I) Michel Tozzi, Université Paul Valéry de Montpellier : Diversité des courants de philosophie avec les enfants en France et spécificité de l'atelier de philosophie Agsas (extraits)
Petit historique des méthodes de philosophie pour enfants en France
La philosophie est une discipline qui n'était enseignée qu'en terminale (ce pourra être une option en 2019 en première), donc ni au primaire, ni au collège. Mais la maîtrise de la langue, notamment orale, est un fondamental de l'école primaire. Des ateliers philo oraux qui développent cette compétence pouvaient donc y avoir leur place, et depuis la fin du dernier siècle se sont développés. Mais comme il n'y avait pas de programme de philosophie à ces niveaux d'enseignement, des méthodes diversifiées vont voir le jour, et donner lieu à des innovations pédagogiques multiples, qui vont différencier les approches.
Outre la méthode Lipman, qui existait déjà depuis les années 1970, se sont ainsi progressivement élaborées et stabilisées différentes méthodes : notamment l'atelier de philosophie de l'AGSAS, la DVDP (Discussion à Visées Démocratique et Philosophique) de Delsol-Connac-Tozzi, et la méthode maïeutique de l'Institut de Pratiques Philosophiques...
Au départ était la méthode Lipman, mise au point aux USA, qui a ensuite essaimé et qui est majoritaire dans le monde. Après une tentative infructueuse en 1985 dans l'académie de Poitiers auprès de philosophes par Patricia Sustrac, c'est en 1998 que deux chercheurs, après avoir fait la connaissance de cette méthode dans des colloques avec les québécois, l'introduisent en France, et organisent des formations : Marc Bailleul, MCF de mathématiques à l'IUFM de Caen, et Emmanuelle Auriac, MCF de psychologie à l'IUFM de Clermont-Ferrand. Des non philosophes... C'est aujourd'hui l'une des méthodes pratiquée en France, relayée par Emmanuelle Auriac sur Clermont-Ferrand et le réseau de chercheurs qu'elle a fédérée, notamment Jean-Pascal Simon, MCF à Grenoble, et par l'association Asphodèle de Véronique Delille.
Un atelier philo a commencé par ailleurs en 1996 dans une maternelle de Lyon, celle d'Agnès Pautard. Il a été soutenu dès le départ par Jacques Lévine et l'association qu'il a fondée (l'Agsas), et des ateliers philo vont se développer dans ce cadre associatif, avec des stages de formation pour diffuser leur pratique.
Cette diversité des courants et méthodes est une richesse, fruit de l'innovation partie du terrain, non encadrée d'en haut par des programmes, circulaires et personnels hiérarchiques, et les colloques sur les NPP (Nouvelles Pratiques Philosophiques) ont permis, depuis 2001, leur expression sous forme de "démonstrations" pratiques avec des élèves1.
L'atelier de philosophie AGSAS et les autres méthodes
Ce que l'atelier philo Agsas a de commun avec d'autres dispositifs ou méthodes : postuler l'éducabilité de l'enfant, et avoir confiance en ses capacités cognitives ; s'intéresser à l'enfant dans sa globalité au-delà de son métier d' élève, et à sa pensée ; lui donner la parole et la possibilité de s'exprimer ; cultiver, comme chez Lipman et Tozzi, une attitude de bienveillance envers l'enfant.
Ce qui le distingue : un mot inducteur, et pas une question ; un plus grand retrait dans la posture de l'animateur, qui intervient au départ pour mettre en scène le lancement de la séance, puis très peu ou pas du tout, ce que permettent des tours de table ; pas de reformulation ; pas de discussion, une moindre interaction apparente entre les élèves : leurs interactions se succèdent, on travaille moins sur la dynamique du groupe ; on ne travaille pas explicitement et de façon organisée des "habiletés de pensée" (comme chez M. Lipman ou M. Sasseville), des "compétences réflexives" de problématisation, conceptualisation, argumentation (comme Tozzi ou Brenifier), qui supposent une plus grande intervention de l'animateur, chargé de veiller aux exigences philosophiques des processus de pensée dans les échanges ; on vise avant tout le développement personnel, psychique et mental de l'enfant. Et il n'y a pas, comme l'une des finalités essentielles, une perspective citoyenne (comme chez Tozzi ou Lipman), bien que l'exercice public de la parole ait de surcroit des retombées démocratiques...
L'atelier de philosophie AGSAS a pour moi des intérêts spécifiques : un cadre robuste, sécurisant, "hors menace", et une atmosphère de confiance propices à la réflexion ; la considération de l'enfant, bien au-delà de l'élève, comme "interlocuteur valable", petit d'homme qui fait l'expérience d'être à l'origine de sa propre pensée, du cogito, de la réflexion pour grandir en humanité ; la prise de parole des enfants à partir d'un mot-notion lanceur (la peur, la violence), qui leur permet de s'essayer à penser les expériences à laquelle il renvoie ; l'écoute de la pensée des autres, qui va rejaillir sur leur propre pensée ; le développement chez eux d'un langage intérieur, pour mettre en mots le réel de leur vie et donc commencer à penser le monde. Je trouve aussi utile à l'Agsas la distinction entre des ateliers plutôt philo (je pense) et des ateliers plutôt psycho (je ressens), pour éviter la confusion des approches...
II) Nathalie Frieden, maîtresse d'enseignement et de recherche honoraire à l'Université de Fribourg (Suisse)
En tant que didacticienne, j'ai eu le privilège de former pendant ces derniers 18 ans les futurs professeurs de Philo pour les lycées. Comme il y a une grande liberté dans les programmes et entre les cantons, et même entre chaque lycée, enseigner la didactique consiste à aider, accompagner les jeunes futurs enseignants à la sortie de leur master de philo, et à devenir le professeur qu'ils veulent être. Pour cela, il est important qu'ils se découvrent eux-mêmes ainsi que leurs aspirations personnelles. Quant à moi, je devais tenter de donner à chacun les outils dont il a besoin. Il faut aussi leur enseigner à être didactiquement créatifs. En effet, une des meilleures façons de survivre dans ce métier est d'apprendre à inventer des façons différentes de construire son cours, afin de réaliser ses propres objectifs et ses valeurs.
Donc dès le début, j'ai eu une approche pluraliste des différentes écoles de discussion. Comme des courants se sont développés pour des discussions avec les enfants, ils sont nés avec un support didactique bien pensé et structuré. Tous offrent de merveilleux outils. Donc j'ai formé mes étudiants d'une façon plurielle. J'ai expliqué et offert des outils tirés de toutes les écoles. Et mes étudiants ont engrangé des quantités d'outils utiles.
Ainsi l'on peut faire des DVDP de la méthode Tozzi quand on travaille en philosophie politique, sociale ou morale, du "Jeunesse Débat" quand on veut apprendre à argumenter, du Lipman quand on veut développer des compétences ou habiletés particulières, etc. Ce sont des dispositifs riches et efficaces que l'on peut utiliser, même totalement hors de leur contexte. Ainsi je connais des animateurs qui finissent leurs discussions avec un tour de table "à la manière de Lévine", pendant lequel chacun dit ce qu'il a pensé ou retenu de la discussion, c'est à dire "sans" question, "sans" relance, "sans" débat... Façon uniquement négative de comprendre Lévine !
Cette approche essentiellement utilitariste est-elle possible ? Chaque pédagogue, chaque créateur de courant, a une idée personnelle de l'intelligence humaine, de l'éveil et le développement de la connaissance, et finalement de l'homme. Je me demande s'il est possible d'utiliser d'une façon convaincante, efficace et finalement honnête, une méthode en la déracinant de l'idée d'homme qui la fonde. J'en doute !
Donc j'ai toujours présenté les créateurs d'écoles en parlant d'abord de leurs valeurs, afin de fonder leurs théories sur leur anthropologie et leur éthique. Et Jacques Lévine a toujours attiré, séduit, et fasciné mes futurs professeurs, par ses valeurs. À commencer par moi !
En cours, j'ai toujours repris le moment fondateur de l'enfant sur le balcon. En effet, à l'origine de son engagement en philosophie avec les enfants, Jacques Levine fait une expérience, qui est une rencontre importante. Elle change sa vie. Regardons-la du point de vue des deux protagonistes.
L'enfant sur le balcon
L'enfant sur le balcon regarde l'horizon et dit à Jacques Lévine : "Je pense le monde". Il lui parle et il désire être écouté, et même entendu. Il a confiance, et pense que c'est possible avec Lévine. Cinq points essentiels : il pense, il parle, il désire être écouté, et peut-être compris. Il fait confiance. Ce qu'il dit révèle une découverte sur lui-même, ou l'intuition profonde d'un désir.
Ce qu'essaye d'exprimer cet enfant se situe à un niveau de pensée que beaucoup d'hommes cachent pudiquement. Comme dit Rilke dans sa seconde Élégie : "Tout conspire à faire le silence sur nous, un peu comme on cache une honte, peut-être un peu comme on tait quelque inexprimable espoir". Ce dont Rilke parle ici est un peu le désir ineffable qui agite l'homme dans Augustin, agitation qui ne trouvera sa paix qu'en Dieu.
Regardons l'autre protagoniste. Jacques Lévine écoute cet enfant. Il est à l'écoute de cette tension profonde. Il perçoit un privilège d'être là, une responsabilité d'accueillir ce qui est dit, et un devoir de donner place à ce qui est vécu.
Mais il y a plus pour les deux. Ce moment sur le balcon n'est pas seulement un moment où ils se sont parlés et se sont écoutés, mais où ils se sont rejoints. Cet évènement a suscité une rencontre de l'autre, et donc a réveillé la liberté des deux : l'enfant a saisi la légitimité de penser et la possibilité d'être entendu, et Jacques Lévine a changé sa vie à cause de cette rencontre. Ainsi ce moment est devenu non seulement un endroit où l'on pense, mais où l'on peut découvrir qu'il faut vivre ce que l'on pense : un moment de liberté. Vivre, c'est être présent. Cet aspect a fasciné mes étudiants. Chaque nouveau professeur espère de telles rencontres avec ses propres élèves, et cherche à comprendre de quoi une expérience de ce genre est faite et à quelles conditions elle peut se produire.
Je sais que peu de philosophes aujourd'hui croient que l'homme est libre. Mais pour moi c'est un aspect fondamental de cette rencontre : pouvoir changer de vie à cause de l'impact sur soi d'une rencontre forte.
J'ai essayé de faire découvrir ces valeurs à mes étudiants. Chacun est frappé par quelque chose, mais ce que Jacques Lévine leur donne à tous, c'est le droit d'espérer vivre ces valeurs. Il les convainc que c'est possible et que le désirer et en parler n'est pas ridicule. En parler librement entre professeurs crée une unité entre eux. Habités par ces désirs, nous avons pu travailler.
En dix-huit ans de formation, je n'ai eu que deux étudiants qui ont essayé de suivre la méthode AGSAS telle qu'elle est, selon la stricte observance. Pourquoi ? D'une part, ils sont tous tendanciellement piagétiens, ils croient à la paresse intellectuelle naturelle de l'homme, et à la nécessité d'une situation problème (même si les situations problèmes auxquelles ils pensent ne sont pas toujours celles décrites par Piaget) pour faire un déclic. Un mot déclencheur tel que le propose l'AGSAS leur semble risqué, car austère et répétitif (de même d'ailleurs que la question-problème de Tozzi). Est-ce que "ça marche toujours ?".
Ils ont donc développé une boite à outils, pleine de supports merveilleux, chamarrés, drôles, esthétiques ou pas, mais variés (bouts de films, livres, récits, contes, citations, BD, image, photo, humour...). Ils croient à la diversification de la pédagogie. Car ils croient au lieu commun des sciences de l'éducation de la diminution de l'attention ("l'apnée de l'attention") chez le jeune moderne. Donc ils pensent qu'il faut "varier les entrées", "exploiter le support", "amener la connaissance" pour faire un cours de philosophie.
Exemples
Dans ce contexte nous avons créé des moments didactiques respectueux des valeurs de Jacques Lévine. Je voudrais en donner trois exemples, et vous convaincre que c'est de l'AGSAS !
Je n'aborde ni les dispositifs, ni les supports, seulement un outil, le silence. J'ajoute que ce sont des outils pour classes de philo au lycée.
1) Le silence : après la présentation d'un support, le silence permet la confrontation lente avec soi-même, la découverte de ce que l'on pense, la construction d'une pensée, le consentement à entendre un désir. Mais le silence est bien plus profitable s'il se fait en écrivant pour soi-même ce qu'on pense. Cela permet d'ouvrir sa pensée, de la vivre comme un processus qui se déroule, et ainsi le silence accompagné d'écriture personnelle évite la répétition circulaire de l'idée et le retour sur soi dans la crainte d'oublier l'idée. Cela permet d'avancer dans sa propre pensée. La découverte de l'écriture personnelle décrochée de toute évaluation est une libération. Par exemple j'ai découvert au Mozambique, où les classes de lycée les plus grandes ont 100 élèves, combien le silence accompagné d'une écriture personnelle peut être un moment de vraie pensée personnelle, paisible, accueillie et respectée.
2) Un autre silence : quand il y a un mot sur un tableau, et que suite à un silence, les gens peuvent se lever et écrire au tableau, autour du mot proposé, d'autres mots. Cela suscite une conversation muette avec les autres. Elle est respectueuse, pleine de curiosité, elle développe une écoute silencieuse avec les autres, des autres. Pendant cet échange silencieux, on se découvre soi-même pensant, écoutant, attentif, et respectueux. Et détaché de l'envie de parler.
3) La même expérience se produit quand on affiche en classe pendant une semaine un procès-verbal (ou compte rendu) d'une conversation. On n'y met pas les noms, afin de ne pas en faire un moment de possessivité des idées. Tout le monde le lit, par hasard, quand il passe devant, quand il y est inspiré par quelqu'un qui est en train de le lire. Et ainsi continue une conversation muette (ou pas) entre chacun et lui-même, entre les uns et les autres. Dans une temporalité élargie au temps où on laisse l'affiche visible.
Toute écriture, faite en silence seul, permet d'exprimer ce que l'on pense d'une façon plus ou moins esthétique et personnelle. Lire à voix haute, l'un après l'autre, lentement, ce que l'on a écrit, permet à tous de penser en écoutant, Il n'y a pas de discussion, pas de confrontation de pensées opposées. Il n'y a que la présentation d'une personne et de son "oeuvre". C'est souvent une rencontre entre deux personnes ou plus. On peut permettre aux élèves de réécrire leur texte et dire en le lisant à voix haute pour tous, par qui et en quoi ils ont été influencés dans leur correction.
Est-ce de "l'AGSAS" ? J'ai choisi ces exemples car ce sont des dispositifs exigeants mais influencés par certaines valeurs que Jacques Lévine promeut.
Dans une classe où j'ai fait beaucoup de discussions différentes pendant les deux dernières années du bac, dans l'évaluation habituelle que je donnais à la fin de l'année, à la question : "Quels penseurs étudiés cette année avez-vous préférés ?, certains répondirent, après Platon ou Augustin, Julien et Monique. J'avais trouvé cela un peu polémique, ce qui est la preuve que j'étais bête (!), puis j'ai découvert l'incroyable rencontre qu'ils avaient faite avec la pensée des autres en classe. Découvrir qu'ils pensent, et que les copains pensent !
III) Edwige Chirouter, maîtresse de conférences-HDR, Université de Nantes, titulaire de la Chaire UNESCO "Pratiques de la philosophie avec les enfants".
Je dédie cette intervention à ma très chère amie, Annick Perrin, partie trop tôt.
Introduction
Au préalable de cette intervention, je voudrai d'abord souligner le paradoxe de cette rencontre - a priori improbable - entre le monde de la philosophie et le monde de l'enfance. Effectivement, l'enseignement de la philosophie en France est cantonné traditionnellement à la seule année de classe Terminale dans les lycées d'enseignement généraux et technologiques - mais pas dans les lycées professionnels qui n'y ont pas "droit", selon l'expression de Jean-Charles Pettier. Il faudrait ainsi avoir acquis au préalable un bagage intellectuel, linguistique, culturel, une certaine maturité, une certaine expérience, pour pouvoir enfin philosopher. Le système éducatif actuel nous signifie donc que nous ne pouvons philosopher que quand justement nous ne sommes plus des enfants.
Pourtant..., il n'y pas d'âge pour se poser des questions philosophiques. L'enfant - en tant qu'enfant - est dans l'expérience fondamentale de "l'étonnement devant le monde" (Aristote). Les très jeunes enfants posent avec beaucoup d'intensité et d'authenticité de profondes questions métaphysiques (sur la mort, le bien/le mal, les relations humaines). La psychanalyse depuis les années 1970, et l'oeuvre de Jacques Lévine en particulier, ont joué un rôle déterminant et historique dans cette reconnaissance de l'enfant comme sujet en prise avec le monde. Car c'est seulement si et quand les adultes prennent la peine d'écouter et de reconnaitre l'enfant comme un sujet pensant que peuvent se développer les ateliers de philosophie à l'école et dans la Cité.... Grâce ainsi à cette reconnaissance de l'enfant comme sujet digne d'écoute et de respect, la philosophie dès l'école maternelle a pu se développer sous des formes très diverses partout dans le monde - d'où la possibilité depuis 2016 de l'ouverture d'une Chaire UNESCO qui coordonne un réseau international de chercheurs et de praticiens. Cette Chaire UNESCO "Pratiques de la philosophie avec les enfants" est portée par l'Université de Nantes, avec une dizaine d'universités et d'associations partenaires (Québec, Bénin, Sénégal, Mali, Égypte, Turquie, Liban, Nouvelle-Zélande, etc.). Cette chaire est la première et unique au monde spécifiquement consacrée à ce sujet. C'est donc une reconnaissance institutionnelle importante au niveau international pour la pratique de la philosophie avec les enfants.
Présentation de la Chaire UNESCO "Pratiques de la philosophie avec les enfants"
L'actualité tragique des attentats partout dans le monde depuis plus de 20 ans alerte toutes les autorités publiques démocratiques sur la nécessité d'éduquer dès le plus jeune âge les futurs citoyens et citoyennes à l'esprit critique, aux valeurs humanistes, à l'égalité et la fraternité entre les Hommes, à la nécessité d'un dialogue apaisé et respectueux entre toutes les cultures. La Chaire UNESCO sur la pratique de la philosophie avec les enfants (de 4 à 18 ans) a pour objectif d'aider au développement de ces pratiques citoyennes par la recherche, la formation, la diffusion d'outils pédagogiques dans les écoles et la Cité et la coopération internationale des acteurs.
Les enjeux de la pratique de la philosophie avec les enfants rejoignent très étroitement les objectifs et les valeurs de l'UNESCO : trop souvent réduite à l'enseignement secondaire ou universitaire, la pratique de la philosophie est pourtant un des moteurs essentiels pour développer l'esprit critique, les compétences démocratiques, l'empathie, l'ouverture et le dialogue interculturel. Nous menons ainsi sur tous les continents à la fois des actions de recherche (colloques, communications, thèses), des formations pour les enseignants, animateurs, bibliothécaires (notamment par la création du premier Diplôme Universitaire français à l'animation d'ateliers de philosophie avec les enfants), mais aussi des actions de valorisation auprès du grand public, la mise en ligne de ressources pédagogiques, des collaborations avec des maisons d'éditions, etc.
Les enjeux politiques et humanistes de la philosophie avec les enfants
Je souhaite maintenant insister sur la dimension profondément politique de la philosophie avec les enfants. Et pour développer ma réflexion, je m'appuierai d'abord sur la distinction qu'opère Hannah Arendt entre l'intelligence et la pensée. Hannah Arendt a finement analysé, notamment par son célèbre concept de "banalité du mal", que la rationalité pure ou que l'encyclopédie du savoir ne sauvent nullement de la barbarie. L'espérance sublime et démesurée des philosophes des Lumières en l'instruction qui sauvera le monde de la guerre et du fanatisme s'est effondrée sur le scandale d'Auschwitz : la démocratie peut engendrer des monstres. Un être humain peut être très intelligent rationnellement, très cultivé, très poli, et être un barbare. "[Eichmann] n'était pas stupide, écrit Hannah Arendt. C'est la pure absence de pensée - ce qui n'est pas du tout la même chose que la stupidité - qui lui a permis de devenir un des principaux criminels de son époque" (1966, p. 278).
Ainsi, l'un des enjeux les plus essentiel de notre modernité serait d'inventer une éducation qui se soucie autant de l'éthique et des valeurs que des connaissances et des compétences et qui pour cela ne fasse pas l'impasse sur l'imagination, les émotions, la relation à l'Autre. Et pour permettre que les enfants deviennent des citoyens véritablement éclairés, nous ne devons pas seulement développer leur intelligence (par la transmission passive des savoirs, de la culture et de la rationalité), mais nous devons surtout éveiller leur pensée : c'est-à-dire l'esprit critique, le doute, la complexité en lien profond avec l'empathie, l'écoute, l'acceptation des désaccords et de sa propre vulnérabilité. Hannah Arendt appelait ainsi de ses voeux la création d' "oasis de pensée", où chacun pourrait prendre le temps de donner sens au monde et à son existence, de se ressourcer intérieurement et de dialoguer pacifiquement avec les autres.... Ces "oasis de pensée" ressemblent fort à des ateliers de philosophie avec les enfants !
Dans un dernier temps de cet exposé, je plaiderai, non seulement pour des ateliers de philosophie une fois par semaine (dans le cadre par exemple de l'enseignement Moral et Civique) mais pour que toute l'école soit profondément philosophique, pour que l'école soit dans sa globalité une "oasis de pensée".
De la philosophie avec les enfants à une école philosophique
La philosophie, parce qu'elle donne un supplément d'âme à toutes les autres disciplines, parce qu'elle parle de l'essence et du sens de tout ce qui existe, devrait accompagner et non couronner l'enseignement de tous les savoirs. La pratique d'ateliers de philosophie dès l'école primaire peut avoir non seulement un rôle propédeutique à l'enseignement de la philosophie elle-même, mais elle doit surtout aussi servir de modèle à l'école dans son ensemble. Entre une dérive d'empilement encyclopédique d'une culture patrimoniale devenue instrument de reproduction sociale et la dictature sèche et désincarnée des compétences, des techniques et des méthodologies vides de tout contenu, je voudrais affirmer ici que l'approche philosophique des savoirs et de la culture peut être une des solutions à la crise de l'école et même à la crise des démocraties.
Une école philosophique, portée par le modèle des ateliers de philosophie avec les enfants, répond à l'impératif de redonner de la "saveur aux savoirs" (Astolfi, 2008) et aux dérives de nos sociétés saturées de "crises" et en perte de sens. H. Rosa, par exemple, dans Aliénation et accélération, soutient la thèse que notre modernité tardive est surtout malade de la pression d'un rythme effréné où les individus, adultes et enfants confondus, font désormais face au monde sans "pouvoir l'habiter et sans pouvoir parvenir à se l'approprier" (2012, quatrième de couverture). Le sentiment d'avoir en permanence à se hâter ("Dépêche-toi !" serait la phrase la plus entendue par les enfants au quotidien...), à être constamment débordé, l'intériorisation des valeurs de compétition, de performance et d'individualisme effréné génèrent une angoisse, une culpabilité diffuse et un sentiment de perte de sens et même de prise sur la réalité et son existence. Saturés d'informations et de sollicitations parfois (souvent) contradictoires (comme dans les publicités : il faut être "soi-même" mais en répondant à une norme bien précise), nous devenons étrangers à nous-mêmes et étrangers au monde. Cette tension sape les fondements même de l'espoir des Lumières : la promesse d'un monde fondé sur l'autonomie de la raison et de la fraternité universelle. Les ateliers de philosophie avec les enfants, vus comme des oasis de pensée à l'abri justement de l'affairement du monde, nous donne le modèle d'une école qui donnerait le temps de réfléchir, de discuter, d'échanger, de comprendre les autres.
Conclusion
A nous maintenant d'imaginer maintenant ce que pourrait être cette "école philosophique"... Ainsi, plus que de simples moments de philosophie déconnectés des autres apprentissages (une heure "d'atelier philo" par semaine), il s'agit plutôt de penser comment la philosophie peut insuffler du sens à ce que les élèves doivent apprendre au quotidien et dans toutes les disciplines. Comment philosopher en sciences, en mathématiques, en arts, en histoire, en sports, etc. ? Je reprends ici bien sûr des injonctions déjà formulés par Jacques Lévine et Michel Develay dans Pour une anthropologie des savoirs scolaires :
"Quand on voit à quel point une grande partie du savoir scolaire que nous transmettons est fossilisée, on se plait à penser à ce que pourrait être un enseignement qui saurait faire retour aux sources d'où sont nés les savoirs. Nous ne pouvons plus laisser croire qu'une présentation abstraite, où le mot occulte des choses vivantes et des êtres en chair et en os, peut se suffire à elle-même sans avoir à restituer les mouvements émotionnels, les étonnements, les démarches, tantôt conquérantes, tantôt dépressives, qui ont fait vibrer les découvreurs. Il ne saurait y avoir de pédagogie des disciplines qui ne transporte dans le champ scolaire, sur le mode d'un puissant retour aux sources, la vitalité et les émotions qui ont accompagné la plupart des grandes découvertes" (2003, p.12).
La pratique des ateliers de philosophie avec les enfants nous donne bien le paradigme de ce que devrait être l'école dans son essence même : c'est-à-dire comme le disaient déjà Matthew Lipman ou Jacques Lévine, une "école de la pensée". L'enjeu du développement de la philosophie avec les enfants - qui est la finalité profonde de la Chaire UNESCO - n'est donc pas seulement pédagogique, mais bien politique au sens le plus noble du terme et un enjeu essentiel pour le monde d'aujourd'hui.
(1) Pour un descriptif de ces différentes méthodes, voir la page d'accueil du site : www.philotozzi.com