Revue

La neuroéducation, les compétences socio-émotionnelles et la philosophie

I) L'apport des neurosciences aux ateliers de pratique philosophique

Les nouvelles pratiques philosophiques, dans la lignée de Matthew Lipman, d'Oscar Brenifier et de Michel Tozzi ont ouvert les frontières de l'acte de philosopher. La philosophie avec les enfants surtout, a permis de s'interroger sur les contraintes et les limites de la philosophie : où commencent et où se terminent un débat, une réflexion philosophique ? A la suite du travail sur la philosophie avec les enfants de François Galichet1, on peut aujourd'hui ouvrir le champ des possibles en se concentrant sur l'approche interprétative de l'acte de philosopher : "philosopher ne se réduit pas à problématiser, conceptualiser et argumenter. Il convient de prendre en compte une autre compétence : interpréter." Grâce à Johanna Hawken2, responsable de la Maison de la philosophie à Romainville, devenue une référence dans l'expérience de la philosophie avec les enfants, "10 règles d'or" cadrent l'espace philosophique d'un enfant : 1- Recueillir les questions universelles des enfants. 2- Développer l'ouverture d'esprit. 3- Faire circuler les idées. 4- Prendre le temps de penser. 5- Mobiliser les outils de la raison. 6- Valoriser le pouvoir de penser des enfants. 7- Encourager la créativité de la pensée. 8- Instaurer une atmosphère de bienveillance. 9- Encourager l'exercice de l'esprit critique. 10- Exiger une réflexion complexe dédiée à l'ouverture au monde.

Á partir de là, on peut identifier plusieurs entrées innovantes pour la conception d'ateliers philo, voire même à l'intérieur des enseignements d'autres matières, en intégrant la maïeutique de Socrate. Si la "permission" de philosopher donne l'opportunité de créer des DVDP (Discussions à Visées Démocratique et Philosophique) et CRP (Communautés de Recherche Philosophique) au-delà des cercles philosophiques de la classe de Terminale ou des parcours universitaires, la conception d'un atelier ressemblerait-elle à celle d'un cours ? Ainsi, Michel Tozzi parle de compétences philosophiques dans l'article "Une approche par compétences en philosophie ?" dans le n° 48 de la revue Diotime d'avril 2011. Johanna Hawken évoque la didactique nécessaire à la conception des ateliers philosophiques. Elle pense qu'on ne peut "commander l'ouverture d'esprit au monde, [qu']on ne peut que mettre en place les conditions didactiques permettant de former l'esprit à être sensible à la myriade de phénomènes philosophiques dormants" (p. 199). Elle précise que son "dada théorique est le concept d'ouverture d'esprit... capacité d'un esprit à accueillir l'idée d'autrui afin de l'examiner sans préjugé" (p. 20).

Et s'il existait un moyen de "commander l'ouverture d'esprit au monde" ? Le travail que mon association, BE-N-Joy3, opère avec la philosophie auprès de différents publics, y rajoute la dominante des neurosciences, et plus particulièrement pose la question des rapports entre la philosophie et les neurosciences affectives et sociales (NAS), la neuroéducation et la neuroéthique. Kathinka Evers, professeure de philosophie à l'université d'Uppsala, spécialiste de la théorie de l'esprit et de la pensée, qui a été invitée à la chaire de Jean-Philippe Changeux en 2006-2007 au Collège de France, où elle a développé des cours de neuroéthique, pose la question de la morale ; et plus particulièrement de l'origine de la prédisposition neuronale à produire des jugements moraux. Markus Gabriel, professeur de philosophie à l'Université de Bonn, dans son livre Pourquoi je ne suis pas mon cerveau, parle des neurosciences comme "d'une menace pour le concept de liberté", et développe le concept de "neurocentrisme". Depuis les illustres L'erreur de Descartes et Spinoza avait raison d'Antonio R. Damasio, la question se pose quant à l'enseignement même de la philosophie. Au même titre que citer les courants et auteurs philosophiques, devrions-nous offrir la piste de réflexion des résultats en neurosciences lors de nos échanges ?

Avec Aristote déjà dans son Ethique à Nicomaque se posait la nécessité de distinguer physique et métaphysique, dans le sens où François Cheng peut différencier l'esprit de l'âme4, dans son ouvrage De l'âme justement, en référence à Aristote. L' anima, souffle de vie, reste à ce jour impossible à expliquer, même par les neurosciences. En spécialiste, F. Cheng pose les bases d'une universalité de l'origine de l'âme dans le souffle, à travers toutes les civilisations, de l'Orient à l'Occident : "Une entité irréductible et irremplaçable, ai-je-dit. L'âme peut être négligée ou mise en sourdine, escamotée voire ignorée par le sujet conscient, elle est là, entière, conservant en elle désir de vie et mémoire de vie, élans et blessures emmêlées, joies et peines confondues. Je me souviens d'une proposition de mon ami Jacques de Bourbon Busset : "L'âme est la basse continue qui résonne en chacun de nous." Comme elle est reliée au Souffle originel, elle chante en nous un chant à l'accent éternel. Disant cela, je suis tenté d'ajouter que l'âme n'est pas seulement la marque de l'unicité de chaque personne, elle lui assure une unité de fond, et, par-là, une dignité, une valeur, en tant qu'être.5

Lors d'une rencontre sur le plateau de "La Grande Librairie" en novembre 2016, François Cheng contredit Jean-Philippe Changeux qui évoquait la pertinence de changer le mot "âme" par "cerveau". J.P. Changeux est le neurobiologiste connu notamment pour L'homme neuronal 6, dans lequel il avance la thèse de l'existence du lien entre le cerveau-matière, objet d'exploration de la science, et les états de conscience. A la fin de cet échange face à F. Cheng, il finit par déclarer que bien sûr "nous ne sommes pas qu'un faisceau de neurones. Nous sommes toute une culture accumulée par des civilisations." La culture, selon lui, grâce à l'épigénèse7, peut modifier la relation à l'autre et contrer le processus de déshumanisation. Celui-là même qui peut s'opérer dans le cerveau, en temps de guerre par exemple, et ainsi rendre un père de famille exemplaire et aimant le soir, en le pire des bourreaux nazis dans la journée. En fait, ce processus de déshumanisation ne serait pas lié à une idéologie, selon lui, mais à l'aspect éducationnel. L'épigénétique expliquerait le constant changement dans l'activité des gènes, n'impliquant pas de modification de la séquence d'ADN et pouvant être transmis lors des divisions cellulaires, durant le développement du cerveau, qui peut aller jusqu'à 25 ans pour le cortex préfrontal. Ainsi, au-delà des concepts de liberté, de bonheur, de conscience de soi en tant qu'individu contemplateur, la dimension sociale serait la cause de ces changements. Particulièrement, la culture permettrait l'ignition et la catharsis physiologique. Dans La Beauté dans le cerveau, J.P. Changeux explique l'ignition comme l'embrasement soudain de "l'espace de travail neuronal conscient" ; marque de la présence de la conscience qui interprète émotionnellement la perception purement neuronale d'une oeuvre d'art. Par exemple, s'agissant d'un morceau de musique, notre cerveau distingue plusieurs composantes : la mélodie, l'harmonie, le rythme et l'émotion déclenchée. Elles mobilisent chacun des traitements spécifiques. S'agissant d'un tableau, et plus largement des arts visuels, son exploration par le regard va déterminer des "centres de signification" (par l'intermédiaire des couleurs, des formes, du mouvement). Par impulsions nerveuses, ces divers stimuli et l'information associée sont transmis au thalamus, puis au cortex cérébral où ils sont répartis dans différentes aires spécialisées, pour y être analysées dans ce fameux "espace de travail neuronal conscient". C'est-à-dire le lieu où va s'élaborer une recomposition intérieure (de l'oeuvre perçue) à laquelle viennent se combiner, de manière instantanée, nos représentations, nos souvenirs. J.P Changeux donne enfin un nom au siège de l'interprétation. Justement, en suivant les réflexions de François Galichet8, la compétence d'interprétation ne poserait-elle pas l'acte de philosopher à l'intérieur même de l'âme ? Et de ce fait, l'approche didactique par les neurosciences de la conception des ateliers philosophiques ne pourrait-elle pas devenir la part innovante des nouvelles pratiques philosophiques du XXIe siècle, et par là répondre à la question : comment accéder au siège de l'âme, indispensable à l'acte de philosopher ?

Il s'agira d'exposer des réflexions sur des pratiques philosophiques qui prennent en compte la maïeutique de Socrate et les conditions didactiques de l'atelier philosophique présentes dans les méthodes de M. Lipman, M. Tozzi, et F.Galichet, qui seront explicitées en lien avec la neuroéducation, et donc en corrélation avec la neurobiologie, la neuroéthique et les NAS.

Dans un deuxième temps de réflexion seront abordées les compétences dites philosophiques qui découlent de ces pratiques en ateliers. Si on considère l'entrée des "ateliers philo" dans les sphères publiques depuis Oscar Brénifier, en investissant les lieux de la cité, l'acte de philosopher fait également entrer le participant dans un acte citoyen et démocratique. Ainsi, comment définir ces compétences philosophiques qui ne sont pas sans nous rappeler les compétences psychosociales, et plus particulièrement les compétences socio-émotionnelles promulguées par le Dr Catherine Gueguen9. L'atelier de philo en lui-même développe-t-il ces compétences, ou ces compétences socio-émotionnelles sont-elles celles qui favorisent l'acte de philosopher nécessaire à la pratique de la philo ? Tout au long du développement je présenterai également les nouvelles pratiques philosophiques que j'ai mises en place en cours ou en ateliers en bibliothèque, avec des enfants, mais aussi des parents.

Socrate, dans le Théétète, affirme que chacun porte en lui le savoir, sans en avoir conscience. Le questionnement vise à se faire ressouvenir : c'est la fameuse théorie de la réminiscence. Celle-ci est fondée sur la thèse de l'immortalité de l'âme. Puisque l'âme est immortelle, elle détient déjà tous les savoirs. Cette maïeutique de l'âme est une didactique en quelque sorte, et avec les siècles elle a posé comme postulat commun que Socrate ne délivre aucun savoir, mais la médiation par laquelle l'âme de chacun découvre son propre savoir. Et il ne peut mettre au travail que les "âmes grosses" désireuses de savoir. Ces deux principes sont encore forts aujourd'hui et on voit bien comment malgré une bonne préparation des ateliers philo, parfois le débat a du mal à prendre ou à venir dans des "âmes maigres". Mais alors comment rendre une âme "grosse" capable de philosopher ?

La neuroéducation est le procédé didactique de l'application des neurosciences aux apprentissages. Un DU (diplôme universitaire) a été ouvert à l'Université Paris Descartes en septembre 2019 par Olivier Houdé et Grégoire Borst en lien avec les recherches menées par le laboratoire LaPsydé. La neuroéducation est pertinente dans la compréhension et la création d'outils didactiques préconisés dans les ateliers philosophiques existants, surtout s'ils sont étudiés par le prisme des fonctions exécutives, et particulièrement avec des résultats sur le contrôle d'inhibition. Les fonctions exécutives seront ensuite mises en corrélation avec l'éthique et la visée pédagogique démocratique dans une perspective citoyenne.

"Comme l'avaient déjà bien pressenti les penseurs grecs de l'Antiquité depuis Aristote, avec les sophismes et paralogismes (écarts à la logique), suivis par les philosophes de la Renaissance qui ont souligné le poids des coutumes et des habitudes égocentrées (Montaigne) ou l'action des "puissances trompeuses" (Pascal), ce sont nos propres impulsions, intuitions, croyances, stéréotypes et erreurs cognitives auxquels il faut apprendre à résister. Et c'est la partie avant de notre cerveau, le cortex préfrontal, qui doit s'exercer à bien les inhiber."10

Olivier Houdé, professeur de psychologie du développement à l'Université Paris Descartes, membre de l'Académie Française des Sciences Morales et Politiques sur la section Philosophie depuis le 3 décembre 2018, a reçu le Prix Moron en 2015 pour son ouvrage Apprendre à résister. Il y développe l'idée que l'éducation des parents et l'apprentissage à l'école ont un rôle essentiel à jouer dans la capacité de résistance cognitive et d'inhibition. Selon lui, apprendre à bien raisonner ou penser est le quatrième terme à rajouter à la "trilogie classique issue de l'école de Jules Ferry : lire, écrire et compter [...]".

"Dès lors, il ne s'agit plus d'entendre la résistance seulement au sens moral et sociopolitique classique, [...], mais aussi comme une règle de fonctionnement du cerveau de chacun d'entre nous, au coeur des apprentissages cognitifs, et qu'il faut éduquer dès l'enfance : une (ou des) pédagogie(s) du cortex préfrontal. La résistance sous-tend le progrès cognitif et la conscience.

Ainsi que le décrit Stanislas Dehaene dans Le Code de la conscience, notre cortex préfrontal est doté de neurones qui s'activent pour envoyer, via leurs axones longs, des signaux à tout le reste du cortex afin que d'autres neurones, dits "inhibiteurs", prennent le relais localement et fassent taire ("chut" écrit-il) des groupes entiers ou populations de neurones pré-activés. Cela s'opère [...] dans un espace de travail neuronal global. C'est très précisément ce type de câblage neurobiologique inhibiteur qu'il faut exercer, sur l'ensemble du cerveau, pour apprendre à résister."11

Concrètement, grâce à la fondation La Main à la pâte créée en 2011 par l'Académie des Sciences, et les ENS (Ecoles Normales Supérieures) de Paris et de Lyon, celle-ci offre une description détaillée et simplifiée des fonctions exécutives sur leur site. Dans cet article, on y détaille les exemples de stratégies pour favoriser le bon développement du contrôle exécutif. Et parmi les exemples se trouvent : "le jeu avec des rôles et des règles établies (le respect des règles demandant à la fois planification et inhibition sur l'envie d'agir à sa façon), le débat avec le respect de l'autre et du tour de parole, la méditation." Commençons par la dernière que Frédéric Lenoir a intégrée sous forme de méditation laïque avant chaque débat philosophique lors de ses ateliers SEVE (association "Savoir Etre et Vivre Ensemble"), et appelée "pratique de l'attention". Grâce aux études de Jean-Philippe Lachaux, neurobiologiste, et de son programme ATOLE12, il a été prouvé que la capacité attentionnelle favorisait, entre autres, la mémorisation et la concentration. De ce fait, j'ai décidé d'intégrer la pratique de l'attention préconisé par les ateliers SEVE à chaque début de cours de français ou d'atelier philo.13 Ce qui a eu par la suite beaucoup d'impact sur le comportement des enfants ou des adultes, surtout sur leur flexibilité attentionnelle. Concernant les stratégies des rôles et des règles établies, ainsi que le débat avec le respect de l'autre et du tour de parole, elles se retrouvent toutes dans les conditions didactiques de la CRP14 de M. Lipman et de la DVDP15 du dispositif Delsol-Connac-Tozzi. Déjà il y a dans les deux dispositifs des "animateurs", qui rappellent le rôle de Socrate avec sa maïeutique, puisque l'étymologie de "animateur" vient de anima, "l'âme", le souffle vital qui donne la vie dans les récits universels de la Création, et animus, l'esprit, est celui qui "donne du souffle à l'esprit". Seulement ils diffèrent d'une méthode à une autre. Il y a également des rôles dans la DVDP comme le président de séance, le secrétaire de séance, l'observateur, un donneur de parole. Il y a davantage de règles pour l'animateur dans la DVDP : lever la main pour demander la parole, inscription dans l'ordre des demandes, priorité aux moins-disants, éventuellement perche tendue aux muets, éviter toute interruption de quelqu'un, toute moquerie, justifier rationnellement tout point de vue émis, ne pas répéter ce qui a été déjà dit pour la progression du débat, parler sans allusion savante ou en les explicitant, ne pas parler trop longtemps...

Ce courant, que nous nommerons démocratico-philosophique, est proche par ses visées de celui de M. Lipman. Mais alors que celui-ci s'appuie pédagogiquement sur le concept de communauté de recherche de J. Dewey, et s'imprègne de la philosophie anglosaxonne pragmatiste et analytique, le courant Tozzi-Delsol-Connac s'inspire plutôt pédagogiquement des pédagogies coopératives et philosophiquement du rationalisme continental et de l'éthique habermassienne de la discussion. Il se distingue de celui de J. Lévine par une animation active des échanges par le maître et une vigilance de celui-ci à la mise en oeuvre par les élèves de processus de pensée ; et de celui d'O. Brénifier par une orientation démocratique, un guidage moins fort et une attention à la dynamique sociocognitive du groupe.16

Concernant la CRP, elle se veut basée sur la communauté de recherche scientifique. Il n'est plus question d'argumenter pour "battre un adversaire" mais de discuter ensemble vers une solution. Le support de cette méthode est la série de romans rédigés par M. Lipman afin de servir d'apports philosophiques, et ils sont pensés sur la théorie des stades de l'intelligence de Piaget ; un roman pour une tranche d'âge. Depuis, le support a vieilli, et notamment la thèse de Piaget a été remise en question par Olivier Houdé :

"[...] les données actuelles indiquent que [...] "le modèle de l'escalier" cher à Piaget n'est pas le bon ou, pour le moins, pas le seul possible. D'une part il existe déjà chez le bébé des capacités cognitives assez complexes [...] ignorées par Piaget [...]. D'autre part, la suite du développement de l'intelligence - jusqu'à l'âge adulte compris - est jalonnée d'erreurs, de biais perceptifs, de décalages inattendus (non prédis par la théorie piagétienne) et d'apparentes régressions cognitives. Ainsi, plutôt que de suivre une ligne ou un plan qui mène du sensori-moteur à l'abstrait (les stades de Piaget), l'intelligence avance de façon tout à fait biscornue !"17

En revanche, les deux méthodes offrent des perspectives intéressantes à visée pédagogique démocratique dans une visée citoyenne.

Dans son Ethique à Nicomaque, Aristote décrit l'importance du sage qui dicte les règles plutôt que les règles elles-mêmes, et construit la naissance de l'éthique au sein de l'éducation. L'animateur serait-il ce sage qui guide la pensée vers une sorte de bonheur qui est "le travail que l'on consacre à l'épanouissement de soi, d'autrui et de chacun". D'un point de vue des neurosciences cognitives et sociales, à la suite de la publication des travaux du LaPsyDé, laboratoire d'Olivier Houdé et Grégoire Borst, et d'Alain Berthoz au Collège de France, "les résultats indiquent que, tant les adultes que les enfants doivent inhiber leur propre point de vue égocentré [...] à chaque fois qu'ils veulent activer le point de vue de l'autre. C'est un "biais asocial" que Piaget appelait la "centration" (ou égocentrisme), mais qui, contrairement à ce qu'il pensait, ne disparaît pas (décentration) avec "l'âge de raison" à 7 ans."18 Olivier Houdé cite Montaigne "Nos yeux ne voient rien en arrière" pour définir cet égocentrisme ancré physiologiquement et corporellement. Selon lui il faut agir sur les mécanismes du contrôle inhibiteur du cortex préfrontal, "pour éduquer les enfants au raisonnement critique au-delà des illusions (aspect cognitif) et à la tolérance (aspect social) dans un monde qui est souvent égocentré, voire fou. Autrement dit on peut rendre le cerveau plus solide, résistant à ses biais, puisqu'on en connaît mieux les mécanismes. C'est de la psychologie du développement." Cela fait écho à la citation d'Aristote. Surtout quand O. Houdé parle de construire une "théorie de l'esprit" (pensées, émotions, croyances) du cerveau de l'autre et, surtout, de l'exercer en permanence. Cela rappelle sa définition de l'éducation concernant la maitrise des passions (stratégie de l'inhibition) et d'un entraînement par la répétition de l'action que l'on veut acquérir (mémorisation).

En neuroéthique, cela rejoint les déclarations de Kathinka Evers : "l'étude sur les émotions complexes, la conscience etc. commence à révéler la base neurale des fonctions cognitives et affectives. Elles incluent des études sur la volonté, le contrôle de soi, l'auto-surveillance, le jugement moral, la prise de décision, les attitudes raciales, la peur, la violence, l'amour, le mensonge...". Elle conclut en disant qu'il faut rester modeste car il est très difficile d'interpréter ces résultats. Le psychologue B. F. Skinner parle des états mentaux comme des "fantômes de la machine". C'est le matérialisme qui dépeint la conscience comme un phénomène biologique incorporé dans le cerveau. "La neuroéthique fondamentale doit par conséquent reconnaître à la fois un caractère incorporé de la conscience et la perspective irréductiblement subjective."

II) Mes pratiques de classe

D'un point de vue pratique au sein de la conception des ateliers philosophiques, les mécanismes propres au système d'inhibition doivent prévaloir. Ils permettent un entraînement récurrent des membres de la CRP et de la DVDP de leurs fonctions exécutives, et donc une meilleure acquisition des compétences propres à l'acte de philosopher dont une des principales : la résistance. Ainsi Christian Budex cite la théorie de Houdé dans son article dans Diotime n°76 paru en avril 2018, intitulé du nom de la thèse qu'il est en train de mener "L'éducation de la fraternité par la pratique de la philosophie à l'école dans le cadre de l'EMC". Il parle de la "dimension éthique ou morale de la grande fraternité du genre humain qui renvoie à la notion d'humanisme" en introduisant le concept de "communautés empathiques qui grâce au plaisir de penser au commun ne s'interdisent pas de croire que la bienveillance, la sollicitude ou la fraternité peuvent conduire l'humanité vers moins de cynisme et de souffrance." C. Budex se référant entre autres aux publications du Dr Catherine Gueguen, Heureux d'apprendre à l'école.

S'entraîner à résister, c'est faire "grossir les âmes". Dans ma pratique de la philosophie, je me rapproche des réflexions de Christian Budex, en cela que je me sers d'une partie de la méthode de Lipman et la conjugue à l'approche interprétative de Galichet afin d'introduire la philosophie dans mes cours de français, et in fine dans toutes les matières grâce au 1/4h philo. Initialement basé sur l'étymologie du 1/4h de lecture des programmes de l'éducation nationale, le 1/4 h philo est une méthode de digression philosophique organisée. Il concerne les thèmes de la neuroéthique soulevés par Kathinka Evers, qui peuvent apparaître au sein d'une leçon à n'importe quel moment. Soit sollicitée par une méthode dite d'" enquête du sens ", soit lors d'une " énigme littéraire ". En pratique, je prépare un cours qui va être lié implicitement à un concept philosophique, par exemple à l'amour ou au mensonge, et j'aurais préparé une "fiche concept philo" explicative de la notion, soit avec un support écrit, soit un support vidéo, voire un support graphique ou de carte mentale. Pendant ce quart d'heure les élèves participent à une discussion philosophique en utilisant les codes simples de deux rôles, celui du gardien du temps et celui du passeur de paroles. Le rôle de l'animateur étant le mien, il s'efface pendant 1/4 d'heure afin de laisser libre cours à leurs réflexions de façon autogérée. A la suite de quoi je reprends le fil du cours de français, pendant lequel les élèves sont invités à partager leurs nouvelles connaissances philosophiques, mais cette fois en lien avec l'objectif proposé.

Les deux autres méthodes de travail, "l'énigme littéraire" et "l'enquête du sens" se basent principalement sur la maïeutique de Socrate déclinée en méthode de l'enquête comme explicité dans le compte-rendu de Claire Larroque19 sur le collectif dirigé par Michel Sasseville : "La pratique de la philosophie en communauté de recherche : entre rupture et continuité". Ma nouvelle posture d'enseignant qui accompagne l'élève au lieu de le diriger, et qui va jusqu'à l'effacement total lors du 1/4h philo n'est plus celle d'un savant qui transmet un savoir avec certitude, mais bien celui d'un accompagnant vers "un savoir à co-construire avec les enfants" (p. 198). "L'enquête du sens" se base également sur la logique interprétative de F. Galichet "on ne réfléchit pas pour savoir si on a eu raison de le faire, mais pour savoir ce qu'il signifiait, quel sens du monde il impliquait pour soi et pour les autres."20 La méthodologie est adaptée au cours de français mais reste la même démarche philosophique. Les élèves sont invités à trouver des hypothèses de lecture et à interpréter l'oeuvre à partir de leur seule analyse ; soit de l'image, soit d'un texte. Pour l'image ils pourront se baser sur la règle des tiers, et toutes les références techniques propres à l'analyse de l'image. Ensuite ils passeront de l'étape de description à l'étape d'interprétation par le biais de dictionnaire des symboles, de la signification des figures du style, du processus de connotation, en puisant dans leurs propres représentations mentales en lien avec le monde et leurs expériences sensori-motrices. A partir de là, ils poseront les hypothèses retenues avec la pertinence d'une argumentation adaptée. J'utilise cette méthodologie de la 6e à la 3e. La motivation est suscitée par la curiosité, l'émerveillement de trouver une réponse qui correspond à la "vérité" quand ils vérifient leurs hypothèses auprès de références littéraires ou d'analyses des oeuvres. Cela leur redonne confiance en eux, ils participent à un travail collaboratif et ont le droit à toutes les ressources de vérification possibles excepté le professeur (leurs cours, internet, le CDI, les dictionnaires, les autres élèves, ou autres adultes...). Dans "l'énigme littéraire" les élèves doivent analyser l'oeuvre et la questionner grâce à la situation d'énonciation, à la linguistique et à l'étymologie des mots pour émettre des hypothèses sur la stylistique de l'auteur inconnu et ainsi deviner son nom. Ils doivent ainsi mettre en application toutes les compétences du français liées à la rhétorique en plus des compétences philosophiques de problématiser, conceptualiser, argumenter et interpréter.

Ces compétences philosophiques ne sont pas sans rappeler celles du français. D'un autre côté, elles sont proches des compétences psychosociales définies par l'OMS qui regroupent les compétences cognitives, émotionnelles et sociales : communication, empathie, capacités de résistance et de négociation, coopération, plaidoyer, prise de décision, pensée critique, auto-évaluation, régulation émotionnelle, gestion du stress, auto-évaluation et autorégulation. On peut ainsi constater qu'en rajoutant l'approche des neurosciences à la conception didactique des "ateliers philo" et de pratique de l'attention, on arrive à travailler toutes ces compétences. Mon association travaille d'ailleurs sur un livret des compétences psychosociales, et plus particulièrement sur les compétences socio-émotionnelles évoquées par le Dr Catherine Gueguen. Enfin, trois d'entre elles rejoignent déjà les 10 règles d'or de J. Hawken, à savoir : la bienveillance, la réflexion créative, l'esprit critique.

Grâce à BE-N-Joy, j'ai commencé à développer les ateliers de "philo renversée" et de "philo engagée". Ces deux actions ont été construites selon les conditions didactiques exposées ci-dessus et travaillent les fonctions exécutives nécessaires à l'acte de résister et donc de philosopher exposées dans cet article. L'atelier philo renversé est calqué sur le principe du cours renversé de Jean-Charles Caillez qui consiste à inverser les rôles. Les élèves deviennent les professeurs et lui un élève qu'il faut interroger et auquel on doit enseigner. Pour l'atelier philo renversé l'objectif est de faire des CRP qui vont organiser des ateliers philo pour l'ensemble de la classe. La seule obligation est de faire commencer l'atelier par une pratique de l'attention. Le dispositif est le suivant : 1- formation de CRP, 2- les groupes reçoivent le support méthodologique, 3- chacun choisit les fonctions qui lui incombent selon la dynamique du groupe, 4- ils doivent ensuite faire des "fiches philo" selon des concepts avec les ressources proposées (j'ai en projet de faire acheter des ouvrages spécialisés au CDI pour plus de commodités, même si j'ai des ordinateurs dans ma salle), 5- ils choisissent les méthodes "d' ateliers philo" proposés dans le support (des rôles ? des règles ? lesquels ? etc.). En deux séances on peut organiser ces ateliers. La première c'est la conception, et dans la seconde la discussion est menée. Pour la discussion, ceux qui se sentent capables animent l'atelier grâce aux petites fiches philo, sinon je reste de toute façon présente dans le cercle pour participer avec eux, en respectant les mêmes règles. Les compétences cognitives, sociales et émotionnelles sont développées.

Ensuite les neurosciences affectives et sociales sont un autre prisme des neurosciences qui oeuvrent dans la mise en pratique de l'empathie et de la bienveillance nécessaire à l'acquisition des compétences philosophiques énoncées. Cette empathie est également développée dans le cortex préfrontal au sein des relations sociales et de l'éducation par la culture et l'art, notamment grâce aux neurones miroirs et à l'épigénétique. Bérangère Thirioux, Docteur en neurosciences, qui a également étudié la phénoménologie en philosophie, ainsi que la neuropsychologie, spécialiste en approche neuro-phénoménologique de la notion d'empathie, fait des recherches sur des patients en Unité de Recherche Clinique au CH Henri Laborit de Poitiers. Lors de son intervention au colloque sur l'Empathie qui a eu lieu à Créteil en octobre 2019, elle a transposé ses recherches sur l'insight sur la situation relationnelle élèves-enseignants. Elle explique que les neurones miroirs ajoutés au réseau auto-exécutif des fonctions exécutives, en plus des réseaux émotionnel, temporel, de théorie de l'esprit, de mise au repos, et de déplacement dans l'espace, permettent à l'être humain d'avoir de l'empathie et de réussir le processus de se projeter dans l'autre. Ainsi, j'ai transposé moi-même ces conclusions dans les pratiques philosophiques en soulevant l'hypothèse que tous les jeux de rôle, les inversions de rôles qui activent le système émotionnel participaient à développer les compétences émotionnelles. Cela rejoindrait les pédagogies Freinet, Montessori, et d'autres en lien avec les écoles démocratiques. "Agir" sur la société serait-il une cinquième compétence philosophique ? Par exemple, les pédagogies de projets menées à 100 % par l'enfant comme celle élaborée par l'association TouKouLeur de Patrick Saoula, favorise les compétences du "philosophe acteur". Je l'ai adaptée à mon cours de français et j'ai mis les élèves en situation de conception de projet à partir d'une séquence en lien avec les programmes, menée sur les devises de la République. A la suite d'un brainstorming en CRP, afin de définir les concepts d'égalite, de liberté et de fraternité, les élèves ont élaboré des problématiques et ont dû y répondre sous forme de projets : "discussion-action". Les projets devaient avoir un choix de supports selon leurs envies. Une élève qui ne venait pratiquement pas en cours a été assidue du jour au lendemain ou bien s'est mise à travailler à distance. Elle a mené le projet sur le thème des femmes sdf à Nice, organisé les interviews, les rendez-vous, a mené son groupe afin de faire un montage vidéo et rassemblé un budget pour donner des produits de première nécessité aux femmes interrogées. Finalement, le groupe a décidé de présenter ce projet à l'oral du brevet pour valider le parcours citoyen. Et cette élève a eu une des meilleures notes du collège. Tous les professeurs ont parlé de son intervention à l'issue des oraux. Elle était extrêmement fière. Cette année elle est rigoureuse dans ses études et continue à développer les compétences de cet "atelier de philo engagée".

Document (format PDF) : Les ateliers philosophiques : des foyers démocratiques


(1) François Galichet, Philosopher à tout âge - Approche interprétative du philosopher, Vrin, 2019.

(2) Johanna Hawken, 1...2...3... Pensez ! Philosophons les enfants ! 10 règles d'or et outils pédagogiques !Chronique sociale, 2019.

(3) BE-N-Joy, Bienveillance Empathie Neurosciences, pour un accompagnement positif : www.be-n-joy.org

(4) François Cheng, De l'âme, Albin Michel, 2016.

(5) Ibid. p.42-43.

(6) Jean-Pierre Changeux, L'homme neuronal, collection "Le Temps des sciences", Fayard, 1983.

(7) "La topologie du réseau des connexions qui s'établissent entre groupe de neurones au cours du développement" http://tecfaetu.unige.ch/staf/staf9597/scherly/STAF11/concept2.html

(8) François Galichet, Philosopher à tout-âge. Approche interprétative du philosopher, Paris, Vrin, Collection "Pratiques philosophiques", 2019.

(9) Catherine Gueguen, Heureux d'apprendre à l'école, comment les neurosciences affectives et sociales peuvent changer l'éducation, "Les Arènes", R. Laffont, Paris, 2018.

(10) Olivier Houdé, Apprendre à résister, Pour l'école, contre la terreur, Le Pommier-Humemnis, Paris, 2019, p.17.

(11) Ibid., p.20.

(12) http://www2.ac-lyon.fr/etab/ien/rhone/oullins/spip.php?article137 Tous les supports pédagogiques et les liens sont sur cette page, accessibles gratuitement à qui veut intégrer les stratégies d'attention au sein de leur classe.

(13) https://www.be-n-joy.org/2019/06/14/quest-ce-que-la-pratique-de-lattention/ Article dans lequel est décrite la pratique de l'attention et qui renvoie également à un article de JRNews, média du collège Jules Romains à Nice, écrite par une élève avec des témoignages d'enfants sur leurs pratiques.

(14) http://www.philocite.eu/blog/wp-content/uploads/2017/11/PhiloCite_Presentation_CRP_Lipman.pdf

(15) http://www.educ-revues.fr/DIOTIME/AffichageDocument.aspx?iddoc=110220, revue Diotime N° 74, 10/2017.

(16) http://www.educ-revues.fr/DIOTIME/AffichageDocument.aspx?iddoc=110220, revue Diotime N° 74, 10/2017.

(17) Olivier Houdé, La psychologie de l'enfant, "Que sais-je ?", PUF, Paris, 2004, p. 16.

(18) Olivier Houdé, Apprendre à résister, ibid., p. 107-108.

(19) https://www.erudit.org/fr/revues/philoso/2019-v46-n1-philoso04752/1062025ar/

(20) François Galichet, Diotime n° 75 du 01/2018.

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