Introduction
Porté par deux chaires de l'Unesco, celle de la "Pratique de la philosophie avec les enfants" en France, et celle d'"Étude des fondements philosophiques de la justice et de la société démocratique" au Québec, le projet PhiloJeunes2 pour objectif "l'éducation aux valeurs démocratiques et civiques avec le dialogue philosophique". Développé depuis deux ans dans l'académie de Versailles (et dans celle de Créteil), plus grande académie de France, il n'a pas à l'heure actuelle d'équivalent dans l'Éducation nationale pour contribuer à la formation de la personne et du citoyen par la pratique de la philosophie à l'école. Il s'inscrit donc pleinement à l'intersection des chantiers Philo-école et Philo-cité du colloque des Nouvelles Pratiques Philosophiques de Genève en interrogeant la pertinence du lien entre démocratie, philosophie et éducation3. Ce projet est toutefois symptomatique d'une "commande" institutionnelle forte, depuis les attentats de 2015, à l'égard des ateliers philo dans le domaine des "valeurs de la République" ou de la "prévention des violences". Il n'est d'ailleurs pas anecdotique qu'il soit porté par le Centre Académique d'Aide aux Écoles et aux Établissements de l'académie de Versailles (CAAEE), qui intervient principalement dans le champ de la prévention des violences et de l'amélioration du climat scolaire. Nous proposons de présenter les premiers résultats de la recherche associée à ce projet parmi deux axes qui nous paraissent particulièrement dignes d'intérêt :
1/ Montrer qu'une commande institutionnelle de prévention des violences et des dossiers pédagogiques dont les entrées sont parfois très orientées EMC n'est pas contradictoire, sur le terrain, avec le "philosopher".
2/ Montrer que la pratique de la philosophie avec les enfants (PPE) provoque un double déplacement - chez les enfants et dans la posture des enseignants - qui contribue à l'éveil du pouvoir politique des enfants et à une éducation à la citoyenneté.
Aussi, nous voudrions, en tant que pilote du projet et chercheur associé au projet, interroger les conditions qui permettent d'éduquer aux valeurs démocratiques et civiques par le dialogue philosophique.
I) Contexte
Le projet PhiloJeunes est né dans le contexte très particulier de "l'après Charlie". L'émotion liée à l'attaque a donné lieu à une deuxième vague de stupeur pour les enseignant.e.s à travers une prise de conscience brutale que nous n'étions pas tous "Charlie", c'est-à-dire que les valeurs républicaines que nous étions censés partager ne l'étaient pas. Cette période a permis de faire l'épreuve d'un déficit considérable de compréhension, voire dans certains établissements, des ruptures entre les élèves eux-mêmes en tant qu'individus et en tant que futurs citoyens, entre les élèves et les enseignants, entre les adultes eux-mêmes. Cette prise de conscience a engendré un constat : il est nécessaire d'avoir, dans l'École, des espaces et des temps de réflexion et de discussion en commun. Ils auraient pour objectifs de développer le jugement critique et le discernement, lutter contre l'embrigadement, générer du sentiment d'appartenance à la communauté citoyenne et tenter de recréer un lien de fraternité mis à mal. Cette naissance se situe également dans un contexte de reconnaissance institutionnelle de la pratique de la philosophique avec les enfants. Le nouveau programme d'Enseignement Moral et Civique (EMC), initié à la rentrée 2015, préconisait officiellement le dispositif de la Discussion à Visée Philosophique (DVP) et l'UNESCO allait inaugurer en novembre 2016 une Chaire dédiée à cette pratique, portée par Edwige Chirouter.
II) Questionnements
Le problème que nous souhaitons mettre au centre de notre réflexion est celui du procès de l'instrumentalisation de la pratique de la philosophie avec les enfants. Cette dernière est-elle compatible avec le projet d'une éducation du citoyen en démocratie ? La volonté de faire partager les valeurs de la République ne risque-t-elle pas de s'effectuer au détriment du jugement critique ? La finalité de la philosophie, qui prône la liberté totale de la pensée, n'est-elle pas contradictoire avec toute volonté d'instrumentalisation idéologique, quand bien même serait-elle démocratique ?
III) La tension d'une "propimposition"4 au coeur du programme d'EMC
La lettre même du programme d'EMC de 20155 recèle des éléments qui indiquent une tension entre proposition et imposition. En posant que "les valeurs et principes de la République fondent le pacte républicain" et que "les transmettre et les faire partager est une oeuvre d'intégration républicaine"6, le texte du programme indique déjà une tension. Peut-on mettre au même plan le fait de "transmettre" et celui de "faire partager" ? Transmettre à tout prix quitte à imposer de manière descendante les valeurs ? Faire partager les valeurs mais comment ? S'agit-il d'un réel partage ? Ou existe-t-il une tendance à s'orienter vers une formule à sens unique du type : "ce sont mes valeurs et je les partage" ? Par ailleurs, une telle "oeuvre d'intégration républicaine", dès lors qu'elle est inscrite au programme, ne ressemble-t-elle pas fort à une injonction qui ne dit pas son nom ? Comment penser ensemble et sans contradiction une conception de la citoyenneté qui invite l'élève à développer à la fois "la capacité à juger par lui-même en même temps que le sentiment d'appartenance à la société"7 ? Ce double mouvement, de l'ordre de l'injonction contradictoire, illustre bien cette tension dans deux directions opposées entre liberté de penser et encadrement de cette pensée. Dans quelle mesure est-il possible d'être citoyen et néanmoins libre de ne pas partager ces valeurs ou certaines d'entre elles ? Cherche-t-on à rendre les élèves autonomes en leur donnant les moyens d'aiguiser leur discernement et leur sens critique, ou bien s'agit-il de façonner les esprits, quitte à les influencer ? Le texte précise par ailleurs que "l'EMC [...] requiert l'acquisition de connaissances et de compétences [...] et donne lieu à des traces écrites et à une évaluation"8. Faut-il comprendre que des compétences en citoyenneté seront évaluées, et si oui lesquelles ? Comment ? Cela revient-il à dire que les bons élèves en EMC sont de bons citoyens ? Peut-on, par exemple, évaluer la capacité à accepter les différences ou celle de s'estimer capable d'écoute et d'empathie ? Enfin, jusqu'où peut s'étendre la "responsabilité pédagogique dans les choix de mise en oeuvre"9 qui sont laissés aux enseignants ? Ne sont-ils pas soumis aux injonctions d'un devoir programmatique de "transmettre" ces valeurs ? Nous relevons ici un abus de langage que nous avons souvent entendu dans la bouche des enseignants et qui nous semble révélateur d'une tension et d'une confusion. Ils emploient l'expression d'"éducation" morale et civique en lieu et place "d'enseignement" moral et civique, comme s'ils avaient intériorisé la dimension descendante et normative d'une "transmission", qui semble davantage pencher vers l'imposition que vers la proposition.
Comme on le voit les enjeux sont très forts, de même que l'attente liée à ces enjeux. Et de l'attente à la commande il n'y a qu'un pas...
IV) La commande institutionnelle et les risques d'instrumentalisation
On pourrait trouver la même ambiguïté, le même soupçon d'imposition et d'instrumentalisation dans la commande du projet PhiloJeunes. En effet, l'orientation de ce projet sous l'égide de deux chaires UNESCO est très politique, puisqu'il s'agit de prévenir le dogmatisme, le fanatisme et la radicalisation. Les thématiques des dossiers pédagogiques fournis aux enseignants pour les aider à réaliser leurs "ateliers philo" sont par ailleurs principalement orientées vers le champ moral, politique ou épistémologique10: croire/savoir, informations fiables ou non, le racisme, la violence, justice et vengeance, le droit, la fraternité, les relations entre les sexes, la théorie du complot, les réseaux sociaux, sortir du conflit par la négociation, la médiation, l'empathie, etc. La commande institutionnelle du projet sur l'académie de Versailles peut sembler d'autant plus instrumentalisée qu'il est porté par un centre de prévention des violences et d'amélioration du climat scolaire, également associé à l'Unité académique des "valeurs de la République" ; en témoigne l'intitulé même de la formation : "Prévenir la violence avec les ateliers philo" ! N'est-on pas en droit de se demander si c'est bien là la finalité de la PPE que de prévenir la violence ? Ne court-on pas le risque de dévoyer la philosophie pour la transformer en une leçon de morale ou une séance de régulation - ou parfois, et nous y reviendrons - en une "éducation à" la différence, la non-violence, la médiation etc. Comme le relèvent Ariane Richard Bossez, Michel Bossez et Alain Legardez (2018), les discussions seraient parfois instrumentalisées et réduites au seul objectif d'"assurer une bonne gestion du groupe-classe". On pourrait même redouter que les ateliers de discussion philosophique ne deviennent des outils de pacification des quartiers difficiles, comme une ruse pour faire "la guerre aux pauvres" (Ogien, 2013) et "contourner le véritable problème éducatif : l'égalité" (Go, 2018).
V) L'esprit du programme d'EMC
Peut-on échapper à l'instrumentalisation de la pratique de la philosophie avec les enfants par l'Enseignement Moral et Civique ? La philosophie n'a-t-elle pas les moyens d'opposer la puissance de l'esprit critique à toute tentative d'asservissement idéologique ? Transmettre et faire partager les valeurs de la République signifie-t-il nécessairement soumettre les élèves à une entreprise d'injonction normative ? A en croire l'un de ses initiateurs, l'esprit du programme de 2015, loin de viser une inculcation des valeurs par des injonctions, appellerait au contraire à une "éthique de la discussion, une morale qui se construit de façon dialogique, dont les valeurs et les normes sont impliquées, mises en jeu dans les situations de confrontations des idées et l'échange" (Khan, 2018). Il ne s'agirait pas tant d'imposer des normes que de faire "partager" des valeurs pour tenter de les rendre désirables. Or, on ne peut décréter l'adhésion à des valeurs ; tout au plus peut-on réunir ses conditions de possibilité. C'est un programme qui tirerait les leçons de ses prédécesseurs pour renoncer à tout catéchisme républicain parce qu'il est inopérant, voire contre-productif. Il n'y aurait au contraire qu'un seul moyen de réunir les conditions d'une authentique adhésion aux valeurs de la République : prendre le risque d'interroger la valeur de ces valeurs avec les élèves et accepter, si l'on pense qu'elles valent véritablement, de les laisser eux-mêmes en faire l'épreuve.
Le rapport sur l'enseignement laïque de la morale de 201311 qui a précédé la mise en service du programme d'EMC de 2015 rappelait que le pari pédagogique de l'éducation aux valeurs ne pourrait être gagné qu'à condition de mettre en oeuvre des dispositifs pédagogiques capables de prendre en charge la triple dimension des valeurs : intellectuelle, psycho-affective, conative. Transmettre et partager les valeurs de la République ne serait possible que par la médiation de pratiques qui permettent de comprendre (et donc interroger), d' éprouver et de faire vivre en acte les valeurs. Or nous pensons que la DVP (a fortiori la DVDP) répond à cette triple exigence et qu'elle est même une pratique emblématique de la seule voie possible pour une authentique éducation aux valeurs démocratiques : permettre une expérience intellectuelle, psycho-affective, conative de celles-ci au coeur d'un dispositif de discussion critique qui préserve de tout dogmatisme idéologique et permet d'éprouver la valeur des valeurs à l'aune d'une autre : la rationalité. Voilà pourquoi cette pratique s'insère si bien dans le cadre du projet démocratique et laïque de notre République ! Car elle promeut, dans son dispositif même, des valeurs12 qui sont autant celles de la discussion philosophique que celles de la République : liberté, égalité, fraternité, laïcité. Comment un tel dispositif pourrait-il donc être susceptible d'instrumentalisation à l'idée de promouvoir les valeurs qu'il incarne ?
VI) Les conditions de l'émancipation démocratique par la PPE
Toutefois, si la DVP peut être considérée comme une pratique authentiquement philosophique tout en étant au service de l'émancipation démocratique et civique, ce n'est pas sans conditions. Michel Tozzi ( Spirale 62, 2018) en a clairement établi trois : garantir la dimension philosophique de la discussion, former les enseignants à la visée démocratique et philosophique, mener des recherches qui permettent de s'assurer du développement des compétences démocratiques et citoyennes par la DVP. Nous proposons de montrer que le programme PhiloJeunes, malgré une commande institutionnelle très forte, remplit ces trois conditions pour atteindre le double objectif de philosopher authentiquement avec les enfants et développer des compétences démocratiques. Le dialogue philosophique en communauté de recherche philosophique contribue à développer des dispositions nécessaires à la formation de la personne et du citoyen. Il développe l'esprit critique et le discernement grâce aux habiletés de pensée qu'il mobilise - conceptualiser, problématiser, argumenter, interpréter, etc.13. La DVP développe également des dispositions à la fois éthiques et civiques sur lesquelles nous voudrions insister : l'écoute, le respect, l'empathie, le tact, la tolérance, la solidarité, le sentiment d'appartenance.Ces effets sont produits par la conjonction de trois facteurs : l'objet propre de la réflexion philosophique - des questions existentielles et universelles -, les contraintes intellectuelles qu'elle génère - la difficulté du problème posé, la pluralité et l'infinité des réponses possibles -, les conditions éthiques d'un véritable dialogue philosophique en communauté de recherche - disposition en cercle, rituels, règles de prise de parole. Précisons que le cadre éthique de la discussion est indissociable de son contenu philosophique : on ne dialogue en commun sur des questions universelles et existentielles qui autorisent une pluralité de positions philosophiques qu'à la condition d'être écouté, respecté, compris, quand bien même on ne partage pas les raisons d'autrui. Il n'y a pas de pensée critique ou créative sans pensée bienveillante (Lipman, 2011). De même, à l'inverse, un cadre de discussion démocratique sans la dimension philosophique ne produit pas les mêmes effets : c'est bien l'objet propre de la réflexion et du dialogue philosophiques qui réclame et instaure cette dimension éthique de la discussion.
VII) La formation
La première condition énoncée - garantir la dimension philosophique de la discussion - dépend directement de la seconde : la formation. Elle est effectivement "cruciale pour comprendre les tenants et aboutissants, les objectifs et le fonctionnement d'une DVP, en travailler théoriquement et pratiquement la double visée démocratique-citoyenne et philosophique" (Tozzi, 2018). Elle doit permettre de former les enseignants aux habiletés de pensée proprement philosophiques, mais aussi à la dimension éthique de la DVP - instaurer une qualité d'écoute et une relation bienveillante, adopter une posture valorisante. Elle doit être une formation à la pensée critique, créative mais aussi bienveillante. Pour ce faire, le projet PhiloJeunes propose aux enseignants qui participent à l'expérimentation un module hybride composé de vidéos introductives et de cinq jours (trente heures) de formation en présentiel ; cette formation est assurée par des praticiens, chercheurs et formateurs historiques : Michel Tozzi, Jean-Charles Pettier, Edwige Chirouter, Johanna Hawken. Au regard des autres formations dispensées dans l'Académie de Versailles, la plus grande de France, cette formation est l'une des plus coûteuses en temps et en moyens. A titre de comparaison, elle se situe en seconde position, en termes de coûts, après la formation de prévention du phénomène de harcèlement entre pairs à l'école, qui est une priorité nationale. C'est donc investissement déjà conséquent pour leur permettre de découvrir et mettre en oeuvre cette pratique pédagogique. Toutefois, le passage d'enseignant à "facilitateur" d'atelier philo suppose un déplacement de posture épistémique et éthique dont l'expérience montre qu'il est complexe et déstabilisant. Il doit donc être accompagné dans le temps car la formation initiale ne suffit pas. On ne s'improvise pas facilitateur.trice de DVP. Voilà pourquoi la formation est complétée par des visites et des retours réflexifs réalisés par dix conseillers du CAAEE qui ont été formés à cet effet. Ce suivi constitue en quelque sorte un miroir éthique du dispositif : les accompagnant.e.s adoptent la même posture co-réflexive et bienveillante que celle du facilitateur.trice à l'égard des élèves. Il permet de prendre soin des personnels qui se forment, en accompagnant le passage parfois douloureux d'une posture "normalisatrice" à une posture "co-réflexive". C'est là un point décisif car c'est ce déplacement de posture qui provoque un changement de regard sur l'enfant ou l'adolescent, (enfin) considéré comme un "interlocuteur valable", condition indispensable à l'éveil démocratique des élèves dont la parole et la pensée sont prises au sérieux. Le suivi des enseignants a également permis d'accompagner la prise de risque liée à la mise en jeu des valeurs lors des ateliers, prise de risque qui provoque souvent des résistances et des craintes chez les enseignants : crainte de porter atteinte aux valeurs en les soumettant à la critique et, ce faisant, crainte d'altérer la légitimité de leur autorité éducative auprès des élèves, a fortiori dans le cadre de l'EMC. Les échanges et retours d'expériences ont ainsi permis de les réassurer en réinterrogeant avec eux les enjeux d'une authentique éducation aux valeurs démocratiques par la DVP.
VIII) La recherche
La dernière condition énoncée - la recherche - est assurée par l'inscription du projet PhiloJeunes dans le département de formation-action du CAAEE consacré à "l'éthique relationnelle" ; il allie une recherche universitaire à un dispositif innovant. Une recherche doctorale en sciences de l'éducation est donc associée au projet. Elle permet de s'assurer que l'hypothèse d'un développement de dispositions éthiques et citoyennes par la DVP n'est pas qu'une affirmation gratuite ou militante, mais une réalité observable et scientifiquement démontrable. Il s'agit d'une recherche qualitative14 qui a privilégié une approche par triangulation - observations, questionnaires, entretiens - afin d'obtenir des informations provenant de lieux et de sujets différents. Elle s'intéresse plus spécifiquement à une valeur indispensable à la vie démocratique15, mais souvent négligée et particulièrement difficile à "transmettre" ou à "faire partager", peut-être parce qu'elle se décrète encore moins que les autres : la fraternité.
IX) La DVP : une expérience de la fraternité en acte
Mais de quoi parle-t-on lorsqu'on parle de fraternité16 ? La fraternité n'est pas seulement une valeur ou un principe constitutionnel qui fait partie de la devise de la République. C'est une notion qui s'incarne dans des expériences très quotidiennes, expériences de la dimension à la fois interindividuelle et collective de la fraternité. Cette première dimension interindividuelle se retrouve dans l'expérience du Visage (Levinas), de l'écoute, du respect de la dignité des personnes, du tact, de l'empathie, de la tolérance. La deuxième dimension, collective, renvoie aux expériences de la solidarité, de la coopération et plus largement au sentiment d'appartenance à l'humanité ou à des fraternités communautaires plus restreintes - celles des jeunes philosophes-citoyens réunis en communauté de recherche. Autant d'expériences dont on retrouve la trace dans les ateliers philo et que nous considérons comme des "marqueurs de fraternité" qui témoignent de dispositions éthiques en construction chez les élèves grâce à cette pratique. L'observation des DVP, ainsi que les entretiens et questionnaires, montrent comment une pratique régulière de la DVP par des adultes suffisamment formés et accompagnés, même débutants, permet aux élèves - et aux enseignants - de vivre en acte la valeur de fraternité.
Le face à face des visages permet un alignement "corps-coeur-esprit" particulièrement propice à une expérience fraternelle à la fois rationnelle et sensible. Ce contexte favorise lui-même l'apparition de l'écoute, le respect, le tact, auxquels les enfants sont particulièrement sensibles et qu'ils réclament comme une exigence relationnelle pour pouvoir philosopher. Cette écoute et ce respect mutuel vont permettre un formidable champ d'expériences empathiques dès lors que le dialogisme va peu à peu se substituer à ce qui n'est souvent, dans les premiers ateliers, que la juxtaposition d'affirmations ou d'opinions individuelles. Peu à peu, les enfants et adolescents apprennent, grâce à la DVP, à penser avec les autres et à partir des autres, parfois même contre la pensée des autres, mais toujours ensemble. Ce régulier entremêlement de points de vue différents dans un cadre protecteur favorise alors une éducation à la tolérance et à l'ouverture d'esprit (Hawken, 2016). On assiste également à une re-narcissisation manifeste des élèves, souvent même de la part d'élèves en difficulté scolaire. Elle est due à la spécificité du questionnement philosophique : le pluralisme des réponses qu'il autorise modifie le statut de l'erreur et autorise les élèves à se tromper dans le contexte d'une pratique sans évaluation, chose relativement rare en milieu scolaire. Les entretiens collectifs avec les élèves révèlent que la DVP permet également aux élèves d'apprendre à mieux se connaître, à mieux connaître leurs camarades. "Moi j'ai fait des connaissances, il y avait des personnes que je n'aimais pas trop. Moi je pense que cela m'a fait apprendre à aimer", nous dit un élève de CE2 de Grigny. "Ça a permis de voir aussi comment on est vraiment et comment sont les personnes", nous dit une autre jeune fille de sa classe.
La DVP est également l'occasion de puissantes expériences d'une fraternité collective. La vulnérabilité commune éprouvée face à la difficulté de la question philosophique entraîne coopération et solidarité entre des élèves qui se rendent compte qu'ils ne pourront prendre seuls en charge la complexité des interrogations existentielles que soulève la discussion. La forme du dispositif, grâce aux rôles distribués dans le protocole de la DVDP, est aussi l'occasion d'une expérience de la solidarité : "ils ont compris l'intérêt de donner une mission à chacun pour faire avancer le groupe de manière efficace", nous dit Maylis, professeure de lettres en collège à Grigny. La communauté de recherche philosophique nourrit enfin un sentiment d'appartenance à la communauté des petits citoyens du monde usant d'une rationalité universelle qui dépasse leurs communautés familières d'appartenance. "Les ateliers, sans être moralisateurs ni rigides, créent une sorte de fraternité entre les élèves puisqu'ils se rendent compte que l'autre est un autre soi et qu'il est respectable pour toutes ses opinions", dit encore Maylis. Malgré la diversité des opinions et des représentations exprimées, la DVP constitue ainsi une expérience fraternelle de l'universel qui conduit les élèves à "se découvrir fils et filles des mêmes questions fondamentales" (Galichet, 2000, p. 18).
X) DVP et "éducation à" : une responsabilité éducative
Avant de conclure, nous souhaitions revenir sur l'un des risques d'instrumentalisation évoqué plus haut, celui de "l'éducation à". De nombreuses commandes institutionnelles s'intéressent au dispositif de la DVP pour prendre en charge des thématiques sensibles en milieu scolaire comme la laïcité, la prévention du harcèlement, les relations entre les sexes. Faut-il se méfier de cette tendance à user de la philosophie comme d'un remède à toutes les violences et renoncer à user d'un puissant dispositif d'interrogation par crainte de le dévoyer ? Si l'on peut considérer qu'"il n'est pas nécessaire de philosopher sur des questions éthiques pour que la pratique philosophique soit un acte éthique" (Hawken, 2018, p. 53), il nous semble toutefois important de considérer la responsabilité éducative qui est la nôtre dans ces temps troublés. Les résultats des enquêtes locales de climat scolaire montrent que les principales violences vécues par les élèves "trouvent leur ancrage dans le rapport à l'altérité, tout particulièrement dans la non-acceptation de la différence et plus largement, dans la construction identitaire et les valeurs qui la fondent" (Marsollier, 2017, p. 39-40). Or il nous apparaît que la DVP peut contribuer à une action de prévention sans renoncer à toute exigence philosophique. Ne peut-on pas considérer, avec Éric Weil, que "la non-violence est le point de départ comme le but final de la philosophie" ? La DVP ne peut-elle prendre sa part de réflexion sur les origines et les enjeux de violences qui portent atteintes aux valeurs qui la constituent elle-même : liberté, égalité, fraternité, laïcité ? Sans doute peut-on en revanche adopter la devise de Descartes - "Larvatus prodeo" - et, nous aussi, avancer masqués. Il nous semble en effet contre-productif d'aborder directement des thématiques parfois rebattues - la laïcité - ou moralisantes - le harcèlement -, mais qui, dans le fond, sont pourtant à la fois au coeur de la réalité scolaire et sociale, et digne d'intérêt pour les élèves, pourvu qu'on parvienne à leur donner les moyens de s'en emparer comme des interlocuteurs et des penseurs valables. Le dossier pédagogique que nous avons réalisé sur la fraternité propose, comme les autres supports pédagogiques du projet PhiloJeunes, d'aborder ces questions "vives" à partir de supports adaptés et qui invitent à d'authentiques réflexions philosophiques. Penser la cohabitation de nos différentes familles d'appartenances communautaires, c'est penser certains des enjeux essentiels du principe de la laïcité ; interroger la logique d'inclusion/exclusion inhérente à toute fraternité, c'est permettre notamment de sonder les origines du phénomène de harcèlement entre pairs. Interroger les origines masculines du troisième terme de la devise de la République, c'est questionner la dimension phallogocentrique du langage et les conséquences de la domination masculine. Faudrait-il se priver de la puissance réflexive de la philosophie par crainte de l'instrumentalisation ? La philosophie n'est-elle pas ici au contraire mise au défi d'assumer sa dimension intrinsèquement éducative pour permettre aux élèves d'éprouver, par l'usage de la raison, la valeur des valeurs qui leur sont transmises ?
Conclusion
Michel Tozzi affirmait que la DVP, à certaines conditions, permet d'éduquer à la citoyenneté et concluait : "il reste à mener des enquêtes empiriques pour confronter notre argumentation au terrain" (Tozzi, 2018, p. 71). C'est le but de l'expérimentation Philojeunes. Nous pensons, comme Michel Tozzi, que si les conditions sont réunies, la DVP renverse les tentatives d'instrumentalisation pour reconfigurer l'EMC et lui permettre de "passer d'un paradigme transmissif-impositif-punitif traditionnel à un paradigme communicationnel-réflexif adapté à une démocratie pluraliste", (idem). Acceptons donc les commandes institutionnelles, restons exigeants sur les exigences philosophiques, et subvertissons les tentatives d'instrumentalisation pour former les citoyen.n.e.s de demain à cette indispensable vertu de sagesse pratique qu'est la "prudence", sans les abandonner ni au dogmatisme, ni au relativisme (Fabre, 2016). Le Projet PhiloJeunes, malgré une commande institutionnelle très forte, est un pari éducatif qui vise, non pas à pacifier les zones sinistrées de la République sous couvert d'un alibi philosophique, mais à philosopher authentiquement tout en éduquant aux valeurs démocratiques et civiques ; mieux même, à faire l'expérience pratique des valeurs de la démocratie par le dialogue philosophique.
(1) Centre Académique d'Aide aux Écoles et aux Établissements
(CAAEE).
(3) Le thème retenu pour les 18es rencontres des Nouvelles Pratiques Philosophiques
qui se sont déroulées à Genève les 23 et 24 novembre 2019 était "Philosophie et
démocratie".
(4) Krier, V., Montfort, C. & Vallin, C. (2002). "Parler ?sur? la morale pour ne
pas la faire", Diotime, n°16, 2002.
(5) Le programme initial de 2015 (BO spécial n°6 du 25 juin 2015) a fait l'objet de
plusieurs ajustements pour l'école élémentaire et le collège en 2018 (BO n° 30 du 26
juillet 2018).
(6) Bulletin officiel n° 30 du 26-7-2018.
(7) Ibidem.
(8) Ibidem.
(9) Ibidem.
(10) https://philojeunes.org/philojeunes/le-materiel-pedagogique/fiches-dvdp/
(11) https://cache.media.eduscol.education.fr/file/04_Avril/64/5/Rapport_pour_un_enseignement_laique_de_la_morale_249645.pdf
(12) Dans la DVP, "les valeurs démocratiques sont ici concrètement vécues, pas
seulement proclamées : la liberté de conscience et d'expression sont garanties,
ainsi que l'égalité formelle de tous dans l'accès à la parole ; la coopération
et l'entraide sollicitées matérialisent la fraternité dans le groupe" (Tozzi, 2018,
p. 68).
(13) Nous n'entrons pas ici dans la discussion qui porte sur le nombre et le statut
des habiletés de pensée. Le nombre de douze, avancé par Johanna Hawken (Hawken,
2019, p. 84), nous semble "raisonnable".
(14) Les résultats de l'enquête empirique - enquête, questionnaire, entretiens -
seront publiés à l'issue de la thèse qui sera soutenue en décembre 2020. Les données
mobilisées dans cet article sont donc partielles et incomplètes.
(15) "C'est dire encore que la fraternité révolutionnaire n'est pas n'importe quelle
fraternité (...) : ce n'est pas une fraternité fondée sur l'appartenance à
n'importe quel groupe et sur l'existence de n'importe quel Mère ou Père. C'est une
fraternité fondée d'une part sur l'appartenance à une entité précise : une
entité qui est non seulement l'oeuvre de tous, c'est-à-dire une entité
souveraine : la Nation. D'autre part, sur la présence d'une mère précise :
une Mère dont la seule existence signifie, par définition du discours, la liberté et
l'égalité : la Patrie. Autrement dit, c'est une fraternité n'ayant d'autre
origine ni d'autre fondement que la réalisation par le droit public révolutionnaire
de l'idée démocratique : tous sont frères à la fois parce qu'en ayant une
Patrie, ils sont tous libres et égaux et parce qu'en formant une Nation, ils font
tous partie intégrante du Pouvoir souverain" (Borgetto, 1993, p. 45).
(16) Budex, C. (2019). "Pratique de la philosophie et fraternité : un levier pour
lutter contre les inégalités", Éducation et socialisation [En ligne], 53 |
2019, mis en ligne le 30 septembre 2019, consulté le 15 novembre 2019. URL :
http://journals.openedition.org/edso/7242