Revue

Au jeu de la pensée : philosopher par la pratique artistique (I)

Approche nomade

Approche nomade1

"L'art ne pense pas moins que la philosophie, mais il pense par affects et percepts." G. Deleuze et F. Guattari.

C'est grâce à cette affirmation, que j'ai pu en tant que chanteuse, comédienne et professeur de comédies musicales, légitimer ma posture d'animatrice d'ateliers d'art et de philosophie pour enfants et adolescents. En effet, pour ces deux auteurs, on peut "penser avec des concepts, penser avec des fonctions, penser avec des sensations". Je pose donc comme hypothèse que l'expérience esthétique, et plus spécifiquement l'expérience créative, permet de développer tout comme la philosophie mais sous d'autres modalités, la pensée attentive, créative et critique.

Si pour C. Fleury "éduquer c'est toujours donner ce que l'on pas reçu. Pallier l'insuffisance de son enfance", il me faut donc revenir sur ma propre enfance, et sur mes difficultés à m'exprimer dans cette "langue majeure" enseignée à l'école.

Didascalie : utiliser le Sprechgesang (voix parlée-chantée).

"Dis, dis, dis maman dis ? Dis maman tu crois que dis ?
Pour toute réponse, son silence embarrassé d'elle-même.
La violence des déterminismes.
Ligne de fuite,
Au piano,
Kabalesvesky en boucle "le bémol du mi, comme un aiguillon dénude ma colère"
Comment, comment penser, comment penser ce Je ?
Comment penser ce "Je" qui se noue à moi-même, ce double balbutiant qui n'ose s'affirmer ?
Je tombe, perte violente d'équilibre,
Le désamour de soi,
Mes pensées empêchées !
Plus fort que de raison, à tort à travers
Pas nepas peuxpasnepas pasnepeuxpas
Dire - oser dire - vouloir dire !
Résistance, 15 ans,
Dans un gymnase,
Liberté farouche d'un devenir cheval
Beaucoup plus tard lire Deleuze et se souvenir :
"Si l'écrivain est un sorcier, c'est parce qu'écrire est un devenir, écrire est traversé d'étranges devenirs qui ne sont pas des devenirs écrivains, mais, des devenirs-rats, des devenirs-insectes, des devenirs-loups".
A la recherche du temps perdu,
Pour résilience,
Enseigner."

Mais enseigner le chant : l'envol de la voix pour chant des possibles.

C'est la raison pour laquelle pendant vingt-cinq ans, j'ai créé des "comédies musicales à visée philosophique" en partenariat avec V. Campion, professeur de danse et O. Cloots, accompagnateur-arrangeur au sein de l'école de musique de mon enfance, dans une banlieue populaire de la région parisienne. En dehors des apprentissages techniques et du répertoire, les thématiques abordées invitaient les enfants et les adolescents au questionnement. Soit, par des temps de discussions informelles, soit par des expériences créatives.

Par exemple, dans la comédie musicale La vie d'Homme, les élèves les plus âgés ont questionné collectivement le concept d'identité avant de l'incarner vocalement et corporellement dans une expression métaphorique qui relevait de leur réflexion. Un élève répétait de façon incantatoire les syllabes du concept pendant que le reste du groupe déclinait leur identité par des variations rythmiques ou mélodiques. Au fil des années, cette pratique artistique à visée philosophique, devint, pour de nombreux élèves, comme l'explique Romane, bien plus qu'un simple loisir, puisqu'elle leur permettait de questionner leur existence et le monde.

"Je m'appelle Romane, j'ai à l'heure où j'écris 18 ans. Je retrace aujourd'hui une expérience humaine... Cette activité fait entièrement partie de moi, elle m'habite car ça n'a pas été seulement qu'une activité extrascolaire... Cette pratique et univers artistique me porte et intègre la façon dont je veux mener ma vie au-delà de mon attachement à cette activité. Je me suis vu évoluer dans cet univers atypique auquel j'ai pris goût pendant douze ans de ma vie ; tout en assistant et participant à l'évolution propre de l'activité, du concept. Chaque année, nous préparons ensemble, petits et grands, professeurs et élèves, un spectacle et une mise en scène unique à travers un thème, une histoire, un fil conducteur. Cette ligne de vie nous pousse à découvrir de nouvelles techniques, pratiques et particulièrement de nouveaux échanges indispensables, auxquels nous participons tous. C'est cette idée que je trouve magique : notre projet nécessite une réflexion collective qui ne peut exister sans l'approche individuelle que chacun décide de donner à la petite communauté que nous formons. Nous sommes alors tous des électrons libres qui n'ont peut-être rien à voir, mais qui pourtant croisent leur chemin afin de transmettre quelque chose".

Ce témoignage touchant de sincérité a été écrit dans l'urgence d'une parole vive faisant suite à la décision brutale par les élus de fermer ces classes, qui pourtant rencontraient un vif succès. La démarche pédagogique fût jugée trop élitiste, et les thématiques des comédies musicales brumeuses ! Il est vrai que l'enjeu pédagogique relevait d'une certaine exigence par sa dimension "poiëlitique", vecteur de transformation individuelle et collective, puissance d'émancipation, et d'affirmation de subjectivité. Ce néologisme inventé par B. Lubat (musicien de jazz) souligne la puissance de résistance de toute pratique artistique véritablement créative car pour lui "l'art musical , c'est quand c'est louche à l'oreille, quand ce n'est pas clair et que l'on se demande : " Qui suis-je là-dedans ? Où sont mes goûts et mes couleurs ? Qu'est-ce que je pense ? Qu'est-ce que c'est que ce truc-là ?" C'est à partir du moment où l'on se pose ces questions que l'on se soigne de la malouïr".

Ce questionnement "Lubatien" fait résonnance me semble-t-il avec les Nouvelles Pratiques Philosophiques, car "La Malouir", qui se définit comme une "Malformation auditive", peut se comprendre aussi comme la métaphore d'un manque de pensée critique. En effet, elle est la conséquence comme il le dit : "d'un malentendu voulu, entretenu : le contrôle dressage codage formatage des cerveaux humains - des goûts et des colères - par les oreilles ! (...) Le sujet est progressivement rendu sourd à lui-même, il devient objet (...) Théologie : rendre enfin le monde définitivement sourd à lui-même. Passif, muet, homogène, ignorant, non pensant, non pratiquant-croyant consommant, consonnant client ! Sourd à ses particularismes sociaux, à ses identités culturelles plurielles existentielles, à ses différentiels référencés, à ses mémoires en marche, à ses espérances en transparence. Faire taire le monde !".

C'est la raison pour laquelle, la philosophie tout comme la pratique esthétique authentique sont des nécessités à l'école et dans la cité : "Pas -nepas-peuxpasnepas-pasnepeuxpas- pasnepeuxpasnepas - dire-oser, dire-vouloir dire" par la force des mots ou des "images", rendre audible la voix de tous.

"Locuteur et chanteur valable" à plusieurs voix, partir à l'aventure. Véritable "invitation au voyage", l'art et la philosophie cultivent l'esprit d'aventure.

J. Lévine, fondateur des ateliers de réflexion sur la condition humaine (ARCH) distingue d'ailleurs trois types de voyage : le premier invite l'enfant à la découverte du monde, le second à réfléchir sur la condition humaine, et le troisième à questionner le monde des "Ultra choses". (Le monde des "Ultra choses" étant pour H. Wallon les aspects de la vie qui paraissent hors de portée de l'expérience immédiate").

Je propose d'en rajouter un quatrième que j'aime à définir comme : extraordinaire ! D'inspiration deleuzienne, il permet à l'enfant de plonger dans la chaosmose des sensations, de se métamorphoser en "devenir" animal-végétal-minéral, de capter des affects et de percepts pour construire des "images", de composer des ritournelles et d'inventer des langages. L'enfant s'évade sur des lignes de fuite et s'égare dans des "zones d'indiscernabilité" où il ne sait plus très bien qui il est. Face à l'étrangeté, il s'étonne en se demandant : Qui suis-je ?".

Tout voyage doit être plaisant, attractif, surprenant, enrichissant pour que l'enfant puisse désirer le poursuivre malgré les obstacles et les doutes. La richesse du voyage résulte des possibilités de rencontre et de transformation qu'il occasionne chez l'enfant.

Pour J Lévine, "L'homophilosophicus est invité à effectuer constamment un voyage fondamental pour aller de là où il se trouve vers cet endroit à la fois imaginaire et réel, où il peut espérer trouver ce qui est susceptible de le renseigner et de le rassurer sur la condition humaine".

Le voyage artistique, quant à lui, a cette spécificité qu'il permet de remonter le temps. En effet, par le jeu musical et corporel, les expériences sensori-motrices et les affects de l'enfance sont remobilisés, "ré-animés". Pour D.N. Stern, psychologue clinicien du nourrisson, les "affects de vitalité" éprouvés par le bébé sont aussi ressentis par le danseur : "La danse moderne et la musique sont des exemples par excellence de l'expressivité des affects de vitalité" "Le chorégraphe essaye, le plus souvent, d'exprimer une façon de sentir, et non pas un sentiment en particulier".

Cette capacité de s'extraire du "sentiment en particulier" fait résonance avec cette citation deleuzienne : "On n'écrit pas avec des souvenirs d'enfance" mais avec des "blocs d'enfance". C'est précisément autour de ces "blocs d'enfance", condensé d'affects et de percepts, que l'expérience esthétique prend tout son sens. En effet, les sensations perçues dès le plus jeune âge sont déjà possibilité de "penser". Grâce à la clinique du bébé et aux neurosciences, on connait aujourd'hui l'importance de ce vécu sensori-moteur et affectif pour le développement de l'ensemble des compétences de l'enfant. Par conséquent, l'enfant par l'expérience artistique, se relie à ses propres expériences archaïques tout en développant ses compétences cognitives, imaginatives, créatives, affectives au présent d'un jeu, qui modifie son rapport au monde dans une démarche holistique.

Pour G. Deleuze, "L'éthologie de l'affect permet de passer de la logique du sens à la logique de la sensation". Il est possible de poser pour postulat que l'expérience artistique sollicite au même titre que la philosophie des habiletés de pensée mais, sous d'autres modalités. En effet, le travail artistique se réfère lui aussi à une logique qui, bien que non discursive, invite le sujet à problématiser, à émettre des jugements, des idées, nécessaires au travail de la matière et à l'élaboration de la forme esthétique. La difficulté de tous "les arts vivants" (danse, musique, théâtre, cirque, marionnette) est de pouvoir précisément entretenir cet élan vital, pour ne pas sombrer dans une répétition "mortifère". Peter Brook souligne d'ailleurs la pertinence du mot "re-présentation", qui évoque cette aptitude à "revoir", "revivre" au présent ce que l'on a appris. La difficulté du travail pédagogique est de cultiver cette attitude d'éveil propre à la pensée attentive, pour que l'enfant puisse apprendre à saisir ce qui surgit, advient, devient, pour en dégager du sens. Au cours de ces voyages, la voix intérieure, parlante ou chantante, occupe une place importante.

Selon l' Essai sur l'origine des langues de Rousseau citant Strabon : "dire et chanter était autrefois la même chose", Vincent Delecroix, dans son livre Chanter, reprendre la parole en souligne la disparition avec regret : "Cette union primitive était le langage pur, celui du coeur, des premières passions, celui de la transparence sincère". C'est précisément au nom de cette "transparence sincère" que l'expérience artistique propre aux "comédies musicales à visée philosophique" me parait particulièrement intéressante comme proposition "esthético-philosophique". Dans cette pratique, l'enfant est amené à entendre, à questionner les concepts de façon sensible. Il les explore, les incarne, vocalement et corporellement pour en livrer une "image" subjective. Délivré d'une signifiance trop abstraite, "faire chanter les mots" permet à l'enfant d'entretenir avec le langage verbal une relation plus intime, plus sensible et plus singulière.

De plus, le "théâtre musical" libère l'enfant du pouvoir de domination de la Langue Majeure, qui trop souvent l'assigne à son statut d'élève, mais aussi à son milieu culturel. Si pour G. Deleuze "l'écrivain fait bégayer la langue courante, ou trembler, ou crier, ou même chanter", l'enfant dans son "sprechgesang" apprend à goûter la saveur d'un mot, tels les premiers phonèmes mise en bouche qui accompagnait sa découverte du monde. Par exemple, à la suite d'un travail créatif effectué pendant plus de cinq mois sur un poème d'A. Velter, Djibril (13 ans) écrit : "Le moment qui m'a le plus marqué, c'est le désert car j'ai joué beaucoup avec les syllabes du mot".

Ces expériences sonores, vocales, permettent à l'enfant de rencontrer charnellement le mot dont le sens s'incarne par sa bouche chantante. De mois en mois, d'années en années, "l'enfant créateur" apprivoise sa voix et les mots, l'élévation de son chant témoignant de son être au monde singulier. D'ailleurs ne parle-t-on pas de "signature vocale ?".

Si l'attention portée à la voix parait évidente dans le cadre de l'expression artistique, il est important me semble-t-il de lui en accorder lors de la discussion philosophique. "Parler haut et parler clair", pour que la discussion soit vivante, animée par le souffle de la pensée. Car, l'éloquence rend audible le rythme intérieur de la pensée, mais aussi les émotions qui traversent le discours. L'intervenant doit pouvoir écouter de façon presque musicale ce qui se dit, mais aussi à ce qui s'entre-dit au-delà de la signifiance des mots. Il doit être attentif aux modulations infimes de l'intonation de la parole de l'enfant qui donne à entendre quelque chose de la "vérité" du sujet. Parfois, lors d'une fulgurance de pensée, (ces kairos qui soudainement éclairent notre compréhension du monde), la voix de l'enfant se fait chatoyante, vibrante, tandis que ses mimiques témoignent de son étonnement mêlé de joie.

Pour que l'enfant puisse écouter sa parole, ainsi que celle d'autrui, il faut qu'il apprivoise le silence. Jankélévitch citant F. Bacon écrit : "le silence est le sommeil de la sagesse ; le silence est la fermentation de la pensée". C'est pourquoi je commence chaque atelier par quelques minutes de silence méditatif, pour créer un espace sonore propice à une qualité d'écoute et de penser. Au cours de l'échange verbal, on peut remarquer chez certains enfants ou adolescents une vraie jubilation à s'exprimer, à déployer leurs compétences langagières pour s'affirmer comme "sujet pensant". Après deux ans de pratique philosophique avec les mêmes enfants, je constate ou plutôt j'entends chez certains élèves une parole qui se fait presque musicale, voire proche de la ritournelle. Par exemple Yoanna (15 ans), utilise de semaine en semaine les mêmes mots, la même intonation lors de sa première prise de parole "moi, je pense que.." tandis que Mayanne (13 ans) accélère souvent ses fins de phrase dans une parole qui la déborde.

Dans nos sociétés bourdonnantes, trop souvent de paroles creuses et d'idées toutes faites, il me parait intéressant, voire nécessaire, d'entretenir des liens entre le chant et la parole, la musique et les mots, pour apprendre à écouter le monde et à le raconter avec clairvoyance mais aussi sensibilité, comme en témoigne Jankélévitch : "La musique témoigne du fait que l'essentiel en toutes choses est je ne sais quoi d'insaisissable et d'ineffable ; elle renforce en nous la conviction que voici : la chose la plus importante du monde est justement celle qu'on ne peut dire. Auprès de cette chose là rien ne vaut la peine. Quand j'abandonne la musique pour la philosophie, il me semble revenir d'un voyage au pays de l'irrationnel, moins convaincu que jamais de la solidité des mots. Mais quand je laisse la table de travail pour m'asseoir à nouveau à l'instrument, avais-je quitté ce dernier ? Une fois au piano, je m'interromps parfois afin de noter une idée que je ne veux pas laisser perdre et qui ne concerne pas nécessairement la musique. Et puis, l'écriture, le travail aride, l'effort ingrat pour tenir un discours rigoureux et en tout point cohérent. Mais même au cours de cette mise en ordre maniaque des idées rétives, une imperceptible allégresse, je ne sais quelle griserie légère issue du piano continue à m'éclairer".

Si la philosophie avec les enfants s'appuie sur le rationalisme, il peut paraitre difficile d'envisager des liens de transversalité avec la pratique artistique.

Toutefois, le processus créatif invite aussi l'enfant à problématiser et à argumenter, mais sous d'autres modalités. En effet, l'effectuation d'un geste, la production d'un "objet" artistique sollicitent la capacité de jugement et la possibilité de faire des choix comme en témoigne ce questionnement d'ordre esthétique : "Que faire, avec quoi faire, pour quoi faire, comment faire ? Comment capturer des lignes forces pour rendre sensible l'invisible, l'inaudible ? Comment exprimer des "devenirs", inventer des zones de voisinage, d'indiscernabilité pour réinventer des cartographies ?". De plus, si la pratique de la philosophie a pour objectif de développer l'esprit critique chez l'enfant, la pratique artistique créative relève des mêmes enjeux. D'autant plus si la pédagogie utilisée encourage l'affranchissement des "formes culturelles" institutionnalisées ou médiatisées.

Si de nos jours, il existe de nombreux ateliers de pratique philosophique avec les enfants un peu partout en France, je sais que cette proposition pédagogique est un véritable défi, lorsque nous présentons notre association dans le cadre du forum des associations de la ville. En effet, la demande des parents consiste plutôt à trouver des cours de chant pour que leurs enfants puissent participer à "The Voice" ! C'est la raison pour laquelle les membres du bureau, mes grands élèves et moi-même avons décidé d'insister sur le sentiment de joie que procure la participation à ces ateliers : la joie de chanter, de danser et de penser ensemble. Pour convaincre les parents, nous soulignons aussi la dimension éducative de cette pratique. Cet argument rencontre les préoccupations parentales quel que soit le milieu social. C'est un travail de sensibilisation de longue haleine, mais nous restons confiants et déterminés, grâce aux nombreuses réinscriptions, mais aussi à l'enthousiasme des élèves que je rencontre dans le cadre scolaire et qui envisagent déjà de s'inscrire à la rentrée prochaine.

On peut s'interroger sur les raisons pour lesquelles les conservatoires développent aussi peu ces pratiques créatives. Pourquoi fait-on croire à l'enfant qu'il faut apprendre pour jouer alors que, comme le dit B. Lubat "il faut jouer pour apprendre". Pourquoi ne pas envisager un enseignement musical où l'enfant aimerait apprendre par nécessité expressive ? Pourquoi le langage artistique est-il encore si dépendant des codes ? Pourquoi au "penser par soi-même" de la philosophie, l'enfant ne pourrait-il pas "musiquer" par lui-même ? Sans toutefois renoncer à la transmission de "savoirs" comme on peut le faire en utilisant des supports culturels en philosophie. Cette liberté créative fait elle peur ?

Au sujet des pratiques artistiques créatives F. Guattari écrit : "Tout décentrement esthétique des points de vue, toute démultiplication polyphonique des composantes d'expression passent par le préalable d'une déconstruction des structures et des codes en vigueur et par une plongée chaosmique dans les matières et les sensations. A partir d'elles reviendra possible une recomposition, une recréation, un enrichissement du monde... Une prolifération non seulement de formes, mais des modalités d'être".

C'est peut-être effectivement au nom de cette recomposition, recréation du monde, et des modalités d'être que ces pratiques sont encore si peu présentes, voir absentes, dans les institutions. Remettent-elles trop en cause la fonction de l'art dans nos sociétés ? On peut me semble-t-il faire un parallèle avec les réticences de l'institution philosophique vis-à-vis des Nouvelles Pratiques Philosophiques.

Il existe assurément une visée commune à ces deux pratiques en marge des institutions, celle de participer à l'idéal émancipateur inhérent à toute pédagogie du questionnement. Que ce soit par la pensée ou par le jeu créatif, l'enfant est invité en effet à réfléchir, à s'interroger sur ce qu'il dit et sur ce qu'il fait.

Pour que cette expérience "esthético-philosophique" soit signifiante, il faut que l'enfant puisse être disponible à lui-même, aux autres et au monde. Cela suppose qu'il ose abandonner son égocentrisme infantile, mais aussi tout sentiment de peur, de honte et de "faux self" pour questionner avec authenticité ce qui en lui, s'éveille, émerge, s'affirme.

"Toute expérience authentique, c'est-à-dire toute expérience d'échange actif avec le monde vivant, nous donne la possibilité de saisir la nature de l'expérience esthétique ; et en retour l'expérience esthétique, en particulier celle de l'art en tant qu'intensification de la vie, nous permet de découvrir ce qui est porteur de sens dans le monde qui nous entoure".

Cela suppose un engagement total entre "pleine conscience" et "lâcher prise".

C'est en lisant les lettres adressées à A. Velter, suite à la "mise en musique" de son poème "Dépaysement", que j'ai découvert en mes élèves de véritables "petits esprits deleuziens". En effet, spontanément, ils ont tous fait référence à certains "traits" ou "concepts" de la philosophie deleuzienne. J'ai pu constater, avec étonnement et admiration, la puissance de leur pensée réflexive étayée par la perception de leurs sensations.

C'est la raison pour laquelle je vais maintenant mettre en perspective deux citations deleuziennes avec certains témoignages d'enfant.

"Le but de l'art est d'arracher le percept aux perceptions d'objet et aux états d'un sujet percevant, d'arracher l'affect aux affections comme un pur être de sensations".

"L'art est le langage des sensations, qu'il passe par les mots, les couleurs, les sons ou les pierres".

Par exemple, en ce qui concerne la "sensation", Telma (12 ans) écrit : "J'avais ressenti tout. J'étais dans le poème. Je le ressentais. Ce moment était magique, je sentais le cheval, le souffle aride, le soleil, le sang, les aveugles, la ligne... on a tous passé un bon moment. La danse et le chant étaient en moi quand on travaillait. J'avais cette matière en moi qui me submergeait".

Pour les "affects", Lisa (12 ans) témoigne : "J'avais ressenti beaucoup d'émotions et surtout, je me sentais bien dedans".

Concernant le langage, Elsa (12 ans) illustre admirablement ces citations : "J'adore ce que l'on peut faire et les différentes façons dont nous pouvons transmettre nos émotions (tristesse, joie, soulagement). Mais aussi car nous ne transmettons pas nos émotions par la voix et le corps comme d'habitude, mais uniquement par le corps".

L'étrangeté, la déterritorialisation sont évoqués par Loreena (14 ans) : "Le fait de danser sur votre poème m'a détendue et m'a fait ressentir des sensations que je ne connaissais pas".

"Ce n'est pas réellement mon style. Cela m'a permis tout de même de découvrir une nouvelle face de moi-même" (Angelo, 14 ans).

Djibril quant à lui aime faire bégayer la langue en jouant sur les syllabes du mot désert.

Pour le Devenir (animal-végétal-minéral), Lisa et Djibril écrivent : "J'ai beaucoup ressenti le désert. Au moment de l'arbre, j'ai senti comme des picotements dans mes mains" ; "J'ai bien aimé l'arbre, car j'avais bien ressenti la sensation de la sève qui passait dans mes mains".

Cette confrontation au "devenir" autre que soi est fondamental dans ma démarche pédagogique, car elle éveille l'enfant à l'étrangeté, la différence, l'altérité. De façon indirecte, ces "devenirs" incitent l'enfant à réfléchir sur la manière dont les Hommes habitent la Terre, ainsi que sur ses propres transformations intérieures incessantes. Le devenir est un mouvement qui rend l'enfant sensible au monde.

C'est la raison pour laquelle l'expérience esthétique est si proche de l'expérience philosophique, car toutes les deux nous confrontent à l'étrangeté de l'existence entre étonnement, émerveillement, mais aussi parfois inquiétude.

Deleuze, au sujet de la philosophie, ne dit- il pas : "Devenir étranger à soi-même, et à sa propre langue et nation, n'est-il pas le propre du philosophe et de la philosophie ?". La philosophie permet de penser en soi cet "impensé" dont on pressent la présence ; le processus créatif quant à lui, fait de même. Il fait émerger des idées, des gestes, des sons qui soudain font sens. Dans ce dévoilement, l'enfant se surprend et se découvre autre que celui qu'il croyait être.

Si la philosophie avec les enfants fait appel essentiellement à la raison, l'expérience esthétique créative, quant à elle, fait appel prioritairement au sentir. Deleuze d'ailleurs souligne l'importance d'un lien rhizomique d'une discipline à l'autre, pour engendrer un entendement plus vaste : "La philosophie a besoin d'une non philosophie qui la comprend, elle a besoin d'une compréhension non-philosophique, comme l'art a besoin de non-art et la science de non-science".

C'est la raison pour laquelle, je suis particulièrement sensible à la démarche artistique de Bernard Lubat, qui affirme vouloir "penser" sa musique. Grand improvisateur free, il revendique une approche humaniste, philosophique, critique et politique de sa musique, tant dans son esthétique que dans sa façon de la donner à entendre. S'il cite Deleuze, il aime se référer au travail philosophique d'E. Glissant, auquel il emprunte, entre autre, le concept de "créolisation" et de "tout-monde" pour penser mais aussi expliquer sa musique. Pour lui, si la musique ne problématise pas, elle ne sert à rien ! Ce concept de "créolisation", qu'il entend comme l'internationalisation du langage free, je me permets de me le réapproprier pour ma propre démarche "esthético-philosophique". En effet, dans ce dispositif, tout y est mélangé : sons, mots, sensations, raison, émotions, voix, esprit et corps. En une heure, l'enfant se déterritorialise et se découvre "métisse".

Pour C. Fleury, l'heure d'enseignement doit "ouvrir le temps, transformer cette simple heure en rencontre sensorielle, existentielle, informationnelle. Faire qu'en une heure, soudain, il s'est joué quelque chose d'autre, un début d'avènement mature, une envie de destin, un désir de soi, pas nécessairement en termes de vocation, mais en termes de rencontre. C'est cela enseigner : étirer le temps pour que surgissent les prémices de l'individuation"

Avec le recul des années, je peux affirmer que cette démarche a effectivement participé au processus d'individuation de mes élèves, au déploiement de leur subjectivité. En continuant de venir aux ateliers, cherchent-ils encore à la façonner pour qu'elle s'exprime pleinement dans une belle radicalité, telle que la définit M. Onfray : "Une unité sans double. Une réalité individuelle. Une personne droite. Un style remarquable. Une force unique, une puissance magnifique. Une comète traçant un chemin inédit. Une énergie frayant un passage lumineux dans le chaos du cosmos. Une belle individualité, un tempérament, un caractère. Sans vouloir le chef d'oeuvre, sans viser la perfection".

La construction du "Moi" de l'enfant suppose la canalisation, l'élaboration de son vécu pulsionnel et émotionnel. Moins soumis à ses pulsions, il apprend à supporter ses frustrations, à se décentrer de son égocentrisme pour se soucier du bien d'autrui. Il peut alors nourrir des relations intersubjectives pacifiées qui contribueront à sa construction interne. Toutefois, on peut constater de nombreux enfants en souffrance pour cause "d'hypertrophie du corps primaire" ou d'inhibition excessive, qui les empêchent de jouer ou d'accéder à une pensée socialisée. C'est la raison pour laquelle ces ateliers sont particulièrement structurants car, l'hétérogénéité du dispositif pédagogique permet de répondre à la diversité des profils d'enfants.

Malgré l'apprentissage d'un "savoir-faire" technique, l'objectif de l'atelier n'est pas, comme l'explique Miguel (25 ans), d'encourager "l'exploit vocal", mais de questionner la justesse expressive, la sincérité, la vérité du Sujet dans le jeu artistique, pour favoriser la connaissance de soi et les relations intersubjectives : "J'avais compris que pour me connecter aux autres, je devais m'abandonner à moi-même... me découvrir et m'accepter ; c'était être avec soi pour être avec le soi des autres (...) Nous avançons ensemble, nous chutons ensemble et remontons dans un même élan. Personne ne ment".

Pour J. Lévine, l'expérience philosophique engendre le décentrement du "Petit Tout" de l'enfant vers le "Moyen tout" (son environnement) puis vers le "Grand Tout" de l'univers. L'expérience artistique, par ses différentes modalités de jeu, contribue elle aussi à renforcer ce mouvement centripète. En effet, le jeu collectif invite l'enfant à "se mettre en résonnance" avec autrui mais aussi avec la Grande Histoire de l'Humanité. Car, depuis la nuit des temps, et partout encore sur la terre, les Hommes chantent, dansent, dessinent, peignent, écrivent, pour faire le récit du monde, le comprendre et l'ordonner. Par son chant, l'enfant mêle sa voix à la polyphonie du "Tout monde".

Toutefois, pour que la raison s'énonce clairement, il faut pouvoir maitriser le langage verbal. C'est pourquoi j'associe aujourd'hui la philosophie à ma pédagogique artistique. Mon objectif est de pouvoir donner aux enfants le plus d'outils possibles pour se comprendre, comprendre le monde, et trouver du sens à leur existence. La maitrise du langage et le développement des habiletés de pensée, l'épanouissement de la sensibilité et de l'affectivité renforcent la confiance en soi de l'enfant, cette estime de soi indispensable à son individuation.

Si l'objectif des ateliers de philosophie permet à l'enfant de se définir selon J. Lévine, comme "interlocuteur valable", l'expérience artistique quant à elle, permet à l'enfant de s'envisager comme "créateur valable", "inventeur de mondes". Ce sentiment de "plus-value" est d'autant plus important lorsque l'enfant vit dans des environnements carencés. Ces ateliers deviennent alors de véritables "oasis de résistance et de rêverie" pour se réinventer.

Dans une visée plus politique, ces ateliers peuvent aussi se définir comme des "lieux de production de subjectivité" pour contribuer à l'avènement d'une écosophie mentale pour résister à toute forme d'aliénation comme le propose F Guattari : "Il s'agit, à chaque fois, de se pencher sur ce que pourraient être des dispositifs de production de subjectivité allant dans le sens d'une re-singularisation individuelle et/ou collective, plutôt que dans celui d'un usinage mass-médiatique synonyme de détresse et de désespoir".

Cette possibilité de rempart à "la détresse et au désespoir" fait écho à la citation de J. Lévine pour qui la philosophie est "un recours, un espoir de sagesse, dans une période de déraison". Dans nos sociétés étouffées et étouffantes, cette pratique "esthético-philosophique" s'accorde aux nombreuses actions citoyennes pour une "réinvention du quotidien", de la démocratie, où le Sujet singulier se définit par son irremplaçabilité, comme l'explique C.Fleury dans son ouvrage Les Irremplaçables.

Si l'interruption des comédies musicales à visée philosophique marqua une rupture douloureuse dans mon parcours professionnel, je me réjouis aujourd'hui de trouver dans le cadre associatif la liberté nécessaire pour affirmer, affiner ma méthodologie. Je me réjouis d'autant plus que ce sont les parents et mes grands élèves qui ont contribué à la création de cette association dont le nom porte l'élan de ce renouveau : "La Voix s'élève".

Ce renouveau se concrétise aujourd'hui par l'officialisation au sein des ateliers artistiques, d'une pratique philosophique inspirée des ateliers ARCH (atelier de réflexion sur la condition humaine) crées par J. Lévine (Docteur en psychologie, psychanalyste). N'étant pas philosophe de formation, mais chanteuse et art thérapeute, sa méthodologie étayée sur la psychologie de l'enfant et l'anthropologie m'a paru immédiatement familière. C'est cependant la rédaction de mon mémoire "L'art et la philosophie, une possibilité de rencontre avec soi et autrui ?" dans le cadre de la première formation universitaire à l'animation d'ateliers de philosophie à l'école et dans la cité, sous la direction d'E. Chirouter, qui m'a véritablement permis de légitimer cette nouvelle orientation professionnelle.

De plus, la dimension anthropologique des ateliers ARCH fait écho à ma démarche pédagogique, qui considère comme nécessaire la "créolisation" des styles musicaux, pour une vision, une compréhension plus universelle des expressions artistiques. Mais surtout elle me permet de faire le lien avec les travaux de l'anthropologue F. Laplantine qui invite ses lecteurs à "penser le sensible".

Dans son livre, Penser le sensible, il met en perspective la pensée rationnelle occidentale basée sur le cogito, le logos, le visible, l'objectivation et la raison, avec les cultures chinoises et japonaises qui accordent une attention particulière au souffle, à la respiration, à l'invisible, au vide, au silence, au suggéré, à l'intermittence, à l'énergie du ying et du yang.

Bien qu'invisibles, le ying et le yang traversent pourtant (à qui veut "sentir") les arts et les arts martiaux. D'ailleurs C. Carlson, danseuse et chorégraphe, explique que "le plus important dans la danse est le souffle". C'est en saisissant personnellement les "traits expressifs" et les "lignes de force" propre au tai chi et au Qi gong, que j'ai fait évoluer ma propre pratique artistique et ma pédagogie, en incitant les élèves à questionner davantage leurs sensations. De façon empirique, je cherchais donc à développer en eux, cette connaissance modale qui consiste selon F. Laplantine à "Affiner notre sensibilité et notre intelligence" en accordant "une attention au processus de transformation, aux temporalités de transition, aux tonalités, aux intensités (chromatiques, sonores...), ainsi qu'aux flexions du corps et de la pensée".

Pour cet auteur, "une pensée modale est une pensée du passage". C'est effectivement ce qui semble se jouer dans les ateliers "esthético-philosophiques" par un mouvement sans rupture entre la philosophie et l'art, le dicible et l'indicible, le corps et l'esprit, la raison et les sensations. C'est grâce à son regard critique vis-à-vis du cogito comme vérité universelle, "rigoureusement intraduisible" dans la culture japonaise ou chinoise, que j'ai pu faire un lien avec la philosophie deleuzienne. En effet, si F. Laplantine souligne que "c'est la dimension impersonnelle, asubstantive de l'expérience" qui fait sens dans la culture orientale, Deleuze écrit que "l'art véritable serait alors capable de faire sentir les corps sans organes, le souffle asignifiant, les relations asubjectives, les forces du temps et les affects de la matière". Cette distanciation vis-à-vis de la pensée occidentale permet, me semble-t-il, de relativiser la "logique de la raison" comme unique paradigme pour comprendre et ordonner le monde.

E. Morin, d'ailleurs, dans la conclusion de son livre Penser le global écrit : "Nous devons abandonner une rationalité fermée, incapable de saisir ce qui échappe à la logique classique, incapable de comprendre ce qui l'excède, pour nous vouer à une rationalité ouverte connaissant ses limites et consciente de l'irrationalisable". Il invite même à "comprendre qu'il est important qu'on puisse vivre de façon poétique".

C'est certainement pour cette raison que le travail créatif à partir du poème d'A. Velter a si profondément touché les enfants. En effet, la poésie, par le lien étroit qu'elle entretient avec la parole et le chant, tout comme le théâtre musical rend l'intelligible sensible et le sensible intelligible, comme l'a compris Yoana (13 ans), qui écrit au sujet du poème : "Je l'ai trouvé très profond et assez particulier mais j'ai bien aimé. Je l'ai aussi trouvé philosophique... il y a eu des passages du poème qui font réfléchir sur ce que l'on est et ce qu'on était et ce que l'on sera, comment garder un pays en paix ou tout simplement le monde".

Pour J. Lévine, l'art est une "philosophie culturelle" car "Nous y retrouvons nos interrogations majeures sur l'existence, sur ses adversités et l'effort de l'homme pour les rendre intelligibles et les dépasser". C'est pourquoi j'utilise aussi des supports culturels comme contrepoint aux réflexions existentielles des enfants. Percevoir une oeuvre d'art et créer par soi-même, sont deux activités complémentaires qui toutes deux, participent de la connaissance de soi et du monde : "Que nous recevions cet universel sensiblement, dans une appropriation sensorielle, par laquelle nous apprenons à voir, entendre, toucher, goûter, nous renvoie alors à l'intelligibilité du sensible, à ce que le sensible est lui-même intelligible et une source d'intelligibilité".

Pour que cette appropriation sensorielle puisse devenir intelligible, il faut que la méthodologie repose sur un autre rapport au temps que celui généralement défini par les calendriers scolaires. C'est assurément un privilège que de pouvoir accompagner l'enfant pendant des années et de pouvoir, de fait, l'accueillir "tel qu'il est" dans un présent toutefois riche de possibles. Ce rapport au temps long permet de ne pas précipiter le processus de transformation inhérent à tout acte éducatif. L'enfant a ainsi la liberté d'habiter le temps selon son désir. L'objectif pédagogique est de respecter les nécessités intérieures de l'enfant tout en cherchant à les faire coïncider avec les nécessités du groupe. Cette pédagogie crée un rapport d'intimité entre le temps des nécessités de l'enfant et le temps de l'expérience.

Pour vivre pleinement ces voyages, il faut un cadre rassurant, "hors menace", mais aussi une ambiance propice. Celle-ci doit palpiter de vie, vibrer de bienveillance, d'empathie et de solidarité. L'ambiance témoigne de la présence qualitative de ce qui se joue dans l'atelier. Elle induit un questionnement, une problématisation : "Qu'est ce qui se passe ?", qui vient affecter inconsciemment le sujet. Par sa charge émotionnelle, elle affecte l'enfant. Elle ressemble à ce qui se joue dans une improvisation groupale : "(dans) Une perception émotionnelle participative, chacun saisit instantanément les signes liminaires de l'engagement pulsionnel et se met rythmiquement en phase alternée d'activité-réceptivité. Un ensemble de mini-tensions sensori-émotionnelles et kinésiques se répand entre individus et assure un circuit scénique rythmique d'inter liaison" (E. Lecourt).

Cela nécessite que l'animateur puisse écouter "l'ambiance" de façon presque "musicale". Selon ses perceptions, il doit pouvoir "diriger" cette partition sonore en veillant à respecter un équilibre entre tension et plénitude. Trop de lenteur cause de l'apathie intellectuelle et créative et trop d'excitation entrave les capacités d'attention, de concentration et de jeu.

Le dispositif ritualisé entre temps d'accueil, temps philosophique, temps artistique et retour métacognitif, permet à l'enfant d'expérimenter la durée du temps, qui selon Bergson déjoue les lois du temps objectif. C'est le temps perçu "dans une certaine épaisseur de durée", vécu de façon subjective "c'est déjà fini ?". C'est aussi, le temps de l'intuition, le temps qui devient flux, le temps mouvement de l'aventure, le temps vivant du changement, le temps qui éloigne, emporte, rapproche. C'est le temps devenu presque perceptible, vibratoire où ça "machine", où ça "façonne" où ça "sculpte" des singularités puissantes. C'est un temps qui libère la pensée créative et l'élan vital.

Tout comme l'enfant, l'intervenant habite cette durée : gardien du cadre, passeur, maître "enchanteur", il invite à la rencontre. La rencontre bien qu'imprévisible est au coeur du dispositif. Mon objectif est de créer des occasions pour susciter des évènements qui puissent faire signe dans le vécu de l'enfant. Percevoir un évènement comme signifiant demande de "Pouvoir capter l'idée au vol, pour guetter l'occasion opportune et surveiller l'urgence de l'instant ; il faut un mélange de vigilance et de souplesse, de décision et d'abandon".

Cette disponibilité de l'esprit permet à l'enfant de saisir les traits expressifs, les affects, les percepts, les forces, les puissances qui traversent son corps, la matière et le groupe. Pour qu'il puisse y avoir "rencontre", "vraie rencontre", il faut qu'il puisse accepter de se laisser transformer par l'expérience. Pour Spinoza, la rencontre se définit par la façon dont un corps est affecté ou comment il affecte un autre corps. G. Deleuze dans un enregistrement "Spinoza : immortalité et éternité", explique à partir de L'Ethique que la rencontre engendre trois genres de connaissances ou "manières de vivre". Le premier genre de connaissance relève du choc, des affects inadéquats, passifs "J'aime, j'aime pas". Le rôle de l'enseignant est d'inviter l'enfant à se distancier de ce genre de connaissance qui n'exerce sur sa pensée que des phénomènes de réactivité, le laissant passif et impuissant. Le deuxième genre de connaissance permet de sensibiliser l'enfant à la composition des rapports entre son corps et d'autres corps, c'est le fondement même de la pratique artistique. Ce genre de connaissance instruit l'enfant sur sa façon dont il fait lien avec lui-même et le monde. Le troisième genre de connaissance éveille l'enfant au monde des "essences" comme degré de puissance, il l'invite à rechercher l'intensif dans toute chose perçue et vécue. C'est à ce niveau que vivre devient exister.

La construction de la vie psychique de l'enfant commence dès sa venue au monde à travers premièrement, ses expériences sensori-motrices, deuxièmement, ses relations intersubjectives. Très vite, pour palier l'angoisse de séparation vis-à-vis de sa mère ainsi que sa frustration face à la réalité, le bébé va créer un espace entre réalité et imaginaire, appelé : "aire transitionnelle" par Winnicott. Cet dans cet espace que l'enfant va construire sa psyché initialement par le jeu, puis, par des expériences créatives qui seront ultérieurement le berceau des expériences culturelles : "Il faut donner une chance à l'expérience informe, aux pulsions créatives, motrices, sensorielles de se manifester ; elles sont la trame du jeu. C'est sur la base du jeu que s'édifie toute l'existence expérientielle de l'homme. Nous expérimentons la vie dans l'aire des phénomènes transitionnels, dans l'entrelacs existant de la subjectivité et de l'observation objective, ainsi que dans l'aire intermédiaire qui se situe entre la réalité intérieure de l'individu et la réalité partagée du monde qui est extérieure".

Ces phénomènes transitionnels permettent à l'enfant de trouver un équilibre entre sa vie intérieure dominée par le principe de plaisir et la réalité. Lentement, il va apprendre à regarder le monde tel qu'il est.


(1) On trouvera la deuxième partie de cet article dans le n° 82 de Diotime, centrée sur le dispositif art et philosophie.

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