Revue

16es Rencontres Internationales sur les Nouvelles Pratiques Philosophiques (18 et 19 novembre 2017, Rhodes, Grèce)

I) Samedi 18 novembre, matin

A) Ouverture des Rencontres, par :

  • Elena Theodoropoulou, Université d'Égée, Doyenne de la Faculté des Sciences Humaines, Directrice du Laboratoire de Recherche en Philosophie Pratique et Appliquée (L.R.Ph.P.A.) / Grèce ;
  • Pr. Chryssi Vitsilaki, Université d'Égée, Chef du Département des Sciences de l'Éducation Préscolaire et de l'Ingénierie Éducative / Grèce ;
  • Edwige Chirouter, Université de Nantes, Maître de Conférences HDR. Titulaire de la Chaire UNESCO / Université de Nantes "Pratiques de la philosophie avec les enfants : une base éducative pour le dialogue interculturel et la transformation sociale"/ France.

Pour la première fois depuis la première édition en 2001, les Rencontres sur les Nouvelles Pratiques Philosophiques sont délocalisées à l'étranger. Elena Theodoropoulou souligne d'emblée cette démarche de délocalisation comme un geste typiquement philosophique, et excuse l'absence du Professeur Stefanos Gritzalis, Recteur de l'Université d'Égée, qui n'a pu effectuer le déplacement. Elena Theodoropoulou procède alors à la lecture d'un texte d'accueil dans lequel Monsieur le Recteur se prononce en faveur de la philosophie en tant qu'activité vivante (par opposition à une pratique purement théorique), qu'il faut favoriser et développer dès le plus jeune âge avec les enfants.

Avant de laisser la parole au Professeur Chryssi Vitsilaki, Chef du Département des Sciences de l'Éducation Préscolaire et de l'Ingénierie Éducative de l'Université d'Égée, Elena Theodoropoulou propose la lecture d'un texte du philosophe Henri Lefebvre, dans lequel l'auteur insiste sur un "droit radical à la pensée critique" et sur une conception de la philosophie en tant que "conscience critique" de la vie réelle.

Edwige Chirouter, après avoir excusé les absences de Michel Tozzi (président du comité d'organisation des Rencontres et Professeur émérite des Universités) et d'Abdennour Bidar (Inspecteur général de philosophie), qui n'ont pu effectuer le déplacement depuis la France, exprime sa double joie : d'une part parce que cette toute première délocalisation de l'histoire des Rencontres se déroule en Grèce, berceau de la philosophie occidentale ; d'autre part parce que cette édition est organisée à l'Université d'Égée, dont le Laboratoire de Recherche en Philosophie Pratique et Appliquée travaille en étroite relation avec la Chaire UNESCO "Pratiques de la philosophie avec les enfants : une base éducative pour le dialogue interculturel et la transformation sociale".

Le programme des deux journées des Rencontres repose sur l'articulation entre théorie et pratique autour d' expériences philosophie-art. L'enjeu est de voir les praticien-nes et les théoricien-nes coconstruire sur la base d'exercices pratiques.

Chaque intervention en équipe est éclairée d'une séquence "regard formation" animée par Nathalie Frieden et Véronique Delille, avec pour souci principal la perspective de partager ces expériences dans le cadre d'une formation à l'animation de pratiques philosophiques.

Le programme prévoit également des communications sur des expériences en philosophie-art, ainsi qu'un rapport d'étonnement au terme des deux journées, confié à Jean-Pascal Simon, Maître de conférences en Sciences du langage et didacticien à l'Université Grenoble-Alpes, laboratoire LiDiLEM.

B) Présentation et exercice philo-art : Intégrer l'aléatoire au processus de création

Par Maud Hagelstein (Université de Liège, Maître de conférences Docteur en philosophie, chercheur qualifié F.R.S.-FNRS / Belgique) et Mélanie Olivier (asbl Laïcité, Animatrice-formatrice en pratiques philosophiques au Pôle Philo / Belgique)

Les intervenantes proposent d'expérimenter un processus de création dans lequel intervient une recherche de l'accidentel qui devient par la suite le support d'une discussion à philosophique.

Dans L'art comme expérience, le philosophe anglo-saxon John Dewey développe l'idée selon laquelle le "caractère abouti d'une expérience" ne s'applique pas qu'au résultat, il est "intermédiaire" autant que "terminal" - au sens où chaque opération constitutive de l'action mérite la même attention et où la "finition" doit être continue. L'artiste vise donc une certaine indétermination de l'expérience, capable d'intégrer quand elles se présentent les contingences liées au réel. Sans quoi l'oeuvre "court le risque d'être un produit mécanique ou académique" (Dewey J.). Virtuosité, maîtrise et technique (surtout quand elles se regardent) seraient des aptitudes néfastes à la vitalité de l'art. L'acceptation docile de la convention et la reproduction rigide d'une technique existante seraient les principaux ennemis de l'expérience artistique authentique (Dewey J.). Si l'oeuvre doit idéalement rester ouverte aux accidents, aux transformations, aux détours, c'est donc dans l'idée d'annuler les éventuels effets de maîtrise et de déjouer l'idée de prouesse technique. Pour cela, il faut accepter que l'issue diffère de ce que l'on a planifié : "La véritable tâche d'un artiste consiste à construire une expérience cohérente sur le plan de la perception tout en intégrant constamment le changement au fur et à mesure de son évolution" (Dewey J.). Le modèle défendu par Dewey - et repris par les artistes dans les champs du dessin, de l'expression plastique et de la performance (happening) - manifeste une ouverture non seulement assumée mais recherchée aux accidents. Celle-ci tient à la nécessité d'élargissement de l'expérience artistique à ce qui dépasse la seule production de l'oeuvre mais qui l'accompagne - depuis l'émergence de l'idée, en passant par toutes les errances ou erreurs, et jusqu'à l'accomplissement du projet, qui n'est pas une fin en soi mais qui poursuit l'ensemble de la démarche.

En pratique il s'agit notamment d'articuler "qu'est-ce que dessiner ?" et "qu'est-ce que penser ?". Trois groupes de six volontaires se succèdent pour réaliser une même fresque pendant que Maud Hagelstein développe son argumentaire quant à l'intégration de l'aléatoire dans le processus de création. Pendant que l'intervenante parle les volontaires dessinent (sans pouvoir écrire un mot) ce qu'ils pensent, à partir de ce qu'ils entendent et en fonction de ce que dessinent les autres. Ainsi l'on cherche à ce que la pensée et le philosophique passent par le dessin. L'exercice se termine par une discussion entre tous les participants, à partir de cette expérience qui leur a permis de relier "qu'est-ce que dessiner ?" et "qu'est-ce que penser ?".

Le temps "regard formation", animé par Nathalie Frieden et Véronique Delille, est l'occasion d'interroger la posture à adopter pour prendre en compte l'aléatoire, mais aussi ce que peut le didacticien pour favoriser la co-construction de la pensée. Ainsi l'exercice philo-art est revisité dans une perspective didactique, à partir notamment de cette question : "Comment former les animateurs-trices à garantir une progression sans étouffer l'inattendu ?".

II) Samedi 18 novembre, après-midi

1ère partie : présentations et exercices philo-art

1) Lutrin Philosophique

Par Elena Theodoropoulou (Philosophe au L.R.Ph.P.A., Université d'Égée / Grèce) ; Maria K. Argyriou (Musico-pédagogue, chercheuse post-doctorale à l'Université d''Égée / Grèce) et Elena Nikolakopoulou (Doctorante à l'Université d'Égée / Grèce)

Le "lutrin philosophique", en tant que performance offrant l'occasion d'une re-lecture (ou dé-lecture) des textes philosophiques, permet d'explorer d'un point de vue singulier les gestes philosophiques et le concept même de la philosophie en tant que praxis.

La voix, le discours, l'image, le son, la philosophie et la poésie (dont la poésie théâtrale) conversent et nous transportent dans une sorte d'échange et d'enchevêtrement : pensée, arguments, affects, préparations théoriques ainsi que mouvements véhéments de vie en débris, récits et interprétations, rêvasseries et cris. Le "lutrin philosophique" découle d'un effort de recherche, d'une tentative de trouver des modes d'expression qui impliqueraient la philosophie à partir d'une version simple de "centres de sens" ou de "centres thématiques", pour aboutir ensuite à des versions de plus en plus élaborées et même complexes. Ainsi nous assistons à l'émergence de thématiques qui se croisent et qui, tout en émergeant, peuvent voiler ou même se neutraliser.

Le lutrin présenté est composé de 25 textes : Aristote, Friedrich Wilhelm Nietzsche (2), Platon (3), Michel Serres, Jean-Luc Nancy (2), Jerzy Grotowski, Thomas Stearns Eliot, Samuel Beckett, Maurice Merleau-Ponty, Michel Foucault (2), Paul Celan, René Descartes, Max Horkheimer, Albert Camus, Homère, Antonin Artaud, Gilles Deleuze, Antoine de Saint-Exupéry et Euripide.

2) "Traversées" : la philosophie comme interlocutrice avec l'expérience / performance du Somabody

Par Elena Theodoropoulou Elena Theodoropoulou (Philosophe au L.R.Ph.P.A., Université d'Égée / Grèce) ; Evi Dimitropoulou, (Directrice de théâtre et collaboratrice spécifique au L.R.Ph.P.A./ Grèce) ; Etudiant-es (Groupes Culturels de la Faculté de Sciences Humaines (G.C.F.S.H.) de l'Université d'Égée et des Départements de la Faculté, D.S.E.P.I.E., D.E.P. & D.E.M./ Grèce)

Sous la direction d'Evi Dimitripoulou et Elena Theodoropoulou, un groupe d'étudiants expérimente les concepts par le corps. Au programme : "mouvement", "limite" et "silence". Les étudiants sont invités à réagir et à se mobiliser en fonction d'un scénario conceptuel initial. A travers les modalités et le rythme des réactions et des gestes, qui arrivent et émergent en guise de dialogue, le scénario évolue et se modifie. L'élément d'improvisation demeure dans la présentation finale, qui est elle-même organisée comme une répétition parmi d'autres, partie d'un processus en continuation.

2de partie : communication

La création d'une mosaïque de la parole : un outil esthétique de visualisation des dialogues philosophiques

Par Johanna Hawken (Responsable de la Maison de la Philo, Mairie de Romainville ; Docteur en philosophie / France)

Il n'est pas simple de faire comprendre aux enfants la spécificité de la discussion philosophique ; c'est pourquoi Johanna Hawken propose un outil pédagogique qui permet de visualiser esthétiquement sa nature propre. La "mosaïque de la parole" est un support constitué par les enfants au fur et à mesure des séances : lors de chaque discussion, un enfant trace le cheminement de la parole et de la pensée, d'enfant en enfant, sur un dessin représentant le cercle de discussion qui rassemble les participants. A la fin de la séance, le groupe observe le dessin, où l'on voit la parole qui circule, la pensée qui chemine et la réflexion qui s'emmêle. On obtient une représentation esthétique de la coopération intellectuelle propre au dialogue philosophique. Tous les dessins sont ensuite assemblés dans une grande mosaïque symbolique de la rencontre des esprits (voir l'article spécifique dans le n° 74 de Diotime, oct. 2017).

III) Dimanche 19 novembre, matin

Présentation et exercice philo-art : l'extraction et l'injection d'un concept à partir d'une oeuvre d'art (conception ayant reçu l'appui du programme Odyssée au CCRE Parc Jean-Jacques Rousseau)

Par Laetitia Lakaye, Stéphanie Franck et Guillaume Damit (PhiloCité asbl, Animateurs-Formateurs / Belgique)

Un groupe de volontaires est appelé à participer à l'exercice. L'atelier, fondé théoriquement sur des auteurs comme Arrasse, Panofsky et Sartre, débute par une description formelle de l'oeuvre d'art. Dans un deuxième temps, un concept est extrait de cette oeuvre d'art appréhendée, décomposée, comprise par la description, pour être travaillé par la discussion philosophique. Étoffé, tant dans ses dimensions philosophiques que picturales (comment le tableau en a-t-il rendu compte ?), le concept épaissi par la discussion philosophique est dans un troisième temps injecté dans une photographie. La dernière étape permet, par un retour à l'oralité et au collectif, de confronter les réalisations personnelles et les processus utilisés par chacun pour injecter le concept philosophique. Ce nouveau dispositif articule l'art et la philosophie sans juxtaposition d'ateliers, mais dans un processus cohérent qui se réfléchit à chaque étape.

Le temps "regard formation" animé par Nathalie Frieden et Véronique Delille cherche à comprendre comment mener un moment de conceptualisation en gardant toute la richesse de l'expérience initiale. Ou comment former de sorte qu'une proposition d'exercice soit toujours significative ?

IV) Dimanche 19 novembre, après-midi

Présentation et exercice : "Objets Philosophiques"

Par Elena Theodoropoulou (Philosophe au Laboratoire de Recherche en Philosophie Pratique et Appliquée", L.R.Ph.P.A., Université d'Égée / Grèce), Fani Paraforou (chercheuse post-doctorale à l'Université d'Égée / Grèce) et Elena Nikolakopoulou (Doctorante à l'Université d'Egée / Grèce).

Le projet concerne l'organisation, par les étudiant-es, d'une exposition présentant leurs idées (/oeuvres) quant à la création, la construction, l'invention de nouveaux objets (ou modification d'objets déjà existants), qui désormais seront déterminés, mis en avant et questionnés comme des "objets philosophiques". Il s'agit d'un projet pédagogique, initiatique et de recherche, dont le but ultime est la sensibilisation des participant-es à la reconnaissance et à la détermination de l'élément philosophique. La question de recherche à laquelle cet effort renvoie est double car elle concerne d'une part la détermination du concept d'objet ; d'autre part sa qualité philosophique, la possibilité et les modalités pour un objet d'être compris comme philosophique, mais aussi la possibilité pour le philosophique d'être associé, tissé avec le concept et les modalités de l'objet.

Le temps "regard formation" animé par Nathalie Frieden et Véronique Delille vise à déterminer comment former à la posture qui permettrait de transformer le monde en objet philosophique ?

Conclusion - Rapport d'étonnement

Par Jean-Pascal Simon, Maître de conférences en Sciences du langage et didacticien à l'Université Grenoble-Alpes, laboratoire LiDiLEM.

C'est tout naturellement le point de vue d'un linguiste que nous offre Jean-Pascal Simon au terme de ces deux journées, le regard d'un chercheur en Sciences du langage qui s'intéresse aux interactions verbales. Le prisme privilégié est donc celui de l'analyse des situations de communication, des situations saturées à regarder au prisme de la multimodalité. La règle, ce n'est donc pas l'intercompréhension, mais c'est plutôt le malentendu, c'est l'accident qui fait sens. Il n'y a pas d'objet philosophique à proprement parler, mais plutôt un traitement philosophique des objets, et c'est dans l'espace interlocutoire qu'est co-construit l'objet philosophique, le concept. Dans une communication entre des individus tous différents, il s'agit de penser le dialogue comme "faire oeuvre d'art ensemble"...

Les 17es Rencontres Internationales sur les Nouvelles Pratiques Philosophiques se tiendront les 14 et 15 novembre 2018 à la Maison de l'UNESCO à Paris.

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