibilité de comprendre et d'agir ? De manquer le kaïros, cet inattendu qu'il faut prendre par les cheveux pour s'en saisir, et le suivre, dit Barbara Cassin avec la Grèce ; ce moment qui se situe à l'apogée du potentiel de situation que l'on aura laissé croître, dit François Jullien avec la Chine - le manquer parce que nous sommes inattentifs, inconscients de ce qui se présente là, parce que nous ne sommes pas encore prêts, parce que nous ne sommes pas à la hauteur...? Le sentiment d'avoir réussi ou raté sa vie comme l'on dit, ressortirait-il de cette capacité ou incapacité que nous aurions eu à saisir ces moments-là ? Réussir ou rater sa vie signifierait-il réussir l'entrée dans le réel ou rater l'entrée dans le réel, dans ce qui est, dans ce qui existe ? Et qui n'a lieu qu'une seule fois ? Comme si cette réussite - ou ce ratage -, n'étaient pas une entrée, tout court.
Notre peur de perdre le lien avec le réel se situe-t-elle dans ce lieu précis qui serait savoir que ce qui se présente est singulier, idiot. Savoir qu'il nous faut être au rendez-vous. Et savoir de nos impuissances réitérées, avec et au-delà de nos vouloirs, avec et au-delà de nos désirs, à nous présenter au rendez-vous de ce qui est. Notre peur de perte de lien avec le réel serait-elle l'expression de notre peur de manquer le rendez-vous avec le réel?
Qui ne serait peut-être, finalement, qu'une simple déclinaison de l'intolérable de la finitude.
F) Et si notre attente était coupable ?
Et si notre attente était coupable, et le virtuel innocent, me disais-je en relisant Rosset18 ? Quelles sont donc nos attentes lorsque nous basculons du réel dans le virtuel, lorsque, comme bien d'autres lors du confinement, nous avons basculé de la classe du collège à la classe virtuelle ? Pour moi, l'attente de garder le contact avec les jeunes et de le vivre sous la forme de discussions à visée philosophique, qui m'ont semblées à ce moment être une des formes les plus adéquates de "poursuivre la classe", en donnant du sens à ce que nous vivions. Et subsidiairement, sans doute, bien caché sous la démarche que nous entreprenions, celle de retrouver du même.
Dans les retours que nous avons effectués sur ce que nous vivions, nous avons comparé, recherché les différence s entre le point A que nous avions quitté, que nous connaissions, et le point B, que nous découvrions. Et que, inconsciemment, nous chargions de l'insurmontable mission de faire du comme avant , c'est-à-dire du même. Notre point de référence a alors été la classe, au collège, que nous baptisions sans trop nous y arrêter au début, la réalité. Et, comme Jullien19 le met en lumière, nous lui avons donné une position de surplomb dans notre hiérarchie de valeurs.
Notre attente du même était telle qu'elle nous voilait, par la représentation de ce que nous voulions re-produire, ce qui se présente là et qui n'arrive qu'une fois. Du réel. Une classe virtuelle avec un entre nous, un environnement, un monde autres. Et nous nous sommes retrouvés, sans coup férir, dans la situation que nous voulions éviter, ne pas perdre prise sur ce qui arrive et nous arrive, et dont nous pensions qu'il ne se passait pas là, mais ailleurs, dans l'avant. Egarés dans l'illusion du même, nous avons sauté à pieds joints dans la situation que nous voulions éviter. Et nous peinions à nous engager dans le virtuel, qui était notre réel. L'illusion oraculaire de Rosset était réactualisée.
Mais il y eu de l' autre, et de l'inattendu - ce que Jullien encore, nommerait un évènement, surgissement saillant radicalement autre et absolument neuf. En oubliant, çà et là, le promontoire que nous avions été forcé.e.s d'abandonner, nous découvrions, par touches éparses, que nous nous engagions dans de l' autre dont la découverte prudente faisait émerger, lentement, un entre (Jullien). L'apprivoisement, lent, de sa tension nous a découvert la manifestation du neuf.
Alors que nous étions presque tous des "utilisateurs" du numérique - de nos téléphone(s) et ordinateur(s), de cette plateforme par le biais de laquelle nous communiquions, nous avons, lentement, et parfois avec étonnement, construit collectivement une approche de l'outil informatique.
C'est une part de cette première récolte que je voudrais proposer maintenant, sous la forme d'une cueillette de ce qui nous a semblé être des "bonnes pratiques", aisément transmissibles.
IV) Un parcours de dix semaines
A) Les élèves et la technique
L'accès à un outil informatique adéquat et à une connexion robuste sont des conditions absolument nécessaires pour opérer le saut que nous avons réalisé.
L'établissement dans lequel j'enseigne accueille des jeunes en bonne partie issus d'un milieu socio-culturel relativement aisé. Les deux tiers d'entre eux, à peu près, avaient accès à un pc ou à une tablette ; un tiers cependant n'avait accès qu'à un smartphone ou iPhone. L'un d'entre eux n'avait pas de caméra.
Dans une relation virtuelle de groupe, l'accès à une caméra - pour se montrer 20 - et la taille de l'écran dont chacun.e dispose pour percevoir les autres revêt une importance considérable. J'en parlais dans notre premier article et j'en reparlerai dans un examen à venir.
Par ailleurs, les téléphones, s'ils permettent une connexion, se révèlent parfois être de véritables freins à un engagement dans la relation de groupe, de trois façons au moins : ils restreignent énormément l'accès à l'image des autres comme groupe, la petitesse de l'écran ne permet pas d'opérer des recherches sur le web tout en gardant un contact visuel avec le groupe et enfin, chez les élèves tout au moins, ils sont apparus comme source importante de distraction dans la mesure où l'immense majorité des 114 jeunes avec lesquels j'ai parcouru ce chemin ne peuvent spontanément penser l'idée même de couper sonneries et notifications de leurs applications afin de favoriser la concentration de leur attention. J'en parlerai aussi prochainement.
L'accès à une connexion robuste permet une stabilité et une qualité du son et de l'image, et donc une continuité dans la relation. Dans la période intense de télétravail et de téléenseignement que nous avons traversée, il n'a pas été rare que l'un.e ou l'autre ait dû nous rejoindre avec une connexion "qui patine", parce que plusieurs membres de la famille étaient connectés en même temps ou ait même dû céder sa place à un parent sommé de remplir une tâche urgente ou à un frère ou une soeur qui présentait un examen.
La fracture numérique que nous évoquions en juillet est un élément premier qu'il nous faut analyser pour fonder la possibilité de la pratique de la discussion en ligne. Si celle-ci a été possible dans le milieu dans lequel j'enseigne, elle ne le serait nullement dans des écoles à indice socio-économique faible21. L'ASBL Teach for Belgium a réalisé, durant le confinement, un sondage chez plus de 1000 élèves issus de l'enseignement secondaire général, professionnel ou technique et répartis entre les différents réseaux d'enseignement. Les écoles partenaires, situées à Bruxelles, ont pour la plupart un indice socio-économique de 1 à 5. Ce sondage, sans valeur scientifique et qui comporte un biais important puisqu'il a été réalisé en ligne, donne cependant des repères significatifs. J'en retiens ici un : il apparaît que 35% des élèves de ces écoles n'ont soit pas accès à un ordinateur, soit y ont accès moins de 2 heures par jour. Je donne, en notes, le lien vers ce sondage22
Ces chiffres font apparaître clairement que l'accès au numérique est aujourd'hui encore, contre certaines idées reçues, un enjeu économique, culturel, social et symbolique - pour reprendre les capitaux de Bourdieu - important. J'ajoute à cet enjeu l'important champ de la représentation politique. A l'heure de la montée des conspirationnismes de tous bords, il est important d'entendre que, pour les classes sociales éduquées, l'utilisation éclairée du numérique est un élément démultiplicateur de leur capacité d'insertion alors qu'à contrario, pour les classes sociales plus défavorisées en ce domaine (situation évidemment liée aux capitaux dont nous parlions), l'utilisation d'internet se révèle être un élément de leur enfermement.
Dans ces conditions, nous devons nous engager dans la recherche de moyens d'accès au numérique et, chaque fois que les conditions de connexion sont réunies, la visée de l'autonomie technologique des participants doit être un de nos objectifs.
B) Vendre mes données, so what ?
"Il y a, en gros, deux grandes positions, nous dit un jour un jeune alors que certains d'entre nous "chipotaient" pour se connecter : il y a ceux qui ne veulent pas que l'on vende leurs données et ceux qui s'en foutent. "Moi, je m'en fous." Cette réaction a ouvert en nous - entre nous -, l'espace d'une question : vendre mes données, et alors ?
Nous avons mis un temps assez long à ouvrir cette porte. J'ai moi-même proposé, pour nos discussions en ligne, l'outil numérique Zoom, alors qu'il est particulièrement discuté pour l'emprise que l'entreprise américaine Zoom Video Communications exerce sur nos données23. Un pan de ma vigilance, là, s'est mis en veilleuse ; dans l'urgence de ce que nous vivions, dans ma relative méconnaissance des outils numériques et face à l'aisance d'utilisation que cet outil permet, j'ai, dans un mouvement de déni, laissé cette question dans l'ombre ("Nous avons besoin d'en faire (du déni) pour dormir un peu." Bernard Stiegler).
Il a fallu cette question pour nous mettre en branle. Et l'insistance de trois ou quatre d'entre nous dont l'un d'entre eux a, un jour, amené sur la table "le scandale" de Cambridge Analytica ("aspiration", avec la complaisance de Facebook, de données de dizaines de millions de personnes) pour que nous prenions enfin la mesure de l'énorme puissance d'influence que représente la détention d'un tel capital. Il s'était agi, ici, d'influences massives d'intentions de vote [élections américaines de mi-mandat en 2014 et présidentielles en 2016 et référendum du Brexit la même année24] et donc de destruction programmée d'un processus majeur dans le fonctionnement d'une démocratie.
Je me souviens de la sidération des élèves lorsque l'examen de ce "fait d'actualité" nous a conduit.e.s, notamment, à la conscience de l'effraction de l'intime ; je me souviens aussi de l'expression du ressenti de la grande violence de cette effraction et de l'expression de la révolte que cette conscience a suscitée. Pour eux, l'inconcevable, l'inacceptable, était d'abord là. Le questionnement politique s'est construit, lentement, dans cette brèche.
Ces discussions m'ont amenée à leur proposer une lecture commune d'un texte de Bernard Stiegler dans un numéro de la revue Esprit 25 ; il nous a permis notamment, de prendre la mesure de la puissance - encore -, donnée au marché qui, par le biais du marketing, grand dévorateur de données personnelles, exerce un contrôle tel sur nos constructions singulières et sociales qu'il est en capacité de détourner nos désirs de leurs objets pour les réorienter vers des marchandises. Bien plus, c'est de destruction de désir qu'il s'agit dans cette immense entreprise d'incitation à la consommation. Le processus de transformation de nos pulsions - temps court - en un désir - temps long - seul capable de nous orienter vers l'autre, les autres - et donc vers une construction sociale -, est anéanti au profit d'un enfermement dans une asséchante répétition pulsionnelle.
Mettre à mal le processus démocratique, tuer l'éclosion du lent et si vital désir, voilà deux entreprises dont nos données personnelles sont le combustible. Combustible aussi, ont proposé certains et certaines du cyber harcèlement et la cybercriminalité - qui va du vol via l'extorsion de codes bancaires au blocage massif de données contre rançon ; il nous faudrait encore des rencontres, des lectures et des discussions afin d'examiner la spécificité de ces pratiques dans le champ numérique et quels fondements elles ébranlent dans notre humanité. La liste n'est pas close.
Exposer nos données personnelles, sans compréhension du fonctionnement des mondes auxquels nous les livrons et sans réflexion sur les conséquences générées par cette exposition et sur leurs significations, c'est nous laisser enfermer dans le déni. Alors que faire ? Mettre nos sentiments d'impuissance au vestiaire et faire de l'objet de nos peurs un objet de connaissance, de réflexion et d'action.
La sécurité des outils numériques est un nouveau chantier à ouvrir pour fonder en responsabilité les discussions en ligne. "Eloigner le danger est ainsi une tâche permanente, disait Hans Jonas en 1987, dont l'accomplissement est condamné à demeurer un ouvrage décousu et souvent même un ouvrage de rapiéçage. Cela signifie que, quel que soit l'avenir, nous devons effectivement vivre dans l'ombre d'une calamité menaçante. Mais, être conscients de cette ombre, comme tel est déjà le cas aujourd'hui, voilà en quoi consiste paradoxalement la lueur de l'espoir : c'est elle en effet qui empêche que ne disparaisse la voix de la responsabilité26."
C) "Au moins faire ça"...
Voici un fruit de nos réflexions, lectures et discussions collectives. Afin de sécuriser nos données, il nous a semblé que nous devions "au moins faire ça" (un élève)27 :
- S'inscrire sur l'application via une adresse courriel réservée à cet usage, différente de celle utilisée pour le courrier privé et veiller à n'instaurer aucun renvoi possible vers notre adresse courriel que nous protégeons ainsi d'une mainmise non consentie et de ses conséquences, dont les pourriel s, "extorqueurs de désir".
- Dans le paramétrage de l'invitation envoyée par l'animateur, activer un mot de passe pour accéder à la réunion et désactiver l'intégration de ce mot de passe dans le lien pour rejoindre la séance en un clic.
- Créer de nouvelles réunions à partir d'un nouvel identifiant à chaque session et non pas à partir de son ID de réunion personnel ; il suffit en effet de le saisir pour rejoindre la session en cours.
- Transmette les liens de connexion et les mots de passe uniquement via mail, SMS ou messagerie privée et en aucun cas via les réseaux sociaux afin d'éviter leur utilisation par une personne étrangère à la séance.
- Demander à chacun.e de paramétrer ses cookies à chaque
nouvelle entrée en communication et de n'accepter que les
required cookiesnécessaires au bon fonctionnement du site (désactiver, donc, les cookies
fonctionnels et bien évidemment les cookies publicitaires).
Cette opération, dont la procédure est simplifiée dans certains sites qui proposent, par exemple, une option "Tout refuser", est fastidieuse pour d'autres (qui exigent un refus cookie par cookie) ; certains d'entre eux complexifient tellement l'accès du refus que celui-ci en devient quasi impossible dans le cadre des visites que nous avons appelées "quasi pulsionnelles". Ce réflexe du paramétrage des cookies peut ainsi devenir un rappel qui permet l'émergence d'une conscience des actes que nous posons. L'instauration consciente d'une routine revêt une importance fondamentale en ce qu'elle permet de canaliser notre attention, et donc nos moyens, sur l'objectif poursuivi : ici accéder, avec le maximum de sécurité, au rendez-vous de discussion. - Demander aux participants de ne pas accéder à la plateforme via
Facebook - ce que les jeunes avec lesquels je travaille faisaient quasi
systématiquement aux premiers temps de nos rencontres. C'est en effet le moyen le
plus direct pour envoyer ses données à Facebook.
Par ailleurs, il semble que les applications Zoom installées sur les iPhone et iPad envoyaient des données à Facebook via un logiciel intégré dans l'application IOS de Zoom ; il semble que ce logiciel ait été désinstallé. C'est évidemment à examiner28. - Charger le/la gardien.ne de la technique de la mission d'aide à la connexion ; pour cela, il/elle doit être désigné.e à la séance précédente et nommé.e dans le mail d'invitation - avec une adresse courriel ou un numéro de messagerie privée -, et être joignable de 15 à 30 minutes avant le début de la réunion (en fonction de l'importance du groupe, des compétences techniques des participants et de l'avancée des rencontres).
- Activer la salle d'attente. Cette option est un moyen supplémentaire d'éviter l'entrée d'intrus dans la séance, mais elle est aussi, pour l'animateur, une voie d'identification et d'accueil du participant qui se présente. Sous cet angle, cette option prend tout son sens lors de séances en ligne au cours desquelles les difficultés de connexion, régulières, peuvent être à l'origine de nombreuses "entrées et sorties" en cours de discussion. Cette dimension, inconnue des rencontres classiques, doit être intégrée à la routine de la discussion en ligne en systématisant une procédure d'accueil. Dans un souci d'allègement de la charge mentale de l'animateur, cette mission peut évidemment être confiée à un tiers ( président dans une DVDP par exemple, ou gardien.ne de la technique dont la mission s'enrichit alors d'une dimension relationnelle importante).
- Demander que chacun.e se présente sous son nom, et non sous un pseudo.
Ce point est cependant problématique dans la mesure où les plateformes
peuvent, comme le fait Zoom, collecter systématiquement les noms
des personnes qui se connectent.
Un double aspect, au moins, doit donc être ici examiné : l'annonce des noms qui s'affichent dans la salle d'attente est un indicateur, pour l'animateur, de la personne qui demande l'accès. Il évite donc ainsi, autant que faire se peut, l'intrusion d'une personne étrangère à la discussion. Par ailleurs, la collecte des noms par l'outil pose un problème de confidentialité. Le moyen terme sur lequel nous nous étions accordé.e.s, dans notre pratique, était de s'annoncer sous son prénom uniquement, mais suivi par le numéro de classement alphabétique de l'élève dans son groupe-classe. Chaque groupe réfléchira ainsi à la meilleure manière de s'identifier afin d'être clairement reconnaissable pour les autres sans pour autant donner prise à une extorsion de données. - Demander que chacun.e active sa caméra et se
présente.
Pour tous les participants qui possèdent une caméra, c'est évidemment une démarche sécuritaire simple afin de veiller à ce qu'aucune personne extérieure, en possession du lien de connexion, ne s'introduise dans la réunion. Montrer son visage aux autres, c'est aussi, je l'examine dans un prochain article, une condition essentielle pour "envisager" l'autre comme partenaire et faire communauté. - Signaler aux participants que la séance ne sera
enregistrée qu'avec leur accord et que cet éventuel enregistrement sera
stocké localement et non pas sur le serveur de la plateforme
(les enregistrements stockés sur la plateforme Zoom ne sont pas
chiffrés).
Par ailleurs, leur permettre d' identifier l'avertissement qui apparaît sur l'écran si un enregistrement est en cours. En effet, j'ai découvert que de nombreux jeunes pensent que l'enregistrement est automatique et qu'ils n'ont aucune capacité à le refuser. Le sentiment de "prise" sur l'outil et sur son utilisation induit une puissance responsabilisante. -
Le partage d'écran peut être limité à
l'animateur seulement ("l'hôte" dans les termes de Zoom) et les options
Annotation, Tableau Blanc, Commande à distance et Transfert de
fichiers peuvent être désactivées. L'on peut également limiter la
capacité de transfert à certains types de fichiers qui auront été spécifiés afin
qu'elle ne soit pas utilisée de manière inopportune par les discutants durant un
partage d'écran de l'animateur.
Ces actions qui visent à sécuriser la discussion sont aussi, dans le cadre scolaire, des actions de soutien à la qualité de l'attention de chacun.e. Il peut arriver, en effet, que certain.e.s élèves interviennent sur le tableau ou se saisissent de certaines commandes à distance de façon inopportune. C'est l'expression d'une forme de transgression qui ne trouve plus la voie qu'elle s'était frayée en classe (interventions sans demande de parole, propos délibérément en porte-à-faux avec le parcours commun, etc.). L'accès à ces commandes peut évidemment être réinstallé en cours de discussion en fonction des missions qui sont confiées à chacun.e et de la maturité de la communauté. C'est alors une garde que nous choisissons d'abaisser par rapport à un "verrouillage" de l'accès à notre réunion. Dans le lieu de la tension sécurité - responsabilisation, c'est une voie d'expérimentation de l'autonomie numérique. - A la fin de la discussion, l'animateur, garant de la sécurité, met fin
à la réunion pour tous.La commande "quitter", quant à elle -
individuelle - laisse la session ouverte et permet à chacun de se retirer et de
revenir dans la session tant que l'animateur n'y a pas mis fin.
Mettre fin à la réunion pour tous est véritablement un acte de clôture de la session informatique, clôture de réunion qui ne coïncide pas avec la clôture de la discussion et/ ou des retours opérés. Entre les deux, il y a place pour une rencontre plus informelle au sein de laquelle la clôture va trouver le lieu d'une ritualisation.
Certaines de ces précautions sont à transférer telles quelles lors de l'utilisation d'autres applications de connexion (par exemple le fait de s'inscrire via une adresse courriel dédiée à cet usage ou encore celui de ne pas se connecter via Facebook, entreprise usurpatrice de données). D'autres sont à examiner et à transférer au niveau de leur principe ; seule la technique d'accès est à adapter aux possibilités offertes par l'outil.
L'apparente lourdeur de leur mise en oeuvre se réduit, en réalité, à quelques réflexes clés à intégrer.Ce qui fonde l'importance, comme nous l'avons déjà dit, de les intégrer consciemment dans une routine dont les étapes seront régulièrement réexaminées en fonction de l'objectif à atteindre et des transformations des moyens techniques qui le permettent. Cette routine sera d'autant plus aisément acquise que le sens des actions qu'elle met en oeuvre sera compris.
Pour aller plus loin, collectivement...
- Établir une liste évolutive des différents domaines dans lesquels une sécurisation doit être réfléchie (vol des données, intrusions visuelles, sonores ou textuelles, ...).
- Établir une liste évolutive des points d'attention dans ces différents champs.
- Établir un comparatif évolutif des différents outils proposés sur base des points retenus (outils du marché et outils "institutionnels" et leurs conditions d'accès).
- Se mettre en recherche d'outils élaborés dans une économie collaborative qui porte une attention spéciale à la sécurité.
- Élaborer collectivement de nouveaux outils de communication...
Le chemin est exigeant, car il demande une implication personnelle dans la compréhension de l'outil que nous utilisons. Il est exigeant mais il nous sort, comme aimait à le dire Stiegler, de la dynamique de prolétarisation croissante dans laquelle nous sommes engagé.e.s. Il entendait par là, en prolongement de Marx, le fait d'être privés de nos savoirs et, particulièrement, de la compréhension de l'outil que nous utilisons. En cela, ce chemin nous donne accès à notre puissance d'agir.
Je propose, en fin de texte, une fiche d'aide à la sécurisation de la connexion et au soin à apporter à notre attention (que je questionne notamment dans un autre article), à l'attention de chaque participant.e. Cette fiche a été élaborée collectivement au fil de nos séances et je l'ai éditée sous la forme des "fiches de mission" que nous utilisons lors de nos discussions. Elle est évidemment proposée pour être critiquée et adaptée.
Une fiche du même type peut être élaborée pour répondre aux besoins spécifiques de celui ou celle qui anime et du gardien ou de la gardienne de la technique, en fonction de l'application numérique utilisée. L'objectif est identique : être point d'appui pour l'établissement d'éléments d'attention et la mise en oeuvre des actions que cette attention requiert.
D) Le/la gardien.ne de la technique
Je - nous (114 jeunes et moi, donc) - proposons ici un premier canevas des missions qui peuvent lui être confiées. Je les ai également retranscrites sur une "fiche de mission".
En milieu scolaire et dans le contexte d'un atelier, ces fiches, régulièrement relues lors de la mise en place progressive de la communauté d'examen - communauté de recherche, comme le disait Lipmann -, prennent tout leur sens comme élément de rappel de la loi et comme appui pour la création et l'ancrage d' habitudes qui nous dégagent rapidement de multiples diversions et forgent le caractère de notre communauté de recherche29.
Lors de nos discussions, nous nous sommes rendu compte de l'importance de la fonction d' aide et d' apprentissage confiée à celle ou celui qui est gardien.ne de la technique. Nous l'avons nommée ainsi après la lecture commune et réfléchie de certains passages de Bernard Stiegler. Parler de "technique" et non de connexion (comme nous le proposions dans le premier article), nous a semblé, d'une part, intégrer plus largement les différents lieux d'attention que nous avons progressivement déployés et, d'autre part, permettre une conscience plus vaste de la genèse et de la fonction de l'outil.
Instaurée progressivement au cours des discussions, de façon tournante, cette fonction a conduit certain.e.s à littéralement se plonger dans la compréhension de l'outil informatique - et dans certains cas de s outils informatiques - qu'ils ou elles utilisent. Certain.e.s d'entre eux/elles, dans le temps d'utilisation numérique amplifié que nous vivons dans la traversée de la pandémie, étaient fiers et fières de nous annoncer que leurs connaissances devenaient des ressources pour les membres de leurs familles.
Conclusions provisoires
"Tout objet technique est pharmacologique : il est à la fois poison et remède. Le pharmakon est à la fois ce qui permet de prendre soin et ce dont il faut prendre soin, au sens où il faut y faire attention : c'est une puissance curative dans la mesure et la démesure où c'est une puissance destructrice. Cet à la fois est ce qui caractérise la pharmacologie qui tente d'appréhender par le même geste le danger et ce qui sauve. Toute technique est originairement et irréductiblement ambivalente." répétait Stiegler30.
"Le web est un espace concret et matériel, un espace où nous agissons, un espace où arrivent des choses, un espace complètement réel ", affirme Vitali-Rosati31.
Les espaces numériques sont des objets techniques, puissances destructives si nous ne prenons soin de les éprouver, de nous les approprier, de les critiquer. De les comprendre de l'intérieur, avec attention et d'en observer et analyser les impacts, les conséquences de leur utilisation sur chacun.e de nous, comme être singulier relié aux autres et sur les autres en tant qu'ils sont reliés entre eux et reliés à nous - autres humains et non humains. Impacts et conséquences sur les affects, la sensibilité, l'intelligence, la compréhension, la naissance du désir, la décision, le passage à l'acte.
Leur "inconnaissance" nourrit notre peur. La peur sabote l'action comme engagement dans ce qui est là, en ébranle et paralyse les fondements, la détourne de sa source, de son soutien et de son fruit, qui se nomment désir.
Accepter le face-à-face avec "l'inconnaissance", c'est accepter d'entrer dans la peur. La peur est lâcheté disait Stiegler. Non, la peur n'est lâcheté que si je refuse d'aller vers elle, d'entrer en elle, de la pénétrer. La peur reconnue, éprouvée, apprivoisée se transforme en crainte, dont Stiegler disait qu'elle est courage. Oui, elle est courage parce que nous avons traversé la peur paralysante et que nous sommes désormais portés par cette force que notre mouvement même de pénétration a initiée. La crainte seule peut faire naître la question opératoire terminait Stiegler. Oui, la question opératoire est celle qui permet d'agir dans ce qui existe.Autrement dit, le réel.
Accepter d'entrer dans la connaissance, c'est aussi accepter d'entrer dans le temps de la connaissance. Apprendre prend du temps. Chaque fois que nous acceptons de nous soumettre aux diktats économiques de l'industrie informatique qui, sous prétexte que le maniement des machines et des logiciels qu'elle nous vend est extrêmement intuitif, nous dit qu'il est inutile de prendre le temps d'apprendre, nous donnons droit à cette posture d' utilisateur absolument ignorant de la technique que nous mettons en oeuvre. Et nous devenons co-acteur de notre propre prolétarisation.
"Quand j'utilise un outil dont je ne sais rien, c'est comme si je devenais un outil."
(Charlotte, 18 ans.)Accepter d'entrer dans la connaissance, c'est transformer la puissance destructrice de la technique en puissance curative. C'est un choix, qui dépend de nous.
Jusqu'où nous faudra-t-il connaître, apprendre ? Je n'ai pas de réponse. Et je ne sais si c'est une question agissante. Je sais, en revanche, que ce qui ouvre la porte du prendre soin, c'est l'entrée dans la dynamique de la compréhension par la voie de l'apprentissage.
Un mot encore, d'Homère : "Je te prends les genoux !" dit Ulysse le naufragé à Nausicaa, dans un discours que Barbara Cassin traduit littéralement comme un "discours plein de gain" : "Il dit au lieu de faire ou, plus exactement, il dit pour faire." (B. Cassin, Homère vu par Barbara Cassin | Philosophie Magazine (philomag.com))
Dans un printemps confiné, cinq classes de rhétoricien.ne.s et leur professeure sont allées vers la technique dont ils avaient peur, parce qu'ils en avaient peur et, dans ce courageux "aller vers", ils ont récolté plein de gain !
ANNEXES
I) Je prends soin de mon attention... Je sécurise ma connexion - Participant.e
- Si je me connecte via un ordinateur ou une tablette, je coupe mon téléphone et je le mets hors de mon champ de vision.
- Si je me connecte via mon téléphone, je le mets en silencieux et je coupe les notifications de toutes les applications.
- Je m'assure que mon outil de connexion ait une autonomie de batterie suffisante pour couvrir la durée de la discussion et, si je dois le brancher, je m'assure que le câble d'alimentation soit suffisamment long afin que je reste installé.e à ma table de conversation.
- Si j'ai des écouteurs (de préférence extra auriculaires), je les porte ; ils m'aident à concentrer mon attention sur la parole émise.
- Je ne communique PAS le lien de connexion et le mot de passe reçus à une personne extérieure à mon groupe et je ne le transmets en aucun cas via les réseaux sociaux.
- Je n'accède PAS à l'application via Facebook - qui récolte systématiquement mes données pour les revendre.
- Je m'inscris sur l'application avec une adresse courriel que je réserve à cet usage, différente de celle que j'utilise pour mon courrier privé et je n'établis aucune possibilité de renvoi vers mon adresse privée.
- Je paramètre les cookies à chaque nouvelle entrée en communication et je n'accepte que les cookies strictement nécessaires au bon fonctionnement du site (je désactive donc les cookies fonctionnels et bien évidemment les cookies publicitaires) - même si l'opération est parfois complexe pour certaines applications !
- Je me présente sous un nom déterminé d'un commun accord avec l'animateur.
- L'animateur active une salle d'attente qui lui permet de m'identifier avant de me donner l'accès à la réunion.
- Dès l'entrée dans la salle de réunion numérique, j'active ma caméra et mon micro et, en accord avec l'animateur, je me présente.
- La séance ne sera pas enregistrée par l'animateur sans l'accord des membres du groupe et l'éventuel enregistrement ne sera pas stocké sur un réseau mais sur un ordinateur local. Un signal à l'écran me permet de voir si un enregistrement est en cours, ou pas ; l'animateur me permet de l'identifier.
II) Je suis gardien.ne de la technique (*) - teknè (gr)/ ars (lt). Ma mission.
- Je me connecte 15 min avant le début du rendez-vous fixé.
- Je suis la personne de contact pour celles et ceux qui éprouvent des difficultés de connexion en début ou en cours de connexion et je leur procure une aide technique en faisant appel aux autres participant.e.s si j'en éprouve le besoin.
- Je veille à la continuité de la présence de chacun.e ; si un.e participant.e n'est plus connecté.e, je le signale à l'animat.rice.eur.
- Je suis attenti.ve.f aux difficultés de connexion (coupures, pertes de la qualité visuelle et/ou sonore) que les participants peuvent rencontrer et je le signale à l'animat.rice.eur.
- Je facilite la réintégration de celle ou de celui qui a eu des difficultés de connexion en cours de discussion :
- en faisant appel au reformulateur ou au synthétiseur afin de synthétiser l'avancée effectuée durant son absence ;
- en invitant le/la participant.e à reformuler son intervention interrompue ou inaudible.
- En cours de discussion, j'identifie celles et ceux qui éprouvent des difficultés à manier l'application et, en fin de discussion, aidé.e par le groupe, j'anime, à leur attention, un temps d'apprentissage.
Hommage à Bernard STIEGLER (1952-2020), philosophe français dont la question centrale est celle de la technique (de l'outil à l'écriture graphique et/ou numérique), qu'il conçoit, dans les pas du paléoanthropologue André Leroi-Gourhan et du philosophe Gilbert Simondon, comme une externalisation des puissances psychiques de l'homme. Mais une puissance qui est profondément ambivalente, à la fois remède et poison ("pharmakon", selon le mot de Platon à propos de l'écriture), puisqu'elle démultiplie nos pouvoirs en captant aussi notre attention et nos compétences. (Martin LEGROS dans Philosophie magazine, Hommage à Bernard Stiegler, 19 08 2020).
Afin de remplir ma mission...
Je communique avec les participant.e.s en difficulté de connexion uniquement par mail, SMS ou messagerie privée.
* En aucun cas je ne communique le lien de connexion et le mot de passe via un réseau social.
* En étroite collaboration avec le/la Président.e, j'ai la main dans la demande de parole.
(1) Michel TOZZI, Elisabeth GOLINVAUX, Catherine VERMAND, Dorothée PIERRET,
"Quelques
remarques sur les discussions à visée philosophique virtuelles avec des enfants
et des adultes ", dans Diotime n° 85, juillet
2020.
(2) 19es Rencontres internationales sur les Nouvelles Pratiques Philosophiques, jeudi
19 et vendredi 20 novembre 2020 sur la ta thématique générale : "Le temps de
penser ; le temps de la pensée" sur https://philo.sciencesconf.org
(3) René GUICHARDAN, "Notre
premier visiocafé philo à Annemasse en situation de confinement ",
dans Diotime n° 85, juillet 2020.
(4) Dans l'enseignement belge, la rhétorique, dernière année de ce que nous nommons
"les humanités", est l'équivalent de la terminale, en France.
(5) Les mardis de la philo, à Bruxelles, de septembre à décembre 2020, sous le titre
"Affects du numérique ".
(6) Non donné, en Belgique, aux établissements d'enseignement secondaire (six années
d'"humanités") dans l'enseignement catholique.
(7) "Le
marketing détruit tous les savoirs ", propos de Bernard Stiegler
recueillis par Thomas JOHNSON et Marc BORGERS pour Soldes,
publié en ligne le 20 03 2012.
(8) Les enseignants sont, aujourd'hui, de plus en plus les enfants de cette
génération-là. Et paradoxalement, en Belgique francophone, ils sont les enseignants
majoritaires dans les écoles dites "à discriminations positives" depuis qu'un
système de "compensation" donne aux enseignants expérimentés - celles et ceux qui
ont une ancienneté de dix années - un droit d'accès prioritaire dans les postes
vacants d'écoles dont les élèves sont majoritairement issus de milieux
socio-économiquement plus élevés. Dès lors, enseigner là où c'est le plus nécessaire
devient un choix.
(9) Lorsque j'emploie désormais le mot "virtuel", sauf indication contraire, il
désigne le monde numérique.
(10) Joëlle ZASK, La communication virtuelle : le nouvel opium du peuple ?
", AOC, Opinion, 16 06 2020 [article accessible dans
sa totalité après création d'un compte]. Philosophe connaisseuse de Dewey, elle
développe un plaidoyer pour un retour aux relations en face-à-face dont la
disparition, sous la pression d'un accroissement des relations virtuelles par
l'intermédiaire d'internet, détruirait la société.
(11) Cité dans Cédric ENJALBERT, "L'enseignement à distance crée de la résistance",
dans Philosophie magazine N° 142, septembre 2020.
(12) Clément ROSSET (1976) Le réel et son double. Essai sur l'illusion
(Folio/Essais 220), Gallimard, 1984, p. 23, 45 et 52.
(13) Gilbert GERARD, Introduction à la métaphysique, UCL,
2004.
(14) A.N. WHITEHEAD (1938), Modes de pensée (Analyse et
philosophie), trad. H. Vaillant, Vrin, 2004, p. 91 s.
(15) Ce paragraphe est basé sur deux articles de Marcello Vitali-Rosati, par ailleurs
auteur de l'ouvrage, S'orienter dans le virtuel, Paris,
Hermann, 2012 : Vitali-Rosati, Marcello. La virtualité d'Internet. 2009.
Sens public. http://sens-public.org/articles/669/ et "V comme Virtuel (le virtuel
s'oppose-t-il au réel ?)", Vive les sociétés modernes -
abécédaire, avril 2014, [en ligne] sur canalblog.com
(16) Gilles DELEUZE (1968), Différence et répétition
(Épiméthée), Presses Universitaires de France.
Dominique
NOEL a consacré un article remarquable à la notion de virtuel chez Deleuze dans
lequel elle questionne notamment le rapport du concept non pas tant au réel qu'à
l'actuel en le confrontant aux approches de Granger, Quéau et Lévy. Dominique NOEL,
"Le virtuel chez Deleuze" dans Intellectica, Revue de
l'Association pour la Recherche Cognitive, n°45, 2007/1. Virtuel et Cognition, p.
109-127.
https://www.persee.fr/doc/intel_0769-4113_2007_num_45_1_1269
consulté le 25 07 2020.
(17) Clément ROSSET (1977), Le Réel. Traité de l'idiotie, Les
Éditions de Minuit, 2004, p. 46.
(18) "S'il est vrai que l'évènement a surpris l'attente alors même qu'il la comblait,
c'est que l'attente est coupable, et l'évènement innocent" écrit-il lorsqu'il scrute
le fonctionnement de ce qu'il nomme l'illusion oraculaire dans C.
ROSSET, Le réel et son double, p. 27.
(19) Par exemple, François JULLIEN (2012), L'écart et l'entre. Leçon
inaugurale de la Chaire sur l'altérité, Éditions Galilée.
(20) J'en parle dans un article à venir.
(21) En Fédération Wallonie-Bruxelles, les écoles sont catégorisées, notamment en
fonction de ce que l'on appelle un indice socio-économique établi
sur la base de quatre indicateurs déterminés par le milieu socio-économique des
élèves. Le résultat final se situe entre 1 et 20. Les écoles dites à indice
socio-économique faible se situent entre 1 et 5 sur cette échelle.
(22) Sondage - Apprendre à la maison en temps de confinement, disponible en version
PDF sur le site https://stories.teachforbelgium.org/
(23) Voir par exemple Michaël SZADKOWSKI et Damien LELOUP, " Sécurité, données, usages... Cinq questions sur Zoom, le service de
vidéoconférence qui cartonne ", Le Monde en
ligne publié le 02 04 2020.
(24) Ces faits sont largement documentés sur internet.
(25) STIEGLER Bernard, "Le numérique empêche-t-il de penser ? ", dans Esprit
401, Janvier 2014 [En ligne].
(26) Hans JONAS, "Technique, liberté et obligation. Discours de remerciement à
l'occasion de la remise du prix de la Paix des libraires allemands" dans
Une éthique pour la nature (1993), trad. de l'allemand par S.
Courtine-Denamy, Paris, Flammarion, 2017, 191s.
(27) Rédigées notamment avec l'appui de Huit astuces pour protéger vos appels vidéo sur Zoom des intrusions et
attaques, O1net.com, article apporté par les élèves.
(28) Michaël SZADKOWSKI et Damien LELOUP, Sécurité, données, usages... Cinq questions sur Zoom, le service de
vidéoconférence qui cartonne, déjà cité note 23.
(29) "Sème un acte, tu récolteras une habitude ; sème une habitude, tu récolteras
un caractère ; sème un caractère, tu récolteras une destinée." (Dalaï
Lama)
(30) Définition rédigée par Victor PETIT, Pharmacologie du Front
National, Flammarion, 2013, publié en ligne sur Ars Industrialis sous
la rubrique, Vocabulaire. Les mises en gras sont de moi.
(31) (31) Marcello VITALI-ROSATI, "V comme
Virtuel ", déjà cité, note 15.