Revue

Problématiser dans une discussion philosophique

Il nous semble nécessaire d'en passer par une critique de la discussion comme genre propice à la philosophie pour comprendre les embûches qui nous attendent dans la pratique de discussions philosophiques. C'est d'autant plus tentant lorsque nous sommes dans un cadre académique comme c'est le cas ici puisque cet article est le texte d'une conférence proposée dans le cadre d'une journée organisée sur la problématisation par le service de Didactique de la philosophie de l'Université de Liège et la Société Belge de Philosophie en mai 2016.

Mais il faut aussi aussi, parallèlement, comprendre l'intérêt propre de l'oral dans la formation philosophique, alors que nous sommes plutôt héritiers d'une tradition qui, depuis quelques siècles, a favorisé l'écriture et la lecture et a oublié les formes assez travaillées de l'oralité dans l'Antiquité. Pensez notamment à l'importance de la formation rhétorique dans l'Antiquité et à celle du dispositif de la disputatio dans la formation universitaire au Moyen Âge.

C'est seulement sur ce socle-là, c'est-à-dire si vous êtes profondément convaincus d'un intérêt propre de l'oralité dans la formation des élèves, qu'il vaut réellement la peine d'affronter les critiques de la discussion comme genre philosophique opérant, voire performant. C'est le point de départ de notre questionnement sur la problématisation dans la discussion philosophique.

Notre question sera celle-ci : comment se coltiner l'exigence de problématisation dans une discussion, alors que, comme Deleuze notamment le souligne et Sébastien Charbonnier à sa suite dans Deleuze pédagogue, la discussion se prête mieux au consensus mou et à l'addition sans liens des opinions qu'à la problématisation ? À quoi pouvons-nous être vigilants pour créer et saisir les occasions de problématiser lorsque nous animons une discussion que nous cherchons à rendre philosophique l'enjeu proprement philosophique de la discussion étant précisément la problématisation ?

Notre approche de cette question sera formaliste : il s'agit de prêter attention à la forme, aux gestes, et de penser une procédure qui facilite la problématisation ; elle sera aussi pragmatique (au sens commun du terme), dans une optique de didactique de la problématisation et de formation des professeurs à l'animation de discussions philosophiques davantage que de réflexion théorique : nous tenterons de proposer une sorte de typologie des types de problèmes et, pour chacun, des éléments de vigilance et des gestes possibles (ou proscrits) d'animation d'une discussion pour saisir l'occasion de problématiser qui peut passer aussi vite que le dieu Kairos.

I) Un problème "philosophique" ?

"Problème", c'est évidemment un grand mot, assez vague. Parce qu'il n'a pas bien sûr qu'une acception philosophique et parce que son sens philosophique est probablement lui-même également un peu vague. Nous commençons par proposer une distinction fonctionnelle, heuristique, sans vouloir avancer davantage dans une définition qui nous empêcherait de passer à une approche plus pratique de la problématisation et de ses aléas dans une discussion philosophique.

Une distinction fondée sur les usages peut être établie entre les problèmes sur lesquels on bute, les problèmes concrets du quotidien, d'une part, et les problèmes proprement philosophiques, d'autre part. S'il peut y avoir des problèmes spécifiquement philosophiques, en raison de leur contenu (telles les grandes questions de la tradition : qu'est-ce que le réel ? Peut-on connaître, à quelle condition et de quelle façon, une réalité qui ne cesse de changer ?, etc.), en revanche, il n'y a aucun problème concret qui ne puisse subir un traitement philosophique. Par exemple, mettons qu'il y ait le feu dans le bâtiment1 il s'agit là à l'évidence d'un problème concret appelant une solution concrète et immédiate : il faut fuir. Posons les données du problème : il faut déterminer les issues, les mouvements de foule, la vitesse et la direction de propagation du feu et choisir son chemin. On est cependant alors resté collé au problème. Le problème est alors pris de façon naturelle sur le mode de l'urgence, qui vise la solution. Le problème ne devient philosophique qu'au moment où l'on se décolle du rapport évident du problème à sa solution. Penser le problème, c'est ne pas voir à travers lui comme s'il était transparent, c'est-à-dire comme ce à partir de quoi on analyse la situation pour trouver des solutions. C'est voir le problème lui-même comment il s'est posé "naturellement"2 à nous et comment il pourrait éventuellement se formuler autrement. Un geste de mise entre parenthèses est capital pour le traitement philosophique du problème : il faut suspendre le désir de solution, le repousser à plus tard, pour se pencher sur la compréhension plus complexe du problème et de ses conditions d'émergence.

Cette sorte de retrait permet de regarder autre chose que le centre nerveux du problème (où se trouve l'issue pour fuir, par exemple), plutôt les conditions pour qu'il se pose comme il se pose : ce n'est plus le feu/la mort, mais le rapport au feu/à la mort qui nous intéresse, rapport qui inclut cette fois une dimension de réflexivité. Cette situation d'incendie est à première vue problématique parce qu'elle met en jeu la survie ; le problème révèle cependant un rapport singulier à la vie et des valeurs qui peuvent être mises au jour et pensées de façon également "problématique" : mon attachement à la vie est-il nécessaire, instinctif, permanent ? Un autre problème aurait-il pu se poser à moi : y a-t-il des enfants/des gens plus fragiles que moi ou en plus mauvaise posture dans le bâtiment ? Comment les aider ? Ces questions en amènent une autre, délicate : est-ce que ce que je vois immédiatement comme un problème me définirait-il alors comme un égoïste ou un altruiste ? Et qu'y puis-je ? Ce sont là des problèmes résiduels au traitement instinctif de ce qui se présente immédiatement à moi comme intensément problématique, problèmes secondaires qui impliquent pourtant également des dimensions profondément existentielles.

Un problème concret peut donc recevoir un traitement philosophique qui conduira à découvrir un ou des problèmes philosophiques. Contrairement au problème concret sur lequel on bute d'entrée de jeu et qu'on doit tenter de résoudre, le problème philosophique est ce qu'on découvre, c'est le terme d'une enquête. Cette distinction est importante et elle doit être consciente, parce qu'elle ouvre un espace à côté du rapport "naturel" au problème. Un espace : la condition de l'existence d'un problème qu'on découvre au terme d'une enquête et la légitimité d'un tel rapport aux problèmes.

Considérer de cette façon que tout problème concret peut recevoir un traitement philosophique est cependant un geste peu anodin qu'on pourrait sans doute très facilement refuser, quand on est professeur de philosophie ou philosophe. Posez-vous la question : quand quelque chose de problématique vient perturber le cours de votre leçon (dispute, racisme ordinaire, chambard, absence, mort d'un élève dans l'école, un attentat terroriste et l'onde de choc qu'il peut avoir auprès des jeunes, etc.), estimez-vous qu'il relève de votre travail d'en parler et est-ce de votre travail en tant que philosophe, et non à un autre titre (adulte, professeur, être humain) ? Est-ce le cas pour chacune de ces situations ou pour certaines de façon privilégiée ? Pourquoi ?

Il y a un double enjeu éthique et politique à maintenir cette possibilité d'une approche typiquement philosophique de tous les problèmes concrets.

La première raison, c'est qu'il s'agit d'une façon de se confronter à la question de l'élitisme de la philosophie, sans la refermer trop vite par le constat d'un désintérêt à l'égard des problèmes philosophiques traditionnels qui peuvent sembler artificiels à beaucoup. Partir de problèmes concrets et des réactions instinctives ou solutions qu'on leur trouve dans l'urgence (qui nous intéressent par définition) est une ouverture non négligeable à une philosophie plus accessible parce qu'elle aura pris en charge la question du désir de philosopher, et pas simplement constater son existence ou son inexistence, comme Platon qui parlait des "naturels" philosophes et non philosophes.

Le deuxième enjeu, c'est que partir des problèmes concrets, c'est aussi faire le pari, comme Dewey notamment dans Reconstruction en philosophie,d'une philosophie qui ne soit pas impuissante devant les difficultés concrètes du présent, qu'elles soient personnelles ou socio-politiques3.

Cette première réflexion nous a conduit à opérer une distinction entre deux types de problèmes, mais on peut aussi comprendre ce qu'ils ont de commun. Nous proposons ici, en plus de cette distinction, une définition générale minimale du problème comme ce qui affecte négativement, de sorte qu'on l'appelle précisément un "problème". Cette définition comporte un présupposé ontologique capital : un problème, ça s'éprouve d'abord. Ce qui complique singulièrement la tâche de la philosophie quand elle entend se confronter aux problèmes. Deux difficultés sont liées à cette indispensable affectation par les problèmes4 :

  1. On souhaite naturellement supprimer les problèmes, pas les penser, puisqu'ils nous affectent négativement. Une sorte de "conversion" est donc nécessaire pour qu'on accepte de séjourner dans le problème et de modifier ainsi le rapport affectif premier qui nous lie à lui. Cette difficulté sera rencontrée dans la première partie de notre réflexion, attachée à cette question : comment penser les problèmes sur lesquels on bute, plutôt que de les résoudre ?
  2. La deuxième difficulté, c'est que la plupart des gens n'éprouvent pas comme de réels problèmes les questions que les philosophes se posent. C'est l'origine de l'idée selon laquelle les philosophes sont des coupeurs de cheveux en quatre : ils développent une hyper-sensibilité aux problèmes qui apparaît excessive et inutile, voire même contre-productive, au commun des mortels. Le philosophe est comme cet enfant qui, ne cessant de crier au loup, a fini par ne pas être écouté quand le loup s'est vraiment présenté. Il peut ainsi produire l'effet inverse de ce qu'il souhaite : l'insensibilité aux problèmes. Cette deuxième difficulté sera traitée dans la deuxième partie de cette réflexion, attachée à cette question : comment faire éprouver comme des problèmes les questions philosophiques, comment conduire quelqu'un à découvrir un problème philosophique ? Cette question est ici uniquement envisagée dans le cadre d'une discussion philosophique.

La prise en compte et en charge dans une didactique de la dimension affective de tout problème, fût-il même philosophique, nous semble elle aussi un choix pédagogique, éthique et politique. Elle correspond au geste que fait Dewey quand il pense les conditions socio-affectives du courage5 pour ne pas ramener les gens à une nature (courageuse ou pas). Pointer quelques vertus, les vanter dans une morale théorique et des récits héroïques ne rend pas nécessairement tout le monde courageux dans les situations de drame, de danger mortel, de guerres, qui nous prennent au dépourvu. De sorte qu'il peut être utile (éthiquement et politiquement au moins) de penser les conditions du courage. Qu'est-ce qui mobilise effectivement mon courage dans telle situation, quelle sécurité affective, quel problème partagé avec d'autres, dans un groupe où je jouis d'une légitimité, d'une reconnaissance, etc. ? Ce que Dewey entendait fonder, c'est une philosophie de la "capacitation", dont nous nous inspirons ici pour poser cette question : comment rend-on capable de philosopher en pensant aux conditions socio-affectives qui font exister les problèmes philosophiques en tant que problèmes non factices ?

II) Traiter philosophiquement un problème concret

La discussion offre diverses pistes pour que se formulent un certain nombre de problèmes réellement "affectés", notamment les éléments générateurs d'affects négatifs qu'on peut repérer dans une discussion et qui en font un moment potentiellement délicat à gérer : l'ennui, l'insatisfaction (y compris celle de l'animateur), la frustration, les conflits d'idées qui sont l'occasion de combats de coqs, les idées un peu nauséabondes, etc. Nous sommes en réalité sans cesse confrontés à des problèmes tout à fait concrets lorsque nous animons un moment de discussion philosophique collective.

A) Nous distinguons à nouveau deux sortes de problèmes concrets il s'agit là toujours de distinctions heuristiques :

1) les problèmes qui se présentent à nous en raison des difficultés sur lesquelles nous butons ; ce sont des problèmes "donnés" à l'évidence sensible, comme la pierre sur laquelle achoppe mon pied. Nous rangeons dans ces problèmes concrets le fait qu'une discussion ne fonctionne pas, mais aussi les problèmes de l'existence, les difficultés relationnelles, les moments de drame, les conflits, les échecs, les injustices dont nous sommes les spectateurs impuissants, les auteurs ou les victimes.

2) le deuxième type de problème concret est le problème construit, inventé, qui met au coeur de son dispositif pédagogique la notion d'expérimentation : on en passera par la chair du problème, ou plutôt par la sensation éprouvée de la bizarrerie, de l'étonnement, sensation qui peut être enthousiasmante (c'est le sens originel de l'étonnement philosophique, du thaumazein), de façon à "ancrer" ainsi dans le corps la réflexion philosophique. Cette expérimentation est le fruit d'une sorte de ruse pédagogique et non des difficultés qui se présentent à nous dans le cours de l'existence.

B) Quel traitement faire subir à ces différents problèmes concrets ?

1) L'essentiel du réflexe à entretenir à l'égard des premiers est précisément de résister à la tentation de fuir ou de résoudre le problème (ce qui revient dans les deux cas à vouloir s'en débarrasser), pour prendre une distance avec la façon même dont il se formule (implicitement le plus souvent). Pour qui y a-t-il "du"6 problème ? Quel est "le" problème au juste7 ? Des éléments de singularité, des angles d'attaque, se dégagent ainsi pour situer un problème, le cerner. Notre hypothèse, c'est que, dans les généralités, il n'y a pas de problèmes et que nous avons besoin d'éléments de précision, de contexte, de détails, pour passer d'une sensation vague de problème à la définition d'un problème en particulier. Le global ne prête guère à la problématisation.

Il s'agit bien là de voir le problème lui-même, plutôt que de voir la situation au travers du problème comme une situation à régler. Au niveau des affects, c'est un geste singulier qui s'opère ainsi. Quand on ne traite pas philosophiquement le problème concret, l'affect négatif qui lui est lié provient de l'extérieur. On vise alors naturellement à supprimer le problème pour supprimer l'affect négatif qu'il génère. Si, en revanche, on traite philosophiquement le problème, ça signifie que l'on peut entretenir de l'intérieur les affects mobilisateurs de l'intérêt pour le problème, de façon à pouvoir séjourner dans le problème. Et cet entretien actif ne peut se faire que dans la mesure où l'activité est le fruit d'un désir qui en est le moteur et qu'elle est génératrice en retour d'un certain plaisir. Un plaisir de l'insatisfaction, du dérangement, de l'inconfort. Un plaisir de traiter ces affects négatifs par la pensée, de les prendre activement en compte, plutôt que de les subir. Un plaisir d'affronter les problèmes pour les comprendre et se comprendre mieux.

Prenons une situation qui se présente fréquemment dans une discussion lorsqu'un participant est frustré parce qu'il n'a pas pu parler quand il en avait l'envie ou qu'il s'est ennuyé. Le rapport le plus naturel à ces affects négatifs est passif : l'insatisfaction, la frustration et l'ennui ne s'interrogent pas et ne s'offrent pas comme une occasion de comprendre qui nous sommes et ce qui se passe pour éventuellement le dépasser, ils sont ce qu'on subit et à partir de quoi on juge le reste. "Ça m'ennuie" est un verdict sans retour. Et l'enseignant/l'animateur a souvent tendance alors à fuir lui aussi le problème, c'est-à-dire à vouloir lui trouver une solution : que faire pour que mes élèves ne s'ennuient pas ? Il faut une véritable résistance à cette tendance naturelle pour ne pas se laisser avaler par l'évidence du problème subi et non pensé. Résistance au sentiment de responsabilité, à l'idée que l'ennui est une bête noire en même temps qu'un incontournable de l'école. Résister, c'est déplacer le problème : ce n'est plus la situation accusée d'être embêtante, mais l'ennui lui-même qui est interrogé et problématisé. En quoi l'ennui ou l'insatisfaction sont-ils effectivement des problèmes ? Devons-nous donc être distraits et satisfaits en permanence ? Si vous parvenez ainsi à penser l'ennui, ce qu'il révèle de celui qui s'ennuie et plus largement des attentes qui entretiennent l'ennui, vous n'aurez pas (nécessairement...) perdu tout affect, mais l'affect ne sera plus l'ennui généré par la situation, mais quelque chose de potentiellement plus plaisant parce qu'on pense enfin cet ennui qu'on subit généralement, élèves comme professeur. Et ce n'est pas l'ennui en général qu'on pense alors, mais l'ennui situé, dans une sorte de conversion du regard liée au renversement de la perspective : voir ma satisfaction/mon insatisfaction/mon ennui plutôt que la réalité qu'elle construit. C'est une sorte de judo mental produisant un retournement, à partir du point d'appui du partenaire : vous parlez depuis tel point de vue qui vous conduit à regarder la réalité sous tel ou tel angle. Mais qu'est-ce que votre satisfaction/insatisfaction/ennui dit de vous-même ? Peut-être les nombreuses métaphores guerrières de l'Antiquité renvoient-elles à ce type de gestes de renversement et aux effets de conversion du regard qu'ils permettent ?

2) Le deuxième type de problèmes concrets rencontrés dans une discussion philosophique sont les situations expérimentales mises en scène au départ de la discussion pour stimuler l'étonnement et la curiosité des élèves ; elles relèvent, avons-nous suggéré, d'une sorte de calcul pédagogique, proche de l'esprit de l' Émile de Rousseau : comment faire éprouver un étonnement, déplacer une évidence, susciter un questionnement par une situation proposée, un exercice inventé ?

Il y a à nouveau deux pistes pour créer de tels problèmes. La première, plus intellectuelle, c'est de proposer des expériences de pensée , c'est-à-dire des simulations intellectuelles de quasi-mondes qui permettent d'interroger une notion, d'explorer une question, de mettre en évidence les présupposés ou les conséquences d'une thèse, ou de travailler le raisonnement inductif. Imaginez par exemple la vie mentale de celui qui n'oublierait rien (hypermnésie), ou au contraire de celui qui oublie tout (amnésie). Supposons un monde où tous les individus mentent systématiquement. Vous allez mourir demain, à quoi consacrez-vous vos dernières heures ? Imaginez un enfant ayant vécu depuis toujours dans une pièce blanche, privé de toute couleur mais aussi de tout son. Pense-t-il ? À quoi ? Comment ? etc.

L'autre piste consiste à s'appuyer sur des expériences individuelles ou des mises en situation cocasses comme moteurs de la réflexion. Le livre de Roger-Pol Droit, 101 expériences de philosophie quotidienne 8, fourmille de propositions de ce type, dont les effets d'étonnement et de déplacement pourraient être propices à une réflexion philosophique. On peut ainsi s'appeler soi-même (durée : 20'. Effet d'étrangeté à soi-même, de dédoublement. Question philosophique : sommes-nous parfois doubles ? Quels rapports entretenons-nous à nous-mêmes ?). Ou encore boire en pissant (Durée : quelques secondes. Effet : on s'invente ainsi un corps simplissime. Question philosophique : que peut le corps ? Quel imaginaire avons-nous de notre corps ?). Ou encore courir dans un cimetière (Durée : 1 heure. Effets différents au fil du temps : éprouver d'abord l'impiété du geste, jouir ensuite du décalage entre morts et vivants, jouir enfin de la présence des morts que votre mouvement ne dérange pas. Les questions philosophiques peuvent porter vers la place des morts dans notre société, le rapport que nous entretenons chacun aux morts, à nos morts. Le sacré qui entoure la mort peut aussi être questionné, etc.).

Faut-il cependant garder le terme "problème" pour parler de ces expérimentations ? Une telle option exigerait de nuancer ce que nous avons pu en dire déjà, dans la mesure où l'on y perd l'affect négatif que nous avions considéré préalablement comme un élément constitutif de tout problème. Ce sont plutôt les effets de cette expérimentation qui sont potentiellement les mêmes que les effets du problème traité philosophiquement : un effet de décollement de l'évidence, de déplacement du regard. On évite sans doute un passage par l'affect négatif pour cultiver davantage la curiosité et l'étonnement, voire l'enthousiasme. Cependant, on pourrait aussi regretter la "gratuité" des questions générées par cet enthousiasme, c'est-à-dire leur absence de liens avec le "dur" de l'existence qui n'est pas pensé, notamment les dimensions socio-politiques des situations que nous vivons comme problématiques. À cultiver le plaisir de philosopher dans l'insolite et le ludique, il serait dommage que s'oublie une fonction essentielle de la philosophie : nous aider à penser et à traverser au mieux les difficultés de l'existence et de la vie en société qui se présentent à nous sans que nous les ayons voulues ou construites.

III) Éprouver les problèmes philosophiques

Il est tentant de ramener au naturel philosophe ou pas la question de savoir pour qui les questions philosophiques ont un intérêt, comme le faisait Platon dans la République. Cette question peut cependant se formuler plus démocratiquement, dans la lignée de Dewey, ainsi : comment établir les conditions pour qu'une discussion collective à laquelle participent des "non-philosophes" permette néanmoins de découvrir un problème philosophique ?

Nous identifions trois grands types d'occasions de problématiser dans une discussion qu'on dit par avance "philosophique" et qui débute par une question "philosophique" : la question elle-même, les désaccords qui surgissent quand on tente d'y répondre et les incompréhensions qui tissent toute discussion de leurs fils parfois invisibles et parfois dérangeants9.

1) une question philosophique est un problème intellectuel. On se rend compte de sa dimension problématique notamment parce qu'une réponse courte et sèche ne peut pas refermer la question philosophique comme elle suffirait à le faire d'autres questions comme "Puis-je boire un verre d'eau ?" ou "Où se trouve la salle de conférence ?", mais à ce stade, elle ne mobilise peut-être pas nécessairement, elle n'est qu'un problème potentiel et étranger. Qui y voit un beau problème, dès l'entame ? On peut aisément "penser", mais sans engagement affectif dans un problème on peut jouer bénignement avec les idées, sans en sortir le moins du monde modifié la plupart des élèves conçoivent sans doute que c'est ce qu'on leur demande à l'école. On ne m'expose pas ainsi au problème philosophique. En discuter est alors gratuit et inutile, c'est un sport intellectuel au même titre que les mots croisés. Que l'on ait discuté ou pas ne change rien à l'affaire.

Comment produire au contraire des affects qui permettent de considérer une question philosophique comme un réel problème, qui engagent les participants affectivement dans la réflexion, dans la discussion et dans le problème qui en est l'enjeu ? Pas de miracle, évidemment, tout au plus quelques questions et quelques pistes. Première piste : un problème, ça s'expose, de façon à permettre à chacun de s'y exposer effectivement. Un effort narratif peut être produit pour le mettre en scène, l'ébaucher pensons à l'importance des mythes chez Platon pour présenter les problèmes philosophiques existentiels portant sur le juste et l'injuste (l'anneau de Gygès), la vie et la mort (le mythe d'Er le Pamphilien), l'amour (le mythe d'Aristophane), le vivre ensemble (le mythe de Protagoras) etc. Le mythe et son langage imagé permettent de faire vivre aux autres la texture d'un problème universel présenté dans des traits dramatiques grossis, incarné dans des personnages et des situations paradigmatiques (mort, amour déçu, injustice, choix cornéliens) dans lesquels il est possible de se projeter.

Une autre piste, plus contemporaine, est de subjectiver le problème : en quoi est-il pour moi un problème, en quoi est-ce mon problème. Il nous semble effectivement que le côté personnel du vécu du problème est mobilisateur et qu'il peut être utile de postposer l'objectivation du problème comme un beau problème philosophique "en soi". La propagation de l'intérêt pour le problème peut être envisagée comme la communication d'un affect et d'un désir personnel. Il faudrait cependant cerner davantage cet art de l'exposition du problème pour trouver un juste équilibre entre affect et raison, entre mon problème et un (beau) problème.Quelques questions se posent pour affiner cet art : "Mon" problème est-il aussi le "leur" ? Pourquoi ? Et comment le réfléchir de façon philosophique, c'est-à-dire générale, pour en comprendre les ressorts et non trouver ou conseiller une solution, ni le rétrécir aux éléments purement circonstanciels et subjectifs ? Comment arriver enfin sur les enjeux du problème : pourquoi est-ce un problème intéressant ? Et c'est ici tout un effort d'objectivation du problème qui est exigé. C'est une sorte de jeu sur la distance : trop près du problème, on ne peut le penser ; trop loin, on n'en a plus envie 10!

2) Une deuxième piste pour problématiser est de saisir les désaccords qui surgissent dans une discussion. Ils peuvent surgir à la demande, parce que l'animateur les vérifie de façon régulière : "Qui est d'accord ?", engageant ensuite un travail d'argumentation ; "Qui n'est pas d'accord ?" engageant ensuite un travail de contre-argumentation et une problématisation possible sur fond de ce désaccord. Cette vérification est une sorte de prise de pouls permanente de la teneur problématique d'une idée pour le groupe. Elle peut entretenir aussi chez les participants un réflexe de distanciation : suis-je d'accord ou pas avec cette idée ? Une telle option est intéressante également parce qu'elle évite un autre réflexe bien moins intéressant dans une discussion, mais plus naturel, entretenu par des habitus médiatiques de discussion : le fait de "rebondir" sur ce qui vient d'être dit, de "réagir" deux verbes qui signifient l'aveuglement de la réaction à elle-même, son déficit réflexif et le manque d'écoute qui la fonde régulièrement. "Rebondir" cultive un pli réactif, peu soucieux de la compréhension pleine et exacte de l'idée d'autrui, qui m' "évoque" vaguement telle ou telle chose et me projette dans mon monde propre. Remarquez donc dans n'importe quelle discussion la fréquence de ces trois mots, "évoquer", "rebondir", "réagir" : vous serez édifiés !

La ritualisation de cette vérification par la répétition de la question "Qui est d'accord/qui n'est pas d'accord" est importante : il s'agit ni plus ni moins d'une méthode initiant le cheminement dialectique de la pensée. Dans un processus dialectique, c'est l'accord de l'interlocuteur qui valide l'argument. C'est ce que Socrate dit à Calliclès : "à chaque fois que nous serons d'accord sur un point, ce point sera considéré comme suffisamment éprouvé de part et d'autre, sans qu'il y ait lieu de l'examiner à nouveau" (Platon, Gorgias, 487d). Mais pour que cet accord puisse produire un effet de validation de l'idée, c'est qu'on vérifie en réalité d'abord tous les points de résistance ; on travaille toujours de façon prioritaire le désaccord et les raisons qui le fondent. Le danger d'un tel processus, cependant, c'est l'importance qu'il donne à un accord ou un désaccord qui peut sembler subjectif et affectif et qui couronne alors un sujet roi : demander à quelqu'un s'il est d'accord est aujourd'hui classiquement considéré comme lui demander son désir et sa volonté propre. Il faut en réalité veiller à ce que cet accord ou ce désaccord soient des désaccords de raison, c'est-à-dire des désaccords fondés sur une argumentation et qu'ils ne soient pas considérés comme indépassables. Le sujet se soumet à la raison, dans ce processus dialectique, il n'impose pas ses convictions ni ses désirs subjectifs. L'enjeu est important et délicat à réaliser, nous y reviendrons à la fin de cet article.

Si le surgissement du désaccord n'est pas lié à ce rituel fréquent d'animation, il s'entend au ton qui monte et surtout "se sent" et s'éprouve dans le climat de la discussion qui se tend et la polémique qui s'installe. Beaucoup de dangers guettent alors, qui menacent la discussion de tourner au pugilat. Mais ces désaccords sont également autant d'opportunités que l'animateur peut saisir pour ritualiser et intellectualiser le désaccord et parvenir sur sa base à problématiser la discussion. L'intérêt de ces désaccords qui ne sont pas suscités par la question de l'animateur, c'est qu'ils sont affectés et donc enjeu d'un problème qui n'est pas qu'une sorte de jeu intellectuel comme la méthode dialectique risque de l'être. On a donc la base de l'affect négatif lié au problème, le désagrément, la colère, l'irritation, mais, pour penser le problème, il va falloir ne pas laisser libre cours à ces affects ("grrr, il conteste mon idée, il cherche à instaurer avec moi un rapport de force et je vais lui montrer de quel bois je me chauffe..."), ce qui est la voie la plus évidente de résolution du problème. Cette évidence conduit à penser communément qu'on ne peut pas discuter avec les gens avec qui on n'est pas d'accord. "On ne peut pas discuter avec toi, tu n'es jamais d'accord !". Il faut renverser au contraire cette idée pour philosopher : on ne peut valablement discuter pour que la discussion ait un impact sur nos représentations, les nuances, les complète, les corrige, les rendent plus conscientes d'elles-mêmes et de leur a priori que sur base des désaccords.

Une autre difficulté, peut-être d'ailleurs sous-jacente à cette même idée (on ne peut pas discuter quand on n'est pas d'accord), est une sorte de règle implicite de toute discussion, surtout entre adultes : elle doit se faire en direction d'un consensus, on discute pour s'accorder. Séjourner dans le désaccord se fait de haute lutte, résistant à la force de cet implicite, qui porte en lui une confusion entre la forme, qui doit être agréable et éviter l'agressivité, et le contenu, qui gagne à rester contradictoire, dans la tension et l'opposition. La théâtralisation est une piste possible pour lever cette difficulté : "Chouette, un désaccord !" et si on parvient à réellement éprouver cette joie de tomber sur un désaccord, c'est mieux encore ! On a enfin une véritable matière problématique qui peut initier une réflexion qui ne soit plus un simple échange d'avis, à condition que ces désaccords soient bien conçus comme désaccords des idées et non des personnes, et comme des désaccords d'idées exprimés dans une forme policée.

Troisième difficulté : il faut être vigilant à lever les désaccords de surface qui sont juste liés au ton et aux "oui, mais" qui sont parfois de véritables tics de langage ou des décharges émotionnelles, mais ne se répercutent aucunement sur le plan des idées. Il est fréquent que les débatteurs, réagissant au ton emporté de la réplique ou à un élément de langage signalant l'opposition, s'embarquent dans un dialogue de sourds, tissés de fausses contradictions, d'oppositions factices. On peut entreprendre alors un travail d'objectivation du désaccord, en partant du constat : "Vous n'êtes pas d'accord, dirait-on". Puis en questionnant le premier participant : quelle est ton idée ? la notant au tableau telle qu'il l'énonce (ce qui permet un effet de décrochement de l'idée, indispensable pour que le participant puisse évaluer ce qu'il dit son idée et le contenu, indépendamment de son accroche affective à "son" idée). On peut alors lui demander son adhésion : "C'est bien ça, ton idée ?". La vérification de l'adhésion à la formulation exacte permet que, par la suite, le participant ne soit pas tenté de chipoter sur les mots ("Je voulais dire quelque chose d'un peu différent"), noyant ainsi le travail dialectique sur les idées et leur opposition par un travail sur l'énoncé. On peut alors s'adresser au deuxième participant : "Quelle est ton idée ?" et la noter également, éventuellement en reprenant le "oui, mais" parfois prononcé ou n'importe quelle marque de contradiction dans le discours pour marquer le conflit d'idées. On a là la base dénuée (d'affects notamment) pour évaluer le conflit d'idées, par exemple en questionnant le groupe : "Ces idées s'opposent-elles ? En quoi ? Ont-elles quelque chose de commun ?". Si les idées s'opposent sur un point, on peut ensuite tenter de comprendre sur quel socle quel angle de vue, quelle valeur différent repose chacune. L'enjeu n'est ni qu'on se mette d'accord sur le point de vue "le plus rationnel", le "mieux argumenté", ni qu'on en reste à un relativisme des points de vue, mais qu'on comprenne que deux points de vue rationnels opposés sont fondés sur des perspectives et des valeurs singulières. On saura alors mieux pourquoi on pense ce qu'on pense et pourquoi l'avis de l'autre est tout aussi pertinent que le nôtre, même quand il lui est opposé. On parviendra à comprendre la perspective à partir de laquelle telle idée opposée ou différente de la mienne trouve son point d'appui et sa légitimité propre.

Quatrième difficulté : le désaccord et surtout ce qui peut le nourrir rationnellement : la production d'une objection, d'une contre-argumentation, d'un contre-exemple, n'oblige pas. Une fois qu'on a constaté une contradiction ou une lacune, il est alors utile de maintenir l'exigence que ce constat ait un effet : allez-vous changer d'avis (le nuancer, le corriger) ou gardez-vous votre avis ? Quelle est votre stratégie ? En pointant comme un enjeu propre de la discussion philosophique non d'imposer son idée, mais au contraire de la modifier grâce au conflit des idées et à l'enrichissement qu'il permet11. Si un participant ne modifie pas son idée, sans pouvoir trouver aucune raison, si ce n'est une sorte de droit souverain qu'il s'accorde de garder ses idées en dehors de toute raison, nous buttons là sur un beau problème philosophique et existentiel utile à penser. On peut alors tenter de redonner une chair vivante à ce problème : pourquoi s'accroche-t-on à cette idée dont on ne peut prouver la pertinence, voire même dont quelqu'un d'autre a prouvé la non-pertinence ? On peut chercher aussi les circonstances concrètes (une discussion/dispute de couple par exemple, des relations amicales, la vie en société plus largement) qui mettent en évidence le lien irrationnel qu'on entretient avec nos idées. On peut encore chercher une situation vécue qui illustre les conséquences néfastes de la soumission à des idées irrationnelles et voir ainsi l'intérêt relationnel, amical et social qu'il peut y avoir à se soumettre à la raison, avec ce qu'un tel rapport à ses idées exige de lâcher-prise et de renoncement. Se soumettre à la raison n'est pas seulement une forme d'obéissance à l'autorité du professeur ou de l'institution scolaire et à ses codes (à la valeur qu'elle donne à l'argumentation par exemple). C'est accepter d'indexer son comportement et ses convictions à l'ordre de la vérité.C'est là une position profondément éthique, qui oblige un dépassement de soi.

3) Les incompréhensions. Le problème naît aussi quand on ne se comprend pas ; quand on comprend qu'on ne se comprend pas, plus exactement. De sorte qu'on pourrait faire de l'impression de comprendre un ennemi de la philosophie. Celui qui pense toujours qu'il a compris, même quand c'est autre chose qui est dit, d'un peu différent (et qu'il suppose simplement la difficulté voire l'incapacité du locuteur à énoncer clairement l'idée qu'il intuitionne), est l'ennemi des problèmes et donc l'ennemi de la philosophie. La phrase est un peu forte, mais elle est là pour provoquer un réflexe classique : se débarrasser au plus vite de l'incompréhension, quitte à faire semblant qu'on a compris pour passer à la suite. En tant qu'animateur, il est plutôt (philosophiquement) légitime de donner une place à l'incompréhension, à la sienne en premier lieu, qui sert de modèle. La mise à nu des difficultés que l'animateur éprouve "Je me trompe"/"Je suis perdu dans le fouillis des idées", "Je ne comprends pas" ou "Je ne suis pas sûr de comprendre" est utile à favoriser le décollement de l'impératif discret mais tenace d'avoir l'air malin dans une discussion et plus encore si elle prétend être philosophique peut-être. Si signifier mon incompréhension renvoie à mes limites propres : je ne serais pas assez "fut fut" pour comprendre, on perd ainsi une occasion de problématiser et précisément de se décoller de ce désir de paraître intelligent et de ne jamais laisser voir les manques, les trous, les lacunes. La façon dont on se jauge en permanence dans un colloque, un département académique, et dont on apprend par conséquent à le faire dans sa formation de professeur est un obstacle majeur à la capacité philosophique de problématiser ce qui se passe et ce qui est dit. Il faut lutter ainsi contre le mépris larvé envers celui qui ne comprend pas (si on cherche à tout prix à ne pas être pris en défaut de compréhension, passe déjà en sous-main un mépris pour celui qui ne comprend pas, l'idée d'une honte attachée à cette situation). Le rôle de l'animateur est au contraire de valoriser l'incompréhension et de faire droit à l'idée que, quand on ne se comprend pas, c'est probablement qu'on est au confluent de deux mondes, de deux représentations dont les cadres conceptuels s'entrechoquent et que c'est à partir de là qu'il sera précisément intéressant de discuter philosophiquement, parce que c'est une excellente occasion de problématiser, en mettant au jour les raisons de l'incompréhension, dans un travail qui peut nous permettre d'accéder à une complexité supplémentaire, par une synthèse qui subsume le choc des mondes, des représentations et des valeurs.

Ce retrait de la compréhension n'est pas seulement opposé au mépris, il est aussi opposé à l'empathie, qui est un autre ennemi de la philosophie, pas si distincte du mépris qu'on pourrait le penser à première vue puisque l'empathie refuse aussi (voire culpabilise) l'incompréhension. Ne pas comprendre l'autre serait comme la marque d'un manque de considération pour la personne le message apaisant, mais interdisant toute pensée serait : "Je te comprends, tu sais". Horreur de cette phrase qui englobe et referme votre monde sur ce qu'en a compris l'empathique. Phrase à laquelle il faudrait opposer la cruauté philosophique de traiter réellement l'incompréhension pour en comprendre les ressorts, comme on découperait un cadavre encore chaud pour s'initier à la physiologie !

Tout à l'inverse d'une attitude qui gomme les difficultés pour sécuriser l'espace de la discussion, nous encourageons ici l'entretien d'une posture d'animation qui accepte de séjourner dans l'inconfort de l'incompréhension : ne pas savoir par avance, ne pas être sûr de comprendre, s'arrêter aux idées bizarres, malformées, étrangères et dérangeantes, pour vivre la discussion comme une recherche ouverte sur une découverte. Le plaisir de problématiser, c'est celui d'ouvrir un monde en levant une petite pierre anodine sur laquelle on butait parfois un peu douloureusement.

Conclusion

Nous voudrions conclure cette réflexion en soulignant la proximité entre les problèmes concrets de l'existence et les occasions de problématiser dans une discussion philosophique évoquées dans cette deuxième partie : dans tous les cas, nous avons cherché le sous-bassement affectif du problème. L'incompréhension, le désaccord et la question philosophique ne sont des problèmes que si on les laisse s'éprouver comme tel, plutôt que de vouloir les fuir comme la peste et supprimer au plus vite le désagrément qu'ils génèrent. La question se pose alors tant devant les difficultés de l'existence que devant celles d'une discussion : comme séjourner dans leur voisinage pour les penser plutôt que les fuir ? Il incombe à l'animateur de trouver un fragile équilibre entre le désagrément du problème et des affects qui pourraient devenir excessifs et se déployer en pure agressivité parce qu'on séjourne dans le désagrément du problème. L'enjeu de cet équilibre en vaut cependant peut-être le coup/le coût : c'est de constituer chez soi et chez ses élèves un rapport différent, potentiellement plus positif d'ailleurs aux problèmes, comme ce qui doit être pensé plutôt qu'évité ou supprimé, et qui nous conduit à cette condition à nous surpasser et à progresser plutôt qu'à nous affaisser devant les difficultés de l'existence. C'est un pari d'autant plus délicat qu'il a pour ennemi non seulement les affects dérangeants dans lesquels il faut séjourner mais aussi l'air du temps, qui obéit à la résolution de problème et au mot d'ordre de l'efficacité. On mesure moins aujourd'hui la qualité des pistes de solution que le temps économisé à trouver la première échappatoire qui recueille l'assentiment des parties. Les temps sont davantage à la médiation de conflits qu'à leur problématisation, hélas pour la philosophie.


(1) Nous choisissons cet exemple, qui est issu de la tentative de John Dewey dans Logique. La Théorie de l'Enquête pour cerner la problématisation et ses étapes. Mais notre définition ne recoupe pas celle de Dewey, qui néglige les problèmes proprement philosophiques ou le traitement proprement philosophique des problèmes concrets.

(2) Nous supposons évidemment que cette nature peut être très construite en réalité, formée et informée par des déterminismes socio-culturels historiques.

(3) Dewey diagnostique une crise de civilisation, productrice d'incertitudes et d'angoisses au lendemain de la première guerre mondiale et il regrette que les philosophes soient en retrait : "On ne pense pas que la philosophie ait quelque chose à dire sur les problèmes contemporains : on préfère s'intéresser à l'amélioration des techniques philosophiques, à la critique des systèmes du passé" ( Reconstruction en philosophie, Gallimard, Folio essais, 2014, p. 24). Et il propose pour remédier à ce défaut l'élaboration d'une méthode d'enquête qui permette aux citoyens de penser les problèmes contemporains, méthode qui soit inspirée de la méthode scientifique "de portée si générale, si profonde, si pénétrante et si universelle qu'elle fournit le schéma et le modèle qui permet, invite et même exige le genre de formulation dont la philosophie a à connaître" et à s'inspirer ( ibid., p. 46). Cette méthode est présentée dans l'autre ouvrage que nous avons mentionné ici : Logique. La Théorie de l'Enquête, trad. G. Deledalle, Paris, P.U.F, 1993.

(4) Trois, même : un problème s'éprouve nécessairement, il est lié à un affect (négatif), alors que la philosophie se définit à la source comme un art proprement rationnel, qui doit lutter contre l'emprise de l'affect pour pouvoir penser et universaliser ce qui est pensé. Peut-être est-ce l'une des raisons qui ont conduit à parler d'étonnement, plutôt que de problème ou alors à penser que l'intérêt pour le problème est lié à une érotique, un désir et pas un affect ( Cf.Sébastien Charbonnier, L'érotisme des problèmes, Lyon, ENS éditions, 2015). Nous voudrions au contraire plaider pour l'importance des problèmes pour la philosophie (et pas seulement de l'étonnement).

(5) Dans les conférences données à l'Université de Chicago en 1898 : "Courage and Temperance", in J. Dewey, Lectures on Psychological and Political Ethics : 1898, édité oar D. F. Koch, New York/London, Hafner Press/Collier Macmillan, 1976. C'est aussi un enjeu du livre de 1927, The Public and its Problems que de questionner : qu'est-ce qui permet de passer d'une souffrance à l'action ? Qu'est-ce qui ouvre à la créativité plutôt qu'au conformisme ? Qu'est-ce qui met un groupe en chemin vers la prise en charge de ses problèmes et qu'est-ce qui constitue au contraire un groupe en minorité victimaire ?

(6) Nous préférons l'article partitif parce que qu'il n'y a pas encore "un" problème cerné à ce stade.

(7) Pour l'attentat, par exemple, est-ce la peur ? Et qu'est-ce qui entretient cette peur ? Est-elle rationnelle (nombre de morts/attentat terroriste mis en rapport avec le nombre de morts en descendant l'escalier par exemple) ? Si c'est la violence, comprenons-nous comment surgit une violence, si elle est toujours une réponse à quelque chose ou pas ? Et même y a-t-il des propriétés propres de l'acte violent ou est-ce seulement des propriétés de la réception de l'acte jugé violent ? Une intention de violence, alors ?

(8) Roger-Pol Droit, 101 expériences de philosophie quotidienne, Paris, Odile Jacob, 2001.

(9) On peut proposer un quatrième point : le choix d'un support, cocasse, surprenant, affectant, qui prend une évidence à contre-pied (ex : un article lu récemment avec pour intitulé "Il fatigue tout le monde avec sa bonne humeur"). Mais, comme le souligne Thoreau "Une chose peut être nouvelle et remarquable, mais, si elle ne me touche pas, si elle n'est pas de mon ressort, si, inconnue à mon expérience et étrangère à ma nature, elle n'attire pas mon attention, je ne l'entendrai pas quand on l'exprimera" (Cité par Sébastien Charbonnier, L'Érotisme des problèmes, Paris, ENS Éditions, 2014, p. 80).

(10) Ce qui nous paraît toujours être le risque de la philosophie : la désaffection des problèmes, non cette fois au sens où ils ne seraient plus aimés, mais où ils n'auraient plus de chair, ils ne seraient plus incarnés. Et il s'agit alors ici toujours de trouver le même équilibre délicat entre l'affect qui constitue la chair vivante d'un problème et la sortie de l'affect nécessaire à penser le problème et non regarder la réalité à travers lui pour y chercher la solution.

(11) Il y a des sous-catégories possibles ici, comme le désaccord avec soi-même : je constate que je ne pense plus pareil ou que je n'arrive plus à m'accorder à ce que j'ai toujours pensé. Ou la contradiction entre deux idées défendues par une même personne (les autres servent ici de sens commun, au regard duquel la singularité d'opinions que je juge évidentes pourra m'apparaître à l'occasion).

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