Le projet de recherche d'une thèse prometteuse (direction :E. Chirouter)
I) La pratique de la philosophie avec les enfants : quelle contribution à une éducation à la fraternité ?
Si l'on devait répondre à la question : "pourquoi éduquer à la fraternité ?", on pourrait tout d'abord répondre qu'il y a là une nécessité politique: aucune société ne peut se maintenir sans cultiver un sentiment d'appartenance qui fait son unité, parce qu'elle est sans cesse menacée par les forces de dégradation de l' "insociable sociabilité".
On pourrait aussi y adjoindre une nécessité liée aux circonstances, comme une réponse impérative aux événements du moment : attentats terroristes, état d'urgence, parti d'extrême-droite au second tour, populisme qui dénonce des "ennemis intérieurs", paranoïa des théories du complot, endoctrinement et fanatisme, replis communautaires et religieux, perte de légitimité des politiques, atomisation sociale des individualismes juxtaposés, cynisme d'une culture de la violence et de la compétition assise sur une anthropologie hobbesienne.
Faire appel à la notion de fraternité apparaîtrait comme le moyen de retisser1 les liens distendus du collectif, en renouant avec un principe dont on redécouvrirait les vertus politiques et éthiques après l'avoir longtemps laissé dans l'ombre des valeurs.
Et s'il fallait demander en quoi la pratique de la philosophie peut contribuer à cette nécessaire culture de la fraternité, on pourrait dire qu'elle répond à la fois aux besoins de ces circonstances politiques et à un certain essoufflement du rapport au savoir et aux valeurs tel qu'il a présidé jusqu'ici dans l'école de la République.
Elle pourrait enfin bénéficier de la rencontre récente de trois éléments qui en favorisent le développement : la prise de conscience, dans l'école, d'un déficit d'expression et d'appartenance d'une part de la jeunesse française, la reconnaissance institutionnelle d'une pratique par la création d'une Chaire UNESCO, et l'apparition d'un nouveau programme d'Enseignement Moral et Civique favorable à cette pratique.
Mon travail interroge cette rencontre, ce kairos, du point de vue de la fraternité2, pour formuler le problème suivant : en quoi la pratique de la philosophie avec les enfants peut, dans le cadre du nouveau programme d'EMC, contribuer à une éducation à la fraternité ?
Mais d'abord de quoi parle-t-on et quelles sont les différentes figures de cette notion ? Pour mieux l'appréhender, il faut considérer la géométrie variable du sentiment d'appartenance à l'aune de deux dimensions de la fraternité :
II) La fraternité : une notion à géométrie variable
A) Il y a d'abord la dimension éthique ou morale de la grande fraternité du genre humain et qui renvoie à la notion d'humanisme, c'est-à-dire à l'idée que l'appartenance à cette famille d'êtres vivants suffit pour reconnaître une égale dignité à tout homme ou femme, quels que soient leurs particularismes. La fraternité renvoie alors notamment à la dimension affective de ce lien ainsi qu'aux expériences de l'altérité qui permettent de l'éprouver et dont les occurrences philosophiques sont bien connues : la compassion ou la sympathie chez Adam Smith, la pitié chez Rousseau, le respect de la dignité chez Kant, ou enfin l'empathie pour les recherches les plus récentes3.
B) Il existe, d'autre part, des fraternités plus petites que j'appelle des fraternités communautaires : celles des groupes formés par ceux qui se reconnaissent comme frères parce qu'ils partagent les mêmes principes, les mêmes idéaux, voire les mêmes combats, à partir de critères ethniques, idéologiques, sociaux, voire professionnels. Dans cette dimension plus collective et identitaire, nommons la politique ou sociale, la fraternité se conjugue alors au pluriel. Le champ d'étude de ces fraternités communautaires devient celui des logiques d'appartenance et de reconnaissance à l'intérieur d'un groupe.
"Qu'est-ce qui fait d'un tas un tout ?" demandait Régis Debray. Comment comprendre la fonction, dans toute fraternité, d'un invariant anthropologique qui attache et relie plus ou moins fortement les individus par des liens horizontaux à partir d'une sacralité verticale (religion, idéal, idéologie, mythe, histoire ou Mémoire, ennemi commun) ? "Pour produire de l'inter, donnez-nous du meta4". Quels sont les processus par lesquels les identités communautaires s'élaborent, cohabitent, s'imbriquent, s'affrontent ? Pourquoi recèlent-elles bien souvent une logique fratricide et "mortifrère" par laquelle elles tendent à fabriquer du "Nous" contre du "Eux" ? Et comment ces fraternités plurielles ou communautaires peuvent-elles cohabiter ou s'emboîter en poupées russes pour s'articuler entre elles ? Bref, comment générer du sentiment d'appartenance sans trop de dégâts entre fièvre intégriste et individualisme atomisé ?
Opération d'autant plus difficile en France que la logique d'appartenance de la République, depuis la Révolution, est celle d'une fraternité sans dieu, d'une fraternité laïque, fraternité qui se présente de manière paradoxale - du moins dans son idéal - comme un appel citoyen à l'humanisme. Il y a des sacralités plus faciles à cultiver pour créer un sentiment d'appartenance et celle-ci nécessite un culte particulièrement exigeant.
C'est à l'école et à ses tentatives d'éducation ou d'enseignement moral et civique qu'est confiée cette mission de cultiver le sentiment d'appartenance à cette communauté de citoyens humanistes que la Révolution a rêvé comme une fraternité de patriotes.
III) L'éducation aux valeurs et le nouveau programme d'EMC
L'enjeu du nouveau programme d'EMC est bien de conduire nos élèves à interroger et éprouver la dimension collective de leur existence dans le but de "transmettre et faire partager les valeurs de la République5".
Le problème, c'est qu'on ne décrète pas un sentiment d'appartenance, tout au plus peut-on le secréter, c'est-à-dire en favoriser les conditions d'émergence ; si faire partager signifie aussi susciter une adhésion, cultiver un sentiment d'appartenance, alors il faut dire qu'on ne génère de l'adhésion que par une prise de risque, un pari sur la valeur des valeurs6. Il faut accepter d'en interroger régulièrement les fondements pour les réassurer. Il faut rendre possible un cheminement intérieur d'adhésion par l'expérience même de ces valeurs si l'on veut effectivement les "transmettre" et les "faire partager7".
Comme le rappelait justement le "Rapport sur l'enseignement laïque de la morale" de 2013, le pari pédagogique d'une véritable éducation civique ne pourra être gagné qu'à condition de prendre en charge la triple dimension des valeurs : intellectuelle, psycho-affective, conative8. Il faut donc développer des dispositifs qui permettent d'interroger, d'éprouver et de faire vivre en acte ces valeurs.
Contre les injonctions catéchétiques d'un cours de morale républicaine9, le nouveau programme d'EMC, malgré son nom (enseignement), tire les leçons du passé et inaugure un nouveau paradigme anthropologique et moral qui insiste sur l' importance de la vie affective dans l'éducation morale et civique (au travers de l'appel à une culture de la sensibilité) et la nécessité de faire vivre les valeurs (au travers de l'appel à une culture de l'engagement).
IV) Le retour des affects dans le champ social et politique : l'heure de la fraternité
Un élément lié à l'histoire contemporaine des sciences semble par ailleurs sonner l'heure d'une culture de la fraternité en prenant à rebours un reproche qui a été très souvent fait à cette notion d'être plus affective qu'effective, d'être trop sentimentale.
On assiste en effet à une entrée (ou un retour)10de l'affectivité dans le champ des sciences, aussi bien dans le domaine des neurosciences (Antonio Damasio11), que dans celui des sciences humaines, notamment politiques (Frédéric Lordon, Martha Nussbaum), et on se met à considérer l'homme à l'aune d'un paradigme plus spinoziste que cartésien. Ce retour en grâce des affects, notamment dans la compréhension du champ politique, peut changer le regard sur une notion (la fraternité) qui porte en elle "un important potentiel en termes de "réémotionalisation" de la relation politique sécularisée, rationalisée et "désenchantée""12.
Un certain nombre de travaux ont déjà commencé à tirer les conclusions, dans le champ éducatif, de cette nouvelle approche anthropologique en s'intéressant au rôle des émotions et de l'empathie (Nicole Catheline13, Omar Zanna14, Serge Tisseron15, Catherine Guege16), tant dans le champ cognitif de l'entrée dans les apprentissages, que dans celui, relationnel, de la prévention des violences et de l'amélioration du climat scolaire (Abdennour Bidar, Christophe Marsollier).
Si le programme d'EMC fait une place nette à la connaissance et la reconnaissance des émotions, des sentiments, il semble encore incertain et timide à propos de la "fraternité". Elle est certes reconnue comme une "valeur" qu'il faut "expliquer en mots simples" dans le cycle 2 et 3 - en compagnie de l'inséparable "solidarité" - tandis que le programme du cycle 4 propose d'"exprimer des sentiments moraux" ou de "comprendre la diversité des sentiments d'appartenance civique, sociaux, culturels, religieux", mais sans nommer la fraternité.
Le programme d'EMC du lycée, quant à lui, considère le fait de "cultiver le sentiment d'appartenance à la communauté des citoyens" comme l'un des deux registres essentiels de la citoyenneté (avec "la volonté de participer à la vie démocratique"). Toutefois, s'il propose aux élèves de réfléchir "aux principes de liberté, d'égalité, de laïcité et de justice", fait une référence aux "principes et différentes formes de solidarité", il ignore la notion de "fraternité". Déjà le rapport de 2013 sur l'enseignement laïque de la morale l'ignorait, sauf sur sa quatrième de couverture !
Tout se passe comme si on ne savait quoi faire avec la fraternité, cette petite dernière si souvent reléguée, comme si l'on restait au milieu du gué alors même que de nombreux indicateurs nous montrent qu'il est urgent de cultiver ce sentiment d'appartenance.
Première hypothèse de travail : si un travail sur les compétences émotionnelles et sociales, notamment l'empathie, constitue un élément déterminant d'une prévention des violences et d'une éducation heureuse17, il faut compléter cet apprentissage par une éducation plus approfondie de l'altérité pour conduire les élèves à un apprentissage de la vie sociale qui puisse interroger, en théorie comme en pratique, la dimension collective de leurs différentes appartenances (la classe, l'établissement, la famille, les cultures - sociales, religieuses, ethniques - la République, l'humanité). Autant d'appartenances que la notion de fraternité, dans ces différents sens, intègrent et questionnent.
Seconde hypothèse de travail : la DVP (Discussion à Visée Philosophique), préconisée à cinq reprises dans le programme d'EMC, est un dispositif qui remplit la triple exigence à l'égard des valeurs, notamment la fraternité : les comprendre, les éprouver, les vivre en actes.
V) En quoi la pratique de la philosophie à l'école contribue-t-elle à une éducation à la fraternité ?
- Parce qu'elle permet d'interroger la valeur des valeurs et par là-même les enjeux d'un contrat social dont les futurs citoyens héritent sans l'avoir signé (dimension intellectuelle) : il y a là un champ de questionnement, de conceptualisation, de problématisation que l'approche historique, souvent dominante en EMC, ne suffit pas à éclairer et que l'approche spécifique de la philosophie doit permettre d'explorer sans attendre la classe Terminale du lycée.
- Parce qu'elle permet d'éprouver et de vivre ces valeurs (dimension psycho-affective et conative) : la DVP, dans son dispositif même, et quelle que soit d'ailleurs la notion philosophique en jeu, constitue une expérience à la fois rationnelle et sensible de la fraternité.
Mon hypothèse est que la pratique de la Discussion à Visée Philosophique (DVP) est à la fois un puissant dispositif démocratique de prévention des violences18, et un culte vivant des valeurs de la République qui permet notamment d'"empuissantiser19" efficacement la notion de fraternité, tout en rappelant sa place décisive dans la vie sociale et politique.
VI) Que signifie ici "empuissantiser" les idées ?
Un "enseignement" moral et civique qui s'adresse uniquement à la raison sans se préoccuper des sentiments et des actions qu'il peut en tant que tel générer, n'a que très peu de chances de produire les effets attendus sur les conduites. Tout au contraire, des pratiques qui s'attacheront à produire des "affects" à partir de certaines idées - par exemple celle de "fraternité" -, s'avanceront alors sur le chemin d'une véritable éducation en tant qu'elle modifie sensiblement les comportements humains.
Il s'agit aussi de tirer les leçons, dans le champ éducatif comme dans le champ politique, d'une anthropologie qui tient davantage compte des affects. Si les idées n'ont d'effet qu'à la mesure de leur pouvoir de nous affecter, alors quoi de mieux qu'une idée dont les puissances affective et performative sont déjà reconnues pour produire des effets réels sur les individus et les groupes ?
N'est-il pas dès lors légitime qu'une éducation politique puisse opposer de puissantes expériences collectives et affectives aux "fraternités des pessimismes", entendons par là les embrigadements particulièrement efficaces des théories du complot, des replis identitaires, obscurantistes et/ou populistes ? S'il est vain de combattre des opinions par des idées désaffectées, il semble au contraire nécessaire "d'empuissantiser les idées" pour opérer un retour en force d'un certain nombre de "bons sentiments" (bienveillance, sollicitude, fraternité) dans le champ agonistique des axiologies et lutter contre une anthropologie hobbesienne des "passions tristes" qui naturalise la violence.
La pratique de la philosophie avec les enfants prend sa part dans cette volonté de développer des "communautés empathiques" qui grâce au "plaisir de penser en commun" ne s'interdisent pas de croire que la bienveillance, la sollicitude ou la fraternité peuvent conduire l'humanité vers moins de cynisme et de souffrances.
VII) La DVP contribue de deux façons à une éducation à la fraternité : dans la forme et le contenu
En tant que dispositif même :
- la structure de la DVP est porteuse de contraintes intellectuelles qui génèrent des comportements éthiques spécifiques : d'une part des comportements opérationnels de solidarité par la coopération, et l'entraide, d'autre part un sentiment d'appartenance qui n'est autre qu'une forme de fraternité.
- L'activité philosophique soumet les enfants à l'universalité d'une rationalité questionnante20. Comme le dit François Galichet, "philosopher, c'est (...) se découvrir fils et filles des mêmes questions fondamentales."
En tant qu'elle permet de discuter la notion même de fraternité et les problèmes qu'elle soulève.
Mon travail de recherche s'oriente donc dans ces deux directions pour :
- Identifier et évaluer des marqueurs de fraternité dans les dispositifs de DVP
- Élaborer des outils qui permettent de mener des DVP sur le thème de la fraternité
A) Identifier et évaluer des marqueurs de fraternité dans le dispositif
Si, comme l'affirme Johanna Hawken21, "le travail philosophique en situation de discussion collective peut être le terreau de sentiments éthiques" : le respect, la tolérance, l'empathie (notamment cognitive), la conscience de la collectivité, la conscience de l'utilité d'une action solidaire, voire l'émergence d'un "sentiment de solidarité22", ne peut-on pas tenter de repérer une dimension fraternelle des "ateliers philo", soit au sein du dispositif même, soit au travers d'un certain nombre de propos et d'attitudes des enfants et des animateurs qui témoigneraient de dispositions en construction ? Peut-on repérer des marqueurs spécifiques de fraternité et en quoi pourraient-ils bien consister ? Voici quelques pistes de recherche qui peuvent être envisagées et que les observations ainsi que les entretiens semi-directifs avec les élèves et les enseignants vont tenter de mettre en lumière.
1) Propos, attitudes, situations qui constitueraient des "marqueurs" à observer, évaluer, questionner
La récurrence apaisée et presque mécanique de l'expression "je ne suis pas d'accord avec X ou Y" n'est-elle pas un possible marqueur de fraternité dans la mesure où elle présuppose un rapport au désaccord totalement dépersonnalisé23 et pacifié ? Lorsque les enfants pratiquent régulièrement la DVP, il est notable qu'ils ne se formalisent pas du fait que l'expression ne prend même pas la précaution oratoire d'un "je ne suis pas d'accord avec l'idée de X ou Y". Ne peut-on pas y voir un signe d'intégration d'un habitus démocratiques précieux : la capacité de tolérer, au sens de supporter (tolero), la différence ?
Le fait d'apprécier l'argument de quelqu'un que l'on n'apprécie pas ne peut-il pas constituer un indicateur positif de la façon dont on se situe dans l'altérité ?
Les situations d'ouverture d'esprit. Ex. de questions posées aux enfants : "Y a-t-il une idée proposée dans la discussion d'aujourd'hui à laquelle tu n'avais jamais pensé ?".
Le sentiment d'appartenance (fraternité de condition) : les enfants ont-ils le sentiment qu'ils se posent des questions que tous les enfants du monde peuvent se poser ? Ont-ils le sentiment d'appartenance à la communauté d'une rationalité universelle, dans le temps (dimension verticale) et dans l'espace (dimension horizontale) ?
Le sentiment d'appartenance (fraternité communautaire) : les enfants se sentent-ils appartenir à un groupe particulier du fait de leur pratique régulière de la philosophie en communauté de recherche ? Et de quelle appartenance ? La communauté de recherche des petits philosophes par opposition à ceux qui ne le sont pas ? S'agit-il d'un simple marqueur de distinction ?
2) Phénomènes de coopération, de tolérance et de régulation
La pratique régulière de la DVP a-t-elle des effets positifs sur les capacités de coopération des enfants dans le groupe classe ordinaire ?
En quoi la DVP contribue-t-elle à une éducation à la tolérance, c'est-à-dire à un régime de discussion qui laisse une place à la juxtaposition des croyances ?
La pratique régulière de la DVP a-t-elle des effets positifs sur l'attention et la discipline en groupe classe ordinaire ?
3) Evolution du regard des enfants, du regard des adultes
L'évolution du rapport de l'enfant à l'adulte : le fait que l'animateur soit placé dans une situation d'égalité à l'égard d'un questionnement qui, en philosophie, n'admet pas de réponses d'autorité définitives conduit-elle à une humanisation de l'adulte aux yeux de l'enfant ? Peut-on observer une acceptation de la vulnérabilité de soi, de l'autre ?
Le rapport des enseignants à l'enfance : y a-t-il une évolution du regard et des enseignants sur les enfants ? Peut-on observer une évolution de la relation d'autorité éducative vers plus d'horizontalité ?
4) Les différents dispositifs au regard de la fraternité
Peut-on considérer que la DVDP, dans son dispositif même, possède une dimension conative spécifique dans la mesure où les différents rôles que les enfants occupent (président, synthétiseur, etc.) permettent d'éprouver les valeurs ?
Lorsqu'elle se fait notamment à partir de la littérature de jeunesse, la pratique de la philosophie avec les enfants se donne une dimension supplémentaire non négligeable, qui constitue comme un préalable à l'apprentissage de la fraternité : le travail de reconnaissance, d'expression et de partage des émotions contribue à une éducation à l'identité et à la différence, et donc à la tolérance ; les expériences de décentration, d'identification participent au développement de leur "imagination sociale" par une sollicitation des empathies émotionnelle et cognitive. La fiction offre à la fois un cadre protecteur et décentré qui protège l'intimité des enfants et vient enrichir le débat d'expériences existentielles qu'ils n'ont pas encore vécues.
B) Élaborer des outils qui permettent de mener des DVP sur le thème de la fraternité
Si le dispositif lui-même peut contribuer, dans sa forme, à une éducation à la fraternité, il le pourrait d'autant plus s'il interroge, dans son contenu, la notion de fraternité et ses problématiques. Un des chantiers de ma recherche consiste donc à élaborer une ou des fiche(s) pédagogique(s) destinée(s) à des animateurs de DVP sur le thème de la fraternité. Elle permettra d'explorer le champ de questionnement des deux dimensions principales de la fraternité (éthique/morale et sociale/politique) et de proposer des distinctions conceptuelles qui traversent la notion (solidarité, coopération, communauté, sororité, charité, etc.). Un autre travail consiste à collecter des supports (littérature de jeunesse, films, jeux) pour nourrir ces discussions.
Au-delà de l'intérêt pour la notion elle-même, interroger les enjeux philosophiques de la fraternité semble particulièrement fécond pour prendre en charge des thématiques sensibles en milieu scolaire, sans les nommer pourtant ni les aborder frontalement : la laïcité, la prévention des phénomènes de harcèlement entre pairs à l'école...
Conclusion
La fraternité n'est pas seulement l'oubliée du triptyque républicain24, elle est aussi l'impensée de l'École. Elle l'a du moins été jusqu'à ce que le contexte sociétal de "l'après Charlie" et l'apparition d'un nouveau programme d'EMC ne signalent le besoin d'un nouveau paradigme éducatif que je traduis en une idée-force : il est urgent de penser une culture de la fraternité pour prévenir un certain nombre de violences dans la société et l'école25. L'objectif de ma recherche est de montrer que la pratique de la philosophie à l'école est un dispositif particulièrement efficient pour prendre en charge ce besoin éducatif.
(1) BIDAR, A. 2016). Les Tisserands, Les liens qui libèrent. Paris : Les liens qui Libèrent.
(2) Une notion qui désigne à la fois un lien, un sentiment, un idéal ou une valeur et enfin un principe constitutionnel.
(3) PINOTTI, A. (2016). L'empathie, Histoire d'une idée de Platon au posthumain. Paris : Vrin.
(4) DEBRAY, R. (2009). Le moment fraternité. Paris : Gallimard.
(5) Principes généraux du programme d'EMC, école élémentaire et collège, 2015.
(6) Qu'est-ce qu'une valeur ? Un genre de concept investi d'une fonction sociale et/ou morale : liberté, égalité, fraternité, laïcité, autant de concepts dont la charge symbolique, morale et politique est très lourde.
(7) Principes généraux du programme d'EMC, école élémentaire et collège, 2015.
(8) Qui conduit à l'action ( conatus : élan, tendance).
(9) "Loin de l'imposition de dogmes ou de modèles de comportements", le programme d'EMC a "pour finalité le développement de dispositions" ; il "articule des valeurs, des savoirs et des pratiques".
(10) Certains, par exemple Antonio Damasio, jugent que cette "entrée" est plutôt un "retour" si l'on considère qu'il existait déjà, par exemple chez Spinoza, une anthropologie qui récuse le dualisme corps/esprit pour laisser une place tout à fait considérable aux affects.
(11) DAMASIO, A. (1994). L'erreur de Descartes. Paris : Odile Jacob.
(12) MENISSIER, T. République et fraternité. Une approche de théorie politique in Fraternité, pour une histoire du concept, Cahiers du CRHIPA, n°20.
(13) CATHELINE, N. (2015). Le harcèlement scolaire. Paris : PUF.
(14) ZANNA, O.. Le corps dans la relation aux autres : pour une éducation à l'empathie. Rennes : Presses Universitaires de Rennes.
(15) TISSERON, S. (2010). L'empathie au coeur du jeu social. Paris : Albin Michel.
(16) GUEGUEN, C. (2018). Heureux d'apprendre à l'école. Paris : Les Arènes.
(17) GUEGEN, C. (2018). Heureux d'apprendre à l'école, Paris : Robert Laffont.
(18) TOZZI, M. (2017). Prévenir la violence par la DVP. Bruxelles : Yakapa.be.
(19) LORDON, F. (2016). Les affects en politique. Paris : Seuil.
(20) GALICHET, F. (2002). La discussion philosophique à l'école primaire. Atelier populaire de philosophie.
(21) Philosopher avec les enfants : enquête théorique et expérimentale sur une pratique de l'ouverture d'esprit. Respect, solidarité, entraide : le surgissement de considérations éthiques dans la pratique philosophique (Chapitre 8.1.2). Thèse de Doctorat. Université Paris-I (2016).
(22) "Les enfants éprouvent le fait que leur raisonnement est plus solide quand ils sont solidaires " (p. 497).
(23) Il conviendra toutefois de ne pas tirer de conclusion trop hâtive car la dépersonnalisation n'est pas pour autant une prévention contre la violence. On peut tuer pour des idées sans jamais personnaliser le crime.
(24) BUDEX, C., (1999), La fraternité : bref traité du désenchantement et de la férocité, Mémoire de Master sous la direction d'Éric Blondel, Paris I Sorbonne.
(25) BIDAR, A., (2015), Plaidoyer pour la fraternité, Paris : Albin Michel.