Revue

20e anniversaire du Café PhiloSophia de Daniel Mercier (II)

A) La conférence de François Flahault : "La condition humaine : de Adam et Eve aux avancées scientifiques"

Synthèse : Daniel Mercier et Marie Pantalacci

Après avoir montré comment nous passions, avec le Mythe d'Adam et Eve, et son interprétation païenne, d'une condition animale à une condition humaine - conscience d'être mortels, identité à travers le nom propre, connaissance du bien et du mal, mais aussi conscience désormais d'être regardés, d'où la pudeur, François Flahault affirme l'importance de pouvoir jeter un pont entre les sciences biologiques et les sciences humaines pour comprendre l'être humain: l'exemple du plaisir et de la douleur montre bien à quel point le corps et l'esprit peuvent ne faire qu'un.

Par ailleurs, il remet en question le schéma habituel du rapport de l'être humain avec la société à partir du contrat social, selon lequel il y a d'abord les hommes et ensuite la société dont ils seraient les auteurs (façon occidentale de penser l'individu). La société ou l'état social sont premiers : l'état de nature est déjà un état social, les chimpanzés et bon nombre d'animaux vivent déjà en société. Il n'y a pas de précédence de l'individu sur la société. L'évolution des chimpanzés est intimement reliée au fait qu'ils vivent en société. Il y a "une pression de sélection" (terme de l'évolutionnisme) qui est très favorable au développement des capacités sociales, et l'idée d'individus seuls qui décident délibérément de vivre en société, n'est pas conforme à la réalité. C'est la vie en société qui a créé l'être humain.

On peut considérer que les enfants manifestent des capacités supérieures aux chimpanzés à partir du moment où ils sont capables "d' attention conjointe " : lorsqu'ils peuvent s'intéresser à ce que l'autre (la mère dans un premier temps) montre du doigt. L'enfant comprend qu'on peut faire quelque chose ensemble à partir d'un an environ... Certains singes peuvent y parvenir (non pas regarder dans la direction du doigt mais dans la direction indiquée par lui), mais leurs capacités de coordination en vue d'un tiers sont tout de même limitées par rapport à l'homme. Le propos du conférencier est toujours ainsi à la recherche d'un point de bascule entre l'homme et l'animal, sans jamais vraiment trancher entre une continuité et une différence. Mais le triangle de l'attention conjointe est selon lui une caractéristique centrale du monde des humains.

Plus généralement, le fait que les vivants évoluent en fonction des autres vivants et avec eux, est une dimension importante du darwinisme : les contraintes et pressions environnementales englobent également la pression qu'exercent les autres vivants en relation les uns et avec les autres. Et cela est vrai au sein de tous les ordres du vivant, qu'il s'agisse d'une même espèce, entre espèces différentes, mais aussi entre ordres différents... Plusieurs exemples pris dans les mondes végétal et animal viennent illustrer ces relations symbiotiques.

François Flahault montre par ailleurs que certains traits dans la nature excèdent leur raison d'être purement fonctionnelles, anticipant en quelque sorte une forme de " gratuité " que l'on va trouver dans les cultures humaines : les exemples sont pris sur le terrain des parades sexuelles où il n'y aurait pas de limites dans la débauche des moyens mis en oeuvre pour séduire les femelles. La danse et les plumes du coq de bruyère, la grandeur et le poids des bois du cerf, l'aménagement de la scène nuptiale des "oiseaux-paradis" en Nouvelle Guinée, ou encore la façon dont une certaine espèce d'oiseau en Australie imite les autres chants d'oiseaux pour "épater" les femelles, ne sont pas vraiment fonctionnels...

Là encore, le conférencier semble voir dans ses relations entre mâles et entre mâles et femelles, dans ces situations particulières, une prémisse de " l'attention conjointe " déjà évoquée. L'adaptation au milieu ne suffit pas à expliquer ces formes d'exubérance et de création gratuite, qui d'ailleurs se retrouvent presqu'à l'identique dans certaines sociétés humaines, par exemple en Nouvelle Guinée où les hommes se livrent à des parades qui imitent celles des oiseaux-paradis, ou en Sibérie, où des jeux s'inspirent de comportements animaux (de l'Elan ou des coqs de bruyère).

Ainsi, même si la transmission des humains passe par l'enseignement et non par la biologie, leurs comportements culturels sont très proches de comportements naturels chez les animaux, ce qui n'est pas si surprenant si nous admettons que nous faisons partie de la nature. Nous pouvons constater à ce sujet beaucoup de fonctionnements similaires entre espèces très différentes, la vie réinventant la même chose dans des temps éloignés. Par exemple, on peut citer les ailes presque identiques entre les oiseaux et les chauve-souris, le rapprochement de certains modes de vie d'insectes et de mammifères, comme les "rats-taupes" qui vivent en colonie dans des souterrains avec une organisation proche de celle des abeilles (ils ont une "reine" et se sacrifient pour elle, des "soldats" etc.). Il n'y a pas plus d'écart entre l'homme et certains mammifères qu'entre certaines espèces animales. Par exemple, nous ne sommes pas plus différents des animaux que les rats-taupes des autres animaux.

Pour revenir à l'attention conjointe, nous tenons là une caractéristique importante, déjà esquissée chez les mammifères, mais qui est très développée chez l'homme. En particulier, des objets vont prendre une importance particulière en tant qu'ils sont l'objet d'une relation : certains objets prennent de l'intérêt par le fait qu'ils servent la relation. Les objets de la culture ont ceci de particulier qu'ils n'existent pas dans la nature mais sont créés par l'homme : c'est la valeur qu'il leur accorde qui en font ce qu'ils sont. La valeur de l' or par exemple ne tient que par l'attention que les hommes lui accordent (lors d'une courte période sous Napoléon lll, l'aluminium avait supplanté l'or ; le Jeans est un autre bon exemple : toute sa valeur réside dans l'importance qu'on lui a accordée à un moment donné. Il a fallu ensuite qu'il soit usé, et maintenant il se doit d'être déchiré. Les mots du langage, les billets de banque ne sont rien sans l'attention que nous leur portons collectivement. Ils sont importants pour nous car ils sont importants pour les autres ; sinon ils perdent tout intérêt. La société humaine est peuplée d'êtres imaginaires, tels que Dieu, Tintin, les revenants, les anges ou les dragons... Le monde humain est un monde qui se crée lui-même.

Pourquoi l'homme est-il déboussolé ? Dans un monde qui se crée lui-même, quel est le critère pour savoir que quelque chose est vrai ou faux? Les humains peuvent dériver d'une manière importante, quand l'imagination des uns rencontre celle des autres. Par exemple : on dit qu'il y a un problème juif... et on connait la suite. Autre exemple : aujourd'hui, l'économie est devenue le souci numéro un ; est-ce vraiment le plus important ? L'écologie scientifique relativise cela. Les humains auraient besoin d'un tiers pour leur dire "Attention, vous êtes en train de dériver !". Les hommes parlent à la place de Dieu, et chacun a son point de vue. Les humains créent leur propre réalité, mais qui les arrêtera ?

La discussion a porté notamment sur le développement de "l' homo sapiens " (seule espèce humaine qui ait survécu) et les traits qui peuvent le spécifier : quel est vraiment le propre de l'homme, et ne sommes-nous pas condamnés à une forme d'anthropomorphisme lorsque nous essayons de nous poser ces questions ? Trois dispositions ont été mentionnées qui nous rapprocheraient de cette spécificité : l' attention conjointe, le langage qui la suppose, la capacité à raconter des histoires ( capacité narrative).

B) Les ateliers

1) L'atelier "Pause Pensée" de Marie Pantalacci et Chantal Ferrier. "L'homme est-il un animal comme les autres ?"

a) Qu'est-ce qu'une Pause Pensée ?

C'est un espace de paroles et d'échanges cadré, ayant pour but le partage de la réflexion à propos d'un sujet d'actualité, en même temps que la rencontre et la convivialité. La forme adoptée est celle d'un débat démocratique avec des règles de fonctionnement précises et respectueuses de la parole de chacun. L'animateur est le garant de ces règles ainsi que du bon déroulement de la séance.

Il s'agit donc de vivre ainsi des temps d'intelligence collective, où la recherche commune permet d'avancer sur le thème choisi, de développer sa capacité de réflexion et de recul vis-à-vis de ses propres expériences, de mieux expliciter, organiser et développer sa pensée à l'occasion des sujets abordés (Ex : "Peut-on rire de tout ?", "Doit-on se délivrer de la peur ?", "Démocratie : peut mieux faire ?", "Réalité et fiction" etc.).

Il s'agit également, dans une société qui pousse à faire l'économie de la pensée, qui favorise le "prêt à penser" comme un prêt-à-porter, de se réapproprier ses compétences au penser par soi-même, de revitaliser ses capacités créatrices face à un monde bien complexe et incertain...

Les Pauses Pensées se déroulent en général dans une Médiathèque, ou dans un cadre associatif (ex : La Colonie espagnole de Béziers, le Pacte Civique 34, La Ruche Béziers...).

Le nombre de participants varie entre 15 et 40, et la forme proposée peut être variable en fonction de ce nombre.

Il existe une proximité de nature avec les cafés ou ateliers philo, mais avec le souci premier de laisser la plus grande place possible à l'expression des participants, même si des apports à visée philosophique sont largement présents en cours de séance, de type "pause structurante", permettant de faire avancer la réflexion un peu plus loin, de nourrir la réflexion du groupe en infusant des apports en lien avec l'évolution des propos (un accompagnement de type "colibri" tel qu'il a été décrit par André de Peretti). Il peut s'agir de lecture d'extraits d'ouvrages philosophiques ou littéraires, de citations, de textes de chanson, voire d'un extrait de jeu théâtral, préparés en amont en fonction du thème de la séance et de son déroulement.

Le choix de la co-animation permet de partager les rôles, avec l'une des personnes plutôt centrée sur le fond, avec responsabilité des contenus et des reformulations, et l'autre centrée sur la forme, les règles, les mises en situation proposées. Les lectures peuvent être partagées, ou à deux voix. L'animation comprend une marge de flexibilité, mais elle est toujours très rigoureusement préparée.

Le déroulement de la séance comprend chaque fois un dispositif d'animation en lien avec le type de public, le contexte, le cadre dans lequel s'inscrit l'activité, et bien sûr le sujet débattu. Ces dispositifs sont largement inspirés de l'animation des groupes : on peut ainsi utiliser par exemple une " élaboration progressive", l'exercice du "mot-clé", ou bien la technique du "bruissement" (prendre un temps court de discussion à deux ou à trois avec ses voisins dans le groupe) avant une discussion plus collective. Il arrive qu'un photolangage puisse être proposé, ou encore que des citations soient distribuées dans le groupe et utilisées en fonction de l'évolution des propos etc.

Outre la discussion en cours de séance, la convivialité prend le plus souvent la forme d'un pot de l'amitié offert en fin de réunion, et il peut s'agir également d'un repas partagé. Les échanges peuvent ainsi se poursuivre sous une autre forme.

Il ressort de nombreux témoignages des participants une grande satisfaction d'avoir pu trouver un cadre très propice à la réflexion et l'expression personnelle, aux échanges : ils se disent heureux d'avoir pu à la fois écouter les autres et être écouté, d'avoir trouvé ou retrouvé ainsi une forme de confiance en soi, en l'autre, d'avoir revitalisé une estime de soi en se posant comme sujet pensant, et d'avoir éprouvé de la joie à ce " penser par soi-même" au contact des autres participants ou auteurs découverts durant la séance. La mise en évidence d'un "monde commun" qu'on partage, dont on débat ensemble, est ressenti comme salvateur pour sortir de questions ou de problèmes vécus le plus souvent comme insolubles et lourds à porter dans la solitude. Le détour par la réflexion, la mise en commun, permet d'introduire du jeu, de mettre à distance, et en même temps de rattacher son expérience personnelle à l'universel.

C'est une pause pour penser.

b) Déroulement de l'atelier : "L'homme est-il un animal comme les autres ?"

Durée de la séance : 2 heures, à la Médiathèque de Maureilhan, dans le cadre de la fête de la philo du Café Philosophia. 12 participants inscrits.

  • Présentation de ce qu'est une Pause Pensée (Marie)
  • Présentation des règles (Chantal)
  • Marie présente le sujet (5mn), reformulera, et conduira les échanges.
  • Chantal propose les exercices, distribue la parole, et effectue les lectures.

Trois temps sont proposés :

Temps 1 " L'homme est-il un animal comme les autres ?"

Exercice proposé : "Disputatio" entre 2 groupes : l'un défendra la position "Oui, l'homme est un animal comme les autres", et l'autre groupe développera la position "L'homme est d'une autre nature, il n'est pas un animal comme les autres".

Les participants choisissent leur groupe, et chaque groupe se réunit, échange, et prépare ses arguments durant 15 mn. Il y a dans chaque groupe un animateur et un rapporteur.

Retour en grand groupe, avec énoncé des arguments et rapport des échanges pour chaque groupe : discussion sur les ressemblances entre l'homme et l'animal, ainsi que sur les spécificités humaines. Ce qui fait accord, ce qui fait débat dans le groupe.

Lecture d'un extrait de Nancy Huston L'espèce fabulatrice.

Temps 2 : "Qu'est-ce que l'homme ? La question de la nature humaine et des spécificités humaines".

Lecture d'un extrait de Les enfants sauvages (Lucien Malson).

Discussion sur la question de la nature humaine, sur civilisation et barbarie. Où en sommes-nous ?

Lecture d'un extrait de Et si l'aventure humaine devait échouer ? (Théodore Monod).

Temps 3 : " Qu'en est-il de la façon dont l'homme considère l'animal aujourd'hui ?".

Une question en grande évolution et très actuelle.

Extraits de L'animal est une personne (Franz Olivier Giesbert).

Discussion et échanges.

Extrait de Sommes-nous trop bêtes pour comprendre les animaux ? (Franz De Wall)

Discussion et échanges.

Retours de fin de séance (10mn : Vécu et réflexion des participants sur le fond et sur la forme pour ceux qui le souhaitent).

Il ressortira de ce temps d'évaluation une forte satisfaction des participants qui ont pu réfléchir, échanger, écouter et être écouté, dans le respect et la considération de leurs propos. Ils ont également découvert des ouvrages, ont élargi leur réflexion sur le sujet.

La plupart ont pu découvrir un dispositif qui leur a semblé très porteur pour leur réflexion et pour la discussion de groupe.

Suite à l'atelier, un retour de réflexion de l'un des participants est proposé : " L'homme est-il un animal comme les autres ?".

L'idée que l'homme est un animal est une idée très récente en occident. Dans la Genèse, l'homme a été créé avant les animaux, leur est supérieur et doit s'en occuper (selon l'interprétation : les dominer ou en prendre soin). Par contre, dans l'animisme, l'animal peut être habité par un esprit, ou dans certaines religions la réincarnation d'une personne. L'homme comme animal, comme espèce animale parmi les autres, est une idée scientifique qui date de Darwin au 18e, de l'évolutionnisme, et fait consensus dans la communauté scientifique, malgré un carré d'irréductibles créationnistes.

Mais ce n'était pas un animal comme les autres : il avait en propre la r aison, la pensée, l'intelligence technique (homo faber) et théorique (conceptualisation), la science ; une dimension imaginaire et une dimension symbolique ; le langage (parole et écriture), le récit ; une temporalité spécifique (ex : se projeter) ; la conscience de sa mort ; la culture, par opposition à une nature ; l'inventivité et l'art, la magie et la religion, la philosophie ; la conscience et un inconscient, la liberté, la morale et l'éthique, la capacité d'empathie, le droit ; il avait besoin d'être éduqué ; son espèce avait le pouvoir d'évoluer et de se transformer, de transformer son environnement, notamment par la technique ; il pouvait aussi être inhumain et barbare...

Ce "propre" de l'homme est aujourd'hui battu en brèche par le développement des connaissances biologiques et éthologiques : la plupart de ses gènes lui sont communs avec la mouche drosophile ; il partage avec les êtres vivants et les mammifères toutes leurs caractéristiques ; la sociabilité (capacité de vivre ensemble et de s'organiser) avec les insectes sociaux ; et avec certaines espèces la possibilité de communiquer, l'empathie, l'intelligence comme capacité d'adaptation, la nécessité d'apprendre de ses parents (acquis et non inné), un apprentissage individuel et mémorisable ; les oiseaux décorateurs de Nouvelle-Guinée ont même un souci esthétique pour attirer la femelle. Ces connaissances récentes déstabilisent une vision de l'animal aux capacités limitées, régies par l'instinct et l'inné, et bien inférieures à celles de l'homme. Les progrès de la science risquent de minimiser encore dans les années qui viennent la distance entre l'homme et l'animal, rendant l'homme très proche de certains animaux...

Certes il semble posséder en propre par exemple un langage avec la double articulation et une haute capacité d'abstraction. Mais certains animaux nous surpassent sur bien d'autres points, et tout dépend quand on le compare des critères retenus pour hiérarchiser... L'homme prend ceux qui l'arrangent pour argumenter sa supériorité ! Est-il légitime pour être juge dans la mesure où il est partie prenante ? Les philosophes "animalistes" dénoncent ce "spécisme", considération que certaines espèces sont inférieures à d'autres (l'espèce humaine).

Michel

2) L'atelier philosophique de Daniel Mercier sur le transhumanisme

ATELIER SAMEDI 10 MARS MEDIATHEQUE LESPIGNAN - Durée : 2H30

"Jusqu'où transformer notre condition humaine ? Humanisme et transhumanisme".

Après un rapide tour de présentation, l'atelier est présenté : construire une réflexion collective sur le sujet, à partir d'un dispositif proposé pour faciliter les échanges. Le rôle de l'animateur et les règles de la discussion sont annoncées : demander la parole, priorité à celui qui n'a pas encore parlé, argumenter les opinions exprimées.

- Premier temps : Mot-clé sur "Transhumanisme" : production abondante qui traduit les différentes représentations que les uns et les autres se font du trans-humanisme. Rapide explicitation des mots choisis pour ceux qui le souhaitent.

- Deuxième temps : à partir de ces premières productions, l'animateur propose une introduction sous la forme d'un état des lieux de ces "transformations" (10').

Etat des lieux : " L'entreprise de transformation de l'homme est déjà bien commencée et peut-être n'a-t-elle jamais cessé... Nous pouvons citer le pouvoir que nous avons sur la reproduction et la procréation, les recherches sur les embryons et le développement de cellules souches en vue de thérapies cellulaires de toutes sortes (usine de fabrication des pièces détachées du vivant garantie d'origine...), mais aussi la chirurgie esthétique, les implants et prothèses, les allogreffes et xénogreffes, et aussi bien sûr les progrès spectaculaires de la robotique et de l'intelligence artificielle. Sans compter toute la pharmocologie et le dopage qui modifient profondément nos états internes, nos comportements, nos performances.

Dans le prolongement de ces avancées technologiques, un courant de pensée se développe dans le monde, dont le coeur se trouve dans la Sillicon Valley, le transhumanisme. Il s'appuie essentiellement sur les nouvelles technologies regroupées sous l'acronyme Nanotechnologies Biotechnologies Intelligence artificielle Cognitivisme, et pensent que celles-ci seront capables de résoudre tous les problèmes de l'avenir et de promouvoir une amélioration déterminante de notre condition. Les projets les plus spectaculaires concernent le ralentissement et même l'élimination du vieillissement (et même l'immortalité !), l'augmentation des capacités intellectuelles, physiques, émotionnelles, morales de l'être humain, le téléchargement de la conscience sur un nouveau corps ou un robot... et toutes les formes d'intelligence suprahumaine qui désormais devraient coexister avec nous (dans le meilleur des cas). Un certain nombre de ces anticipations sont vraisemblablement délirantes. Peu importe, elles indiquent une direction et une perspective de transformation du monde humain qui, elles, sont on ne peut plus sérieuses. Nous n'allons pas discuter sur la crédibilité scientifique de tels projets (nous n'en avons pas la compétence et c'est la question philosophique posée qui nous intéresse...).

Mais pourquoi : "humanisme et transhumanisme" ? Parce qu'une dimension essentielle de notre humanisme consiste à vanter sans cesse nos capacités d'invention appliquées à nous-mêmes, dans le but de dépasser la bestialité et la barbarie : voir le mythe de Prométhée comme illustration. Le transhumanisme se réclame très généralement de l'humanisme des Lumières : c'est au nom du progrès et de la raison qu'il défend cette transformation. Les transhumanistes défendent les libertés individuelles (rejet de toute réponse totalitaire), pensent que les machines prendront la relève d'innombrables activités humaines et nous libéreront, défendent l'eugénisme au nom de l'égalité (la loterie naturelle de la génétique est la principale source d'inégalité), et pensent que les transformations biotechniques vont étendre et développer les qualités humaines.

- Troisième temps (premier temps de la discussion) : continuité ou rupture dans les transformations de l'homme sur et par lui-même ?

L'homme a toujours agit sur lui-même et chercher à domestiquer "la" nature et "sa" nature. Ce qui semble nouveau, c'est d'une part le rythme du changement qui semble s'accélérer très sensiblement, et d'autre part le bouleversement qu'il introduit par rapport aux lois darwinistes de l'évolution. Assiste-t-on à une modification ou à une sortie des lois de l'évolution avec les nouveaux défis technologiques ? Il semble que nous soyons entrés dans une phase de "transformation de l'homme par lui-même" qualitativement différente.

- Quatrième temps (deuxième temps de la discussion) : quelles limites pour quel être humain ?

Peut-on fixer des limites à ne pas franchir à partir d'une certaine idée de l'homme et de sa nature ? La critique du transhumanisme vient généralement de ceux qui se réfèrent à une nature ou une essence indépassable (ex de Hans Jonas, mais aussi des déclarations du Vatican). Mais aussi du côté de ceux qui parlent de "violation des lois naturelles de l'évolution" (Axel Kan), accordant ainsi une certaine finalité indépassable aux desseins de la nature. Mais il faut sans doute distinguer entre modification des lois de l'évolution (contraception, procréation médicalement assistée), et sortie de ces lois (clonage). La question du rapport à la nature (la nôtre comme la Nature comme cosmos) est lancinante. Doit-on considérer "les fins domiciliées dans la nature" (Aristote), ou bien considérer et assumer l'ouvert ou l'indéterminé de notre condition, son extrême "plasticité" (Pic de la Mirandole) ? Nous sommes des êtres prématurés à la naissance du point de vue du développement de notre cerveau, mal pourvus en instincts, et notre monde n'est pas comparable à la "niche écologique" des autres animaux. Nous avons tendance en effet à découpler notre microcosme humain de l'environnement naturel, mais nous nous rendons compte par ailleurs que ce découplage n'est pas sans limites, et finit par poser des problèmes difficiles (crise écologique). Comment s'orienter si nous renonçons à penser qu'il y a un fondement naturel de l'éthique qui pourrait nous prescrire une conduite à tenir ? Si au contraire nous sommes "condamnés" en quelque sorte à l'ouvert et à l'indéterminé, nulle limite fixe et à priori venant nous "contenir" ?

- Cinquième temps (troisième temps de la discussion) : la culture humaniste peut-elle nous aider à fixer des limites, et que souhaitons-nous finalement devenir ? Quel genre de vie souhaitons-nous mener ?

Il est difficile d'imaginer un Prométhée prudent. N'est-ce pas un "oxymore" ? Les relations qu'entretient l'humanisme avec le trans-humanisme apparaissent complexes et ambigües. Le logiciel trans-humaniste semble avoir pris au piège les valeurs humanistes. Mais ils divergent sur un point capital : l'humanisme pense le changement par l'amélioration des conditions d'existence matérielles et la formation d'un individu plus autonome et plus heureux, grâce au développement de la démocratie, de l'éducation et de la culture. C'est-à-dire des médiations symboliques s'appuyant sur le langage.Alors que le transhumanisme propose un changement qui, bien loin de s'appuyer sur ce long travail personnel d'appropriation que rend possible l'éducation, fait appel aux biotechnologies qui interviennent directement et physiquement (non plus symboliquement) au coeur du vivant pour le transformer. L'hubris de la technique menace ainsi les anciennes médiations symboliques d'éducation et devient porteuse d'un nouveau monde synonyme de course frénétique, illustrée par ce qu'on appelle maintenant dans la Sillicon Valley "le solutionnisme". Le décalage entre cette course frénétique du côté des technologies, et l'absence de perspectives de changement politique et social, ainsi que le "retard" relatif de la réflexion éthique, sont soulignés. Il y a un chemin à trouver entre une philosophie conservatrice et une philosophie "solutionniste". Nous ne pouvons pas nous opposer aux manipulations génétiques du génome humain s'il s'agit par exemple d'éradiquer la maladie d'Alzheimer ou la mucoviscidose, ou tel cancer ? En même temps, comment accepter, comme certains le préconisent (ce qui ne semble pas effrayer quelqu'un comme Luc Ferry), d'intervenir sur le génome de nos enfants pour les faire à notre goût ou, comme le prétendent certains trans-humanistes (l'enfer est pavé de bonnes intentions), pour remédier à la loterie génétique génératrice de toutes les inégalités sociales, et ainsi fabriquer des êtres "égaux". Quoiqu'il en soit, si nous avons encore une chance de "piloter" ces transformations qui semblent malgré tout nous échapper compte-tenu d'un système techno-économique qui apparaît sans contrôle, il faudra nous résoudre à un pragmatisme du cas par cas, sans prétendre nous opposer à tout changement, ni pour autant les accepter tous. Si nous ne voulons pas devenir des "mutants" (cf. "Manifeste des mutants", dans Humain, Trop Humain de Yves Michaud, page 115), il faudra, comme nous le dit Heidegger, apprendre à nous craindre comme des "étrangers inquiétants".

Un tour de table clôt l'atelier : une grande satisfaction de la réflexion développée semble réunir les participants, mais la méthodologie proposée est discutée : un participant trouve le cadre proposée un peu trop rigide ; un autre regrette au contraire un cadre un peu trop souple, pas assez directif. Les autres participants trouvent très aidant le cadre proposé.

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