Revue

La pratique du philosopher avec les enfants : des visées démocratiques et philosophiques pour une éducation à une citoyenneté émancipatrice

"La structure de l'éducation dépend du type de monde dans lequel nous voulons vivre" Matthew Lipman, Philosophy goes to school

Introduction

Lors de mon année de formation l'an dernier à l'Université de Nantes pour le DU créé et placé sous la direction d'Edwige Chirouter, intitulé "Formation à l'animation d'ateliers philosophiques avec les enfants et les adolescents, à l'école et dans la cité", j'ai choisi d'axer ma recherche pour mon sujet de mémoire sur la question des visées démocratique et philosophique que se donne à atteindre la pratique philosophique avec les enfants, telle qu'elle s'inscrit dans les Nouvelles Pratiques Philosophiques.

Professeur de Lettres durant plus de vingt ans, je me suis toujours interrogée sur les limites d'une pédagogie frontale et magistrale qui ne permet pas réellement à l'élève de développer sa pensée réflexive autonome. Par ailleurs, j'ai pu observer durant toutes mes années d'enseignement que l'étude de la littérature ne devenait captivante pour les élèves que si elle était abordée par le canal de la question du sens. Il m'est apparu nettement que cette quête de sens relevait d'une certaine culture du doute en invitant au questionnement. Finalement, comprendre et questionner un texte, qu'il soit littéraire ou philosophique, donne corps et vie à l'acte d'apprentissage et lui confère puissance et cohérence. De là, par la dimension philosophique évidente de bon nombre de textes littéraires j'ai pu au fil des années m'intéresser fortement à la pédagogie appliquée dans la pratique du philosopher avec les enfants. Parallèlement, enseignante de théâtre depuis plus de trente ans, il m'a semblé qu'il y avait, là aussi, matière à travailler le lien entre ces deux disciplines pour interroger le " Raisonner" et le "Résonner". Le dialogue philosophique et partant, le théâtre philosophique se sont avérés en effet, comme autant de supports pédagogiques et didactiques inspirants pour développer l'esprit critique des enfants. J'ai creusé ce sillon qui s'est révélé une avenue.

Ainsi, c'est à travers cette passerelle entre philosophie et littérature, philosophie et art que j'ai trouvé enfin une cohérence et un matériau très intéressant pour aider les enfants à grandir en discernement.

Puis, après avoir découvert cette pratique, et m'y étant formée, je me suis particulièrement intéressée aux visées démocratique et philosophique que se donne à atteindre cette pratique, pour éduquer les enfants à la citoyenneté, à la paix et pour les conduire vers leur émancipation. Mon mémoire s'est donc articulé autour du fondement de ces deux visées, qu'on retrouve dans le courant "Education à la citoyenneté", qui insiste sur les habitus démocratiques, et dans celui appelé "Philosophique", qui insiste davantage sur les trois grandes exigences intellectuelles que sont la conceptualisation, la problématisation et l'argumentation, tout en s'appuyant sur des supports riches anthropologiquement.

Après quelques années de pratique de terrain, et en partant de l'observation et de l'analyse des outils didactiques et pédagogiques mis en place, j'ai voulu mettre en lumière les processus à l'oeuvre dans la visée démocratique et démontrer que cette dernière non seulement nourrit la visée philosophique, mais lui permet également de s'ancrer de façon palpable à travers la discussion à visée démocratique et philosophique (DVDP) et dans la création d'une communauté de recherche philosophique (CRP), inspirée de Mathew Lipman. Aujourd'hui, j'ai pu intervenir auprès de plus de 2000 jeunes âgés de 5 à 20 ans, à l'école et dans la cité, et mes observations sur le terrain confirment mes hypothèses : pour capter l'adhésion des discutants, la visée démocratique, une fois atteinte, favorise et facilite le travail sur les trois grandes exigences intellectuelles citées plus haut, et permet à ces compétences de s'enraciner durablement, en favorisant non seulement le goût pour l'investigation philosophique, mais en offrant aux enfants les outils réflexifs nécessaires pour le faire. D'autre part, les valeurs humanistes de citoyenneté et de fraternité étant aussi des éléments transverses fondamentaux et se trouvant renforcés de manière informelle à travers les débats philosophiques, il me semble que cette pratique répond parfaitement aux défis que doit relever notre système éducatif à bout de souffle, et de là, notre société en quête de sens et de valeurs.

I) Les enjeux démocratique et philosophique

A) Une pratique placée dans une démarche politique au sens noble

John Dewey, dont les travaux ont beaucoup contribué à l'émergence de la philosophie avec les enfants, espérait à travers elle "former de futurs citoyens rationnels et soucieux des valeurs de la démocratie". A travers cette approche, nous sommes dans une perspective très différente de celle à l'oeuvre dans les classes de lycée : Il est alors question de philosopher plutôt que détenir une culture philosophique statique et savante, de déployer et organiser sa pensée plutôt que de restituer une leçon apprise. Il s'agit dans l'acte de philosopher, non plus de recevoir passivement un savoir savant qu'on devrait restituer ensuite pour prouver qu'on a bien appris sa leçon, mais de déployer sa propre pensée en action. La DVDP invite l'enfant à cultiver le doute, à réveiller et renforcer son "thaumazein" et à vérifier ses sources : "D'où est ce que je sais ce que je sais ?" en lui permettant de construire sa citoyenneté. Les enjeux ici, sont bien politiques au sens noble, puisqu'ils proposent de construire une autre didactique de l'enseignement de la philosophie et une pédagogie délibérative et coopérative.

B) Le développement de l'estime de soi et de la confiance en soi

Il m'est aussi apparu clairement que ce cercle vertueux des compétences, travaillées dans la DVDP, fortifie la confiance et l'estime de soi chez les enfants. Très rapidement, les élèves en difficulté scolaire trouvent, par l'atelier philosophique, une plateforme d'expression sans évaluation, sans note ni jugement, qui leur permet de renouer avec l'envie d'apprendre, sans se sentir discriminés et dans une approche bienveillante.

Pour mon travail de mémoire, je me suis donc posée un certain nombre de questions : dans quelle mesure l'éducation au respect des règles du débat démocratique permet-elle d'atteindre la visée philosophique ? Pourquoi doit-on encourager cette pratique dès l'école primaire et ne pas se contenter de la seule année de Terminale ? Dans quelle mesure la DVDP dès l'école primaire peut-elle contribuer à retisser ce lien social atomisé entre les citoyens ? Quelles aptitudes et compétences sollicite-t-elle chez les enfants pour les aider à construire leur identité citoyenne ? En quoi débattre ensemble sur des questions existentielles aide à grandir en humanité et à coopérer davantage ? Comment conduire les enfants à préférer le dialogue à la violence, la rigueur de la réflexion à la facilité d'une pensée standardisée, la connaissance à l'ignorance, la vérité aux fake news, la liberté à l'aliénation, la vie à la mort cérébrale ? Finalement, qu'est-ce que notre Cité aurait à gagner à préparer les enfants à devenir, en conscience, des citoyens libres, éclairés et émancipés ?

A l'heure où notre pays se déchire sur des questions de justice, d'égalité et de fraternité, il est urgent de diffuser et promouvoir la pratique philosophique dès le plus jeune âge.

Michel Tozzi, dans un entretien accordé à Muriel Briançon écrit : "La démocratie a tout à gagner à faire réfléchir les jeunes le plus tôt possible à l'école, par une " éducation à une citoyenneté réflexive dans l'espace public scolaire, qui la préservera des dérives possibles de la démocratie : la doxologie, règne de l'opinion, la sophistique, art de vaincre par la parole, et la démagogie, qui rallie son opinion aux plus nombreux".

Il nous dit aussi que "Nous avons besoin d'une "laïcité de confrontation" (Paul Ricoeur) et non d'indifférence : discuter de ce qui fait désaccord, mais dans la paix civile, avec un dispositif démocratique et des exigences intellectuelles. Didactiser l'apprentissage du philosopher à l'école en articulant démocratie et philosophie, c'est bien un projet de philosophie politique, en même temps que pédagogique et didactique".

C) "Ouvrez des écoles, vous fermerez des prisons..."

... disait Victor Hugo. La culture télévisuelle qui a envahi l'espace dans la Cité, se fait souvent le relais de la violence, du repli sur soi et des nombreuses formes de discrimination qui l'accompagnent. Les insuffisances relevées dans le discours de certains jeunes en matière d'éthique, d'analyse et de conscience politique aboutissent aussi à produire un climat social préoccupant dans la Cité et délétère à l'école. Enfin, que dire du formatage de la pensée, devenue lisse, standardisée : pensée courte, uniformisée et qui se retrouve partout entre les murs de notre Cité et de notre école ?

Pourtant, si on se réfère au PCIDE de 1989 dans la Convention Internationale des Droits de l'Enfant, on peut y lire que ce dernier a le droit notamment "d'exprimer librement ses idées". Mais comment pourrait-il exercer ce droit s'il n'est pas formé en amont à développer sa pensée réflexive ?

Les valeurs de partage et de fraternité qui devraient fonder notre République sont comme dissoutes. Je veux citer ici ces lignes de Gilles Abel qui me paraissent éclairantes : "Dans un monde où la communication et l'information sont reines, la connaissance risque de ne plus trouver dans la mondialisation qu'un lieu de dispersion". Il est temps de traduire ces paroles en actes et d'inviter les enfants dans ces cercles de sagesse.

D) Pensée réflexive et critique certes, mais aussi pensée attentive et créative...

Il me semble aussi, en ayant observé attentivement les élèves en atelier, que la "pensée attentive" doit occuper aussi une place à part entière dans la CRP. Michel Sasseville la décrit comme suit : "Combinée à la pensée critique, occupée à fournir et évaluer des critères, et à la pensée créative, sensible aux différences contextuelles, innovante, holistique, la pensée attentive permet à chacun d'avoir confiance en lui et aux autres. Et quand cela se produit, car la création d'une communauté de recherche est un processus et tous les éléments ne sont pas présents d'emblée, quand cela se produit, quelque chose de magnifique s'y ajoute". Ce petit supplément d'âme, je l'observe jour après jour ! On ne peut envisager une pratique cohérente sans ce triptyque qui réunit à la fois la pensée critique, la pensée créative qui permet l'audace des hypothèses et la pensée attentive qui renforce et développe la capacité empathique de chacun. Cet objectif ouvre avec force l'horizon d'un humanisme à construire.

II) Analyse de ma pratique : quels dispositifs ? Quelle posture ? Quels supports ? Quelles compétences ?

Le cadre que j'installe pour instaurer la visée démocratique et la ritualisation font partie intégrante de mon scénario pédagogique. Cette stratégie pédagogique et sa scénarisation appuyées sur le contrat didactique proposé en début de séance, me permettent de capter dès les premières minutes, l'attention et l'adhésion des discutants. Le retour que m'en font les enseignants est à cet égard, édifiant et m'encourage dans cette voie.

A) L'aménagement de l'espace : le cercle de sagesse

Fondamental pour moi est l'espace où va se dérouler l'atelier qui est aménagé lui aussi avec soin. Johanna Hawken le justifie très bien : "Notre règle d'or, c'est qu'on ne pense jamais seul, en philosophie, on pense avec les autres et grâce aux autres (...) La mise en scène circulaire matérialise le principe égalitariste selon lequel nul n'occupe une place prépondérante dans l'échange philosophique, aucune hiérarchie n'est instituée entre les premiers et derniers rangs : le cercle est une invitation à la prise de parole en établissant l'égale légitimité de tous". Cet aménagement de l'espace participe beaucoup à la réussite des ateliers.

B) Des résultats dans la maîtrise de la langue et l'étoffement du bagage lexical

"La maîtrise de la langue orale apparaît comme l'un des objectifs essentiels de l'école primaire aujourd'hui (...) Le débat est l'un des genres fondamentaux de l'oral. Il développe notamment les capacités argumentatives" nous dit encore Michel Tozzi. J'ai pu constater au cours de mes ateliers, une amélioration spectaculaire de cette maîtrise de la langue ainsi que des compétences langagières grâce à la pratique du philosopher. Les élèves le constatent aussi, car leurs résultats scolaires s'améliorent de façon importante en seulement quelques semaines de pratique hebdomadaire. N'oublions pas, comme l'écrit Michel Tozzi que "C'est dans les mots, que la pensée se cherche".

Par ailleurs, dans ma pratique, je prends toujours un temps dédié à la clarification sémantique du texte lu, qui sert d'inducteur au débat. Cette dernière conditionne l'explicitation des concepts philosophiques et prépare le travail sur la conceptualisation à l'oeuvre dans la DVDP. En outre, l'étymologie, la polysémie des mots, leurs connotations, la découverte de nouveaux mots permettent à la pensée, par l'étoffement et l'enrichissement du bagage lexical, de s'exprimer avec plus de justesse et de précision. On le sait, le langage est souvent source de malentendus, voire de conflit, lorsqu'il est approximatif. Il est heureux de constater que les enfants perçoivent rapidement combien une bonne maîtrise du langage est un outil précieux pour défendre leur point de vue. C'est un plaisir de voir aussi à quel point ils raffolent de s'emparer de mots nouveaux, de connecteurs logiques pour construire leur raisonnement.

C) La mise en place progressive des habitus démocratiques prépare la visée philosophique

Les habitus démocratiques quant à eux, s'installent progressivement à l'aide du contrat didactique. Les clôtures de séances sont aussi d'indispensables moments pour faire un retour et réfléchir ensemble pour améliorer davantage les ateliers. A cet égard, la coanimation ainsi que les différents métiers ou fonctions de la DVDP permettent de vérifier que les règles démocratiquement validées ont été nécessaires pour la bonne tenue du débat. L'analyse métacognitive qui ponctue la discussion et ce retour des discutants sont aussi un moyen par lequel ils expérimentent ce qu'est la démocratie. Auto-régulés, responsabilisés, ils apprécient de pouvoir échanger sans se disputer ou s'interrompre : leur parole est entendue et elle a la même valeur que celle de l'adulte. Rajoutons que le fait que l'activité ne soit pas évaluée et que leurs prises de parole ne soient jamais jugées représente un avantage indéniable, surtout pour ceux qui sont réticents au départ vis-à-vis de l'activité.

D) La visée philosophique : un boulevard s'ouvre pour travailler les habiletés de penser

La DVDP se révèle en outre réconciliatrice des élèves avec le savoir. Comme ils sont plus à l'aise dans l'exercice de la discussion, que les problèmes de respect des règles du débat démocratique ont été évacués, il apparaît que réfléchir sur des concepts abstraits devient moins compliqué. Dans ce contexte propice à la réflexion, les jeunes discutants sont plus attentifs et réceptifs et peuvent mieux rendre compte de leurs connaissances, mêmes minimes, pour illustrer leur argumentation. Il est alors plus aisé de travailler sur les habiletés de penser et de les aider à problématiser, à opérer des analogies, des distinctions conceptuelles, à évaluer, graduer, à relier moyens et fin, à dégager des présupposés, à poser des hypothèses, à déduire, à inférer...

E) La culture du doute et du questionnement : une habileté essentielle

A travers l'investigation philosophique et grâce à la CRP qu'ils coconstruisent, les élèves s'auto-questionnent d'abord puis se questionnent ensemble, aidés par le guidage de l'animateur qui sans cesse leur demande de justifier, d'argumenter, d'illustrer. Ce dernier va poser un grand nombre de questions : "Pourquoi tu dis cela ? Ton argument est-il valable ? Qu'est-ce que ça veut dire pour toi ? Qui peut me réexpliquer ? Qui est d'accord avec... ? Qui n'est pas d'accord ? Qui veut rebondir sur ce qu'a dit X ? Que diriez-vous si quelqu'un faisait /disait... ? Quelles différences faites-vous avec... ? Peut-on prouver ce qui vient d'être dit ? Peut-on imaginer une autre réponse ? Qui aurait une nouvelle idée ?

C'est ce long et patient travail qui construit peu à peu les habiletés de penser. Ainsi, à l'aide de "liants sociaux", je reprends les paroles, les reformule et synthétise en cours de discussion. Par le dialogue, les interactions, les conduites cognitives et linguistiques, la guidance bienveillante, j'amène les discutants à comprendre la nécessité d'explorer la question. Ainsi se crée "l'habitus questionnant", ainsi les élèves sont placés devant le défi de penser. Ils soupèsent et interrogent leurs convictions, leurs préjugés et laissent au doute sa place légitime.

Le questionnement des présupposés va occuper aussi une fonction majeure dans le développement de cette culture du doute et placer la DVDP dans sa dimension de recherche scientifique. Ils comprennent peu à peu pourquoi penser par soi-même leur permet de grandir. La capacité à s'approprier les trois grandes exigences intellectuelles : "problématiser, conceptualiser, argumenter" devient, au fil des séances, plus palpable. L'objectif ici est de donner corps à la nécessaire dialectique philosophique, à démontrer qu'une idée se construit à partir d'une autre idée afin d'éviter le piège du catalogue d'opinions juxtaposées qui n'aurait rien d'un débat à visée philosophique. L'idée est de viser la création d'une CRP active, pour laisser affleurer la co-construction de la pensée. Mon travail de Mentor avec les Savanturiers de la recherche au CRI, me permet aussi de constater qu'il y a dans ce domaine, une grande attente des enseignants qui s'inscrivent dans un projet avec leur classe.

F) La DVDP, une arme d'éducation massive !

La DVDP me semble une des "armes" les plus prometteuses pour combattre la déliquescence culturelle ambiante et redonner un sens au mot "Démocratie". "A la différence de l'éducation traditionnelle, basée sur une pédagogie de la réponse, ou de la présentation du résultat, la CRP renverse la procédure en se basant sur une pédagogie du questionnement et de la délibération" écrit Mathieu Gagnon. La DVDP, nous explique Michel Tozzi : "est un échange verbal sociocognitif, sur une question menée par un enseignant, un animateur, selon des règles démocratiques et avec une visée philosophique". En ce sens, elle représente vraiment semble-t-il, un pari anthropologique puissant.

G) La question de l'autorité dans l'animation d'ateliers philosophiques

Sous ce nouvel éclairage, le rôle de l'adulte détenteur absolu de l'autorité est légèrement mis à mal. Ce renversement de la pédagogie traditionnelle constitue une petite "révolution". Par son essence même, l'autorité dans la CRP est décentrée et se retrouve partagée entre l'animateur et les élèves devenus cochercheurs placés dans une posture active de coanimation. C'est le postulat même du courant "Education à la démocratie". Je voudrais citer ici Anne Herla : "La pratique de la philosophie est un acte politique par excellence, au sens rancérien du terme, puisqu'il s'agit de perturber l'agencement des places, établi par les institutions et de contester les dominations ainsi légitimée" (...) L'émancipation, ici, ne consiste pas à s'affranchir de toute loi, mais bien à participer à la construction des règles communes, en refusant que celles-ci soient imposées d'en haut sans justification". Ce postulat, d'une décentralisation de l'autorité qui permet à l'élève de devenir acteur de ses apprentissages et qui nous invite à faire confiance en son intelligence, est néanmoins loin d'être totalement validé par l'institution aujourd'hui.

H) Où le courant "Philosophique" prend toute sa cohérence...

Le choix des supports détermine aussi la qualité des débats qui seront mis en place. Dès lors que ces supports auront été choisis avec soin et par rapport à leur qualité anthropologique, qu'il s'agisse d'un album emprunté à la littérature de jeunesse, d'un extrait de film, d'un dessin animé, d'une oeuvre picturale ou d'un mythe fondateur, il y aura matière à développer l'esprit critique et les habiletés de pensée. Je veux juste prendre ici un exemple parmi cent, celui de l'album de Tomi Ungerer, Otto, dans lequel on voit bien qu'au-delà du récit fictif lui-même, le lecteur est invité à une véritable réflexion sur la guerre, l'amitié, le nazisme et à toutes les formes de discrimination. Edwige Chirouter, dans "L'enfant, la littérature et la philosophie " explique bien cette approche avec la mise en place d'une littérature en réseau : "La littérature peut justement être une médiation très féconde pour permettre aux enfants de s'aventurer dans le monde la pensée". Les élèves en effet construisent un patrimoine et une culture commune et découvrent les valeurs qui font le socle et la cohésion de notre République.

I) Ma posture : Quand Socrate m'inspire...

Concernant ma posture d'animatrice, je m'inspire notamment des travaux de Jocelyne Giasson en gardant à l'esprit ces quelques règles de base que sont l'écoute, la rétroaction et l'orientation. J'utilise aussi les repères qu'elle a établis dans son ouvrage : " Literature circle, voice and choice in the student centered classroom". Il s'agit de créer un climat d'écoute, de guider au lieu d'inférer, d'encourager la participation, d'aider ceux qui ont de la difficulté à prendre part à la discussion, d'accepter les idées différentes et de faire confiance aux questions des élèves. Parier sur l'intelligence des élèves s'avère crucial quand on veut les amener à réfléchir...

On le voit, dans ce projet d'éduquer les enfants à la pensée réflexive, la remise en question de sa propre posture est indispensable car elle se présente comme un miroir pour les élèves. L'animateur va à travers ses étayages et son guidage montrer qu'il est lui aussi dans cette posture de chercheur et de "Maître ignorant" pour reprendre la formule de Jacques Rancière. Faisant la preuve de son humilité et de sa capacité d'étonnement, postulats indispensables à l'investigation philosophique, il sert d'exemple vivant. Par ailleurs, il devra en même temps veiller en permanence à conserver au débat sa dimension philosophique pour permettre l'émergence des habiletés de penser. Alors que Rancière expliquait qu'il suffit d'être un homme pour être animateur-émancipateur car la pensée est un attribut de l'humanité (Cf Le Cogito ergo Sum de Descartes), Lipman lui, postulait qu'il faut d'abord que l'homme soit émancipé pour pouvoir espérer émanciper les autres. Je pense modestement que quels que soient les terminologies qu'on choisit pour désigner sa posture, c'est à chacun de trouver celle qui lui correspond le mieux et avec laquelle il se sentira à l'aise. Il n'en reste pas moins que l'animateur doit en permanence questionner sa pédagogie, ses finalités et revenir vers elles. Je veux citer ici, cette très jolie phrase d'Amélie Pincet, Docteur en philosophie et animatrice d'ateliers de philo-Clown, qui résume bien, il me semble, l'esprit avec lequel l'animateur doit s'entrevoir : "L'animateur d'ateliers de philosophie n'est ni un simple homme, ni un savant, il est un philosophe, en ce sens qu'il ne possède pas le savoir, mais il désire le savoir, c'est-à-dire qu'il est habité et mû par une recherche infinie du savoir".

L'animation d'une discussion en CRP est donc bien "un geste lucide" comme Michel Sasseville l'explique : "S'il est juste de dire que l'animateur n'a pas à intervenir pour influencer le contenu de la discussion avec le but d'en arriver à une réponse prédéterminée, encore faut-il faire la différence au sein de ce contenu entre réponses produites par les enfants sur lesquelles l'animateur n'a pas à se prononcer et le traitement philosophique qui en permet la production et dans lequel l'animateur a un rôle à jouer".

Conclusion : entre espoir et lucidité

"Rien n'arrête une idée dont l'heure est venue" (Victor Hugo).

Pour conclure, je dois néanmoins mentionner un regret : au travers de mes expériences d'animatrice d'ateliers philosophiques à l'école, je suis souvent confrontée à la frustration de séquences trop courtes : en moyenne trois séances par classe. Par conséquent, je dois aussi gérer la déception des élèves. Et je ne peux intervenir avec chaque classe sur de longues durées pour des raisons budgétaires. Les directeurs d'école, les principaux de collège ou les proviseurs de lycées privilégient presque toujours l'option de permettre à toutes les classes de découvrir l'activité, pour des questions légitimes d'équité et de justice. Cela réduit fatalement le nombre de séances par séquence de chaque classe. Par conséquent, il m'est difficile de proposer des traces écrites en seulement trois séances. Il m'est compliqué aussi, de mettre en place un cahier de philosophie. Heureusement, les ateliers hebdomadaires que je propose à l'année dans le cadre de mon association chez moi compensent cette frustration. Ainsi, armée de patience, de détermination et d'optimisme, je suis persuadée que le goût de la pratique s'enracinera durablement chez les enfants. En faisant fi de tous les préjugés et de toutes les craintes qu'elle suscite encore, cette pratique parviendra à construire ce nouveau paradigme sociétal que beaucoup d'entre nous appellent de leurs voeux. Ce n'est qu'un début, continuons le combat !

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