Revue

La discussion à visée démocratique et philosophique (DVDP) : finalité, enjeux, pratiques

Introduction - La DVDP : définition et émergence

La DVDP est un dispositif pédagogique et didactique particulier de discussion en classe.

Il s'inscrit pour une part dans la didactique de l'oral, dans son genre scolaire "débat", dont il représente l'une des modalités ; d'autre part dans la didactique disciplinaire de la philosophie, que nous appelons didactique de l'apprentissage du philosopher : c'est un exemple de didactisation de la discussion à visée philosophique (DVP), dans le même champ que les didactiques de la lecture ou de l'écriture philosophiques.

Ce dispositif a émergé en France dans les années 2000. Il a été expérimenté et affiné pendant 3 ans avec les classes d'A. Delsol à Narbonne (en CM2 puis en Grande section de maternelle)2, puis pendant 4 ans de Sylvain Connac, dans sa classe de niveau 3 de l'école A. Balard dans la ZEP de Montpellier3. Nous l'avons ensemble peu à peu stabilisé et théorisé4.

Il s'inscrit dans le développement des nouvelles pratiques philosophiques avec les enfants, encouragées par l'Unesco5, qui s'ordonnent précisément autour du paradigme de l'animation de discussions philosophiques entre pairs, introduites aux USA dans les années 1970, et dans les années 1985 au Québec et en Belgique notamment. La DVDP illustre en France l'un des courants de ces nouvelles pratiques, parmi ceux de l'AGSAS, de la CRP (Communauté de Recherche Philosophique) de M. Lipman, de l'Institut de Pratiques Philosophiques d'O. Brénifier etc.

Ce courant, que nous nommerons démocratico-philosophique, est proche par ses visées de celui de M. Lipman. Mais alors que celui-ci s'appuie pédagogiquement sur le concept de communauté de recherche de J. Dewey, et s'imprègne de philosophie anglosaxonne pragmatiste et analytique, le courant Tozzi-Delsol-Connac s'inspire plutôt pédagogiquement des pédagogies coopératives et philosophiquement du rationalisme continental et de l'éthique habermassienne de la discussion6. Il se distingue de celui de J. Lévine par une animation active des échanges par le maître et une vigilance de celui-ci à la mise en oeuvre par les élèves de processus de pensée7 ; et de celui d'O. Brénifier par une orientation démocratique, un guidage moins fort et une attention à la dynamique sociocognitive du groupe.

Rappelons que depuis la rentrée 2015, la Discussion à Visée Philosophique (DVP) est recommandée dans les programmes d'EMC de l'école primaire (L'expression DVP est historiquement issue de Jean-Charles Pettier, professeur de philosophie à l'ESPE de Créteil). Même si l'on trouve mention de la dimension philosophique de la lecture ou de la discussion dès les programmes de 2002 ou 2005, c'est l'entrée officielle d'une pratique philosophique explicite dans le premier degré du système éducatif français. C'est aussi la reconnaissance institutionnelle de la possibilité de pratiquer la philosophie avec les enfants dès l'école primaire. Sont ainsi officialisées certaines pratiques qui démarrèrent en 1996 avec A. Pautard et J. Lévine à Lyon (méthode AGSAS), en 1998 avec Marc Bailleul à l'IUFM de Caen et Emmanuèle Auriac à l'IUFM de Clermont-Ferrand (méthode Lipman), puis se diffusèrent peu à peu, avec des formations initiales en IUFM et continues dans des circonscriptions...

Finalités

La DVDP est un dispositif pédagogique et didactique avec une double visée, démocratique et philosophique. Son originalité est d'articuler étroitement et de manière explicite ces deux visées différentes, souvent distinguées dans les pratiques. Certains d'ailleurs reprennent le dispositif pour sa visée citoyenne, sans pour autant avoir une visée philosophique. Tout comme on peut se préoccuper de philosophie sans souci d'une pratique démocratique...

A) Visée pédagogique démocratique, dans une perspective citoyenne.

Il s'agit d'apprendre à parler en public, à exprimer publiquement sa pensée, à la confronter à d'autres. On est là dans la tradition démocratique de l'investissement citoyen dans un espace public de discussion. Des règles de fonctionnement organisent et garantissent la démocratie des prises de parole dans le groupe. Il y a d'autre part une répartition de différentes fonctions entre les élèves : délégation d'un certain pouvoir par le maître et partage de ce pouvoir entre plusieurs participants du groupe classe. Ces règles de répartition de la parole et l'attribution de fonctions différenciées sont explicitement inspirées par la pédagogie coopérative de C. Freinet, et la pédagogie institutionnelle d'Oury et Vasquez.

B) Visée didactique philosophique.

Il s'agit d'apprendre à penser par soi-même, à philosopher, et spécifiquement dans ce dispositif, par la discussion. A élaborer une pensée rationnelle et fondée sur les questions importantes posées à la condition humaine, au contact exigeant des autres, et sous l'animation du maître.

Trois exigences intellectuelles sont ici régulatrices d'une activité à visée philosophique, sur lesquelles veille, par son type de guidage, le professeur, et qui cherchent à développer trois types de compétences chez les élèves :

  1. le questionnement et l'autoquestionnement, qui permettent la problématisation de notions (ex : la justice) et de questions ("Une amitié, ça dure toujours ?"), en se mettant en recherche, individuellement et collectivement ;
  2. la conceptualisation, qui cherche à définir des termes-notions (Qu'est-ce que l'amitié ?), notamment à partir de distinctions notionnelles (ami, copain, amoureux), pour que la parole élabore une pensée précise ;
  3. l' argumentation, qui implique de valider rationnellement son point de vue quand on affirme quelque chose, de donner des objections justifiées ou de répondre à des objections quand on n'est pas d'accord, en vue d'une pensée consistante, non contradictoire, qui vise à penser le réel dans un rapport au sens et à la vérité.

Cette visée philosophique nous amène à préférer la notion de "discussion" à celle de "débat" : l'étymologie du latin discussio, "secousse", "examen attentif", rend compte selon nous de l'"ébranlement" dans un échange de ma pensée par autrui, alors qu'il y a dans "débattre" le mot "battre", comme il y a dans "convaincre" le mot "vaincre" Dans une DVDP, l'autre est moins un adversaire contre qui on lutte, qu'un partenaire avec qui l'on cherche... La notion de dialogue est plutôt retenue dans le courant lipmanien.

Il s'agit donc d'une discussion réglée entre élèves sous la conduite vigilante du maître, à partir de questions que les élèves se posent et choisissent de discuter (par exemple tirées d'une boite à questions pour les élèves, ou formulées après lecture et interprétation d'un album de jeunesse, d'un roman, d'un conte, d'un mythe...).

Les enjeux de la DVDP

Nous utilisons le terme enjeu, car certains pensent que les enjeux de l'exercice d'une DVDP sont négatifs, et qu'il y aurait à y perdre, notamment philosophiquement, dans cet exercice. Par enjeu positif, nous entendons au contraire l'explicitation des bénéfices que l'on peut retirer de sa mise en oeuvre. Ces enjeux sont de différents ordres : langagier et communicationnel, philosophique, démocratique et didactique ; sans compter - enjeu psychologique - la répercussion gratifiante de la DVDP sur l'estime de soi, notamment pour les élèves en difficulté scolaire (ce que montrent plusieurs études) ; ou - enjeu pédagogique - le caractère innovant de cette pratique...

A) Enjeu langagier

En travaillant (sur) la pensée, la DVDP travaille du même mouvement sur la langue, en particulier dans la discussion (l'oral et la parole), mais aussi l'écrit. Elle soulève donc des enjeux linguistiques, plus généralement langagiers et communicationnels. On y expérimente un usage réflexif de la langue, on y travaille la pensée dans et par la langue, mais aussi la langue par la pensée. On observe par exemple que dans une DVDP, parce que l'on travaille sa pensée, le niveau de langue est d'un registre plus soutenu que dans un conseil coopératif, où l'on cherche plutôt à régler des problèmes ou prendre des décisions.

B) Enjeu philosophique

L'enjeu philosophique fondamental, quand on pratique la DVDP en classe, notamment au primaire, c'est la possibilité de philosopher avec les enfants, question philosophique vive au sein même de la corporation des philosophes. Nous avons longuement développé ailleurs les tenants et aboutissants de la controverse, le pro et le contra8 :

Mais plus spécifiquement, c'est un enjeu philosophique important, la DVDP inaugure une nouvelle pratique du débat philosophique collectif. On connaît historiquement en effet la maïeutique socratique à deux ou trois ; la disputatio au Moyen-Age, où se succèdent de longs monologues contradictoires conclus par la parole de vérité du maître ; et aussi nombre de dialogues écrits, ou de correspondances philosophiques, ou d'entretiens interindividuels oraux... Quid par contre d'interactions verboconceptuelles rapprochées à l'intérieur d'un groupe (entre élèves d'une classe), de conflits sociocognitifs dans l'espace d'une altérité plurielle, de confrontations intellectuelles pas seulement avec un maître, mais entre pairs ? Il faudrait ici parler en parallèle du développement en France des cafés philosophiques dans la Cité, qui reposent sur l'objectif analogue d'instaurer un espace de discussion entre participants propice au travail critique sur les opinions. Il y a bien là de nouvelles pratiques philosophiques sociales et scolaires qui émergent dans l'histoire de la philosophie...

C) Enjeu citoyen

L'enjeu politique, c'est de contribuer à l'éducation à une "citoyenneté réflexive", dans un "espace public scolaire de discussion", sur fond d'une "laïcité de confrontation" (P. Ricoeur), et non d'indifférence à la différence. Il s'agit de mettre la philosophie en perspective démocratique (on la rend accessible à tous, "populaire" comme disait Diderot) ; et mettre la démocratie en perspective philosophique, en n'exerçant pas seulement un droit démocratique de s'exprimer, mais un devoir d'exigence philosophique de la pensée dans sa parole.

D) Enjeu didactique

Il y a aussi un enjeu didactique : l'inscription de la DVDP dans le champ de la didactique de l'apprentissage du philosopher. La DVDP est une forme de didactisation d'une discussion à visée philosophique. Elle présuppose :

  • l'existence et la consistance d'une didactique de l'apprentissage du philosopher ;
  • que les enfants sont capables de philosopher (et donc qu'il n'y a pas un âge - 18 ans - pour philosopher) ; c'est le "postulat d'éducabilité philosophique de l'enfance" ;
  • que philosopher implique l'apprentissage d'un certain nombre de compétences de pensée (problématiser, conceptualiser, argumenter...) ; d'où une approche par compétences ;
  • que la discussion orale (et pas seulement un cours, la lecture ou une dissertation) est l'un des moyens pour apprendre à philosopher ; qu'il y a une non-légèreté de l'oral pour former sa pensée ;
  • et qu'elle permet de développer les compétences ci-dessus.

Chacun de ces présupposés fait controverse, et mérite débat.

Description et fonctionnement d'une DVDP

On trouvera ci-dessous la description d'un dispositif complexe, issu de pratiques de terrain approfondies par son analyse, qui fonctionne pleinement dans sa totalité en CM1-CM2 et au delà jusqu'en terminale, mais qui est plus allégé dans ses fonctions et ses exigences avec des élèves plus jeunes. On peut le mettre partiellement et progressivement en place, selon l'âge des enfants et l'état de sa propre pratique : cumuler toutes les fonctions en tant qu'enseignant au départ pour faire discuter les élèves, puis mettre un élève président ("chef de la parole"), puis introduire un reformulateur etc. C'est plus facile dans le cadre d'une pédagogie coopérative, où les enfants ont déjà des habitus démocratiques.

Il s'agit de mettre en place en classe une "communauté de recherche" (M. Lipman), un "intellectuel collectif", où l'enjeu de la discussion est d'avancer ensemble sur une question importante posée (rapport de sens), et non d'avoir raison (de l'autre : rapport de force) ; de chercher avec et non de lutter contre.

La parole est régie par des règles démocratiques (le droit de parler d'un seul, et chacun peut en disposer, c'est le devoir de se taire de tous les autres quand il parle) ; et la pensée est réglée par des repères philosophiques : questionner une notion ou la question, pour bien comprendre le problème ; essayer de définir les notions, pour préciser ce dont on parle ; tenter d'argumenter ce que l'on avance ou objecte, pour savoir si ce que l'on est dit est vrai. Bref penser ce que l'on dit, sans se contenter de dire ce que l'on pense...

L'espace structurant le réseau des relations, les élèves se mettent en cercle, car on discute aussi avec le corps de l'autre, son visage et ses gestes ; les observateurs éventuels se mettent derrière pour ne pas interférer dans les échanges. Les coanimateurs (enseignant, président, reformulateur, synthétiseur) sont dans le cercle ou le rectangle, mais à côté, et devant le tableau, symbole du pouvoir. L'enseignant a à sa droite le reformulateur, qu'il gère, et à sa gauche le président, qu'il étaye éventuellement. A gauche du président, le synthétiseur, dont le président gère le moment du (des) rapport(s). La discussion et sa métaréflexion durent un temps précis connu d'avance. Les déterminants spatio-temporels et les fonctions responsabilisantes donnent au élèves un cadre de discussion, sécurisant par ses repères, contenant psychique des pulsions : la parole est d'autant plus libre que le cadre est robuste.

L'avantage d'un micro, qui permet en outre de garder trace de la discussion pour ensuite l'analyser, est de permettre d'entendre sans difficulté un élève qui parle, d'éviter les reformulations littérales à voix haute de l'enseignant qui font perdre du temps et de l'énergie, et de mettre démocratiquement les élèves à égalité de décibels.

Avec un micro chacun m'entend, si je me lève tout le monde me voit : on peut institutionnaliser la parole 1) le président me donne la parole 2) je me lève pour signifier que c'est moi qui vais parler 3) Je dis mon prénom : ma parole publique est signée, responsable, assumée, par "quelqu'un qui n'est pas quiconque" (Lacan).

La coanimation professeur-élèves est le choix d'une responsabilité collective partagée en classe par des fonctions distinctes (enseignant-animateur, président, reformulateur, synthétiseur).

L'enseignant est l'animateur du débat sur le fond. Il met en place le dispositif, demande des volontaires (toujours préférables à des "désignés") pour les fonctions, installe les élèves dans leur nouvelle fonction en leur demandant de reformuler leur " métier " (cahier des charges), veille au bon déroulement de l'ensemble (il étaye une fonction qui faiblit), anime la phase métacognitive sur le débat après la discussion. Pendant la discussion, il lance les échanges, les cadre et les recadre quand on s'égare, les relance quand on stagne, interroge à la cantonade pour mettre en recherche la classe ou nominativement pour demander à un élève une précision, un développement, une définition, un argument ; il reformule un point de vue d'élève, ou fait une mini synthèse ; ses reformulations ne sont jamais évaluatives, mais explicitantes, et un peu plus abstraites ; il souligne les points de vue contradictoires et amène les élèves à en discuter entre eux ; il construit du sens et de la progression dans le débat collectif, en faisant le lien entre les interventions et le sujet (pour éviter les dérives, recentrer), et entre le contenu des différentes interventions (pointage des questions, éléments de définition, thèses qui émergent, arguments contradictoires, niveaux ou registres de la discussion ...) ; il encourage à parler, valorise ce qui est dit (l'élève est considéré comme "interlocuteur valable", comme dit J. Lévine), établit un climat de sécurité et de confiance par le non jugement, demande de l'entraide entre élèves en cas de difficulté de l'un d'entre eux ; il ne dit pas son propre point de vue pour ne pas influencer les échanges et libérer la parole de chacun. Il est le seul à ne pas demander la parole au président pour ne rater aucune occasion (kairos) philosophique à exploiter, et fonctionne en synergie avec lui.

L'élève président répartit la parole selon des règles : donner la parole à ceux qui lèvent la main par ordre d'inscription, avec priorité à ceux qui ne se sont pas exprimés ou se sont moins exprimés que d'autres ; il fait au fur et à mesure une liste des prénoms des élèves qui demandent la parole, barre celui à qui il la donne ; il tend au bout d'un moment la perche aux muets, mais ceux-ci ont le droit de se taire (ce qui paradoxalement favorise leur participation...)  ; il gère la forme de la communication, régule les processus socio-affectifs (il peut exclure après trois avertissements un "gêneur") ; il ne participe pas à la discussion, pour être tout attentif à la forme, et ne pas profiter de son pouvoir : celui-ci est de donner non arbitrairement le pouvoir de la parole à d'autres ; il peut à la fin faire un tour de table des "muets", et des coanimateurs ; il ouvre et ferme la séance selon le temps convenu préalablement avec l'enseignant  ; de même il gère le reformulateur en lui donnant la parole à + x minutes.

L'élève reformulateur, à la demande de l'enseignant, redit ce qui vient d'être dit par un camarade : il apprend à écouter, à comprendre ce qu'il a entendu, à le redire comme s'il était un autre. Il ne participe pas à la discussion, exclusivement centré sur l'écoute des autres, avec une exigence intellectuelle de compréhension, et une exigence éthique de fidélité. Président et reformulateur sont introduits dès la grande section de maternelle.

L'élève synthétiseur, reformulateur à moyen terme, écoute et essaye de comprendre, note ce qu'il a compris, et renvoie au groupe lorsque le président le lui demande ce qu'il a retenu à partir de ses notes. Il ne participe pas à la discussion, car il a déjà un travail complexe à faire. Il peut y avoir aussi un scribe qui écrit les idées essentielles au tableau, et les relit à la fin. Et aussi deux journalistes qui prennent des notes sans participer oralement, puis les confrontent à froid, font un petit texte de synthèse qu'ils tapent à l'ordinateur, corrigé linguistiquement par le maître, et distribué la semaine d'après. Cette fonction n'est introduite qu'à partir du CE1, quand les élèves savent écrire.

Les élèves discutants doivent essayer de participer oralement au débat  ; exprimer leur point de vue en le justifiant, émettre des objections fondées et répondre à celles qu'on leur fait, faire évoluer leur point de vue en fonction des échanges (préciser, nuancer, voire changer d'avis) ; mais aussi (plus difficile) faire avancer de manière constructive la discussion, en (se) posant des questions, en définissant des notions, en faisant des distinctions, en amenant des exemples ou contre exemples etc.

Les élèves observateurs (introduits en CM1-CM2), ont pour fonction de prélever des informations précises pour prendre conscience de ce qui se passe, sur des domaines distincts  : observation d'une fonction précise pour s'y préparer, en comprenant son cahier des charges, les difficultés à l'exercer, les moyens d'y parvenir ; observation du réseau démocratique de la communication dans le groupe : qui parle (ou pas), et combien de fois dans le groupe ? Observation des processus de pensée (c'est le plus difficile) : donner des exemples de questions posées par les élèves dans la discussion, de tentatives de définition, de distinctions entre les mots-notions, de thèses énoncées, d'arguments qui prouvent ou qui objectent... Ces observations d'ordre divers servent ensuite à l'analyse du débat sur sa forme comme sur le fond.

Chaque fonction développe des compétences précises : le président apprend la capacité sociale à donner démocratiquement la parole dans un groupe ; le reformulateur à pénétrer dans la vision du monde d'autrui par une écoute cognitive fine ; le synthétiseur à être la mémoire collective d'un groupe ; le discutant à oser une intervention publique, élaborer sa pensée dans la confrontation à l'urgence d'une altérité plurielle, et (plus difficile) à contribuer à l'avancée collective d'un débat ; l'observateur à se distancier de son implication dans un groupe pour observer son fonctionnement ou ses processus de pensée. D'où l'intérêt que ces fonctions tournent au cours des séances pour que chacun élargisse sa palette de compétences. Chaque fonction a un cahier des charges distribué aux élèves.

Chaque discussion est suivie d'une phase d'analyse animée par l'enseignant, plus courte que la discussion. Objectif : prendre conscience du fonctionnement des processus par la verbalisation de l'action, afin de l'améliorer. Chaque élève s'interroge sur la façon dont il a tenu sa fonction, respecté le cahier des charges, rencontré des difficultés ; des conseils sont échangés pour améliorer certains points, faire évoluer les cahiers des charges ; on analyse aussi la circulation de la parole, et la présence ou pas de processus à visée philosophique, en les exemplifiant.

La durée de la séquence (mise en place, échanges et analyse) dépend de l'âge des enfants  : de 10-15' en grande section de maternelle à 30-45' au cycle 2 à 45-60' en cycle 3. Le développement de compétences étant notamment fonction du temps d'exposition à la tâche qui la développe, une périodicité régulière est souhaitable : une heure hebdomadaire par exemple au primaire, sachant qu'on y développe, en même temps que la pensée réflexive, la maîtrise orale de la langue et l'éducation à la citoyenneté (compétences au programme).

L'activité étant essentiellement orale (ce qui donne une chance aux élèves en indélicatesse avec l'écrit), on peut aussi articuler l'oral et l'écrit pour cumuler les avantages de ces deux codes du langage nécessaires pour penser : rédiger une phrase ou un paragraphe avant la discussion, puis un petit texte après, et voir ce qui a changé suite aux échanges. Faire une pause d'écriture pendant le débat. Demander aux élèves qui ne participent pas de lire leur écrit, ce qui permet de connaître leur point de vue ; faire un résumé du débat ; afficher dans la classe quelques phrases fortes ou conclusives. L'écrit permet de garder des traces du débat oral, volatile.

Conclusion

Par rapport au sujet de ce colloque, nous considérons que "la DVDP est un espace public de discussion pour éduquer à une citoyenneté réflexive". Par l'instauration d'un espace communicationnel garanti par des règles de fonctionnement démocratique, des points de vue différents peuvent se confronter de façon pluraliste et respectueuse.

Cet espace institue un groupe en "communauté de recherche" : des élèves forment le projet d'approfondir collectivement un problème difficile à résoudre, chacun donnant à sa parole un statut d'hypothèse à interroger pour vérifier sa pertinence. La DVDP constitue un apport conséquent pour l'enseignement moral et civique, parce qu'elle permet de développer le jugement moral, et contribue par des valeurs vécues à la formation de la citoyenneté11.

Le "plus philosophique", par rapport à l'idéal démocratique, est que la vérité de la pensée, contrairement à la légitimité d'une décision, n'est pas de l'ordre du nombre ou du vote, mais de la qualité du "meilleur argument" (Habermas), par lequel l'obéissance à la raison apparaît comme une liberté, et non comme une soumission à quelqu'un qui nous aurait (con-)vaincu.

La pratique philosophique de la problématisation, de la conceptualisation et de l'argumentation à visée universalisante, affine de ce fait la qualité du débat démocratique, par la double exigence de la rigueur intellectuelle et de l'éthique communicationnelle (respecter et écouter l'autre, chercher à comprendre sa part de vérité, avoir besoin de ses propositions et objections pour asseoir sa propre pensée). Utile garde-fou contre les deux tentations démagogiques de toute démocratie : le simple échange des opinions sans recherche d'un fondement rationnel et partageable (doxologie), et l'art de vaincre autrui par la parole sans souci de la vérité (sophistique).

Cette utopie démocratique et philosophique peut avoir bien des ratés dans sa réalisation : expression de préjugés sans recul critique, dérive de conflits socio-cognitifs d'idées en conflits socio-affectifs de personnes. Tout dépend de la double compétence de l'enseignant-animateur, pour gérer d'une part la dynamique de groupe d'un échange en classe, d'autre part pour lui donner une visée philosophique : mise en place et rappel de certaines règles comme conditions de possibilité d'une telle discussion (lever la main, ne pas interrompre quelqu'un qui parle, savoir différer sa parole, ne pas se moquer...), et mise en oeuvre de processus de pensée rationnels.


(1) Pour une vision synthétique de mes travaux, voir mon site gratuit : www.philotozzi.com ou leur présentation sur wikipedia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Michel_Tozzi

(2) Cf. Delsol Alain, Philo à tous les étages, 3° colloque sur les nouvelles pratiques philosophiques, "Un atelier en cycle 2", CRDP de Bretagne, pp. 48-52, janv. 2004.
Idem, "Discussion philosophique dans une classe de maternelle", Les Cahiers du CERFEE, n° 19, Presses Universitaire Montpellier 3, pp 39-54, mars 2004
Idem, "Les ateliers de discussion à visée philosophique en maternelle", Diotime n°33,avril 2007.
Idem, "Apprendre à débattre", Cahiers Pédagogiques, L'école maternelle aujourd'hui, n°456, octobre 2007.

(3) Cf. Connac Sylvain, "Discussion à visée philosophique et classes coopératives en ZEP", doctorat en sciences de l'éducation, université Montpellier 3, 2004.
Idem, "Des discussions à visée philosophique dans les classes coopératives en réseau d'éducation prioritaire", Diotime n° 21, avril 2004
Idem, "Des discussions à visée philosophique en classe unique et coopérative", Diotime n° 27, octobre 2005.
Idem, "Des DVP (discussions à visée philosophique) en classe coopérative", Diotime n° 34, juillet 2007.

(4) Cf. Tozzi Michel, Apprendre à philosopher en discutant : pourquoi et comment ?, De Boeck, Bruxelles, Belgique, 2007. 4Sur les processus de pensée qui assurent la philosophicité des débats : Penser par soi-même, 6e édit., Chronique sociale, Lyon, 2005. 4Sur le descriptif du dispositif avec les tenants et aboutissants : Débattre à partir des mythes à l'école et ailleurs, Chronique sociale, Lyon, 2006. 4>Et La littérature en débats : discussions à visée littéraire et philosophique à l'école primaire (avec Y. Soulé et D. Bucheton), Sceren-Crdp Montpellier, 2008.

(5) L'Unesco soutient depuis longtemps la philosophie avec les enfants : cf. l'ouvrage de l'Unesco La philosophie, une école de la liberté, dont j'ai été chargé de rédiger la première partie sur "la philosophie à l'école primaire dans le monde". Rappelons qu' "enfant" signifie pour l'Unesco les êtres humains jusqu'à 18 ans, ce qui inclut en France la classe terminale des lycées.

(6) Michaud O., "Points communs et différences entre les méthodes Lipman et Tozzi", in Diotime n° 73, avril 2017.

(7) Tozzi M., "Lipman, Lévine, Tozzi : différences et complémentarités", in La philosophie pour enfants - Le modèle de M. Lipman en discussion (Coord. C. Leleux), De Boeck, Bruxelles, 2005 (p. 95-115).

(8) Tozzi M., "Des enjeux linguistiques et langagiers", Chap. 17 de l'ouvrage Nouvelles pratiques philosophiques, Chronique sociale, Lyon, 2012.

(9) Tozzi M., "Un enjeu politique, démocratique, vers une citoyenneté réflexive", Chap. 18 de l'ouvrage Nouvelles pratiques philosophiques, Chronique sociale, Lyon, 2012.

(10) Tozzi M., "Est-ce bien de la philosophie ? Les enjeux philosophique et didactiques", Chap. 16 de l'ouvrage Nouvelles pratiques philosophiques, Chronique sociale, Lyon, 2012.

(11) "Développer la pensée réflexive chez l'enfant : pourquoi et comment ? L'exemple du rôle de la philosophie dans l'Enseignement Moral et Civique", Spirale 66, 2018.

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