Revue

Entre philosophie et démocratie, une citoyenneté plus mûre et plus réflexive, en contexte libanais

La pratique de la philosophie avec les enfants apporte de plus en plus une originalité et une ambiguïté aux systèmes scolaires au monde, d'après Edwige Chirouter1. Certaines institutions les adoptent, convaincues par l'efficacité sociale et éducative du "savoir philosopher". D'autres trouvent que la philosophie et l'enfant ne peuvent guère s'associer, par respect pour la réflexion idéologique et abstraite des "grands" philosophes.

Or, venant d'un pays pluraliste (différentes religions, confessions, cultures, langues...), le Liban, riche en diversité culturelle, où le "vivre ensemble" représente un phénomène social paradoxal conflictuel et magique en même temps, je pense que cette éducation devient de plus en plus nécessaire. D'ailleurs, les dernières élections tant attendues au Liban (mai 2018), après 9 ans d'attente, ont prouvé de nouveau que ses citoyens ont voté par appartenance confessionnelle, "solidarité mécanique", pour ramener un pouvoir héréditaire défendant un intérêt individuel et non pour bâtir une Nation qui favorise dans la communauté une "solidarité organique"2. En plus, la participation de 49,2%3 des libanais prouve que notre démocratie est en péril.

Alors pour assurer un changement social, une acculturation de la vraie valeur démocratique et éviter le "despotisme démocratique" tel que le mentionnait Alexis de Toqueville (1835), je pense que l'agent de socialisation "école/éducation" devrait démocratiser l'enseignement de la philosophie au primaire dans tous les établissements scolaires au Liban. Et pourquoi ?

Pour former le citoyen éclairé de demain, apte à réfléchir et penser par lui-même, épargnant tout stéréotype ou préjugé, imprégné d'une connaissance réflexive. Comme dit Fréderic Lenoir : "Je crois que s'il faut changer le monde, il faudrait commencer par les enfants 4.

Alors quel rapport entretiennent la philosophie, la démocratie, la citoyenneté et l'enfance ? Comment assurer une telle didactique et dialectique avec les enfants ? Sur ces deux questions, je propose ceci.

I) La didactique et la dialectique des ateliers philosophiques

Les ateliers de philosophie donnent l'opportunité aux enfants de se poser des questions à visée philosophique, qu'ils posent dès leur plus jeune âge, instinctivement.

Telles que : "Pourquoi les gens meurent ?" (Marvin)

"Est-ce que c'est dieu qui les a choisis"? (Elie)

"Pourquoi les gens vieillissent" ? (Sophie)

"Pourquoi y a-t-il des gens intelligents et d'autres non ?

Classe de CE2 (2019) : exemples de questions existentielles que se posent les enfants

Ces questionnements permettent la conceptualisation d'une problématique telle que la distinction entre le savoir et la croyance, discussion typique d'une discussion à visée philosophique en G.S., que j'ai moi-même menée au Collège Mariste Champville.

En d'autres termes, ce débat et d'autres favorisent l'esprit critique et développent la structuration d'une pensée qui devra argumenter pour convaincre ses camarades de classe. Michel Tozzi définit la didactique philosophique en disant que : " Philosopher, c'est tenter d'articuler, sur des questions sensibles pour la condition humaine, dans un rapport d'authenticité au sens et à la vérité, des processus intellectuels de problématisation ; de conceptualisation de notions et de distinctions ; d'argumentation rationnelle de thèses et d'objections en réponse à ces questions"5.

Il est vrai que cette didactique est plutôt formative qu'évaluative jusqu'à présent. Nous devons choisir alors des thèmes et une méthodologie adaptés à l'âge des enfants. Je choisis personnellement la méthode d'Edwige Chirouter (2016) pour les plus jeunes. " La littérature de jeunesse " est effectivement, par expérience, la méthode la plus adaptée qui permet l'ancrage des problématiques tout en respectant la sensibilité et l'imagination des enfants.

Enfin, philosopher avec les enfants n'est pas une psychothérapie de groupe, mais un débat intellectuel collectif entrainant l'enfant à problématiser,pour conceptualiser avec un regard objectif et critique afin de proposer un dilemme moral à argumenter pour défendre l'une des meilleures justifications rationnelles.

II) La pratique démocratique durant les ateliers de philosophie

Michel Tozzi parle de " Discussion à Visée Démocratique et Philosophique", car tout animateur d'atelier philosophique suit une démarche normalisée par des critères spécifiquement démocratiques. D'ailleurs le courant d'"éducation à la citoyenneté" propose des enjeux politiques et démocratiques, les travaux de Sylvain Connac et Michel Tozzi l'élaborent minutieusement. Tout débat philosophique ne peut être géré sans le respect de l'autre, l'écoute, l'échange et l'attente d'une prise de parole. D'ailleurs, certains animateurs ciblent plus loin et transforment la classe en petite agora, avec des élèves président, secrétaire, observateur, orateur, dessinateur (pour les plus jeunes) et synthétiseur. Une reformulation (jeu de rôle) de la démocratie à Athènes en classe mais en évitant de dialoguer comme les démagogues et les sophistes, et en favorisant une argumentation de qualité. Nous remarquons que des relations sociométriques s'installent et mettent en avant " l'atome social " du groupe, tel que le nommerait Moreno (1953) : l'élève ayant défendu le meilleur argument conserve le bien commun du groupe classe, une dynamique de groupe nommée aussi " le cercle de la parole philosophique " par Johanna Hawken (2017).

Moreno J.L., Atome social (1954)>

Programme Visone (1996)>

Le cercle de la parole philosophique (2017)>

Il est possible de mener des discussions de type politique telles que les lois, les interdits, le chef, la démocratie, le pouvoir, le bien et le mal... pour cibler les concepts fondamentaux d'une démocratie participante pour de futurs citoyens autonomes. Les dilemmes moraux accentuent la discussion et favorisent cet échange pour élaborer différents points de vue.

Disparais , les interdits et l'invisibilité ? (G.S.)>

Dilemme moral : voler pour faire du bien est-il juste ? (C.P., CE1)>

Pomme d'api : les interdits, c'est fait pour nous embêter ? (M.S.)>

C'est pour cela qu'Aristote dans sa "Politique", présente " L'autonomisation progressive de la catégorie du politique, l'affirmation d'une administration et la diffusion de la démocratie"6.

Mais même si les thématiques proposées sont à visée philosophique, de sensibilisation ou d'engagement humanitaire comme le désir, le bonheur, la différence, la fraternité, le but est de former un citoyen éclairé et réflexif habitué à écouter, accepter autrui, se mettre en désaccord sans violence et débattre rationnellement, à développer une empathie collective, une "solidarité organique".

III) Exemple d'une expérience favorisant le débat philosophique et une démocratie autonomisée, avec un animateur jonglant entre les deux

En C.P., traiter le sujet du "chef, du pouvoir, de la démocratie" motive et intéresse les enfants. L'animateur peut commencer l'atelier par une lecture comme "Le petit Guilli", de Mario Ramos, ou la 1ere partie du film "Le roi lion" de W. Disney. Cette littérature apporte un support visuel ludique, afin de familiariser les enfants aux concepts philo-démocratiques. Il peut arrêter la lecture à un moment intriguant, susceptible d'enclencher le débat et commencer le questionnement. A cet instant se formera cette petite agora en forme de cercle où l'animateur rappelle les normes du débat, auxquelles les enfants sont socialisés, comme expliqué ci-dessus.

Les questions proposées seront :

  • Qu'est-ce qu'un bon chef ?
  • Qui le choisit et pourquoi ?
  • Quels sont ses pouvoirs ?
  • Doit-on y obéir ?
  • Pouvons-nous nous passer d'un chef ? Pourquoi ?
  • Que faire pour décider lorsqu'on est nombreux ?
  • Pourquoi l'anarchie n'est-elle pas favorable ?
  • Avons-nous besoin de lois ?

Support visuel, album : Le petit Guili

Débat : qu'est-ce qu'un bon chef ? Agora : président, secrétaire...>

À la suite de ces questionnements vous serez étonnés que les enfants soient capables de proposer des objections, des justifications et des distinctions. A cet instant, l'animateur devra toujours préserver une posture neutre et n'intervenir que pour garantir le processus d'une pensée collective et provoquer leur interaction sociocognitive.

Exemple : Qu'est-ce que tu en penses ? "Elie" propose une idée contradictoire à la tienne : a-t-il raison ? Demander toujours pourquoi et réclamer une argumentation. Enfin l'animateur finira sa lecture et synthétisera en reformulant les idées des enfants les plus convaincantes et proposera aux enfants de dessiner la suite de l'histoire du petit Guili, ou du roi Lion, suite à la question suivante : quel chef sera choisi et pourquoi ?

De cette façon, une éducation philosophique mène rigoureusement à une éducation démocratique allant de l'école vers la cité.

Conclusion

Pour conclure, je me permets de citer Montaigne :

"La philosophie, on a grand tort de la peindre inaccessible aux enfants [...] Puisque la philosophie est celle qui nous instruit à vivre et que l'enfance y a sa leçon comme les autres âges"7 ; pour finir avec John Dewey : "La démocratie doit naitre de nouveau à chaque génération et l'éducation est sa sage-femme8.

J'ajouterais qu'éduquer les enfants à être plus humain, c'est les aider à être résistants, aptes à juger et à discerner par eux-mêmes pour être plus réflexifs.

On croit faire de la politique au lieu de la pédagogie, or les deux sont compatibles pour former le citoyen éclairé et réflexif du futur.

Si le Liban continue à oeuvrer pour le vivre-ensemble et la démocratie, c'est que les forces centrifuges qui peuvent menacer la convivialité sont multiples : le repli confessionnel et communautariste, l'individualisme caché sous le drap de la communauté...

Il y a des nations où la communauté religieuse ou linguistique ou ethnique fonde la nation. Au Liban, plus que jamais, c'est la rencontre de plusieurs volontés qui fait la nation.

Alors, même si ceci peut paraitre un rêve - certains me considèreraient utopiste -, en tant que sociologue je veux y croire. L'éducation philosophique à la citoyenneté sera je l'espère l'élément déclencheur d'un changement social, long et durable, qui favorise la pratique démocratique protectrice de toutes les libertés, tout en respectant les différentes parties de la société. Il est temps de se battre pour un nouveau socle commun de valeur !


(1) Titulaire de la Chaire Unesco-Paris "La pratique de la philosophie avec les enfants pour un dialogue interculturel et une transformation sociale", 2016.

(2) Voir les travaux d'Émile Durkheim, De la division du travail social, PUF, 2013.

(3) L'Orient - Le jour, "Législative Libanaise 2018", 6/5/2018.

(4) Fréderic Lenoir, Philosopher et méditer avec les enfants, Albin Michel, 2016, p. 20.

(5) Michel Tozzi, in Pourquoi et comment philosopher avec des enfants, Hatier, 2018, p. 48.

(6) Jean Aubonnet, Aristote Politique, 5 volumes, Paris, CUF, 1989, p. 120.

(7) Montaigne (1580), De l'institution des enfants, Essais I, chapitre 26.

(8) Dewey J., Démocratie et éducation. Suivi d'Expérience et d'éducation, Paris, Armand Colin, 2011, p. 516.

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