Revue

Les activités philosophiques : quels contenus en présence ? Une approche par le prisme des élèves

De nouvelles activités philosophiques, apparues en France il y a deux décennies, se sont progressivement affirmées dans l'espace scolaire. Ce nouvel objet scolaire, émergeant sous des formes et des appellations très variées, suscite un intérêt tout particulier pour différentes disciplines de recherche. Si certaines recherches en sciences du langage s'intéressent plus particulièrement aux faits de langue liés aux discussions à visée philosophique (cf. Le projet "Philosophème" d'Emmanuelle Auriac à l'ESPE de Clermond-Ferrand), certains chercheurs en Sciences de l'éducation ont analysé la question du philosopher à l'école par le rôle déterminant les textes de littérature de jeunesse (E. Chirouter, 2008) ou ont mis en évidence les soubassements philosophiques de ces activités (P. Usclat, 2008, M. Agostini, 2010). Considérées longtemps comme une innovation et présentant un statut particulier au sein de l'espace scolaire puisque ne résultant pas de prescriptions mais de pratiques de certains acteurs, les activités philosophiques sont devenues un centre d'intérêt conséquent pour les disciplines de recherche que sont les didactiques. Face à cette situation d'enseignement-apprentissage avérée, les didactiques, parce qu'elles placent cet objet scolaire dans un système liant contenus, apprenants et enseignants, permettent d'apporter un éclairage nouveau. Si Michel Tozzi a été l'un des pionniers à tenter de construire une didactique du philosopher (Tozzi, 2012), d'autres travaux didactiques ont été menés sur les débats philosophiques, ou sont encore en cours, cherchant à circonscrire cette activité en privilégiant soit l'espace des recommandations (Berton, 2015), soit, dans le cadre de la didactique comparée, en questionnant le genre du débat dans différentes disciplines dont la philosophie (Destailleurs, 2013, Dias-Chiaruttini, 2015). Afin de participer à l'identification et la description de pratiques philosophiques d'un point de vue didactique, nous avons cherché à identifier les contenus en présence en nous appuyant sur un des acteurs de la situation que sont les élèves, et surtout à nous intéresser exclusivement à des pratiques ordinaires de classe, non référées à un courant particulier de philosophie à l'école. Ainsi, à partir de données recueillies pour un travail de Master 2, dans deux classes de CM2, entretiens et questionnaires élèves ainsi qu'analyses de corpus, il s'agit de reconstruire et analyser les contenus à partir du dire et du faire des élèves. Le postulat étant que l'identification de contenus à partir des élèves, des représentations qu'ils ont de ces activités et des contenus liés à celles-ci permettraient de mieux circonscrire les activités philosophiques à l'école.

I) Un positionnement didactique

Considérant les activités philosophiques à l'école comme de véritables situations didactiques construites sur les trois pôles que sont les élèves, l'enseignant et les objets d'enseignement-apprentissage, j'ai choisi d'axer ma description sur ce qui constitue le coeur de la situation didactique : ce qui s'apprend, ce qui s'enseigne. Mais se pose alors la question de la terminologie choisie pour désigner ce pôle. Aussi, face à la diversité des appellations : savoirs, objets d'enseignement, contenus, compétences, savoir-faire, savoir-être, nous avons choisi de convoquer la notion de contenus. Ces activités n'apparaissant pas, au moment de la constitution des données de cette recherche, explicitement dans les programmes (une référence dans le cadre de la littérature dans les documents d'application mis à part), nous ne nous trouvions pas face à une activité ou dispositif dont les contenus sont déjà listés dans un texte officiel en lien avec une discipline scolaire définie. En outre, nous positionnant dans une démarche exploratoire, c'est-à-dire sans avoir établi de catégories d'objets d'enseignement au préalable, il nous a paru plus judicieux de convoquer la notion de contenus porteuse d'une dimension large et englobante. La notion de contenus est alors à envisager comme "tout ce qui est objet d'enseignement et apprentissages, implicites ou explicites" (Delcambre, 2007 : 45).

L'entrée par les contenus pour décrire les activités philosophiques tient aussi au fait que, dans les descriptions didactiques, les catégories de contenus, les modalités organisationnelles de ces contenus rendent compte ou font le lien avec la discipline à laquelle ils se réfèrent, les contenus s'organisant au sein d'une discipline. Aussi, se focaliser sur les contenus dans le cadre de pratiques ordinaires doit apporter un éclairage non négligeable sur la ou les disciplines auxquelles elles se réfèrent, apportant une dimension descriptive nouvelle puisque le lien entre contenus identifiés et discipline n'est pas posé en amont mais en conséquence de l'analyse et de l'identification.

Au-delà de ce qui s'enseigne et ce qui s'apprend, les contenus sont ici considérés comme le résultat d'un double processus : un processus "social" de construction de l'objet scolaire par "transposition didactique"1, par référence à des "pratiques sociales de référence"2 ou par leur légitimation dans le champ scolaire d'une part, et un processus "socio-individuel" d'appropriation correspondant à la reconstruction du contenu scolaire par les sujets didactiques (enseignant et élève) (Fluckiger, Reuter, 2014 : 67). L'association de ce processus "socio-individuel" avec à la volonté de partir de situation de classes ordinaires pour mener notre travail de recherche, nous a conduit à aborder la question des contenus par les acteurs mêmes de la situation didactique en nous focalisant sur un pôle d'acteurs : celui des élèves.

Les activités philosophiques sont donc décrites via les contenus identifiés et/ ou reconstruits par les élèves, contenus qu'ils pensent avoir construit, devoir construire ou pouvoir construire. Le travail de recherche a donc été élaboré autour et au travers de deux espaces didactiques distincts (Reuter, 2014 : 58) : l'espace des pratiques et l'espace de reconstruction par les acteurs. Parvenir à identifier les contenus en passant par le point de vue des élèves implique d'interroger la façon dont ils reconstruisent les activités philosophiques en termes de contenus et voir s'ils leur donnent ou pas une dimension disciplinaire. Pour ce faire, la convocation du concept de conscience disciplinaire défini comme la "manière dont les acteurs sociaux, et plus précisément les acteurs scolaires, (re)construisent les disciplines scolaires" (Reuter, 2007 : 57) nous a semblé heuristique. Tout d'abord, au-delà du paradoxe d'emprunter un concept permettant de saisir la reconstruction d'une discipline pour des contenus qui pourraient sembler hors d'un découpage disciplinaire institutionnellement établi, le concept de conscience disciplinaire permet d'ouvrir un "possible disciplinaire" pour les contenus identifiés et reconstruits. Aussi, sans postuler ni revendiquer une référence systématique à une ou plusieurs disciplines, la convocation de ce concept permet de poser un espace de description disciplinaire et rend en cela son utilisation pertinente pour notre travail.

D'autre part, si la philosophie à l'école élémentaire n'apparaît qu'en 2015 dans les programmes de l'école primaire sous l'appellation de "Discussion à Visée Philosophique" dans le cadre de l'Enseignement Moral et Civique, ces pratiques existent depuis plusieurs décennies. De ce fait, nous les considérons comme porteuses d'unité et de cohérence. Aussi, tout comme le concept de conscience disciplinaire est la manière dont les acteurs (re)construisent les disciplines scolaires, nous avançons l'idée que les activités philosophiques sont elles-aussi (re)construites par les acteurs que sont les élèves. Cette reconstruction nous permet alors d'identifier les contenus en présence.

II) Les données et les outils d'analyse

Pour parvenir à identifier les contenus en présence lors des activités philosophiques à l'école du point de vue des élèves, nous avons choisi d'explorer d'une part, les représentations qu'en avaient les élèves (contenus déclarés, qu'ils soient conscientisés ou non) et d'autre part, les contenus effectifs, c'est-à-dire produits in situ, lors des débats. Le parti pris était que deux angles d'exploration pour un même sujet d'étude (les contenus) devaient affiner le regard et nous conduire à identifier des éléments de contenus précis.

La prise en compte de ces deux aspects a conduit à l'élaboration d'une méthodologie reposant sur des données plurielles. Ces données proviennent d'un questionnaire passé dans deux classes de CM2, comptant respectivement 20 et 17 élèves, d'entretiens menés auprès de certains élèves (nous expliquerons ce choix ultérieurement), ainsi que de l'observation d'une séance de débat enregistrée dans une classe, pour laquelle les interventions des élèves ont été analysées. Comme nous avions choisi le questionnaire comme l'une des modalités de collecte de données, nous avons préféré nous intéresser à des élèves de CM2, maitrisant suffisamment la lecture et l'écriture.

Pour compléter ces données et, en vue de traiter la question de la référence disciplinaire des contenus mis au jour, un travail de mise en relation a été effectué à partir des programmes de philosophie de terminale générale de 2003 et des programmes de l'école primaire de 2008, les textes en vigueur au moment de la construction des données.

Le choix de recueillir une diversité de données induit aussi une démarche d'analyse particulière. Cherchant à circonscrire les activités philosophiques par l'identification de contenus d'un point de vue ethnologique et plus précisément encore, des élèves, nous devions adopter une posture exploratoire pour laisser un espace le plus ouvert possible sans tri ou attente a priori. Ainsi, pour chaque type de données recueillies, nous avons d'abord manipulé les unités d'analyse déterminées qui ont permis d'élaborer des catégories de contenus. Les différentes catégories construites à partir de chaque type de donnée ont ensuite été mises en regard.

A) Le questionnaire

Le questionnaire3 construit comprend douze questions (certaines ouvertes et d'autres à choix multiples) correspondant à différentes dimensions explorées dans des recherches antérieures sur la conscience disciplinaire (Reuter : 2007). Le tableau ci-dessous offre une vision synthétique des dimensions investiguées et des questions qui leur correspondent :

Tableau 1 - Répartition des questions en fonction des dimensions abordées et origines des contenus

Dimensions Questions sous-tendues Origine des contenus
Reconnaissance de l'activité DVP Qu'est que c'est ?
Test d'association
Contenus reconstruits par le chercheur à partir de déclarations
Activités lors des DVP Qu'est-ce que tu fais ?
Qu'est-ce que tu dois faire ?
Finalités des DVP À quoi ça sert ?
Ressenti Qu'est-ce que tu ressens ?
Identification des contenus Qu'est-ce que tu apprends, as appris ?
Qu'est-ce que tu peux apprendre ?
Contenus déclarés par les élèves

La convocation de dimensions non directement liées aux contenus (finalité par exemple) permet de multiplier les angles et les niveaux d'approches, afin de cerner de la façon la plus précise et la plus complète possible les contenus en présence : les différentes questions amenant les élèves à regarder l'objet à des distances et des angles variés.

Souhaitant affiner notre analyse sans négliger pour autant les activités philosophiques dans leur globalité, nous avons construit notre analyse en trois étapes. Dans un premier temps, nous avons tenté de reconstruire les représentations qu'ont les élèves des activités philosophiques, plus particulièrement à travers la dimension de la reconnaissance de l'activité ("Comment sais-tu que tu es dans une séance de débat philo ?" et "Écris trois mots qui pour toi, vont bien avec les débats philos"). L'hypothèse était que de ces représentations, il nous serait possible d'identifier différents contenus. Ensuite, nous avons reconstruit les ressentis et perceptions des élèves vis-à-vis des activités philosophiques pour tenter d'y déceler des contenus ou un rapport à ces contenus. Enfin, nous avons pris en compte l'énonciation explicite des contenus par élèves. Ce travail avait déjà permis d'identifier différents contenus et nous souhaitions poursuivre par l'analyse d'entretiens élèves.

B) Les entretiens

Les entretiens menés avaient pour objectif de compléter, approfondir ou éclairer certains points ou aspects restés dans l'ombre dans le questionnaire, et donc, de mieux reconstruire les représentations des élèves quant aux contenus. Ils ont été menés auprès de six élèves choisis en fonction des particularités présentes dans leurs réponses écrites. Ces particularités relèvent de deux niveaux : leur unicité ou, au contraire, leur très grande fréquence sur l'ensemble des questionnaires. Concernant, l'aspect unique de certaines réponses, un élève a, par exemple, cité trois outils linguistiques " parce que", " par exemple", " comme " en réponse à la question suivante "Éc ris trois mots qui pour toi vont bien avec les débats philos". Un seul autre élève a fait référence " aux philosophes" dans ses réponses et ce, à trois reprises. Par contre, de nombreux élèves ont caractérisé les activités philosophiques comme un moment où " l'on répond à des questions que les hommes se posent depuis longtemps" ou " que les hommes se posent depuis des siècles". Ces éléments de réponses repérés lors de l'analyse des questionnaires appelaient à un approfondissement et constituaient des points d'appui lors de la menée des entretiens.

Trois phases correspondant aux dimensions explorées dans le questionnaire ont été mises en oeuvre dans les entretiens. Ces entretiens ont été menés à la suite d'une séance de débat philosophique à laquelle nous n'avons pas assisté :

  • la première phase consistait à amener l'élève à décrire ses actions pendant une discussion philosophique : " Qu'as-tu fais pendant cette séance ?" (dimension d'identification de l'activité) ;
  • la deuxième phase relevait plutôt du bilan de savoir afin de laisser l'élève s'exprimer sur ce qu'il pense apprendre, pouvoir apprendre ou avoir appris : " Aujourd'hui, que penses-tu avoir appris ?" , " En général, qu'apprends-tu dans les débats philos?" (dimension relative à l'identification explicite des contenus) ;
  • la troisième phase avait pour objectif de conduire l'élève interviewé à porter un regard distancié sur les discussions : " Si un nouvel élève arrivait dans ta classe et que la maîtresse te demande de lui expliquer ce qu'est un débat philo, que lui dirais-tu ?" (dimension relative à la reconnaissance de l'activité).

De nouveau, le recours à ces démarches au cours de l'entretien avait pour objectif d'amener l'élève à adopter différentes postures vis-à-vis des activités philosophiques, à varier le regard porté et ainsi tenter de parvenir à une description plus étendue de l'activité.

Par cohérence avec la démarche d'analyse construite pour les questionnaires, nous avons choisi de réaliser une analyse de contenu pour chacun des six entretiens en identifiant les thèmes présents. Nous avons ensuite mis en regard ces thèmes avec les différents contenus élaborés lors de l'analyse des questionnaires, soulignant les points de rassemblement ou les divergences, ce qui nous a permis d'affiner les contenus identifiés.

C) L'observation

Si les représentations, la conscience des élèves, leurs ressentis, par rapport aux contenus en présence, constituent une première approche pour tenter de mettre au jour les contenus, l'analyse des productions effectives des élèves au cours d'une séance de débat philosophique complète la démarche de recherche. Ainsi, une séance a été enregistrée intégralement et retranscrite. Seules les interventions des élèves ont été analysées. Le choix de la séance n'ayant été orienté ni par la thématique, car nous ne cherchions pas à observer une catégorie de contenus relatifs à une notion en particulier, ni par la classe, ce sont plutôt les contraintes temporelles de la recherche qui ont été déterminantes.

Cette analyse s'est faite sur la base d'une grille élaborée par Élisabeth Nonnon (1997-1998). Deux axes d'analyse ont été privilégiés. Le premier concernait la notion abordée dans la discussion, son émergence, sa consistance, son évolution éventuelle au cours de la séance. Le deuxième axe consistait à identifier les conduites discursives mises en oeuvre par les élèves au cours de la discussion, et ce dans la mesure où des contenus langagiers ont été reconstruits à partir des déclarations des élèves.

Afin d'identifier les contenus et la façon dont ils seraient ou ne seraient pas structurés, les résultats de ces différentes analyses ont été croisés.

Lorsque les catégories de contenus ont été stabilisées, nous avons travaillé la question de la référence disciplinaire de ces contenus. Voyons maintenant quels contenus ont pu être ainsi (re)construits, la façon dont ils s'organisent et leur référence éventuelle à une discipline.

III) Des contenus des activités philosophiques par le prisme des élèves

Nos analyses ont conduit à identifier un certain nombre de contenus "communs" en présence que nous avons regroupés en deux grandes catégories : les connaissances et les contenus relatifs à l'oral. Un certain nombre de contenus "singuliers" nous ont paru tout aussi intéressants à souligner.

Nous présenterons d'abord les catégories de contenus les plus marquants pour ensuite rendre compte des plus singuliers.

A) Les connaissances

Les connaissances sont entendues comme des savoirs appropriés ou pouvant être appropriés par les élèves, savoirs relatifs aux thèmes abordés lors du débat. Elles peuvent être énoncées de trois manières différentes renvoyant, de notre point de vue, à des formes différentes d'élaboration de ces contenus.

Les élèves peuvent énoncer explicitement (questionnaires et entretiens) les thèmes ou notions comme étant des contenus appris ou pouvant être appris. Se retrouvent par exemple les thèmes du bonheur, de la liberté, être heureux ou malheureux. " On apprend des choses comme savoir qu'est-ce que le bonheur ", " On apprend la liberté", " On a appris qu'est-ce que la paix". Les termes employés ici par les élèves renvoient clairement à un concept sans pour autant le développer.

Ce type de contenus élaborés peut aussi apparaître dans des expressions ou formulations qui rendent compte de l'exploration d'une notion par l'énonciation, même si elle n'est pas exhaustive. Par exemple, lors d'un entretien, un élève a listé différentes formes d'amour : " Aimer, c'est être amoureux des gens, aimer ses parents, ses voisins". On trouve trace de ce type de contenus dans les interventions des élèves lors des débats " Être violent c'est quand on frappe les gens et quand on n'est pas poli ", " Il y a plusieurs types de violences " (plus loin dans la même séance).

Enfin, nous avons des formulations constitutives de la discussion, contextualisées dans l'espace et le temps, c'est-à-dire directement liées aux personnes, au lieu, au moment, aux échanges en cours. Ce sont des avis énoncés, des points de vue exprimés, des déclarations assertoriques parcellaires perçus par les élèves comme pouvant être "appris" ou pouvant servir de point d'appui pour construire de nouveaux points de vue. Les énoncés suivants sont assez caractéristiques de ces énoncés "porteurs" de connaissances ponctuelles : " Que l'imagination, elle n'a pas de limite ", " J'ai appris que certaines personnes ne méritaient pas ou moins le respect que d'autres personnes".

Si nous avions à faire, dans les deux premiers types de formulations, à des connaissances ou des points de vue génériques, ces derniers exemples s'apparentent davantage à l'expression de points de vue particuliers.

La distinction entre ces différentes façons d'énoncer les contenus nous amène à nous interroger sur les liens entre ces différentes mises en mots et le statut des connaissances. Pouvons-nous dire que les formulations génériques renvoient davantage à des connaissances stables que les formulations contextualisées ? Nous ne pouvons pas répondre à cette question, mais nous pouvons assurément dire que le débat philosophique est un lieu d'émergence et de construction de contenus.

Après les connaissances relatives aux objets du débat, nous avons fait le choix de regrouper tous les contenus relatifs à l'oral.

B) Les contenus directement liés au domaine de l'oral

Ce travail de recherche a permis de mettre en évidence une forme de contenus relatifs à la forme des échanges au cours du débat. Présente sur l'ensemble des données, il s'agit des énoncés relatifs aux "questions", aux "réponses", ou à l'association "questions/réponses". Ces éléments sont fréquemment évoqués dans les énoncés des élèves. L'association "question/réponse", ou "question" et "réponse" pris isolément sont particulièrement utilisés par les élèves comme critères d'identification et de différenciation de l'activité philosophique : " La maîtresse nous pose des questions et on y répond", " On nous pose des questions où il n'y a pas de bonnes ou des mauvaises réponses" ou encore " Il pose une question qu'on ne peut pas répondre". En effet, 21 élèves sur 36, soit presque les deux tiers citent un des trois éléments comme élément de reconnaissance. Les déclarations des élèves mettent en évidence l'importance de ces éléments mais aussi leur spécificité car ce sont des questions pour lesquelles il n'y aurait pas de réponse ou alors des réponses ni bonnes ni mauvaises. Ces éléments ne sont pas seulement évoqués par les élèves concernant la reconnaissance des activités philosophiques, mais sont présents dans les autres dimensions abordées par le questionnaire : les activités des élèves au cours d'une séance de débat, tout autant que les contenus en présence énoncés plus directement ou les finalités de ces activités.

Ces déclarations (questionnaires et entretiens) renvoient donc à la structure des échanges mais surtout à la spécificité des questions et des réponses qui caractérise le débat philosophique : " Des questions qu'on pose pas souvent, qui sont pas très simples à poser...qui sont... qu'on croit simple mais non ce n'est pas simple " (entretien), et des réponses qui ne sont pas jugées à l'aune de leur véracité : " On a ni bon ni faux".

S'il y a spécificité des questions, des réponses et de la structure question/réponse, la nécessité d'apprendre à comprendre et à répondre à ces questions avec des formes de réponses spécifiques est à prendre en compte. Nous avons donc décidé de considérer le couple "question/réponse", spécificité structurelle du débat philosophique comme un contenu à apprendre.

Après les contenus oraux liés à la forme des échanges, savoir-faire oraux et réflexifs ont pu être mis en évidence. Pour chacun d'eux, et pour plus de précision, nous avons choisi de distinguer les savoir-faire généraux, pouvant se retrouver dans d'autres situations ou disciplines scolaires, et des savoir-faire spécifiques aux activités philosophiques.

Parmi les savoir-faire oraux généraux, " parler" et " s'exprimer " sont fréquemment cités par les élèves. Les savoir-faire oraux spécifiques peuvent être identifiés dans des formulations comme " débattre ", " dire ce que l'on pense sur le thème principal", " donner son avis", " expliquer pourquoi ". Les savoir-faire oraux spécifiques occupent une place prépondérante.

Concernant les savoir-faire réflexifs généraux, " réfléchir" et " penser" sont les contenus les plus déclarés. Parmi les savoir-faire réflexifs spécifiques, " penser à des questions que les hommes se posent depuis longtemps ", " changer d'idée avec ce que disent les autres", reprendre un point de vue de façon explicite et le modifier en sont quelques exemples. Parmi ces savoir-faire, l'activité d'écoute mérite une attention particulière. Certaines déclarations recueillies dans le cadre du questionnaire ou des entretiens comme " Dès qu'on écoute les autres qui disent leur propos, nous on écoute, on se fait des idées et on raconte" ou alors " J'écoute les autres... En même temps je réfléchis pour... (...) après ça me donne une idée", nous ont conduits à classer cette activité comme un savoir-faire ouvrant sur une dimension réflexive.

C) Autres formes de contenus

A côté des connaissances et des contenus liés au domaine de l'oral, d'autres formes de contenus ont pu être identifiés. Même si ces contenus concernent une part réduite de l'ensemble des contenus (re)construits, il nous a semblé intéressant de ne pas les négliger, justement pour ne pas limiter les contenus aux catégories les plus connues comme les connaissances, les savoirs ou les savoir-faire.

Ici, se retrouvent tout d'abord les attitudes et les valeurs, dans lesquelles figurent les contenus comme " écouter", " suivre attentivement", " avant de prendre la parole, on lève la main" ainsi que " patience ", " persévérance ".

Viennent ensuite ce que nous avons appelé les contenus généraux non spécifiés. Ils correspondent aux contenus verbalisés à partir de termes vagues ne permettant pas d'établir un lien explicite avec une activité ou une discipline scolaire. Par exemple : " On apprend aussi plein de choses", " J'apprends des choses que je ne savais pas ".

Une dernière catégorie concerne des règles de conduite pouvant s'appliquer dans le cadre scolaire ou extrascolaire. Par exemple : " J'ai appris qu'on doit respecter tout le monde ".

IV) Les contenus des activités philosophiques : quelle(s) référence(s) disciplinaire ?

L'une des questions que nous posions au départ de ce travail est la référence disciplinaire des contenus des activités philosophiques.

Le premier élément de réponse, remarquable en effet, est le rapprochement possible entre les thèmes énoncés par les élèves sous la forme d'un groupe nominal ou d'une question et les notions listées dans le programme de terminale de 2003. Par exemple, " la liberté" et " être heureux ou malheureux " renvoient à la notion de bonheur énoncée dans ces programmes. Un second parallèle peut être fait entre une démarche d'étude préconisée dans les programmes, " étude méthodique et progressive des diverses dimensions d'une question posée" et la forme d'exploration collective de la notion traitée, mise en évidence dans l'analyse de corpus. Même si les exigences de rigueur et de précision sont différentes en terminale et en CM2, il nous semble intéressant de pointer cette similitude quant à l'exploration des différentes facettes ou dimensions d'une notion. Enfin, la confrontation des conduites discursives mises en évidence dans les deux classes de CM2 avec les compétences des programmes de terminale nous ont autorisés à opérer certains rapprochements. Les conduites discursives comme "savoir reformuler", "exprimer un énoncé", "savoir expliciter", peuvent être reliées à la compétence " exprimer ses idées sous la forme la plus simple et la plus nuancée possible " qui se trouve dans les programmes de terminale.

Du côté des savoir-faire oraux ou réflexifs, et en se référant aux programmes de l'école de 2008, s'ils peuvent être reliés dans un premier temps à la discipline "français" à travers le domaine "langage oral", leur statut disciplinaire peut être interrogé. Les activités de débat ou de discussion en sciences, en littérature ou en philosophie relèvent-elles du même savoir-faire ? Les objets du débat, eux-mêmes le plus souvent disciplinaires, ne coloreraient-ils pas ces savoir-faire ?

Si nous ne pouvons pas conclure à une filiation disciplinaire, ces parallélismes nous autorisent, en revanche, à parler d'une coloration disciplinaire, c'est-à-dire d'un rattachement possible des contenus à une discipline, coloration qui demande encore à être approfondie par des études qui explorent le point de vue des enseignants4.

V) Quelques singularités

Comme nous l'avons noté précédemment, certains contenus caractérisent fortement l'activité de discussion philosophique. Nous les considérons comme emblématiques de cette activité, comme la dictée peut être considérée comme une activité emblématique de l'orthographe. Ainsi, les questions, leur forme, leur complexité, les types particuliers de réponses, l'absence de réponse précise attendue ou le statut provisoire de celles-ci, constituent, selon nous, des connaissances emblématiques des débats philosophiques, tout comme le couple structurel question/réponse.

Concernant les savoir-faire, si " penser " et " réfléchir " sont des savoir-faire réflexifs généraux, leur extrême fréquence nous ont conduit à les considérer aussi comme des contenus emblématiques.

Mais à côté de ces contenus emblématiques, les plus déclarés, il y a des contenus plus singuliers, peu déclarés, qui participent aussi à une meilleure caractérisation des activités philosophiques.

Lors d'un entretien, à la question " Qu'as-tu appris lors du dernier débat philo ?", un élève répond : " ben rien car il n'y a pas de réponse aux questions. On débat." Ainsi, paradoxalement, cet élève déclare ne rien apprendre et le justifie en faisant explicitement référence à une conduite discursive qui peut être elle-même contenu d'apprentissage. De la même façon, si les activités verbales des élèves, considérées comme des contenus (savoir-faire oraux) par le chercheur, constituent une part importante des activités énoncées, il semblerait qu'elles ne soient pas identifiées comme telles par les élèves contrairement aux savoir-faire réflexifs. En effet, alors que sur l'ensemble des activités-élèves déclarées dans le questionnaire, 61% d'entre elles sont des savoir-faire oraux, seulement 2 élèves sur 37 déclarent ces savoir-faire oraux comme des contenus à apprendre lors des discussions philosophiques. Considèrent-ils les savoir-faire oraux comme contenus construits ailleurs (autres disciplines, ou moment scolaire ou extrascolaire ?) ou les considèrent-ils comme ne relevant pas d'un apprentissage ?

Un autre élément singulier concerne le statut donné à certains savoir-faire réflexifs. À la lecture des déclarations suivantes : " On a des changements sur nos avis", " En fonction de ce que disent les autres, on change d'avis donc on apprend un truc " ou lorsqu'un élève interviewé explique que la discussion lui a permis de distinguer " ami " et " copain ", il semblerait que changer de point de vue ou préciser sa pensée, dans le cadre des activités philosophiques, soient considérés par certains élèves comme indicateur d'apprentissages.

La question de l'origine des contenus a aussi été abordée. Dans la déclaration suivante, " Dans les débats philos, on fait ressortir ce qu'on a en nous, alors que dans les autres moments on doit tout apprendre, tout connaître, ce n'est pas du tout la même chose ", il apparaît que l'origine des contenus en présence lors des débats philosophiques est interne aux interlocuteurs alors que pour les autres disciplines, elle est externe. Cet élément nous apparaît, dans sa singularité, et paradoxalement, comme un élément possiblement emblématique de la discussion philosophique, au sens de la maïeutique socratique.

Le dernier élément singulier concerne le statut contradictoire accordé à la parole des pairs dans certaines déclarations d'élèves. Si, pour certains, la parole d'autrui, différente de la leur, est perçue comme un obstacle à l'apprentissage (" C'est difficile parce qu'il y a des élèves qui ne sont pas d'accord avec nous "), pour d'autres, au contraire, elle servirait de point d'appui à l'activité réflexive et serait même contenu d'apprentissage : " On complète les idées des autres avec les nôtres ", " On peut changer d'avis avec ce que disent les autres", "J'apprends ce que disent les autres ".

Conclusion

A travers notre étude, nous avons tenté de montrer qu'une démarche didactique, orientée vers l'analyse des contenus construits ou (re)construits par les acteurs que sont les élèves permettait la caractérisation des activités de débat philosophique à l'école.

Nous avons également montré que l'approche de ces contenus par le prisme des élèves permettait une première exploration pertinente des apprentissages en jeu. Cette approche prend appui sur l'analyse de données plurielles. C'est elle qui nous a permis, par le croisement des résultats, de mettre en évidence la présence de catégories de contenus dans les débats philosophiques, leur organisation possible et leur diversité.

Nos analyses ont mis au jour une variété de contenus dont les plus saillants concernent les connaissances, les savoir-faire oraux et réflexifs relatifs au domaine de l'oral. La référence disciplinaire de ces contenus reste ouverte, notamment celle d'une possible "filiation" avec la philosophie scolaire, même si elle peut ne pas être revendiquée.

Cette question demande à être travaillée, en menant des études explorant le point de vue des enseignants.

Enfin, cette recherche a mis en évidence que le cadre théorique didactique mobilisé, construit initialement à partir et pour les disciplines scolaires avérées, s'est montré particulièrement heuristique pour décrire une activité scolaire sans affiliation disciplinaire affirmée.

Annexe : Document (format PDF) : Questionnaire, classe de CM2


(1) Cf, Chevallard, 1985.

(2) Cf, Martinand, 1986.

(3) Cf Annexe

(4) Un des axes développés au sein du travail de thèse en cours.

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