Revue

Les enjeux démocratiques d'une pratique philosophique interculturelle et plurilingue

Introduction

En cette année 2019, le chantier PhiloÉcole/PhiloCité des Rencontres sur les Nouvelles Pratiques Philosophiques a choisi de poser la question des enjeux démocratiques associés à la pratique philosophique. Il est alors nécessaire de se demander ce qu'on entend par "démocratie". Nous allons l'appréhender ici dans son sens originel. Étymologiquement, la démocratie, c'est "le pouvoir au peuple". Elle est donc porteuse d'égalité puisqu'elle implique une répartition plus équitable du pouvoir d'action politique. D'après la célèbre formule d'Abraham Lincoln, la démocratie est le "gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple".

L'égalité politique serait donc le fondement de la démocratie. Elle passe à la fois par l'égalité de droit ( isonomia)et l'égalité de parole ( isegoria). Encore faut-il être capable de faire valoir ses droits et de prendre la parole. Nous avançons que la pratique philosophique pourrait permettre ce travail et "faire vivre" la démocratie. L'égalité politique devrait alors commencer à l'école en accordant un "droit à la philosophie" à chaque enfant, comme le propose J.-C. Pettier (2004), et ainsi leur permettre de penser la diversité des rapports au monde et aux autres pour en faire un objet de réflexion pour le collectif. C'est un enjeu majeur pour nos sociétés post-modernes de plus en plus globalisées.

Il ne s'agit pas simplement de décréter la démocratie, d'en faire un système, comme c'est souvent le cas. La démocratie se situe dans la vitalité des processus et ne peut pas simplement se définir comme un type d'organisation. Dès lors, quels sont les processus vitaux de la démocratie ? Nous en dégageons trois principaux que nous aborderons successivement. Notre recherche-action doctorale en didactique des langues et des cultures tente d'évaluer les effets et les implications de la pratique philosophique auprès d'adolescents allophones nouvellement arrivés en France. Dans ce contexte, nous associerons d'abord la démocratie au processus de l'inclusion, indispensable si l'on considère que la démocratie se fonde sur un principe d'égalité. À l'heure actuelle, c'est une notion émergente mais très présente dans le domaine éducatif et elle est au coeur de la problématique de notre recherche doctorale. Ensuite, nous nous intéresserons au processus herméneutique, c'est-à-dire au développement d'une compétence interprétative dans le cadre de la pratique philosophique. Nous l'envisageons comme un indicateur de vitalité démocratique, favorisant l'inclusion et l'expérience du pluralisme. Enfin, nous verrons que la pratique philosophique peut rendre possible la découverte d'un pouvoir d'action par les élèves. C'est un enjeu éthique et politique d'autant plus important que notre étude concerne des élèves migrants, qui sont souvent enfermés dans des représentations stéréotypées et limitantes.

I) Démocratie et inclusion

L'inclusion est un terme qui a d'abord été réservé aux élèves en situation de handicap puis aux élèves à besoins particuliers. Aujourd'hui, elle est appréhendée dans un sens large pour qualifier une école plus égalitaire où chacun trouve sa place. La loi de 2013 pour la refondation de l'école rappelle ainsi le principe d'une école inclusive.

Dans notre contexte, la problématique de l'inclusion est centrale car elle pose avec force la question de la prise en compte de la diversité linguistique et socioculturelle. En effet, nous intervenons dans des dispositifs appelés UPE2A, des unités pédagogiques pour les élèves allophones nouvellement arrivés ; c'est-à-dire des élèves plurilingues qui ont une autre langue première que le français et qui sont en France depuis moins d'un an. Dans le cadre de notre recherche doctorale, nous avons proposé des ateliers de philosophie dans une dizaine d'établissements du secondaire de l'académie d'Aix-Marseille. Il s'agit d'évaluer dans quelle mesure la pratique philosophique, plurilingue et interculturelle, pourrait participer à une meilleure inclusion linguistique, socioculturelle et scolaire des adolescents allophones nouvellement arrivés en France. Dans ces UPE2A, le français est enseigné comme langue seconde et langue de scolarisation, afin d' "inclure" ces jeunes dans les classes "ordinaires" le plus rapidement possible. Or, comme le signale un rapport de l'inspection générale de 2009 (cité par Goï, 2013) :

Le centre d'intérêt de l'inclusion est différent de celui de l'intégration. Dans une optique d'intégration, les groupes qui entrent à l'école doivent s'adapter à la scolarité disponible. [...] Dans le cas de l'inclusion au contraire, l'objectif prioritaire est de transformer les systèmes éducatifs et les écoles afin de les rendre capables de répondre à la diversité des besoins d'apprentissage des élèves.

Dans cette optique, l'école devrait prendre en considération la diversité des langues et des parcours socioculturels de ces élèves. Pourtant, le dernier Bulletin Officiel (B.O.) relatif à leur scolarisation (2012) ne donne aucune indication pédagogique à ce sujet alors qu'il met en avant la notion d'inclusion.

Le positionnement ambivalent de l'institution concernant l'inclusion des élèves plurilingues s'apparente à une injonction paradoxale du type " je t'inclus, alors intègre-toi ". Malgré la volonté affichée d'inclure, on fait paradoxalement comprendre aux élèves qu'ils doivent se fondre dans le système le plus rapidement possible s'ils ne veulent pas en être exclus. Symboliquement, cela peut être particulièrement violent pour un jeune réfugié qui fuit la guerre ou pour un enfant rom qui n'a pas été scolarisé antérieurement.

Cette ambivalence illustre des siècles de crispations de l'école publique française face aux formes de l'altérité. En effet, l'école française est historiquement très standardisée et tolère peu ou pas l'expression des différences (religieuses, socioculturelles, linguistiques). La France a d'ailleurs la particularité d'avoir instauré un monolinguisme d'État dès la Révolution de 1789. Il en résulte, comme l'explique la linguiste N. Auger, "une idée très normée voire des attitudes très normatives par rapport à la langue, une intériorisation très forte de la dévalorisation liée aux variations" (Auger, 2010, p. 40). Le modèle français d'intégration républicain propose donc une vision essentialiste de la langue française depuis plusieurs siècles. Cette histoire engendre des difficultés à reconnaître les langues minoritaires et à envisager une société plurilingue, ce qui, dans l'imaginaire collectif, reviendrait à souscrire au multiculturalisme anglo-saxon. Or, la France ne se reconnaît pas comme pays d'immigration, contrairement aux États-Unis ou au Canada, mais plutôt comme le produit de son histoire coloniale, dans laquelle la langue française a joué un rôle crucial et hégémonique.

De nombreux travaux ont pourtant montré qu'une école monolingue et mononormative qui ne reconnaît pas, voire rejette toutes les variations linguistiques non conformes à la norme du français standard, engendre de l'échec scolaire (Moro, 2002 ; Lahire, 2005 ; Bautier, 2006 ; Omer et Tupin, 2013). Même si l'inclusion est présentée comme une priorité de l'école, il semble que l'idéologie assimilationniste imprègne encore les instructions officielles, mais aussi les imaginaires enseignants. L'élève doit maîtriser la langue et la norme le plus rapidement possible pour exister dans l'espace scolaire. Or, la temporalité (moins d'une année dans le dispositif UPE2A) ne permet pas, sauf exception, d'atteindre un tel objectif. Cet état de fait génère un sentiment très fort d'insécurité linguistique, scolaire et social, généralement associé à un déficit d'estime de soi. On peut même parler de "conscience malheureuse" (Hegel, 1807), qui rend perceptible l'écart existant entre ce que l'individu souhaite ou sent être et ce qu'il projette effectivement de lui.

Cette ambivalence se manifeste aussi au sujet de l'inclusion socioculturelle de ces élèves. Un texte de référence pour "l'inclusion" publié sur le site Éduscol du Ministère de l'Éducation (2014) signale ainsi qu'il s'agit de "confronter la dimension culturelle de l'élève à celle du pays d'accueil" et de travailler sur "les us et coutumes scolaires à la française" et sur "des seuils de tolérance". Il est difficile de ne pas noter l'ambiguïté de ces expressions, qui d'ailleurs ne sont pas définies dans le texte. Pourtant, dès les années 1980, Abdallah-Pretceille, pionnière dans le domaine de l'éducation interculturelle, signalait très clairement le risque d'un tel glissement culturaliste :

Citation

L'école doit-elle mettre au point de nouveaux objectifs éducationnels tels que la connaissance d'autres cultures, par exemple ? La réponse est claire et sans ambiguïté : NON. [...] Si la reconnaissance du fait culturel et l'introduction de la culture comme variable et composante de l'acte éducatif doivent servir à cautionner des pratiques de formation révolues car fondées sur une science déterministe, unicausale et catégorisante, alors il vaut mieux abandonner toute tentative en ce sens. (Abdallah-Pretceille, 1989, p. 232)

En effet, l'anthropologie elle-même a renoncé depuis longtemps à circonscrire et stabiliser ce qu'on appelle la "culture". Pour E. Sapir, le "véritable lieu de la culture, ce sont les interactions individuelles" (1967 [1949], p. 96). Vouloir catégoriser l'autre, gérer la diversité, c'est, d'une certaine manière, renier son humanité, son existence singulière, sa pluralité. C'est pourquoi nous considérons que la dynamique de l'inclusion doit éviter la simplification des rapports, penser leur complexité et respecter le "droit à l'opacité" des individus, tel qu'il est défini par Glissant :

Le droit à l'opacité [...] n'est pas le renfermement.
C'est pour réagir par là contre tant de réductions à la fausse clarté de modèles universels.
Il ne m'est pas nécessaire de "comprendre" qui que ce soit, individu, communauté, peuple, de le "prendre avec moi" au prix de l'étouffer, de le perdre ainsi dans une totalité assommante que je gérerais, pour accepter de vivre avec lui, de bâtir avec lui, de risquer avec lui.

(Glissant, 1997, p. 29)

Comme l'écrit Glissant, à la gestion d'autrui doit se substituer la relation "avec lui", avec sa part de risque et même d'incompréhension.

Par conséquent, nous avançons que le premier mouvement démocratique de l'inclusion passe par la relation, la rencontre et l'acceptation de la variation. Concernant la posture pédagogique, il s'agit d'apprendre la rencontre, plutôt que d'apprendre la culture de l'Autre (Abdallah-Pretceille, 1999a) et de ne pas se limiter à l'apprentissage de LA norme linguistique mais également de penser les passages et les variations pour, à terme, penser en langues et ne pas réduire l'apprentissage à la maîtrise de codes figés.

II) Démocratie et herméneutique

Notre atelier de philosophie met en avant la compétence herméneutique (ou interprétative). En effet, nous considérons qu'elle est nécessaire pour inclure tous les participants et qu'elle permet de "faire vivre" la démocratie dans cette micro-société qu'est la communauté de recherche philosophique. Nous allons y revenir mais, dans un premier temps, nous allons décrire rapidement les étapes de notre "atelier philo plurilingue et interculturel".

Notre recherche-action, débutée en 2016, postule que la pratique philosophique pourrait permettre le développement des échanges plurilingues et interculturels en UPE2A dans une perspective inclusive et, dans le même temps, interroger la manière d'appréhender les langues et les cultures à l'École. Nous avons expérimenté cette pratique dans deux collèges et un lycée et conçu progressivement un dispositif particulier. La recherche a ensuite pris un tournant formation puisqu'une dizaine d'enseignants d'UPE2A de l'académie d'Aix-Marseille ont été sensibilisés à ce dispositif.

L'atelier dure deux heures et est constitué de plusieurs moments :

  • Découverte d'un concept philosophique (l'amour, la liberté, la justice...), traduit au tableau dans toutes les langues de la classe.
  • Temps réflexif individuel : réalisation, au choix, d'un dessin ou d'un champ lexical plurilingue, afin de mettre en lumière leurs représentations et leur compréhension du concept.
  • Tour de table : présentation des réalisations et production par l'animateur d'une carte mentale qui rassemble tous les éléments apportés par les élèves.
  • Élaboration de questionnements philosophiques.
  • Discussion à visée philosophique.

Cet atelier s'appuie sur le "dispositif Lipman" puisqu'il constitue la classe en communauté de recherche et propose l'élaboration de questionnements philosophiques. Néanmoins, nous avons progressivement fait le choix de ne pas utiliser d'autres supports que les réalisations des élèves, afin de favoriser le dialogue interculturel et d'ancrer la pratique philosophique dans l'expérience singulière des élèves. Nous reprenons également des éléments du "dispositif Tozzi" et de la pédagogie Freinet en concluant l'atelier par une discussion à visée philosophique (DVP) dans laquelle les élèves endossent des rôles (maître de la parole, du temps, reformulateurs, mais aussi traducteurs et dessinateur de la discussion).

La pratique philosophique participe au développement des trois compétences mises en avant par M. Tozzi : conceptualiser, problématiser, argumenter. Toutefois, à la suite de F. Galichet, nous considérons que la compétence interprétative (ou herméneutique) est prioritaire et indispensable dans une perspective inclusive et démocratique.

Ce qui est propre aux humains, c'est l'ambiguïté : à savoir la capacité de dire des choses susceptibles d'avoir plusieurs sens non immédiatement évidents [...] la démarche interprétative, du point de vue des relations intersubjectives, n'est donc pas au même niveau que la démarche conceptualisante ou argumentative. Elle est première et plus fondamentale. L'humain est d'abord un être qui s'offre à l'interprétation, qui l'appelle, la nourrit, la relance - avant d'être aussi, et ensuite, un être raisonnant et argumentant par concepts "clairs et distincts

(Galichet, 2019, p. 29)

Cette analyse paraît d'autant plus pertinente dans notre contexte d'étude qui implique des échanges entre des individus aux parcours linguistiques et socioculturels très variés par le biais d'une langue qu'ils sont en train d'apprendre. Or, cette situation de grande pluralité linguistique et socioculturelle, loin d'être un frein, ouvre des perspectives interprétatives particulièrement riches. Comme l'explique F. Galichet, l'attitude herméneutique est une démarche qui conduit "les participants à proposer des interprétations diverses, ambiguës, flottantes et cependant liées, comme autant d'éléments qu'il s'agira de penser ensemble à partir de leur pluralité même" (2019, p. 27). La démarche ne vise pas l'univocité (qui chercherait à dégager LA signification) mais plutôt la complexité (qui étudie les sphères de sens, plutôt que les significations).

Dans notre recherche, le concept philosophique est envisagé comme un "universel-singulier". Élaboré par Hegel, repris par Sartre, la pédagogie interculturelle a réinvesti "l'universel-singulier" pour désigner "une réalité (matérielle ou symbolique) qui existe partout, et que chaque société interprète pourtant à sa manière. [...] Il autorise chaque élève à exprimer son opinion propre sur un phénomène qui le touche directement et qu'il perçoit de manière singulière, échangeable avec la manière singulière de chacun des autres" (Abdallah-Pretceille & Porcher, 1996, p. 142). Nous avons pu faire l'expérience de cette ambiguïté conceptuelle lors du tout premier atelier que nous avons dispensé sur le thème de l'amitié. Alors que nous réfléchissions à la traditionnelle distinction entre "ami" et "copain", Mariam m'a signalé que cela n'était pas opératoire pour elle.

Ma : En arménien, il n'y a pas "copain" et "ami", il n'y a que, que, seulement une. C'est .... c'est ça. [...] C'est pareil, il n'y a pas...
ASC1 : Est-ce que c'est plutôt ami ou plutôt copain ?
Ma : C'est dans... Moitié.
Dje2 : C'est moitié moitié.
ASC : Ah d'accord donc ça peut être les deux en fait.
Ma : Oui.

Cette distinction conceptuelle n'existe pas en arménien, ni en russe. Ce dont nous parlions depuis le début de l'atelier ne recoupait donc pas la même réalité pour elle et pour les autres participants.

En effet, comme l'écrivait Humboldt, "La pluralité des langues est loin de se réduire à une pluralité de désignations d'une chose" (1996 [1822], p. 433). Pour la philosophe et philologue B. Cassin, les concepts philosophiques sont même des "intraduisibles", "ce qu'on ne cesse pas de (ne pas) traduire" (2016a, p. 54). Grâce à la démarche réflexive de la pratique philosophique, il s'agit alors d'articuler les dimensions objective et subjective des langues et des concepts qu'elles véhiculent, et de penser leur performativité, c'est-à-dire leur capacité à faire exister le monde, pas seulement à le décrire :

Si je vous dis ?Bonjour?, je ne dis pas "Salam" ou "Shalom" ("Que la paix soit avec vous"). Je ne dis pas non plus, comme les anciens Grecs, "Khaire" ("Jouis", "Réjouis-toi"), qui est encore différent du "Vale" latin ("Porte-toi bien"). On n'ouvre pas le monde de la même manière. La diversité des langues témoigne de la diversité des représentations du monde et des cultures. Les langues sont autant de visions d'un même monde... mais encore faut-il le construire

(Cassin, 2016b)

C'est la raison pour laquelle nous avons proposé aux élèves de réaliser des champs lexicaux plurilingues, à la fois pour penser le concept en langues et rendre tangible leur "sphère de sens". La figure 1 montre ainsi comment Bouchra "ouvre le monde" à partir du concept de bonheur. Elle a choisi le mot arabe saeada pour le traduire, alors que d'autres arabophones lui préféraient farih), moins littéraire, souvent traduit par la joie. Sa réalisation s'apparente à une carte mentale plurilingue où l'on remarque, par exemple, qu'elle associe le bonheur aux fêtes, et les fêtes à la joie et à la prière. Elle propose aussi beaucoup de rapports dialectiques intéressants pour la discussion (le bonheur et l'argent, le bonheur et le travail...).

Figure 1 - Champ lexical plurilingue du bonheur, réalisé par Bouchra

Dans l'extrait de transcription suivant, Rowaïda propose en comorien "ouvrir" et "sortir" pour caractériser la liberté. C'est un choix étonnant pour quelqu'un qui a le français comme langue première mais, pour elle, c'est le processus d'obtention de la liberté qui est au coeur du mot, et non l'état de liberté. Nizar signale également la proximité des traductions arabe et turque et indique un mot supplémentaire en turc qui exprime davantage l'action de libérer.

Qu'est-ce que la liberté ?

Ro: Euh la liberté c'est... uhuru. Et les mots associés au thème [...] c'est buha ça veut dire "ouvrir". Après y a "haruha" c'est "sortir". [...] Euh les phrases ou une expression en français c'est "quand je parle je me sens libre" [...]
Ni : "Liberté" en arabe c'est [Huriya] [...] En turc j'ai écrit deux mots et c'est un peu comme l'arabe. Hürriyet. [...] L'autre c'est özgürlük.
ASC : Donc y a deux mots en turc pour définir la liberté ?
Ni : Non j'ai choisi deux mots. [...] La liberté c'est le premier ça ressemble à l'arabe. Hürriyet. [...] [Le deuxième] ça veut dire "libérer quelque chose".

Dans l'atelier, il sera alors intéressant d'interroger le concept de liberté, en tant que processus ou état, et de distinguer la "liberté" de la "libération". Cette réflexion rejoint celle de B. Cassin au sujet de l'anglais et de l'allemand :

Le fait qu'il existe deux mots en anglais ( freedom et liberty), pour un seul mot en français (liberté), et aussi pour un seul mot en allemand ( Freiheit, de même étymologie que freedom), est très intéressant. Le mot français implique, comme en latin, le droit du sang, une liberté de père en fils. Alors que le terme allemand désigne d'emblée la liberté de compagnons solidaires et égaux au combat. Cela produit des réflexions philosophiques et politiques qui ne sont pas les mêmes. (2012, pp. 25-26).

Par conséquent, nous postulons que la réflexion sur les passages entre les langues, par des effets de conscientisation, pourrait favoriser l'appropriation, non seulement de la langue, mais du sens de la langue, du sens des langues et de leur enrichissement mutuel pour la pensée.

L'une des caractéristiques de la démarche herméneutique est le fait qu'elle procède par analogie, et non par induction. L'analogie ne vise pas un accès "vertical" à l'universel mais propose plutôt une lecture "horizontale" et croisée par le biais notamment de la métaphore, une figure de style d'ailleurs largement répandue chez les philosophes. F. Galichet souligne sa fonction heuristique. Elle est "au coeur de la réflexion philosophique et non à sa périphérie. Elle n'est pas un ornement, mais un outil de recherche de plein droit" (2019 : 57). Nous avons donc introduit le "dessin réflexif" (Molinié, 2009) dans notre atelier. Il s'agit d'un dispositif issu de la didactique des langues et des cultures constituées d'une consigne (ici, par exemple, "dessine la liberté"), d'une réalisation et d'une verbalisation qui explicite le sens du dessin. Il "permet aux dessinateurs réflexifs de développer une perception d'eux-mêmes en interaction avec leur environnement [...] et de nouer des dialogues interprétatifs ou herméneutiques [...] avec leurs pairs" (Molinié, 2011, p. 154).

Dans la figure 2, le dessin de la liberté réalisé par Zobair montre des hommes qui tentent de s'évader de prison et se font tirer dessus. Lors de la présentation de son dessin, il précise en quoi être libre peut être difficile :

Difficile par exemple c'est comme la prison tu restes toute ta vie dedans et un jour y en a un te dit c'est bon t'es libre, tu sors. Il sort il est content. Il est content et euh il va faire quoi, je sais pas.

Zobair pose une question philosophique : "que faire d'une liberté retrouvée ?". Cette interrogation est d'autant plus fondamentale pour ce jeune de 16 ans qu'il a grandi en contexte de guerre, en Afghanistan, a été très peu scolarisé, et que son orientation (scolaire/professionnelle) s'avère très problématique.

Figure 2 - Dessin de la liberté, réalisé par Zobair

Dans un autre registre, le dessin du bonheur de Rowaida (Figure 3) représente un potager partagé avec ses voisins aux Comores, avec lesquels elle avait l'habitude de faire de grands repas. Le dessin engendre un processus de métaphorisation autour de la culture du jardin. Il en découle des indices de "philosophicité" puisque, pour Rowaida, le bonheur se situerait dans les relations sociales. On peut aussi y voir des éléments socioculturels : elle vivait certainement de manière plus communautaire aux Comores qu'en France. Néanmoins, il ne s'agit pas d'en faire une généralité sur la vie aux Comores. Ces éléments sont contextualisés, rapportés par une seule jeune fille qui n'a pas pour vocation de représenter la communauté comorienne. C'est sa lecture du bonheur, à ce moment précis, qui est mise en partage et croisée avec celle des autres.

Figure 3 - Dessin du bonheur, réalisé par Rowaïda

Le questionnement philosophique est donc appréhendé à travers le prisme d'un vécu singulier, sans se focaliser sur des caractéristiques culturelles. Comme l'écrivent Castellotti & Moore :

"En permettant de construire un sens partagé, ils [les dessins] permettent de concevoir, d'imaginer, de construire l'autre/ les autres sans pour autant les figer dans une image stéréotypée ; ils mettent en évidence des positionnements et des conflits, et ouvrent les possibilités de co-construire un espace et de contextualiser la relation" (2009, p. 78).

Ainsi, nous considérons, à la suite d'Abdallah-Pretceille, que la démarche herméneutique "est éminemment éthique dans son impossibilité d'épuiser le sujet, d'épuiser l'Autre" (1999b, p. 11). Aussi, c'est la raison pour laquelle nous avons fait le choix de faire repartir les élèves avec des traces écrites non figées, ouvertes. Outre leurs productions personnelles, ils n'écrivent que la carte mentale (Figure 4) réalisée par l'animateur pendant le tour de table, et les questionnements philosophiques.

Figure 4 - Exemple de carte mentale

Développer une compétence interprétative, de soi, des autres, du monde, serait donc un enjeu fondamental pour faire vivre la démocratie dans une société inclusive. Pour F. Galichet, "La démocratie est "une société interprétative" ouverte à la polysémie, à l'équivoque, au "conflit herméneutique", alors que les régimes autoritaires ou totalitaires sont des "sociétés conceptualisantes", qui enferment les individus dans des catégories [...] dont ils ne sauraient sortir" (2019, p. 81).

Cette démarche herméneutique est donc étroitement liée à une "éthique de l'altérité" (Abdallah-Pretceille, 1997) qui fait de l'Autre un semblable singulier qui me donne à penser, et réciproquement.

III) Démocratie et pouvoir d'action

Dans son sens originel grec, la démocratie permet à chacun, à un moment ou à un autre, d'être gouverné ou gouvernant. Il ne s'agit pas seulement de prendre la parole, de faire valoir ses droits, mais aussi de prendre, symboliquement ou effectivement, du pouvoir. C'est un aspect de la démocratie directe qui a toujours inquiété. C'est pourquoi nos systèmes démocratiques sont aujourd'hui tous "représentatifs" et non directs. Pourtant, ce possible pouvoir d'action est le corollaire d'un processus inclusif et herméneutique à visée démocratique.

En effet, l'une des caractéristiques de la pratique philosophique à l'école est de considérer que la finalité de l'éducation ne se limite pas à la constitution et à la reconnaissance de l'élève comme acteur social ; un acteur social qui a pour vocation d'endosser un rôle et de mener à bien certaines tâches dans une société donnée. Par-delà cette visée pragmatique, il s'agit ici qu'il se réalise en tant que sujet et, comme le fait remarquer Bertucci, le sujet implique "une force critique, une force de contestation", c'est une "figure qui se dégage des rôles, des normes et des valeurs sociales" (2007, p. 15). Lors d'un atelier sur l'identité, la problématique des papiers a ainsi été centrale pendant la discussion comme en témoigne certaines questions philosophiques : Est-ce que l'identité n'est qu'un papier ? Pourquoi on a une carte d'identité ?Les élèves ont notamment discuté de la nature de l'identité d'une personne qui n'a pas de papier (a-t-elle vraiment une identité ? Laquelle ?), de la possibilité (ou non) de voyager, d'être un citoyen à part entière (voter, par exemple). Le dessin de la discussion (Figure 5) met aussi en avant cette problématique prégnante pour les élèves (dont certains sont "sans papier"), mais n'élude pas pour autant le questionnement universel "qui suis-je ?".

Figure 5 - Dessin de la discussion sur l'identité, réalisé par Eylem

Considérer l'Autre, non seulement comme un "interlocuteur valable" (Lévine), mais comme un sujet libre pensant et agissant, c'est également un moyen de lutter contre l'insécurité linguistique, scolaire et sociale dont souffrent beaucoup de ces jeunes. Les témoignages des élèves mettent ainsi en évidence des dynamiques émancipatoires. Ratmir signale que "dans l'atelier, tout le monde il est quelque chose d'important". Cet élève, qui manquait beaucoup d'assurance au début de la session, s'est emparé de tous les leviers qui s'offraient à lui pour partager sa pensée (dictionnaires, reformulateurs, traducteurs) et est devenu extrêmement actif et fier de son intelligence. Nous ne développerons pas ce point mais, évidemment l'organisation de la parole, l'éthique de la discussion, est aussi un facteur important pour permettre la bonne tenue des processus démocratiques. La parole nécessite d'être réglée pour être égalitaire. Aussi, beaucoup signalent que l'atelier de philosophie les fait penser à leur avenir. Karima, lorsqu'elle dessine l'atelier philo, se représente adulte avec un pendentif où il est écrit "libre" (Figure 6).

Figure 6 - Dessin de l'atelier philo, réalisé par Karima

Enfin, la philosophie peut donner du pouvoir aux individus en leur permettant de reprendre la main sur leur existence dont ils peuvent parfois avoir le sentiment qu'elle leur échappe : "philosopher, c'est seulement (et c'est déjà beaucoup) aider à mieux comprendre ce que l'on a toujours-déjà compris" (Galichet, 2019, p. 20). Mariam ne dit pas autre chose :

J'ai appris que je sais beaucoup de choses mais je ne savais pas que... en fait je ne savais pas que je peux apprendre comme ça de euh comment on dit, de discuter, de parler et... j'ai appris. Je me connais maintenant.

Conclusion

La pratique philosophique à l'école peut jouer un rôle dans la formation de futurs citoyens capables de faire vivre la démocratie. C'est un enjeu d'autant plus important pour nos sociétés post-modernes qu'elles doivent répondre au défi de la globalisation du monde. Nous considérons donc que cette pratique doit être résolument inclusive afin d'offrir à tous le droit à la philosophie. Nous avançons également, à la suite de F. Galichet, qu'elle doit favoriser prioritairement des processus herméneutiques qui permettent la découverte du pluralisme : ce qui est visé n'est pas tant l'universel que la mise en lumière d'une pluralité d'interprétations qui s'enrichissent les unes les autres, autour d'une recherche collaborative de sens. L'universel, comme la démocratie, ne devraient pas être envisagée comme des objectifs à atteindre, mais plutôt comme des "concepts-horizons" (Lévi-Strauss) vers lesquels on tend grâce à des processus dynamiques et interprétatifs, avant d'être conceptualisants, portés par des sujets interagissant et conscients de leur force critique. En effet, comme l'écrit Cynthia Fleury, il s'agit peut-être avant tout de rêver à la démocratie et "rêver à la démocratie nécessite d'être un sujet en chemin" (2015, p. 11).


(1) ASC : Anne-Sophie Cayet, animatrice de l'atelier.

(2) Djenis : un élève.

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