Revue

Les Ciné-Philo, temps de rencontre intergénérationnelle en salle obscure

De formation philosophique, Ophélie Chekroun partage ses expériences d'animation d'ateliers philo dans différents espace-temps intergénérationnels, en particulier au Cinéma des Cinéastes. Comment s'adresser à tous les âges et tisser un lien intergénérationnel entre les idées ? Comment mobiliser les "spect-acteurs" et faire passer de l'opinion individuelle à la réflexion philosophique collective voire intersubjective ?

Temps, prenons le temps d'échanger, dans cette société hyperconnectée où "tout s'accélère". C'est le nom d'un film choisi démocratiquement par des adolescents à un Conseil de Vie Collégienne pour leur 1er ciné-philo intergénérationnel...

Qui suis-je ?

Je me présente. Animatrice d'ateliers philo pour l'association PHILO+, je suis indépendante depuis 2016, après six années d'intervention de prévention des violences dans les collèges-lycées pour l'association je.tu.il..., où je faisais déjà philosopher les jeunes avec leur professeur dans un cercle de chaises.

Je me suis souvent posée la question du nom à donner à mon métier, j'aime l'anima- grecque pour impulser de la vie, du souffle, de l'inspiration, un supplément d'âme, habitée que je suis par ce que je fais.

J'ai le sentiment d'avoir créé mon métier, inventé au fil de ma trajectoire, qui m'a menée des bancs de l'Université Panthéon-Sorbonne aux bancs d'une école française à Abu Dhabi où j'ai commencé par improviser un atelier philo dans ma classe de GS pour aider les élèves FLE (Français Langue Etrangère) à prendre la parole.

De retour à Paris, enceinte de mon premier enfant (9 ans aujourd'hui), je me suis retrouvée à faire parler du consentement sur le terrain d'une vingtaine de collèges et lycées professionnels de Paris jusqu'à des mesures de réparations judiciaires PJJ (Protection Judiciaire de la Jeunesse).

Sur les registres d'entrée des établissements scolaires, j'inscrivais "intervenante extérieure". Fidèle à ce principe psychanalytique d'un tiers étranger, qui aide à faire le lien à l'intérieur d'une structure, pour empêcher de tourner en rond, qui bouscule le ronronnement, tout en douceur. Inter-médiaire, certains se nomment "facilitateur", d'autres carrément se disent "philosophe".

Bref, me voilà aux 17e Rencontres internationales des NPP, alors qu'il y a deux ans je buvais les paroles d'Ollivier Pourriol à sa ciné-conférence sur la ville dans le grand amphithéâtre de l'UNESCO.

J'aurais voulu passer un extrait du Ciné-Philo intergénérationnel sur Ma vie de Courgette autour des émotions, filmé par ma mère peintre-vidéaste-supporter, pour démontrer par l'image (mais le son a manqué le jour J) comment la magie opère dans une salle de cinéma, où une retraitée rebondit sur la parole d'un enfant et dit "Les mots manquent", ce qui vient en écho aux mots-mêmes de Victor Hugo que je complète "...aux émotions".

Chaque fois, je redoute que personne ne se soit déplacé un dimanche matin, chaque fois j'espère qu'ils vont prendre la parole, pas sûr qu'à leur place j'oserais...

Rencontres

Je commence par accueillir les vaillants venus, le plus souvent ne sachant pas qu'il y avait un ciné-philo en plus de la projection, avec une présentation du cadre "pas de bonne ni de mauvaise réponse en philosophie, tous les points de vue sont permis", puis une introduction du film proposant quelques pistes de recherche en amont. Après la projection, l'échange dans la salle a lieu "à chaud", juste après 5 minutes de générique. Progressivement, nous passons de l'émotionnel au rationnel, ensemble.

Une fois la discussion lancée, je viens saupoudrer de nourritures philosophiques, de distinctions conceptuelles, de questions problématisantes, de citations ; mais toujours seulement en illustration du propos, ou sinon tout à la fin, pour laisser la priorité à leurs idées à eux, que j'articule et tricote.

Rencontre de l'Autre, l'inconnu et le familier, re-découvrir son enfant, son parent, son grand-parent, son petit-fils, son frère ou sa soeur sous un nouveau jour, autrement qu'il n'est d'ordinaire (allusion à Lévinas).

Le langage

Interrogeons ce terrain commun qu'est le langage : "Dans l'expérience du dialogue, il se constitue entre autrui et moi un terrain commun, ma pensée et la sienne ne font qu'un" (Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception).

Apercevons ce monde qui transcende toutes les consciences : "Le langage se situe sur la frontière entre le Soi et l'Autre" (Bakhtine).

Comme j'ai coutume de leur dire, en croisant les regards, notre sujet prend du relief, de la profondeur, nous tentons de l'analyser sous toutes ses dimensions. Incarné par le film, qui nous rassemble derrière cette matière commune, mais sujette à diverses interprétations. Le ciné-philo permet de passer de l'individuel au collectif, moins dans un débat contradictoire, plus dans une recherche coopérative de sens.

L'intergénérationnel

On y retrouve l'inter- de l'intersubjectivité, notion qui m'a passionnée dans mes études de philosophie. Comment pour me connaître moi-même, je fais un détour par l'Autre, que ce soit par son regard, que ce soit par ses idées, et Ça vient m'enrichir. Ce décentrement engendre un recentrement. C'est paradoxal, c'est dialectique, on peut y trouver un intérêt, ou juste une évidence.

Ce phénomène s'observe complètement dans les ciné-philo intergénérationnels : on y voit des parents qui regardent leurs enfants, surpris, émus. C'est peut-être banal, mais ça mérite d'être souligné. D'autant plus qu'on y voit réciproquement des enfants qui regardent leurs parents, surpris, émus, eux aussi. C'est beau.

Sur le tissu intergénérationnel, on a toujours une frange de seniors, qui va aller en s'accentuant vu la conjoncture démographique. Alors qu'a priori je ne m'attendais, à la veille de mon premier ciné-philo, à ne trouver que des parents accompagnant leurs enfants. En fait, il y a aussi des grand-parents, des jeunes couples sortis du lit le dimanche à 11h et des cinéphiles de tous âges sans enfants, et aussi, ne les oublions pas, une part d'adolescents, comme l'indique le graphique suivant.

Sophie Fangain, programmatrice et directrice adjointe du Cinéma des Cinéastes (venue spécialement à l'UNESCO), veille à varier les plaisirs pour qu'il y en ait pour tout le monde. Par exemple, ces mois-ci nous passons de "Coco", plutôt divertissant, à "Parvana", un film d'animation sur l'enfance d'une fille en Afghanistan.

Attention, le qualificatif "intergénérationnel" peut faire débat. La chargée de mission intergénérationnelle auprès du Rectorat m'avait reproché le hashtag #intergénérationnel dans mes publications sur ma page Facebook professionnelle, s'indignant que "sinon tout pouvait être intergénérationnel". Mais en quoi serait-ce un problème ? Pourquoi réserver l'intergénérationnel aux activités du type des écoliers venant faire de la peinture ou du chant avec des personnes âgées dans une maison de retraite ? Néanmoins, je me suis remise en question et j'ai fait des recherches sur cet "inter-générationnel". J'ai trouvé la définition d'une génération par Wilhem Dilthey :

"Un cercle assez étroit d'individus qui, malgré la diversité des autres facteurs entrant en ligne de compte, sont reliés en un tout homogène par le fait qu'ils dépendent des mêmes grands évènements et changements survenus durant leur époque de réceptivité." (Le monde de l'Esprit).

Lorsque l'on appartient à une même génération, on est marqué par les mêmes faits historiques et les mêmes références culturelles, sur un cycle de 25 ans, âge qui correspond à la capacité de se reproduire. Par conséquent, l'on ne peut pas parler de la même génération pour parents et enfants, surtout depuis la génération Z (née entre 1995-2010) des "digital natives", où il y a un écart qu'il s'agit de combler avec du dialogue.

Au Cinéma des Cinéastes, nous avons fait ce pari, en se demandant toujours quel public on va toucher si l'on passe un "Laurel & Hardy", ou Les fiancées en folies de Buster Keaton, est-ce que les enfants vont rire ? Mais oui, au XXIe siècle, à l'heure des films en 4DX expérimentés au Pathé d'en face, tous peuvent encore être transportés par un film muet en noir & blanc. Dernièrement, une comédie musicale sénégalaise Un transport en commun, a donné lieu à une discussion philosophique sur le temps, de la promesse au destin, en faisant un détour par les carrefours de choix de vie qu'on est libre de prendre, ou pas.

La salle obscure

L'échange se déroule dans la salle de cinéma, mythique avec ces fauteuils rouges et son écran géant, qui dépayse des multiples écrans accessibles à la maison et partout ailleurs, du portable à la télévision, en passant par la tablette ou l'ordinateur.

Je ne peux m'empêcher de repenser à l'allégorie de la caverne de Platon, quand je les vois passer de la position captive de spectateurs calés face à l'image, passifs, puis la lumière s'allume et les voilà "spect-acteurs", actifs, tournant la tête pour écouter les autres, faisant un signe pour prendre la parole à leur tour, et ressortant sourire aux lèvres, des graines de mots plein la tête et non plus seulement des images furtives.

Quand la salle est grande, avec plus d'une cinquantaine de personnes, je me ballade avec un micro pour donner la parole. Je rassure "N'ayez pas peur du micro !", c'est juste pour bien s'entendre et ne pas avoir à répéter ce que le participant dit. Ce qui peut être gênant, comme si la première fois ce que disait l'autre ne suffisait pas, et au risque de déformer les propos in extenso. En même temps, c'est une technique d'animation, de répéter ce qui vient d'être dit pour le relancer à la salle, au collectif, en ajoutant un supplément de reformulation ou de requestionnement.

Il y a aussi la question de la validation. Il est difficile de ne pas valider par un "oui c'est intéressant", comme si les autres fois où on ne le dit pas ça ne l'était pas, et il faudrait s'en empêcher perpétuellement. Enfin, tout le monde n'est pas d'accord avec cette posture de neutralité. Edwige Chirouter, notamment, fait remarquer une femme dans la salle de conférence le jour de la conférence. Heureusement, chacun a sa propre technique d'animation, en fonction de ce qu'il est, avec sa relation à l'autre, avec sa philosophie, plus ou moins rigoureusement attachée à l'objectivité ou bien affectivement attachée à la subjectivité. De mon point de vue, comme je l'ai développé dans mon mémoire de Master sur le "Miroir de la mémoire", je pense qu'on ne peut pas être objectif vis à vis de sa propre subjectivité, et que c'est justement cette vérité-là, ma vérité, qui mérite aussi notre intérêt. C'est une question de point de vue, sans tomber dans l'écueil de la démagogie relativiste que redoutent des professeurs de philosophie.

Sur les affiches annonçant les séances de Ciné-Philo, je propose des thèmes, souvent sous la forme de repères binaires, opposés a priori, en fait dialectiques et ambivalents, comme force/faiblesse pour Le grand méchant renard par exemple. Je procède de la même manière dans les "mots inducteurs" que je propose aux écoliers et aux collégiens, pour reprendre un concept de Jacques Lévine de l'AGSAS. Cette distinction conceptuelle offre une ouverture pour que les participants puissent formuler eux-mêmes leurs questions, et laisser libre court à la pensée. Bien que je prépare évidemment aussi des questions sur mes notes, mais toujours cinq fois plus que ce que je n'utilise au final, préférant leur laisser un maximum de temps de parole.

En chiffres, au Cinéma des Cinéastes, nous présentons 13 ciné-philo par an en moyenne, un dimanche par mois avec une moyenne de 30 "spect-acteurs", dont une quinzaine de réguliers en tous âges, et quelques fois durant les vacances avec les centres de loisirs qui font monter à 176 personnes, du docu-fiction Swagger au classique Le livre de la jungle, en passant par des films venus de loin comme Les couleurs de la montagne de Colombie.

Autres Espaces-Temps intergénérationnels

L'association PHILO+ a pour vocation de "tisser des liens entre les idées et les personnes" dans tous les lieux qui le souhaitent, friande de nouvelles expériences, sur temps scolaire et extra-scolaire.

S'expérimente ainsi pour la 3e année un atelier philo intergénérationnel pour volontaires dans un collège REP+ de Bagneux, où tous les jeudis midi se côtoient des élèves de 6e à la 3e, y compris d'ULIS , y compris une fille tétraplégique avec son AVS, une professeure de Lettres, la professeure-documentaliste, l'un ou l'autre CPE quand ils ont le temps, la médiatrice, une AED étudiante en philosophie, et même la Principale quand c'est la veille des vacances de Noël ! Tout ce petit monde se retrouve au CDI et commence par 5 minutes de méditation, chacun a sa place dans le cercle, dans une horizontalité qui fait du bien à tous.

La FCPE (fédération de parents d'élèves) me fait intervenir trimestriellement dans une école et bientôt dans un collège-lycée de Paris 9e, pour le ciné-club des familles, réunissant entre 70 et 120 personnes.

Un ciné-philo est prévu en 2019 pour lancer notre partenariat avec l'IHEJ (Institut des Hautes Etudes sur la Justice) pour que s'y rencontrent des collégiens et des magistrats pour débattre sur la Justice d'aujourd'hui et de demain.

Deux ciné-philo intergénérationnels sont prévus dans des médiathèques cette année, l'un un vendredi soir pour clôturer une semaine d'ateliers philo avec deux classes de CP en immersion à la bibliothèque, l'autre un samedi après-midi avec, entre autres, des familles du centre social voisin qui participent régulièrement à un atelier PHILO + impro parents-enfants.

Trois établissements de gériatrie de l'AP-HP ont pu vivre un ciné-philo sur le Laurel & Hardy Œil pour oeil, grâce à un partenariat avec l'association Enfance au cinéma. Certes, le public est un peu moins intergénérationnel, avec une moyenne d'âge de 88 ans, mais là encore j'ai invité le personnel accompagnant à participer. J'ai vu des échanges émouvants entre une dame et une jeune femme, estimant qu'elle avait eu à son époque reculée une enfance plus libre que la sienne plus récente.

Vous pourrez trouver les verbatim de ces ciné-philo et de mes ateliers philo sur le site de l'association PHILO+, mis en ligne pour cette journée mondiale de la Philosophie à l'UNESCO : www.assophiloplus.com

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