Revue

Problématiser dans une discussion philosophique

Il s'agit ici d'une version abrégée du texte issu de l'intervention de Gaëlle Jeanmart (docteur en philosophie de l'Université de Liège et coordinatrice de PhiloCité) dans le cadre d'une journée organisée sur la problématisation par le service de didactique de la philosophie de l'Université de Liège et la société belge de philosophie en mai 2016 (vous en trouverez la version complète en fin de ce numéro de Diotime), texte adapté à l'intervention de Guillaume Damit (PhiloCité) à la table ronde "problématisation" de novembre 2016 à l'Unesco.

Posons d'emblée que la problématisation est l'enjeu proprement philosophique de la discussion, qui se prête souvent au consensus mou et à l'addition sans liens des opinions.

I) Problème "philosophique" ?

Une distinction peut être établie entre les problèmes sur lesquels on bute, les problèmes concrets du quotidien d'une part et les problèmes proprement philosophiques d'autre part. S'il peut y avoir des problèmes spécifiquement philosophiques, en raison de leur contenu (telles les grandes questions de la tradition : qu'est-ce que le réel ? Peut-on connaître, à quelle condition et de quelle façon, une réalité qui ne cesse de changer ? etc.), en revanche, il n'y a aucun problème concret qui ne puisse subir un traitement philosophique.

Nous proposons ici, en plus de cette distinction, une définition générale minimale du problème comme ce qui affecte négativement, de sorte qu'on l'appelle précisément un "problème". Ce qui présuppose qu'un problème ça s'éprouve d'abord. Deux difficultés au moins sont liées à cette indispensable affectation par les problèmes : on souhaite naturellement supprimer les problèmes, pas les penser puisqu'ils nous affectent négativement, et la plupart des gens n'éprouvent pas comme de réels problèmes les questions que les philosophes se posent.

II) Traiter philosophiquement un problème concret.

Nous distinguons à nouveau deux sortes de problèmes concrets.

A) Premièrement, les problèmes qui se présentent à nous en raison des difficultés sur lesquelles nous butons.Ce sont des problèmes "donnés" à l'évidence sensible, comme la pierre sur laquelle achoppe mon pied. Nous rangeons dans ces problèmes concrets le fait qu'une discussion ne fonctionne pas, mais aussi les problèmes de l'existence, les difficultés relationnelles, les moments de drame, les conflits, les échecs, les injustices dont nous sommes les spectateurs impuissants ou les victimes.

L'essentiel du réflexe à entretenir à l'égard de ceux-ci, c'est précisément de résister à la tentation de fuir ou de résoudre le problème (ce qui revient dans les deux cas à vouloir s'en débarrasser), pour prendre une distance avec la façon même dont il se formule. Pour qui y a-t-il "du" problème ? Quel est "le" problème au juste ? Notre hypothèse, c'est que, dans les généralités, il n'y a pas de problèmes et que nous avons besoin d'éléments de précision, de contexte, de détails, pour passer d'une sensation vague de problème à la définition d'un problème en particulier. Le global ne prête pas à la problématisation ou moins bien.

Il s'agit bien là de voir le problème lui-même, plutôt que de voir la situation au travers du problème comme une situation à régler. Au niveau des affects, c'est un geste singulier qui s'opère ainsi. Quand on ne traite pas philosophiquement le problème concret, l'affect négatif qui lui est lié provient de l'extérieur. On vise alors naturellement à supprimer le problème pour supprimer l'affect négatif qu'il génère. En revanche, traiter philosophiquement le problème demande de pouvoir y séjourner, dans un plaisir de l'insatisfaction, du dérangement, de l'inconfort. Un plaisir de traiter ces affects négatifs par la pensée, de les prendre activement en compte, plutôt que de les subir.

Prenons la situation qui se présente constamment dans une discussion où un participant est frustré, parce qu'il n'a pas pu parler quand il en avait l'envie, ou qu'il s'est ennuyé. Le rapport le plus naturel à ces affects négatifs est passif : l'insatisfaction, la frustration et l'ennui ne s'interrogent pas et ne s'offrent pas comme une occasion de travailler et de comprendre ce que nous sommes et ce qui se passe, ils sont ce qu'on subit et à partir de quoi on juge le reste. Il faut une véritable résistance pour ne pas se laisser avaler par l'évidence du problème subi et non pensé. Résistance au sentiment de responsabilité, à l'idée que l'ennui est une bête noire en même temps qu'un incontournable de l'école. Résister, c'est déplacer le problème : ce n'est plus la situation accusée d'être embêtante, mais l'ennui lui-même qui est interrogé et problématisé.

B) Le deuxième type de problème concret est le problème construit, inventé, qui met au coeur de son dispositif pédagogique la notion d'expérimentation : on en passera par la chair du problème, ou plutôt par la sensation éprouvée de la bizarrerie, de l'étonnement, de façon à "ancrer" ainsi dans le corps la réflexion philosophique. Cette expérimentation est le fruit d'une sorte de ruse pédagogique et non des difficultés qui se présentent à nous dans le cours de l'existence.

Il y a à nouveau deux pistes pour créer de tels problèmes.

1) La première, c'est de proposer des expériences de pensée,c'est-à-dire des simulations intellectuelles de quasi-mondes qui permettent d'interroger une notion, d'explorer une question, de mettre en évidence les présupposés ou les conséquences d'une thèse, ou de travailler le raisonnement inductif (Imaginez par exemple la vie mentale de celui qui n'oublierait rien (hypermnésie), ou au contraire de celui qui oublie tout (amnésie), supposons un monde où tous les individus mentent systématiquement, etc.).

2) L'autre piste consiste à s'appuyer sur des expériences individuelles ou des mises en situation cocasses comme moteurs de la réflexion. Le livre de Roger-Pol Droit, 101 expériences de philosophie quotidienne2, fourmille de propositions de ce type, dont les effets d'étonnement et de déplacement pourraient être propices à une réflexion philosophique (On peut ainsi s'appeler soi-même (durée : 20'. Effet de d'étrangeté à soi-même, de dédoublement. Question philo : sommes-nous parfois doubles ? Quels rapports entretenons-nous à nous-mêmes ?) ; ou encore boire en pissant (Durée : quelques secondes. Effet : on s'invente ainsi un corps simplissime. Question philo : que peut le corps ? Quel imaginaire avons-nous de notre corps ?), etc.).

Faut-il cependant garder le terme "problème" pour parler de ces expérimentations ? Une telle option exigerait de nuancer ce que nous avons pu en dire déjà, dans la mesure où l'on y perd l'affect négatif que nous avions considéré préalablement comme un élément constitutif de tout problème. Ce sont plutôt les effets de cette expérimentation qui sont potentiellement les mêmes que les effets du problème traité philosophiquement : un effet de décollement de l'évidence, de déplacement du regard. On évite sans doute un passage par l'affect négatif pour cultiver davantage la curiosité et l'étonnement, voire l'enthousiasme. Cependant, on pourrait regretter la "gratuité" des questions générées par cet enthousiasme, c'est-à-dire leur absence de liens avec le "dur" de l'existence qui n'est pas pensé, y compris les dimensions socio-politiques des situations que nous vivons comme problématiques. À cultiver le plaisir de philosopher dans l'insolite et le ludique, il serait dommage que s'oublie une fonction essentielle de la philosophie : nous aider à penser et à traverser au mieux les difficultés de l'existence et de la vie en société qui se présentent à nous sans que nous les ayons voulues ou construites.

III) Éprouver les problèmes philosophiques

Nous identifions trois grands types d'occasions de problématiser dans une discussion qu'on dit par avance "philosophique" et qui débute par une question "philosophique".

A) Premièrement, en considérant la question philosophique comme un réel problème. D'abord, un problème ça s'expose. Un effort narratif peut être produit pour le mettre en scène, l'ébaucher pensons à l'importance des mythes chez Platon pour présenter les problèmes philosophiques. Le mythe et son langage imagé permettent de faire vivre aux autres la texture d'un problème universel présenté dans des traits dramatiques grossis, incarné dans des personnages et des situations paradigmatiques (mort, amour déçu, injustice, choix cornéliens) dans lesquels il est possible de se projeter. Une autre piste est de subjectiver le problème : en quoi est-il pour moi un problème, en quoi est-ce mon problème ? Il nous semble effectivement que le côté personnel du vécu du problème est mobilisateur et qu'il peut être utile de postposer l'objectivation du problème. Comment arriver enfin sur les enjeux du problème : pourquoi est-ce un problème intéressant ? C'est une sorte de jeu sur la distance : trop près du problème, on ne peut le penser ; trop loin, on n'en a plus envie.

B) Une deuxième piste pour problématiser est de saisir les désaccords qui surgissent dans une discussion. Ils peuvent surgir à la demande, parce que l'animateur les vérifie de façon régulière : "qui est d'accord ?", engageant ensuite un travail d'argumentation ; "qui n'est pas d'accord ?" engageant ensuite un travail de contre-argumentation et une problématisation possible sur fond de ce désaccord. Cette vérification peut entretenir aussi chez les participants un réflexe de distanciation (suis-je d'accord ou pas avec cette idée ?), et évite un autre réflexe : le fait de "rebondir" sur ce qui vient d'être dit, de "réagir" - deux verbes qui signifient l'aveuglement de la réaction à elle-même, son déficit réflexif et le manque d'écoute qui la fonde régulièrement.

La ritualisation de cette vérification par la répétition de la question "qui est d'accord/qui n'est pas d'accord" est importante : il s'agit ni plus ni moins d'une méthode initiant le cheminement dialectique de la pensée. Dans un processus dialectique, c'est l'accord de l'interlocuteur qui valide l'argument. Mais pour que cet accord puisse produire un effet de validation de l'idée, c'est qu'on vérifie en réalité d'abord tous les points de résistance ; on travaille toujours de façon prioritaire le désaccord et les raisons qui le fondent. Il faut veiller à ce que cet accord ou ce désaccord soient objectivés dans une argumentation et qu'ils ne soient pas considérés comme indépassables.

C) Troisième piste : les incompréhensions.

On pourrait faire de celui qui pense toujours qu'il a compris un ennemi de la philosophie. La phrase est un peu forte, mais elle est là pour provoquer un réflexe classique : se débarrasser au plus vite de l'incompréhension, quitte à faire semblant qu'on a compris pour passer à la suite. La mise à nu des difficultés que l'animateur éprouve ("je me trompe", "je suis perdu dans le fouillis des idées", "je ne comprends pas") est utile à favoriser le décollement de l'impératif discret mais tenace d'avoir l'air malin dans une discussion et plus encore si elle prétend être philosophique peut-être. Il faut lutter contre le mépris larvé envers celui qui ne comprend pas, pour faire droit à l'idée que, quand on ne comprend pas, c'est probablement qu'on est au confluant de deux mondes, de deux représentations dont les cadres conceptuels s'entre-choquent.

Ce retrait de la compréhension n'est pas seulement opposé au mépris, il est aussi opposé à l'empathie, qui est un autre ennemi de la philosophie, pas si distincte du mépris qu'on pourrait le penser à première vue, puisqu'elle consiste aussi à refuser l'incompréhension. Ne pas comprendre serait comme la marque d'un manque de considération pour la personne le message apaisant, mais interdisant toute pensée serait : "Je te comprends, tu sais". A quoi il faudrait opposé la cruauté philosophique de traiter réellement l'incompréhension pour en comprendre les ressorts.

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