Revue

Rencontre entre trois didacticiens de la philosophie

Cet article se base sur une discussion tenue en juin 2017 au séminaire de Peyriac de mer entre Michel Tozzi (France), Nathalie Frieden (Suisse), et Anne Herla (Belgique), tous trois didacticiens de la philosophie. Cette conversation, animée par trois membres de PhiloCité (Stéphanie Franck, Gaëlle Jeanmart, Denis Pieret), a été enregistrée et fait l'objet ici d'une relecture subjective dont l'auteure assume l'entière responsabilité.

I) Didactiques et contingence

Nous aurions pu nous interroger longuement sur la nature de la didactique de la philosophie, ses spécificités, sa possibilité même1. Ou tenter de nous entendre sur une définition de la philosophie comme objet d'apprentissage, remobilisant au passage la traditionnelle opposition kantienne entre philosophie et philosopher2. Mais plutôt que d'affronter ces questions essentielles qui nous conduiraient à clarifier les conditions d'une didactique proprement philosophique de la philosophie, nous avons choisi de partir non pas du "droit", mais du "fait", c'est-à-dire des didactiques au pluriel, telles qu'elles existent et se pratiquent en France, en Suisse et en Belgique. Petite didactique comparée, en somme, sur la base de trois cas bien particuliers, sans chercher à en gommer la contingence, mais en soulignant au contraire l'influence de la situation institutionnelle et professionnelle sur l'inventivité didactique.

Quelles sont les situations dans lesquelles nos choix pédagogiques ont été effectués ? Pour Michel, il s'agit du cours de philosophie en terminale en France, et plus précisément de l'épreuve du bac, pour laquelle les correcteurs se sentaient particulièrement désarmés. A la fin des années 80, Michel a donc entrepris avec eux un travail de clarification des critères d'évaluation qui lui a permis de mettre le doigt sur trois compétences fondamentales à ses yeux : la conceptualisation, la problématisation et l'argumentation. Attentive à promouvoir l'égalité entre les élèves devant les attentes de l'école et résolument inscrite dans une approche par compétences, la "didactique de l'apprentissage du philosopher" de Michel consiste à favoriser une meilleure appropriation par tous des compétences philosophiques, en les explicitant et en créant des exercices pour y entraîner les élèves. Cette didactique, initialement conçue pour le lycée, a ensuite été étendue à la pratique de la philosophie avec des publics diversifiés (primaire, SEGPA, ateliers non scolaires...). Depuis une quinzaine d'années, Michel forme des enseignants "non philosophes" à animer des discussions dans leurs classes en s'appuyant, entre autres outils, sur une typologie des gestes de l'animateur philosophique, établie en continuité avec sa didactique des trois compétences.

Quant à Nathalie, elle enseigne la didactique de la philosophie à l'Université de Fribourg, où elle jouit d'une grande liberté pédagogique. Cette liberté s'explique par le contexte suisse : si la formation didactique est supra-cantonale, le cours de philosophie, lui, varie d'un canton à l'autre en ce qui concerne le programme, l' horaire, l'évaluation... Peu de cantons ont un bac écrit et commun. Les élèves des lycées sont souvent évalués par leur seul professeur, avec un expert, parfois oralement, et parfois au contrôle continu pendant une année. Cette absence de cadre commun laisse au didacticien une grande marge de manoeuvre et lui permet d'aider chacun à devenir le professeur qu'il veut et peut être. On va voir que cette liberté, qui paradoxalement est pour ainsi dire une obligation en Suisse, engendre une didactique de la philosophie sensiblement différente de celle de Michel, qui naît dans un contexte institutionnel bien plus cadenassé.

Marquée par l'analyse bergsonienne des deux rapports au réel (un rapport utilitaire, de dictionnaire, plat et commun, s'opposant à un rapport personnel, beau, intuitif, et surprenant), Nathalie s'est attelée à construire une didactique qui vise avant tout à regarder le réel pour apprendre à le dire, à le conceptualiser et à le problématiser. Accompagnant un même groupe d'étudiants pendant toute une année après leur master en philosophie, elle traverse avec eux, au plus près de leurs affects, diverses étapes clés qui les amènent à se réapproprier cette capacité à problématiser, parfois oubliée derrière les connaissances livresques. Pour pouvoir à leur tour faire vivre cette expérience du monde à leurs élèves, les futurs enseignants doivent travailler avec soin l' "ancrage" (utilisation de supports adéquats pour s'assurer que toute la classe soit bien arrimée à un même problème philosophique) et l'"émergence" de problèmes (mise en place de dispositifs permettant à l'élève de se poser ses propres questions, indépendamment de la volonté du professeur)3.

Quant à moi, benjamine du trio, je suis titulaire d'une charge en didactique à l'Université de Liège depuis 2014. Après avoir enseigné la didactique de la Morale, je donne aujourd'hui cours en didactique de la Philosophie et Citoyenneté à un public composé principalement d'étudiants sortant de cinq années de philosophie. La Belgique a en effet reconnu pour la première fois la discipline philosophique en 2017 en créant le cours de Philosophie et citoyenneté (CPC) dans l'enseignement officiel. L'une des particularités de ce nouveau cours consiste à considérer la philosophie comme une démarche de problématisation, s'appliquant tout particulièrement à des questions éthiques et politiques relevant de la "citoyenneté", celle-ci étant prise à la fois comme objet et comme objectif4. Je m'empare de cette matière nouvelle avec des outils puisés dans mon expérience à PhiloCité5, si bien que mon chemin est inverse à celui de Michel : issue des nouvelles pratiques philosophiques, je m'intéresse à leur adaptation en milieu scolaire. Je dois reconnaître ma dette à l'égard de mes deux aînés, Nathalie et Michel, qui sont pour moi deux "maîtres" très différents, mais tout aussi inspirants.

Ces contextes ont fortement influencé nos façons d'envisager l'enseignement de la philosophie à des élèves du secondaire, et, à un autre niveau, notre manière de pratiquer la didactique avec nos propres étudiants/formés. Je voudrais ici modestement retracer les principales lignes de démarcation qui sont apparues et mettre en évidence les questions qu'elles soulèvent.

II) Apprendre à penser ou apprendre à vivre ?

Pour Michel, le but de l'apprentissage du philosopher est le penser par soi-même, en un sens bien précis. D'une part, il ne s'agit évidemment pas d'un penser en solitaire : on pense toujours avec et contre les autres, avec et contre soi-même ; d'autre part, il s'agit d'une pensée d'un type particulier : une pensée à visée philosophique, qui comporte une certaine rigueur via l'exigence d'articulation entre trois compétences (conceptualiser, problématiser, argumenter). Elle se nourrit à deux mamelles : l'expérience personnelle et l'histoire de la philosophie. Michel reconnaît avoir laissé de côté une dimension de l'activité philosophique très présente dans l'Antiquité : l'art de vivre. Il ne s'agit pas ici d'apprendre à mieux vivre, mais d'apprendre à mieux penser, de façon plus rationnelle. Michel s'inscrit dans un paradigme bien spécifique, rationaliste, marqué par l'approche par compétences. Il s'agit bien d'exercer les élèves à des processus cognitifs objectivables, qui, une fois explicités et entrainés, peuvent devenir comme des habitus, et sont ensuite évaluables. Dans l'optique du triangle didactique de correspondance entre objectifs, moyens et évaluation, on voit bien toute la pertinence du modèle de Michel, qui permet à la fois de systématiser et rendre plus objective la correction au bac, mais aussi de faire en sorte qu'un maximum d'élèves s'améliorent jusqu'à pouvoir réussir l'épreuve. Il est possible que cet objectif scolaire ait contribué à évincer d'autre dimensions de la philosophie : puisqu'il faut pouvoir évaluer les résultats de son action pédagogique à travers une épreuve formatée, il vaut sans doute mieux viser un apprentissage qui se prête à ce type d'évaluation, quitte à abandonner une visée plus existentielle de la philosophie.

Les didacticiennes suisse et belge insistent davantage sur une visée de transformation de soi pour leurs étudiants, futurs enseignants, et pour les élèves du secondaire. Sans parler exactement de recherche d'un mieux-vivre ou d'exercices spirituels6, Nathalie entend travailler avec ses étudiants sur leur rapport au monde, leur distance vis-à-vis de celui-ci, leur amour et leur compréhension des choses ; il s'agit bien là de dispositions, d'attitudes, et non juste de capacités intellectuelles, rationnelles. En leur apprenant à regarder l'ensemble de la vie comme un réservoir de problèmes philosophiques, à "problématiser le réel" - à le voir et l'interroger vraiment, en dehors des théories toutes faites -, Nathalie les encourage à une sorte de conversion du regard, qui change leur rapport au monde. Il s'agit d'acquérir une bonne habitude et donc une "vertu", dans le sens des vertus intellectuelles d'Aristote.

De mon côté, d'une manière assez proche, j'insiste beaucoup sur la place de l'affect dans l'apprentissage du philosopher : c'est en renouant avec ce qui nous a profondément touchés dans la philosophie, ce qui a un peu transformé nos vies, ce que l'on aime profondément en elle, que l'on peut mieux se saisir d'une démarche philosophique particulière, pour l'incarner en classe dans des dispositifs qui la réactualisent.

Deux manières d'enseigner la philosophie se dessinent ici, avec des présupposés très différents. D'un côté, le but de l'apprentissage est une pensée rationnelle, conçue comme constituée d'un ensemble déterminé de processus cognitifs qu'il s'agit de mettre au jour et de rendre conscients : l'enseignant est alors principalement là pour démonter ce mécanisme, l'analyser avec les élèves via la métacognition, et leur permettre de recomposer ensuite la "machine" eux-mêmes, en étant capables d'effectuer une série d'opérations dans un ordre opportun. D'un autre côté, on cherche à apprendre à l'élève à voir le monde à la façon de tel ou tel philosophe, à lui faire découvrir le déplacement de perspective qu'il lui propose et le renouvellement du problème que ce geste amorce. Les figures de la philosophie étant multiples, aucune méthode ne peut les contenir toutes, c'est pourquoi l'enseignant ne peut que tenter de faire vivre à ses élèves un mouvement de pensée toujours singulier, qui se doit d'être saisi dans sa totalité, presqu'intuitivement, d'un seul coup.

III) Genre et style

Partant de l'idée que chacun de mes étudiants a un rapport affectif singulier à la philosophie, et que c'est dans cet amour très personnel qu'il va puiser son élan pour enseigner, je laisse une grande liberté sur les contenus à faire passer (tant qu'ils s'inscrivent dans les thématiques du programme de CPC), mon rôle consistant principalement à les accompagner dans la création de dispositifs d'enseignement, qu'ils expérimenteront en stage et évalueront en groupe lors des pratiques réflexives. Ce qui m'importe, c'est qu'ils soient capables de s'adapter à leurs publics en diversifiant les approches et de soigner particulièrement l'accroche, c'est-à-dire le lien entre ce que vivent les adolescents et ce que la philosophie peut en dire. Cela suppose une très bonne maîtrise de l'histoire de la philosophie et une capacité à la transposer dans des dispositifs qui doivent nécessairement être inventés en fonction de la situation. C'est pourquoi je suis principalement là pour stimuler l'inventivité pédagogique et aider à la réflexion sur ce qui est produit, et non pour proposer un modèle. Assumant cette nécessaire diversité des méthodes ("didactique patchwork"), je me contrains à multiplier les exemples en faisant intervenir au sein de mon cours des professionnels qui proposent des approches très différentes les unes des autres. Il s'agit ensuite de suivre chaque étudiant dans son propre style, de l'aider à être conscient de ses choix, de l'encourager à assumer une certaine façon de faire de la philosophie qui est celle qu'il aime et qu'il fait avec plaisir et efficacité. On est ici au plus proche de la singularité.

Mais est-ce que cela relève bien de la didactique ? Pour Michel, le style ne s'enseigne pas, ne se transmet pas ("le style, c'est l'homme"). Contrairement au genre, qui lui peut faire l'objet d'un apprentissage et d'une évaluation. Nous appellerons ici "genre", conformément à la distinction opérée par Yves Clot7, l'ensemble des gestes professionnels communs aux professeurs de philosophie, sortes d'obligations implicites historiquement constituées : commencer un cours, faire un ancrage, faire une synthèse, exposer une théorie, expliciter une notion, corriger une dissertation, diriger un travail de groupe, écouter ce que les élèves disent et pensent... mais aussi, toute la typologie des gestes de l'animateur philosophique qui sont également utilisés par le professeur dans les phases d'animation de discussion : faire reformuler, questionner, solliciter des exemples, etc. Ces gestes existent en nombre limité et se prêtent à être enseignés, tout comme les processus de pensée qu'ils sont censés exercer peuvent être formalisés, entrainés et évalués sur des critères préfixés8. Pour enseigner comme pour appendre, on peut suivre une sorte de modèle, qui présente l'avantage d'être clair, lisible pour les élèves comme pour les profs, et certainement facteur d'une plus grande égalité dans la réussite au bac. La didactique de Michel est donc particulièrement appropriée au milieu qui l'a vu naître.

Nathalie considère quant à elle qu'il est parfaitement possible de travailler à la fois sur le genre et sur le style : elle enseigne dans un premier temps des gestes professionnels en veillant à leur spécificité philosophique (les autres sont travaillés en didactique générale et dans les cours de pédagogie), puis se met "au service" de ses étudiants en analysant consciencieusement avec l'ensemble du groupe des vidéos de leurs pratiques enseignantes en étant particulièrement attentive à l'infinité de petits détails qui font la singularité de chaque geste. Réapproprié par le sujet, le genre fait place au style, et il s'agit de pouvoir observer et développer cette dimension idiosyncrasique de la pratique.

IV) Exercices ou dispositifs

La même attention à la singularité de l'individu est appliquée à l'autre bout de la chaine. Rappelons que ce qui est essentiel pour Nathalie est de former l'élève à se poser des questions, et non à réfléchir à une question qu'on lui (im)pose. Il s'agit donc de penser avec les enseignants les conditions dans lesquelles une problématisation authentique, nouvelle et singulière va pouvoir avoir lieu en classe. La première condition est le temps : il faut accepter une certaine lenteur du processus. Avant d'arriver à une question partageable, claire, rigoureuse, on doit accepter de passer par une étape longue, potentiellement inquiétante : une phase pré-rationnelle, non rigoureuse, désordonnée, chaotique, imprévisible, où quelque chose vient déranger l'élève et le faire penser. Il faut oser affronter ce moment-là pour laisser une chance qu'apparaisse non pas encore un propos rationnel, mais une formulation "raisonnable" du nouveau problème qui se pose à l'élève et qui a un rapport crucial avec sa vie.

Or cela ne s'obtient pas par la répétition d' exercices de façon behavioriste. Il faut ici une seconde condition : la mise en place de dispositifs qui créent les conditions pour voir le monde autrement que sous l'angle de l'opinion, qui l'interprète de façon automatique. C'est seulement alors qu'un authentique problème philosophique peut voir le jour. Toujours imprévisible, on ne peut ni maîtriser ce processus, ni s'assurer de ses résultats.

On trouve donc chez Nathalie une forme de didactisation de la "sauvagerie" de la pensée : son foisonnement originel ne doit surtout pas être cadenassé, ramené trop vite à la raison. Le rapport à l'institution scolaire est ici tout différent de chez Michel : on ne peut ni évaluer, ni formaliser une telle pensée. On peut juste faire le pari qu'elle existe et que la didactique ne doit pas chercher à trop vite la dompter sous peine de tomber dans l'inculcation de théories toutes faites, non habitées. Peu importent dès lors les exigences scolaires, ce qui compte, c'est l'avènement possible (jamais certain) d'une personne assez libre pour se poser de vraies questions et, plus profondément, c'est le dépassement du clivage habituel entre des philosophes qui seraient seuls à penser, et tous les autres, qui apprendraient en essayant de les comprendre.

V) Rapport à l'institution scolaire

Une question me semble déterminante ici : celle de la posture adoptée vis-à-vis de l'institution scolaire et de ses exigences. Michel formule clairement sa volonté de faire de la didactique critique et prospective, c'est-à-dire de proposer des alternatives par rapport à la didactique plus traditionnelle qui domine encore aujourd'hui en France. Ses propositions sont à coup sûr innovantes9, mais elles s'inscrivent de façon explicite dans le cadre des attentes de l'école : formalisation dans des manuels, objectivation des critères pour une évaluation externe, modélisation des gestes et des exercices, etc. Et même si cette didactique s'est étendue à des secteurs non scolaires, elle reste marquée par son contexte originel : le bac français et son incontournable dissertation.

De son côté, Nathalie reconnaît que la liberté laissée à ses étudiants en les invitant à créer des dispositifs plutôt qu'à reproduire des exercices tirés de manuels les effraie et les irrite parfois, mais elle insiste sur l'importance de les confronter à ces craintes et de les laisser patiemment mûrir. Affirmant sa résistance à l'usage des manuels, elle entend principalement apprendre aux futurs enseignants à faire preuve de créativité et d'adaptabilité. Pour chaque public, et pour chaque support (textuel ou autre), il existe une méthode différente, adéquate, à rechercher. Il serait dès lors incongru d'imposer à tous un protocole universel.

Dans cette optique, la didactique se rapproche plus d'un art que d'une méthode. Et pour bien le pratiquer, il faut être accompagné : par le didacticien, qui se met au service de chacun de ses étudiants, mais aussi, et peut-être surtout, par le groupe, sorte d'embryon de collectif professionnel qui joue un rôle majeur dans la progression de chacun. Parce qu'elle se refuse à donner des "trucs et ficelles", Nathalie doit avant tout transmettre une posture : celle de chercheuse, d'exploratrice, de créatrice. Ceux qui acceptent de la suivre, après une étape nécessaire de révolte et de manque de confiance, deviennent alors des co-équipiers qui nourrissent chaque séance par des propositions de dispositifs et des réflexions sur les problèmes qu'ils soulèvent. On a là en germe une didactique de la relation qui suppose la présence d'un collectif pour parvenir à assumer sa liberté et son inventivité comme enseignant.

De mon côté, je creuse aussi la veine collective en amenant sans cesse du tiers à travers la rencontre de modèles d'enseignants très diversifiés (en chair et en os ou par présentation d'approches différentes). Ce refus du modèle unique, ou de "la" méthode imposée, a souvent désarçonné les étudiants, qui souhaiteraient parfois sentir davantage quelle est ma ligne à moi, quitte à pouvoir ensuite s'y opposer. Ils parviennent néanmoins au bout d'une année de pratique et de réflexion à mieux cerner leur propre style et leur propre voie. Ce que j'attends d'eux à la fin de l'année, outre une bonne connaissance du programme de Philosophie et citoyenneté, c'est un recul critique vis-à-vis de celui-ci : loin d'une attitude servile (à l'égard du programme ou du didacticien), l'étudiant doit pouvoir défendre une appropriation personnelle des exigences du programme.

Les différences entre l'approche de Michel et celle de Nathalie ou la mienne tiennent en grande part au public auquel nous nous adressons : ce n'est pas la même chose de former en quelques jours des enseignants sans connaissances philosophiques (c'est le cas pour Michel des professeurs des écoles) ou de suivre durant une année complète, en classe et sur le terrain, de futurs enseignants qui sortent de cinq années de philosophie avec un solide bagage disciplinaire. Les premiers ont sans doute davantage besoin de se référer, au moins passagèrement, à un modèle clair et directement assimilable.

Mais ces différences conjoncturelles nous permettent de poser une question de fond : celle de la posture même du didacticien. Quel rapport doit-il entretenir avec la didactique prescriptive (le programme, les manuels faisant autorité, l'inspection) ? Quelle liberté peut-il prendre vis-à-vis de l'exigence d'évaluation portée par l'école ? On ne pense pas l'enseignement de la philosophie de la même manière si l'on axe celui-ci autour d'une certification qui aura des conséquences sur le parcours scolaire de l'élève ou si l'on s'abstrait de ce contexte, même artificiellement, pour penser la philosophie comme instrument de transformation de soi et du monde, indépendamment de toutes les contraintes scolaires.

Le rôle du didacticien de la philosophie est-il ici différent de celui d'un didacticien des langues ou des sciences ? La discipline philosophique impliquerait-elle une didactique différente des autres dans son rapport à l'autorité ? Il est en effet difficile de placer la problématisation au coeur de l'apprentissage de la philosophie et d'ensuite imposer aux futurs enseignants de se plier aux diktats des sciences de l'éducation (qui envahissent nos programmes) ou même de transmettre des exercices ou une méthode qui s'imposeraient universellement. Le spectre du formatage, voire de l'endoctrinement, semble toujours planer comme une menace à conjurer pour l'enseignant de philosophie. C'est tout le paradoxe de l'éducation10 qui se rejoue ici : vouloir apprendre à quelqu'un à penser par lui-même ranime l'éternelle tension entre contrainte et autonomie qui est au coeur de l'enseignement, et du cours de philosophie de façon plus aigue encore.

On le voit, s'interroger sur la didactique de la philosophie, c'est nécessairement reposer la question de l'essence de la philosophie, question abyssale s'il en est, mais qui habite (et hante parfois) le didacticien, même quand il prétend la congédier, comme je l'ai fait au début de cet article.


(1) PERRIN A., "Une didactique de la philosophie est-elle possible ?", in L'enseignement philosophique, 44ème année, n° 60, octobre 1994.

(2) KANT E., Annonce du programme des leçons de M.E. Kant durant le semestre d'hiver (1765-1766), Traduction de M. Fichant, Édition Vrin, 1973, pages 68-69 : "Il n'y a pas de philosophie que l'on puisse apprendre, on ne peut qu'apprendre à philosopher".

(3) Nathalie Frieden, "L'émergence de la problématisation", Diotime, n° 73 (07/2017) et Nathalie Frieden, "Suisse : comment naît la problématique ?", Diotime, n° 24 (01/2005). Proche de l'idée d'émergence, Sébastien Charbonnier a appliqué le concept didactique de "dévolution" à ce qu'il nomme l'exposition au problème (S. Charbonnier, L'érotisme des problèmes. Apprendre à philosopher au risque du désir, Lyon, ENS, 2014).

(4) Cf. Programme du cours de philosophie et citoyenneté 2ème et 3ème degrés de l'enseignement secondaire à télécharger ici : http://www.enseignement.be/index.php?page=27915

(5) Asbl liégeoise qui promeut la pratique de la philosophie avec tous les publics via des animations, des formations, de la recherche et de l'expertise : http://www.philocite.eu/

(6) PhiloCité a de son côté remis à jour certains exercices spirituels comme ceux issus de l'épicurisme et du stoïcisme (Cf. "Faire vivre une posture philosophique : petit manuel d'épicurisme pour le quotidien", G. Jeanmart et A. Filippucci, Diotime n° 71). . Et aussi : "Des exercices spirituels en classe"? Vivre ensemble dans un monde médiatisé. Parcours pédagogiques pour les 2e et 3e degrés de l'enseignement secondaire, ouvrage collectif coordonné par Catherine Bouko et Odile Gilon, en collaboration avec le Conseil supérieur de l'éducation aux médias, éditions du Conseil Supérieur de l'éducation aux médias, Bruxelles : éditions de l'Université Libre de Bruxelles, p. 375-398. Et en plus courts, dans Imagine : Un art du bonheur épicurien, écrit avec A. Filippuci, n° 116 (juillet-août 2016), p. 80-81. L'âme au bord des lèvres, n° 115 (mai-juin 2016), p. 76-77. Comment vivre pleinement le présent, n° 114 (juillet-août 2016), p. 80-81. Confessions intimes,n° 112 (nov.-déc. 2015), p. 80-81. Philosopher pour mieux vivre, n°111, p. 80-81. Ces articles d'Imagine sont tous accessibles sur le site de Philocite, dans cette rubrique: http://www.philocite.eu/publications-et-articles/

(7) Sur les concepts de genre et de style, cf. Yves Clot, Daniel Faïta, Gabriel Fernandez et Livia Scheller, "Entretiens en autoconfrontation croisée : une méthode en clinique de l'activité", Pistes 2-1 (2000) :http://journals.openedition.org/pistes/3833 (consulté le 30 janvier 2018).

(8) Michel Tozzi, Penser par soi-même, Lyon, Chronique sociale, 2005.

(9) Citons, à titre exemplatif, M. Tozzi (Coord.) Diversifier les formes d'écriture philosophique, Crdp Montpellier, 2000 et M. Tozzi, Débattre à partir des mythes à l'école et ailleurs, Chronique sociale, Lyon, 2006.

(10) "Un des plus grands problèmes de l'éducation est de concilier sous une contrainte légitime la soumission avec la faculté de se servir de sa liberté. Car la contrainte est nécessaire ! Mais comment cultiver la liberté par la contrainte ? Il faut que j'accoutume mon élève à souffrir que sa liberté soit soumise à une contrainte, et qu'en même temps je l'instruise à faire bon usage de sa liberté.", E. Kant, Traité de pédagogie, trad. de Jules Barni, Paris, Alcan, 1931.

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