Revue

L'émergence de la problématisation

"L'homme moderne rentre chez lui le soir, épuisé par un fatras d'évènements, divertissants ou ennuyeux, insolites ou ordinaires, agréables ou atroces, sans qu'aucun d'eux ne soit mué en expérience" Giorgio Agamben

Introduction

J'ai donné à lire à une classe du lycée Un si fragile vernis d'humanité de Terestchenko1. Un élève présentait un chapitre qui racontait comment pendant la guerre, un ensemble de sympathiques policiers de Hambourg avaient décidé de servir leur patrie et s'étaient enrôlés dans la campagne de Russie. Ils avaient formé le 101e bataillon. Ces braves personnes qui n'avaient jamais rien fait de bien grave dans leur vie, là, par esprit de corps, par une fausse idée du devoir du soldat et du courage nécessaire pendant la guerre, par obéissance aux autorités, par lâcheté face au groupe, étaient devenus peu à peu des gens capables de vider des villages de tous leurs juifs et de tuer des centaines d'innocents. Ils ont ainsi participé à l'élimination de 38 000 juifs. Terestchenko décrit cette lente dégradation morale.

À la fin de sa présentation, très troublé devant toute la classe, mon élève s'est mis à bafouiller, tout rouge : "Je pense que si j'avais été l'un d'eux, j'aurais fait la même chose". Dans ce moment horrible, et bouleversant, il a montré qu'il avait pensé, qu'il s'était questionné, qu'il s'était demandé : "Mais qu'aurais-je fait ?". Il s'était posé à lui même un problème, comme on se le pose très rarement à soi-même. Car une provocation comme celle à laquelle il s'est confronté lui-même est intolérable. En général, nous passons notre vie à éviter de nous poser à nous-même ce genre de problème. Mais penser devrait se faire à ce niveau du rapport à soi-même. Découvrir les problèmes que pose notre responsabilité face à notre condition d'homme, telle est la moralité. Dans ce moment où ce garçon avait pensé, il avait été éminemment moral. Il avait eu le courage d'affronter le mépris possible des autres et de lui-même. Et, nous, le reste de la classe, nous avons pensé grâce à lui.

Je suis convaincue que nous avons une responsabilité, en tant que professeur de philosophie, de faire penser à ce niveau là. Je suis consciente de la difficulté et de la rareté. Mais, avec H Arendt, je pense que : "C'est dans le vide de la pensée que s'inscrit le mal."2.

Ce que je voudrais partager ici n'est pas tant une réflexion sur la responsabilité de penser qu'une tentative de décrire et d'analyser comment permettre la découverte du problème en classe. Je voudrais proposer une réflexion sur ce moment et les conditions de l'émergence de la problématisation en classe.

Pour moi, "problématiser" est avant tout découvrir ou construire un problème, ou se poser à soi-même un problème. Or, en analysant ce qui est arrivé dans cette classe, je pose que le problème :

  • nait dans la subjectivité, dans un rapport profond à soi-même. Le problème parle à la première personne ;
  • éclot dans une intensité émotionnelle qui est assez éloignée de toute rationalité. Elle est pré-rationnelle ;
  • est une expérience incarnée et solitaire ;
  • s'exprime au départ dans une parole ardue et confuse, car la traduction en mots est un travail lent et laborieux de transformation d'une expérience en rationalité partageable. L'importance du passage du surgissement confus au langage peut être nommée la verbalisation.

Pour construire une didactique de la problématisation, je fais ici trois hypothèses pragmatiques fondées sur mon expérience d'enseignante et de formatrice :

  • Les élèves peuvent découvrir des problèmes par eux-mêmes. Parfois, un élève en découvre tout seul. Mais nous pouvons les aider et les accompagner3.
  • Les professeurs peuvent construire des situations permettant que cela ait lieu. Ces situations ont une dimension didactique (comment créer un support ou une stratégie pour que cela advienne ?) et une dimension de gestion de groupe (comment faire que la classe accueille ce genre de découverte et que le professeur lui donne le temps de naître et d'être exploitée ?).
  • Le problème ne nait pas dans une forme rationnelle, mais il devient plus rationnel en s'exprimant. D'où l'importance du passage du surgissement confus au langage. En quoi consiste ce travail ?

Dès lors, au départ, le problème est subjectif, émotif, concret ce qui ne semble pas philosophique au sens traditionnel du terme. Mais pour moi, problématiser est une des activités les plus importantes de la philosophie, c'est une habitude à acquérir, une compétence à développer. C'est ce qu'Aristote appelle une vertu intellectuelle, une bonne habitude.

Le travail philosophique plus scolaire vient après, pour travailler sur ce matériau.

La question est donc : comment travailler ensemble en classe ces deux dimensions ? Traditionnellement, les programmes travaillent sur des problèmes découverts par d'autres, qu'on nomme "les grands philosophes". Cela est important. Mais c'est une activité d'une autre nature. En effet, la philosophie, telle qu'on l'apprend à l'université et qui se trouve dans les programmes est toujours objective, universelle et donc d'une rationalité partageable. Elle est abstraite, et elle est claire et distincte !

Et pourtant, il est possible de faire découvrir aux élèves les problèmes pensés par d'autres, et de les leur faire "découvrir" par eux-mêmes comme si c'étaient les leurs. Donc le problème philosophique traditionnel peut être travaillé comme un problème personnel découvert. Cela demande une réflexion sur les supports adéquats pour créer ce genre de situation didactique.

Mon objectif est de permettre à chaque élève de s'identifier subjectivement aux problèmes que les grands auteurs, un autre élève, eux-mêmes et moi-même leur proposons. Cette expérience devrait s'incarner dans la réalité concrète et subjective de leur vie. Je voudrais que mes élèves se posent à eux-mêmes les grands problèmes de la philosophie. Et je voudrais leur permettre de les expérimenter comme les leurs.

D'un point de vue didactique, je distingue trois approches ou moments dans cette problématisation.

Le premier est celui de se poser un problème donné à soi-même (qu'il ait été posé par un grand philosophe, le professeur ou un membre de la classe).

Le deuxième est de s'identifier au problème.

Le troisième est de voir émerger en soi un problème. La différence entre les deux premiers niveaux et le dernier n'est pas une différence de degré mais de nature. Et pourtant, les premiers pas, l'identification aux problèmes, ont préparé ce troisième niveau. Ils ont créé une habitude de donner une place à la problématisation, de l'écouter et s'y installer.

J'utilise deux mots pour dire ces approches : l'ancrage et l'émergence.

I) L'ancrage et l'émergence

Du point de vue didactique, je choisis des supports qui permettent de faire que chacun s'identifie à la même situation, vive la même expérience, que toute la classe s'ancre au même problème, au début du cours.

A) Il s'agit de produire des expériences en classe comme dans un laboratoire de chimie, afin que se refasse dans la réalité l'expérience de la découverte d'un problème. Des livres ont été publiés (Casati4, Roger-Pol Droit5, etc.), proposant des expériences philosophiques plus ou moins réalisables.

Exemple simple : pour problématiser la distinction entre nature et culture, je passe les deux minutes de la bande annonce d'un film qui s'appelle Bébés. Il s'agit d'un film où un bébé au Japon, un en Mongolie et un dans une tribu de Namibie naissent et grandissent. En deux minutes, on les voit naître, jouer, faire de la gym, être promenés, être lavés etc. Ce sont les mêmes actes, mais la façon est toute différente. Je demande de décrire ce qui est semblable et différent. Quand les élèves découvrent la distinction nature/culture, je pose la question : qu'est-ce qui en vous est naturel ou culturel ? Ils en viennent alors à appliquer la distinction à eux-mêmes, à vivre le problème comme s'il était le leur.

B) Le deuxième niveau est de faire que tous vivent de l'intérieur la naissance des mêmes questions. Qu'ils s'identifient à la situation problème.

Exemple : la mort. Je pense que ce sujet éminemment philosophique est supprimé des programmes à cause de l'espérance de vie actuelle. On ne meurt plus jeune, sauf dans quelques drames. Personne ne se pose donc ce problème. Comme je veux que mes élèves se le posent à la première personne, je dois les mettre dans la situation imaginaire où ils meurent. Je leur lis donc le début d'une histoire courte tirée du Mur de Sartre. Ce sont des résistants condamnés à mort et qui vont être tués à neuf heures le lendemain matin. Un médecin entre et leur dit (j'invente) qu'ils peuvent écrire une lettre à un être cher.

Je leur dis que ces condamnés, ce sont eux. Et tout d'un coup la mort rentre dans leur vie. Ainsi que l'être cher à qui ils vont écrire et à qui, en fait, ils n'ont jamais dit certaines choses. C'est un exercice que l'on fait en littérature mais rarement en philosophie. Dans ces lettres, les élèves découvrent la brièveté de la vie, le sens qu'elle acquiert face à la proximité de la mort, la différence entre leur esprit (ils utilisent ce mot) et leur corps qui, lui, va être criblé de balles et mourir, la responsabilité d'avoir un peu gâché sa vie ou d'avoir perdu son temps... toute une problématique un peu abstraite, si elle vient des philosophes, mais terriblement forte s'il s'agit de leur mort à la première personne. Au prochain cours, je leur lis ce qu'ils ont écrit, ils pensent, mais non pas grâce à Sénèque ou Bossuet, mais grâce à eux-mêmes et à leurs compagnons. Ils trouvent cette pensée belle et forte. Certains se sont tellement identifiés qu'ils ont refusé de me donner leur lettre à l'être cher.

Ces problèmes restent fondamentalement collectifs et très partageables. Ils ont des dimensions subjectives, émotives et irrationnelles. Mais ils peuvent assez facilement être traduits dans un discours rationnel, que l'on peut confronter à des textes de philosophie. Ce genre de travail plait aux élèves, car ils y découvrent ce qu'ils pensent sur des sujets rarement abordés et pensés par eux-mêmes. Ils découvrent aussi la joie de précéder un auteur par la pensée personnelle. On passe ainsi du problème au texte et non du texte au problème. On peut analyser cette approche avec Piaget et Vigotski car les élèves sont mis devant une "situation-problème".

C) J'appelle le troisième niveau l'émergence d'un problème. La situation de l'élève qui découvrait seul sa responsabilité morale face à une réalité décrite par Terestchenko en est un exemple. Pourquoi ce mot "émergence" ?

Je voudrais exprimer avec ce mot l'apparition, le jaillissement, l'arrivée, la survenue, dans la pensée d'une personne, d'un problème qui nous concerne nous-mêmes et notre humanité. Ce mot est utilisé en science pour dire l'apparition d'un organe, d'un caractère ou d'un type génétique nouveau dans l'évolution d'une espèce. Il y a un aspect d'imprévisibilité. Toutes les causalités organisées par moi devaient amener à un ancrage, or il y a émergence.

Mais où sont les problèmes qui émergent ? Dans l'univers, il n'y a pas de problèmes. Comme dit Pascal : "L'univers se tait". Les animaux résolvent parfois des problèmes, mais ils ne se les posent jamais. Et nous ? Nous pensons. Nous nous posons tout le temps des tas de problèmes utiles ou inutiles que nous résolvons rapidement. Et, souvent, nous nous contentons de cette activité.

Mais problématiser est rare. Pourquoi ? Avec Daniel Kahneman6, je pense que toute notre éducation, nos efforts, notre vie nous aident à construire des pensées rapides que nous croyons efficaces, que nous utilisons instinctivement et qui semblent nous protéger de pertes et de fragilités. En fait, elles nous protègent de regarder le réel. Et ces idées sont parfois fausses et forment comme un paravent entre nous et le réel. C'est un mélange d'aspects culturels, d'opinions "politiquement correctes", d'opinions construites, de connaissance apprises ou toutes faites, de problèmes éliminés et de problèmes résolus, et même de théories philosophiques bien (ou mal) assimilées... que nous n'avons pas envie de mettre en question. Cela fait partie de notre effort d'appartenir.

"Les impulsions égoïstes de l'homme constituent un danger bien moindre que ses tendances d'intégration" (Arthur Koestler).

Il peut donc y avoir un plaisir à résoudre vite et bien (ou mal) une difficulté, mais peu de joie à se mettre en question et à se laisser altérer ou démanteler par un problème. Nous défendons notre forteresse bien construite, notre appartenance à un monde qui pense comme nous. Notre pensée nous semble si efficace et rassurante.

"Les hommes trébuchent parfois sur la vérité. Mais la plupart se redressent et passent vite leur chemin comme si rien ne leur était arrivé" (Winston Churchill).

Et pourtant, quelquefois, il y a une faille dans la forteresse. Parfois, malgré la force des murs, surgit de l'inattendu. La personne est prise de court , cela dérange. Il y a comme du jeu entre notre construction qui nous protège du réel et ce à quoi nous sommes confrontés. Et dans ce jeu, se crée une expérience de pensée. Elle est souvent vite éliminée, car l'homme déteste être pris au dépourvu. L'homme y est allergique.

Par exemple, si le professeur veut s'en saisir et "reformuler" la question, "exploiter" ce qui arrive, l'élève trouvera la situation intolérable. Mais parfois l'élève découvre que cette tension présente une nécessité de se poser un problème. Il est en question. C'est comme s'il y avait plus de risque à éviter le problème naissant qu'à s'y exposer. L'élève découvre un problème qui n'a pas de solution. Donc c'est désagréable. C'est l'expérience d'un désordre intellectuel instable, contrairement au confort des réponses quotidiennes toutes faites. L'élève est fragile et nu, exposé devant les autres.

Si je réagis en professeur, je chercherai à sortir la pensée de ce chaos, à la clarifier, et donc à diriger le choix du problème. Du point de vue de la finalité humaine du cours de philosophie, je pense que c'est une erreur et une faute. Je veux permettre à mes élèves de vivre l'expérience de la problématisation, de la sortir de la confusion avec le choix d'un problème choisi, écarté, re-choisi, redit, reformulé, hésité, voulu... Je veux que ce soit le leur. Je dois donc respecter ce qui se passe. Pour moi, c'est un droit de l'homme. C'est la patience de l'avènement du concept.

Évidemment, ce qui se vit est confus, irrationnel, désagréable, mais si nous, professeurs, nous avons la patience du problème, la capacité d'attendre, de laisser naître un problème, car il y en a probablement plusieurs, entassés, enlacés et emmêlés et un doit faire son chemin vers la pensée et la parole, si nous respectons le chemin et cette naissance, nous sommes face à un moment privilégié de pensée. Un moment rare. Un moment d'humanité. Un moment où l'on voit toute la dignité d'une personne.

"L'émergence c'est arriver à faire venir en conscience" (Montaigne).

La position en retrait du professeur n'est pas celle d'une humilité intellectuelle, ni vraiment celle d'une égalité face à la pensée (car il y a une disproportion entre ma posture pleine de solutions intellectuelles et la vulnérabilité de l'élève qui ose penser). Donc je dois avoir du respect devant une expérience unique qui va contribuer à la construction d'une identité mûre. Même s'il y a, dans l'expérience que j'ai décrite, la saisie d'aspects de connaissance théorique, il me semble qu'il y a comme une extériorité vis-à-vis du savoir, et il s'agit surtout d'un problème et non d'une solution. Il s'agit plutôt de sagesse que de théorie, car il faut laisser la possibilité à l'élève de s'installer dans cet inconfort comme un choix plutôt que comme la solution du problème.

Il nous faut aussi le laisser expérimenter la difficulté des mots, leur inadéquation, leur schématisme traitre, découvrir qu'entre les mots qu'on cherche et ceux que l'on trouve, il y a l'effort de passer d'une pensée subjective à une pensée partageable.

II) Comment vouloir ces moments ?

La question didactique est : comment former les professeurs et les élèves ? Et d'abord : est-il possible de former nos élèves à un tel rapport avec le réel et avec eux-mêmes ?

En formation des futurs professeurs et des animateurs, la question se pose : comment les aider, les cultiver à avoir cette attention, cette disponibilité, cette patience, cette écoute ? Peut-on apprendre à construire de tels moments en classe,alors que leur nature est d'être surprenants, inattendus, déconcertants ?

Évidemment le problème annexe, mais lié, est : comment vivre ces moments ou que faire quand ils adviennent pour ne pas les noyer dès leur advenue ?

Je crois d'abord qu'il faut les vouloir. Pour beaucoup de collègues, la problématisation, comprise dans le sens de l'émergence des problèmes, ne fait ni partie des programmes de philosophie, ni des objectifs de l'école, ni même des intérêts des professeurs. Le vouloir signifie donner du temps à cette pédagogie. Je sais, parce que cela m'intéresse et que j'y ai consacré du temps, que l'on peut donner l'habitude à tous les élèves de problématiser, dans le sens de chercher les problèmes, de les découvrir, de les voir et de se les poser. Et découvrir des problèmes partout et grâce à tout, dans des tableaux, des photos, des histoires, des films, des romans, des faits quotidiens. Cette attitude peut devenir une bonne habitude intellectuelle.

Je ne parle pas de problématiser comme dans mon premier exemple de Teretchenko, quand l'homme arrive à mettre en question le sens de son existence, car cette expérience est rare pour nous tous. Mais je crois que l'on peut créer un lieu et des moments qui permettraient davantage que cela advienne. Le vrai lieu pédagogique est un intérêt profond et passionné pour ce que pensent les élèves, un lieu qui accueille cette pensée.

III) Quelques suggestions didactiques

"Aucune philosophie, aucune analyse, aucun aphorisme, aussi profonds qu'ils soient, ne peuvent se comparer en intensité, en plénitude de sens, avec une histoire bien racontée" (Hannah Arendt).

Cette affirmation m'a beaucoup fait réfléchir et créer. Elle était l'explication de bien des expériences significatives vécues en classe. L'histoire réussit parce qu'elle permet une identification à une situation et à une personne qui la vit, et donc elle permet de penser à la première personne, avec les émotions ainsi que les problèmes qui découlent des circonstances de l'histoire. Une histoire n'a pas de solution aux problèmes qu'elle pose. Dans ce sens, le récit reste ouvert, alors qu'un texte philosophique pose des questions, y répond et donne la chaîne des arguments qui permet de passer de la question posée à la proposition de solution, à l'ensemble argumentatif qui consiste à aller de l'un à l'autre. Le coté compact, voire solide de l'argumentation du texte philosophique est parfois un empêchement à l'envie de se mettre à penser.

Mais qu'est ce que c'est qu'une histoire ? Pourquoi fait-elle penser ? Comme elle n'est pas la nôtre, elle offre une distance à l'égard de notre vie qui nous permet une liberté, celle de vivre une autre vie, de fuir le monde restreint de notre province. Elle décentre. Elle dévoile un autre monde, une autre époque, un autre genre, une autre passion... que notre vie. Est-ce que je ne risque pas beaucoup, si je m'identifie ? Il peut paraître dangereux de s'imprégner, se fondre jusqu'à se confondre avec des monstres. Pourtant, pour une personne normale, la possibilité de s'approprier le mal ainsi que de le choisir est probablement l'unique façon de comprendre la complexité du mal, la différence si subtile de degré, et si rarement de nature entre le bien et le mal, et la difficulté du choix (il y a si peu de choix dans notre petite vie). Je ne suis pas bonne ou mauvaise, immorale ou méchante parce que je m'identifie à une sainte, à une prostituée, à un criminel ou à un voleur, mais il est intéressant de vivre par procuration cette vie, ces choix et ces décisions sans ne rien risquer. Les comprendre ne signifie pas les justifier. Ainsi je peux être une reine, un paysan, un enfant ou une personne âgée, un mourant, un nazi, ou un juif emprisonné dans un camp, etc. Et quand, en classe ou ailleurs, une réflexion se construit sur ces personnes, il est si rassurant de ne pas l'être, tout en le vivant pourtant aussi profondément que je le désire.

Pour le professeur de philosophie à l'école, les possibilités didactiques des récits sont merveilleuses à explorer. L'enseignant peut choisir de profiter des lectures en cours de français. Il travaille alors, philosophiquement les grands textes qui sont abordés en classe de littérature. Il peut aussi accompagner les élèves quand ils vont voir un film avec leur classe et travailler sur les problèmes inhérents à ces récits. Le grand avantage de cette approche est qu'elle suscite une variété de réflexions riches.

Comme, dans toute école, les classes vont voir des films, j'ai commencé à faire réfléchir sur "Quel était le problème ?" dans le film vu. Je leur ai donc demandé de choisir et d'analyser une scène de leur choix et de dégager un problème de cette scène, de le présenter, de prendre position. Cela a donné des dissertations très intéressantes et surtout très différentes. Et cela permettait de prendre l'habitude de problématiser un film, et de disserter sur ce qu'ils y trouvaient. C'est une activité merveilleuse, parce qu'elle ne donne pas lieu pour le professeur à l'ennui des corrections infinies du même devoir, parce qu'elle nous fait découvrir les élèves différemment, parce qu'on sent les élèves bien plus motivés, surtout parce qu'ils sont amenés à réfléchir sur des dimensions de leur propre vie, pudiquement à moitié cachée derrière des personnages qu'ils se sont permis d'habiter un moment et de penser, dans un dialogue avec ce qu'ils sont.

Je voudrais donner quelques exemples de récits utilisés en philosophie :

  • Toutes les pièces de Sartre et de Camus. Chaque élève avait reçu une pièce qu'il devait lire, afin de chercher un problème et de le développer. Pour éviter qu'ils ne s'inspirent d'idées toutes faites, ils avaient lu la pièce en classe pendant un cours et rendu le problème choisi à la fin des deux heures, avec un premier effort de réflexion et/ou de justification. Je voulais avant tout que le problème soit le leur.
  • Dans une autre classe, parallèlement aux chapitres du programme, j'ai proposé de lire un livre chacun. J'en avais dressé une liste que j'avais donnée à lire pendant l'été entre la première et la deuxième année de philosophie. Ainsi pour la liberté, La Condition humaine (Malraux), Le Premier Cercle (Soljenitsine) ; pour le mal, La Supplication (Svetlana Alexievitch), Le Grand Cahier (Agota Christof) ; pour la mort, La Mort d'Artemio Cruz (Fuentes) et La Mort d'Ivan Ilitch (Tolstoï) ; etc. Chaque élève devait découvrir comment le thème était traité dans son livre. Il le présentait au début du chapitre du cours de philosophie et faisait problématiser les autres élèves. Cela a nécessité une quantité d'heures conséquente, mais nous ne l'avons pas regretté.
  • Il existe tous les récits que nous apportent les journaux, les expériences de chacun et notre vie. Débarquez en classe avec quelque chose qui vous est arrivé et vous verrez comme les élèves pensent. Ainsi une fois, j'étais dans une grande surface et une femme a volé devant moi. Elle s'est aperçue que l'avais vue. Nous nous sommes regardées, et j'ai rougi. Je ne comprends pas pourquoi j'ai rougi. Je suis arrivée en classe inquiète et j'ai dit ce qui venait de m'arriver et mon problème philosophique. Nous avons eu une discussion très intéressante et profonde. Et nous sommes arrivés très près de théories telles que celle du regard chez Sartre et de la honte chez Agamben (dans Ce qui reste d'Auschwitz).
  • Dans certains livres philosophiques, il y a des exemples comme dans l'Être et le Néant, des récits comme dans le livre de Teretchenko, des allégories ou mythes comme dans les livres sur l'athéisme de Freud, dans certains textes de R. Girard, dans le Discours sur l'Inégalité de Rousseau, etc. qui portent plus sur la pensée d'un jeune que les théories qui les accompagnent, car ils sont plus théâtraux, plus choquants, plus parlants, plus problématiques. J'apprécie qu'avant toute lecture de la théorie, chacun se confronte à ce qui se passe et cherche, analyse, discute, invente... le problème. Peut-être l'auteur en voit un autre. C'est merveilleux d'affronter la réalité complexe avec toutes ces intelligences mobilisées.
  • Il m'est arrivé de ne pas pouvoir aborder en classe un philosophe ou une théorie, soit par manque de temps, soit à cause de la difficulté de lire cet auteur. Et je l'ai raconté. J'ai par exemple, annoncé (ou dévoilé) la philosophie de l'histoire de Hegel à mes classes. J'ai découvert combien certaines théories sont lyriques. Et expliquer comment les idées mènent le monde est fondamentalement un récit.
  • Un fait divers comme cet exemple : dans un musée suisse a été exposée une oeuvre chinoise. Il s'agissait d'un vrai embryon humain avec une tête de merle. Cela a fait scandale. Il a "fallu" déplacer l'objet. Il est intéressant de réfléchir en classe avec une attention problématisante aux présupposés d'une telle indignation.
  • 7. Le film

Beaucoup a été dit sur la didactique philosophique des films. Nombreux sont les auteurs de remarquables réflexions sur ce moyen unique pour faire penser. Je me contenterai donc de quelques idées très didactiques. En didactique, il faut être pragmatique, se demander ce qui "marche" et ce qui ne marche pas. Donc j'ai commencé à utiliser des films. Comme les mamans qui mettent les enfants devant un film pour avoir un peu de silence !

Bruno Ganz joue le prof de philosophie politique dans une classe d'université, dans le film Le Liseur. Il réussit mieux que moi à faire réfléchir toute ma classe à la distinction entre la légalité et la moralité. Or il ne prend que trois minutes. Pourquoi ? Il n'est pas un meilleur professeur et je fais l'hypothèse que j'ai plus d'années dans la profession que lui. Mais passer un bout de film crée un vide, un silence, un noir, cela attire l'attention et surtout attire le recueillement de tous ensemble, ce que je fais difficilement en tant que professeur. Après ces trois minutes (3 !), il ne me reste qu'à faire ce qui est plaisant : allumer la lumière et demander quels sont les problèmes qui se posent. Essayez le cours de philosophie que donne Hannah Arendt dans le film éponyme.

Les élèves sont là, présents et attentifs.

A cela s'ajoute que le film est dense. C'est un concentré de réalité qui nous met en présence de l'inattendu, comme dans une pièce. Si vous voulez vous poser des problèmes sur la jalousie, regardez Othello. En deux heures vous avez un condensé de jalousie. Il ne se passe rien d'autre que de la jalousie. Alors que si vous observez vos voisins ou vous-mêmes, votre analyse de la jalousie sera interrompue par le téléphone qui sonne, l'arrivée de l'électricien, une demande d'aide de votre enfant pour ses devoirs, le repas à préparer, des copies à corriger, etc.

J'ai été frappée par la multiplicité des facettes de la richesse didactique de ce moyen. Je passe aux élèves des extraits de tailles différentes : petits, moyens et grands, des films entiers. Je les fais découvrir des concepts, des théories, des distinctions. Mais, surtout, je les laisse découvrir des problèmes.

Le travail de maturité. Dans la nouvelle maturité suisse7, il y a un travail conséquent qui se fait dans l'avant dernière année du Lycée. Il s'appelle le travail de maturité. C'est le premier travail pré-universitaire, il est de longue haleine, il prend plusieurs mois à construire et donne lieu à un grand oral. Il s'agit d'un essai avec une thèse à poser et à défendre. J'ai proposé de le faire sur des films qui font penser.L'idée était que les élèves choisissent un film, sélectionnent quelques scènes, les analysent, y découvrent un problème et le travaillent philosophiquement en faisant une recherche personnelle d'auteurs et de textes. C'était un long travail de problématisation, étalé sur une année, avec trois ou quatre moments communs pendant lesquels chaque élève présentait l'état de sa recherche et exposait sa problématisation au groupe, qui réagissait en problématisant avec l'élève.

Cette expérience s'est révélée très riche. Tous les films choisis n'étaient pas intéressants, et tous les problèmes découverts n'étaient pas surprenants. Mais les élèves ont beaucoup travaillé. Un jeune néanmoins fit un chemin remarquable de recherche du problème. Il avait choisi Apocalypse now avec la certitude que "le" problème de ce film était la guerre. Il fit une grande recherche philosophique qui l'amena à lire beaucoup de littérature philosophique, historique et juridique, sur la guerre, Clausewitz et d'autres auteurs. Son travail de maturité grandissait et les problèmes posés semblaient intéressants. Et pourtant les scènes qu'il nous analysait en classe ne semblaient pas vraiment correspondre à sa recherche. Et même si leur intensité était grande, leur sujet était de moins en moins la guerre à proprement parler. À 10 jours du grand oral, alors que nous faisions avec la classe une répétition générale pour cet examen, il montrait une scène nouvelle qu'il analysait bien, quand tout d'un coup il s'est écrié : "Mais le problème n'est pas la guerre, c'est le mal !". Et tout de suite, il nous dit, inconscient de l'énorme travail qu'il allait devoir abattre en dix jours : "Est-ce que je peux changer de problème ?". Je trouvais cette expérience si forte et si vraie que je l'autorisais de garder son travail écrit sur la guerre et présenter le mal à l'examen oral. Il lut toute la semaine, jour et nuit, des livres sur le mal. Et son examen fut remarquable. Tous ses amis assistèrent à son grand oral car ils étaient en admiration devant son audace. Son énergie prenait racine dans la fascination que donne l'expérience de problématiser.

"La réalité a cette habitude déconcertante de nous mettre en présence de l'inattendu, auquel nous n'étions nullement préparés" ( Du mensonge à la violence, Hanna Arendt.

Conclusion

"L'éthique, c'est ce qui provoque un dérangement dans le sujet" (Emmanuel Levinas).

Problématiser est éthique. C'est prendre la responsabilité du monde pour lui donner de la question et du sens. C'est oser se laisser déranger, déstabiliser, rendre vulnérable par lui.

La philosophie est spéculative, elle est un miroir (speculum) dans lequel toute la réalité et l'histoire se voient. La philosophie opère un renversement, elle réfléchit le réel pour le penser et lui donner du sens. L'animal au contraire le subit, totalement indifférent. Il se contente de revivre indéfiniment la même chose, sans changer la réalité, sans la penser, sans l'interroger et sans la comprendre.

À travers la problématisation, l'homme prend en main le réel, il le voit, il se l'approprie et il lui donne un sens. J'ai essayé de montrer comment cela se fait et donc comment cela peut s'expérimenter régulièrement en classe pour donner aux élèves une bonne habitude de réfléchir et une liberté de penser.


(1) Michel Terestchenko, Un si fragile vernis d'humanité : banalité du mal, banalité du bien, Paris, Éditions la découverte, 2005.

(2) Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme, Tome 3 : Le système totalitaire, Paris, Seuil, 2005.

(3) Il est intéressant de savoir que, dans une partie de la tradition de l'école Lipman, l'animateur d'une discussion philosophique s'appelle en anglais "a facilitator".

(4) Roberto Casati et Achille Varzi, 39 petites histoires philosophiques d'une redoutable simplicité, Paris, Albin Michel, 2005.

(5) Roger-Pol Droit, 101 expériences de philosophie quotidienne, Paris, Odile Jacob, 2001.

(6) Daniel Kahneman, Système 1 / Système 2 : les deux vitesses de la pensée, Paris, Flammarion, 2011.

(7) La "Nouvelle Maturité" est le nom donné à la réforme de l'enseignement secondaire supérieur, mise en place en Suisse à la moitié des années 90. Cette réforme a permis un certain rapprochement scolaire entre les cantons et elle a créé un programme divisé en matières principales et beaucoup d'options, spécifiques ou complémentaires. Une des inventions de ce nouveau programme est le "Travail de maturité".

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