Revue

Les ateliers de philo Agsas : "Penser ensemble la condition humaine"(Paris, 6 et 7 octobre 2018)

Le colloque commence par situer l'atelier philo Agsas par rapport aux différentes traditions philosophiques. Raymond Bénevent, professeur de philosophie et psychanalyste, parcourt l'histoire de la philosophie, où l'enfant comme sujet pensant partenaire de l'adulte est largement absent. On rappelle que la figure du Socrate historique, et non platonicien, par sa posture de maître-ignorant, fait écho à la posture de retrait du maître dans la transmission de l'atelier Agsas. Socrate n'hésitait pas non plus à philosopher avec des adolescents à la palestre (dans le Lysis). Dans le Banquet de Platon, on philosophe aussi avec un mot inducteur, l'amour... Il est aussi mentionné la position de Montaigne, favorable à faire philosopher les enfants dès leur plus jeune âge.

L'expression "atelier philo" est interrogée dans sa pertinence. A partir de son étymologie ("éclat de bois"), le mot atelier est identifié comme un lieu de production, ici dans l'atelier philo d'élaboration d'une pensée en commun. Il faut distinguer dans l'Antiquité les écoles asymétriques, où l'on enseigne (l'académie platonicienne où le lycée aristotélicien) et les lieux paritaires comme les collectifs épicuriens, avec femmes et esclaves. La disputatio du Moyen âge n'apparait guère comme un atelier, dans la mesure où elle est non coopérative, mais agonistique et éristique. Par contre à la Renaissance, l'atelier prend son sens, comme lieu d'impression des oeuvres et de leur choix (voir la pratique collaborative d'Erasme avec son éditeur). Au siècle des Lumières se développe l'idée d'une pensée en commun, où l'Encyclopédie s'écrit à plusieurs...

En fin de matinée, les participants furent appelés à vivre un atelier Agsas dans 4 groupes simultanés, où le mot inducteur était "La beauté". On put réaliser comment un mot peut produire un affect lié à des expériences vécues, qui permet d'enclencher la pensée.

Puis Robert Girerd, IEN convaincu par l'éducation nouvelle et les méthodes actives, en s'appuyant sur des textes de l'Education Nationale sur le climat scolaire (BO du 30/03/1996) et l'EMC (Enseignement moral et civique (juillet 2018), montrait que les ateliers philo pouvaient être "une chance pour l'institution". Il détaillait les points d'appui dans les programmes pour une mise en oeuvre des ateliers philo Agsas à l'école primaire, malgré la disparition dansles programmes d'EMC des cycles 2 et 3 de la recommandation de pratiquer des DVP (discussion à visée philosophique)...

Une table ronde était ensuite organisée sous l'égide de la chaire Unesco de philosophie avec les enfants, à laquelle l'Agsas est associée. Edwige Chirouter présentait la chaire, institutionnalisation de cette rencontre improbable de la philosophie et des enfants. Elle montrait comment ces pratiques renouvellent chez les élèves le sens de leur rapport au savoir, leur redonnant de la saveur, et plaidait pour un élargissement de la perspective, partie d'un renouvellement de la didactique de la philosophie et aspirant désormais à une école philosophique. Nathalie Frieden, didacticienne de la philosophie suisse, expliquait que son rôle était d'accompagner la créativité didactique des praticiens de la philosophie. La table ronde visait à mettre en relation les différentes méthodes de philosophie avec les enfants. Michel Tozzi fit un historique de leur émergence en France à la fin du 20e siècle : initiatives originales de praticiens de terrain, hors hiérarchie et hors programme, d'où leur diversité, relayées par des associations (Agsas) ou des chercheurs.

Il apparait que l'atelier philo Agsas a de commun avec d'autres : de postuler l'éducabilité de l'enfant, et avoir confiance en ses capacités cognitives ; de s'intéresser à l'enfant dans sa globalité au-delà de son métier d'élève, et à sa pensée ; de lui donner la parole et la possibilité de s'exprimer ; de cultiver, comme chez Lipman et Tozzi, une attitude de bienveillance envers l'enfant favorisant l'émergence d'une pensée réflexive.

Ce qui le distingue des autres courants : un mot inducteur, et pas une question ; un plus grand retrait dans la posture de l'animateur, qui intervient au départ pour mettre en scène le lancement de la séance, puis très peu ou pas du tout, ce que permettent des tours de table ; donc pas de reformulation pendant le premier temps de l'atelier ; pas de discussion non plus quand on fait des tours de table1, et une moindre interaction apparente entre les élèves : leurs interactions se succèdent, on travaille moins la dynamique du groupe ; on ne travaille pas explicitement et de façon organisée des "habiletés de pensée" (comme Lipman ou Sasseville), des "compétences réflexives" de problématisation, conceptualisation, argumentation (comme Tozzi ou Brenifier), qui supposent une plus grande intervention de l'animateur sur les processus de pensée, veillant aux exigences philosophiques des échanges ; on vise avant tout le développement personnel, psychique et mental de l'enfant. Et il n'y a pas comme l'une des finalités essentielles une perspective citoyenne (comme chez Tozzi, ou aussi chez Lipman), bien que l'exercice public de la parole ait de surcroit des retombées démocratiques...

Par contre, l'intérêt de l'atelier Agsas est multiple : un cadre robuste, contenant des pulsions, sécurisant, "hors menace", et une atmosphère de confiance propices à la réflexion ; la considération de l'enfant, bien au-delà de l'élève, comme "interlocuteur valable", petit d'homme qui fait l'expérience d'être à l'origine de sa propre pensée, du cogito, de la réflexion pour grandir en humanité ; la prise de parole des enfants à partir d'un mot-notion lanceur (la peur, la violence), qui leur permet de s'essayer à penser l'expérience à laquelle il renvoie ; l'écoute de la pensée des autres, qui va rejaillir sur leur propre pensée ; le développement chez eux d'un langage intérieur ("je ne suis plus tout à fait d'accord avec moi-même", dit un élève de CM1), pour mettre en mots le réel de leur vie et donc commencer à penser le monde. L'Agsas distingue d'ailleurs des ateliers plutôt philo (je pense) et des ateliers plutôt psycho sur le ressenti de l'autre (Que peut ressentir quelqu'un qui... ?), dans un ensemble de dispositifs : Les Ateliers de réflexion sur la condition humaine (ARCH).

Le dispositif a évolué depuis son origine en 1996 avec Agnès Pautard. L'enregistrement de la séance et sa réécoute par les élèves est devenu une variable. Il porte ensuite l'empreinte du lieu où il est né, la maternelle (Cf. les 10' de tour de table où l'attenton peut être maintenue) ; et de l'origine de celui qui l'a promu, Jacques Lévine, psychanalyste (Cf. la non intervention de l'animateur une fois la séance lancée. Mais cet isomorphisme dans l'écoute n'est pas pour autant une identité, car on travaille avec le moi conscient).

Le lendemain matin, le groupe de recherche sur les ateliers philo de l'Agsas présentait les invariants et les variables de l'atelier philo Agsas. On trouve parmi les premiers sept fondamentaux qui instaurent un cadre : un tour de table sur "Qu'est-ce pour toi (vous) philosopher ?" ; "Vous allez parler dans cette séance du point de vue d'un habitant du monde, de la terre" ; "je n'interviendrai pas durant les tours de table" ; "Il n'y aura ni jugement ou moquerie, ni évaluation" ; "Lancement de la séance par un mot inducteur (ex : "beauté, colère, amitié...") ; "un bâton de parole va circuler pendant 10 minutes, avec au minimum deux tours de table", et pendant les 10' suivantes , nous échangerons sur : Comment ça s'est passé pour vous ? , et aussi sur la forme et sur le fond,".

Voilà, comme dirait Yves Clot, le "genre" atelier philo Agsas. Le "style", c'est la façon dont chacun va se l'approprier. D'où des variables, par exemple : on reste dedans ou on sort du cercle. On enregistre ou pas. On prend des notes ou pas ; on les relit dans le deuxième temps ou pas, on les distribue aux élèves ou pas.... Dans les prolongements possibles : on utilise des post-it ; on lit un album en rapport avec le thème ; on dessine ; on écrit sur son cahier de philosophie, etc.

En fin de matinée, Yves Cusset, philosophe et comédien, présentait une de ses pièces Rien ne sert d'exister, qui articule avec bonheur pour les spectateurs des allusions appuyées à des philosophes (Diogène, Sénèque, Epicure, Berkeley, Wittgenstein etc.) et des questions existentielles sur la mort, l'amour et l'existence, avec le talent remarquable d'un comique, d'un mime, et de jeux de mots hilarants à la Devos... Pièce pour tout public, car elle peut être interprétée à plusieurs niveaux et degrés.

L'après-midi proposait des témoignages très divers sur la pratique des ateliers philo dans la cité, preuve de la robustesse d'un dispositif qui peut traverser des institutions et publics diversifiés sans perdre de sa pertinence.

Maria Theresa Sà, psychanalyste portuguaise, avant la conclusion par la présidente de l'Agsas, Rose Joint-Lambert, décrivait l'atelier philo comme une "graine hellénique et poétique, une pensée ancrée dans le sentiment d'appartenance à l'humanité".

La revue de l'Agsas Je est un autre publiera dans un prochain numéro de 2019 les communications proposées.


(1)  : Mais il est fréquent que les enfants discutent une notion avancée par un des intervenants, surtout lorsque l'on donne le bâton à la demande.

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