Revue

Principes et écueils des cafés-philo : le point de vue d'un animateur

I) Motivations et principes

Dans la République de Platon, ce sont les magistrats-philosophes qui doivent gouverner la cité ; dans une démocratie, chaque citoyen doit devenir philosophe. Pourquoi ? Parce qu'une société ne produit pas seulement des choses, mais un certain type d'homme, en lui créant des désirs exploitant son inconscient (cf. B. Stiegler sur E. Bernays, neveu de Freud). La question de Kant résume toute sa philosophie : qu'est-ce que l'homme ? Il est et sera ce que la société fabrique et fabriquera. Aujourd'hui : l'individu pervers (cf. Melman, Lebrun, Gori etc.).

Nous sommes sur le Titanic, certains voient l'iceberg, d'autres pas ou font semblant de ne pas le voir. Le café-philo, comme la philosophie en général est là pour réveiller, faire sortir du somnambulisme (Levinas)...

Empêcher de nouveaux Eichmann ("Je suis kantien, j'ai obéi"), en s'appuyant sur Socrate : "Je préfère être en désaccord avec le monde entier plutôt qu'avec moi-même". Penser (et donc sentir) par soi-même : trouver ; approfondir sa propre vérité subjective, celle "sur laquelle je ne cède pas" (Lacan, en fait : le désir de vérité. Il répétait : une psychanalyse devrait se terminer par un dialogue socratique sur le Vrai, le Juste et le Bien).

Le café philo est un lieu d'initiation, de conversion à la philosophie (plus qu'un simple savoir, un savoir être) ; un café philo fécond "fait des petits" : depuis quelques années, des participants au café philo des Phares ont créé leur propre café philo...

Mon doute : LE problème de notre temps réside-t-il dans un dogmatisme généralisé tel que l'on imagine la scolastique du Moyen Age ? La tâche de la philosophie serait alors de "flexibiliser" des convictions rigides; ou bien, réside-t-elle dans une désorientation générale, liée à la mort de toutes les idéologies : "Dieu est mort, Marx est mort et moi-même je ne me sens pas très bien" (W. Allen) ? On peut y ajouter les autres grands Autres, comme la Patrie, le Parti, la Science, le Progrès, etc.

Ne subsiste que la plus dangereuse des idéologies, celle qui prétend de ne pas en être une, le fameux pragmatisme, réalisme des factologues. Dans ce cas, la tâche de la philosophie populaire consisterait plutôt à aider à s'orienter, de donner des repères, ou plutôt de faire "accoucher" (maïeutique) les caféphilistes de leurs propres critères d'orientation existentielle, tout en évitant un gel dogmatique. Comment ? En insistant sur le fait que la réalité changeant sans cesse, il convient de réviser, d'ajuster régulièrement ses options régulatrices ; d'où la périodicité des cafés philo...

Que faut-il privilégier : l'aménagement des structures (toutes les techniques d'argumentation) ou bien rouvrir la source (retrouver l'inspiration "naïve") ? Les philosophes, ce sont des adultes qui continuent à se poser le type de questions que se posent les enfants : " Pour quelle raison ? Pourquoi ? Est-ce vrai ? Comment le savez-vous ? En quoi est-ce important ? Vous savez, il s'agit là d'interrogations qui définissent typiquement la discipline philosophique, et être philosophe, me semble-t-il, c'est tout simplement continuer à se poser ce genre de questions après l'âge de quatre ans " (Ronald de Sousa, professeur émérite de l'université de Toronto).

La philosophie avec les enfants, en attente d'être structurés, doit peut-être privilégier l'aménagement de structures, tandis qu'avec les adultes, structurés par des préjugés incrustés, il convient mieux de "rouvrir la source", de retrouver l'inspiration créatrice de l'enfance. Sorte de mouvement hégélien, de retrouvailles d'un état d'origine enrichi/relevé (Aufhebung) par toute une expérience et discipline de maturité...

II) Mise en oeuvre et obstacles

Je reste très influencé par la pratique de Marc Sautet, fondateur du café-philo des Phares en 1992. Il avait deux qualités qui m'ont très vite motivé à m'engager dans sa façon de faire de la philosophie "populaire" : il n'était absolument pas gêné lorsqu'un participant se révélait connaisseur de tel ou tel philosophe ; au contraire, n'y voyant pas de rival potentiel, il le valorisait tout en veillant à ce qu'il n'intimide pas (trop) les autres caféphilistes : "Néanmoins, la pérennité du débat n'allait absolument pas de soi. Sa forme libre et bon enfant laissait prise à bien des tentations qui, si elles s'étaient imposées, l'auraient rapidement condamné. En premier lieu l'intellectualisme : la tendance à la surenchère sur le registre "sérieux". Étant donné qu'il s'agissait de "philosophie", il importait, pensaient certains, de n'avoir affaire qu'aux concepts propres à cette discipline, de barder son discours des références appropriées et d'invoquer Kant, Hegel, Heidegger, sous peine de sombrer dans la trivialité de la discussion de café. De là à n'accorder la parole qu'à ceux qui maîtrisent ce type de savoir, il n'y avait qu'un petit pas, qu'ils s'apprêtaient allègrement à franchir. Plusieurs orateurs, de manière chronique, intervinrent en ce sens, me reprochant de laisser dire n'importe quoi par n'importe qui...

Il fallut donc frustrer ce clan pour donner aux autres le goût de la philosophie. Les sujets étaient choisis le jour même, sans consultation préalable, et je n'avais ni l'intention ni l'envie de les proposer moi-même.... C'était un excellent moyen de battre en brèche la tendance de certains participants à "élever" le débat tout de suite, sans se soucier de voir leurs voisins perdre rapidement pied. Il me suffisait de sélectionner celui des sujets qui laissait le moins de prise à ce type de situation. Quitte à rendre furieux les "intellectuels" en visite...".

La deuxième qualité de M. Sautet : il était ravi d'être contredit, puisque c'est seulement de la critique que nous pouvons apprendre quelque chose. J'ajoute que c'est même quand c'est le plus insupportable d'entendre qu'il faut écouter le plus pour ne pas rater l'occasion de voir, de sentir, de penser autrement, plus largement, plus profondément. Je dis bien l'occasion, il ne s'agit pas pour moi de valoriser la flexibilité, la capacité de changement en soi, contrairement à ce qui est demandé par le néo-hyper-libéralisme dominant. L'instance irréductible de tout changement de vision/sentiment du monde ne peut être que la conscience, le for intérieur : la vérité est subjective (cf. la citation de Socrate supra), ce qui ne veut absolument pas dire qu'elle est arbitraire...

Afin d'éviter le formatage des caféphilistes par l'animateur, nous sommes depuis quelques années au café des Phares une vingtaine d'animateurs, nombre qui est appelé à croître, puisque potentiellement, tout participant doit pouvoir devenir animateur.

Trois autres avantages

  • Il n'est pas rare que le participant égocentrique (qui parle beaucoup et écoute peu) se transforme lorsqu'il anime, qu'il se hisse au niveau de sa nouvelle fonction.
  • Un maximum de participants deviennent co-responsables du débat, ils se rendent compte que la réussite ou l'échec d'un débat dépend (presque) autant d'eux que de l'animateur.
  • La présence d'un maximum de styles, voire de méthodes d'animer diminuent le risque de la routine, de la répétition qui finissent souvent par décourager.

Je considère comme obstacle principal le risque de la rationalisation (mécanisme de défense) : "La rationalisation est un procédé par lequel le sujet cherche à donner une explication cohérente du point de vue logique, ou acceptable du point de vue moral, à une attitude, une action, un sentiment, etc. dont les motifs véritables ne sont pas aperçus, car refoulés et donc inconscients".

Deux autres obstacles : le débat d'idées abstraites d'une part, et l'échange d'expériences vécues au ras des pâquerettes d'autre part. D'où ma définition de la philosophie en général (empruntée à Hegel) : "Prendre de la hauteur sans perdre pied". Hegel l'a exprimé différemment : éviter à la fois l'universel abstrait ou le général, et le particulier concret, afin d'engager la pensée dans une universalisation concrète/conceptualisation inachevable...

Pour Hegel, il n'y a pas de concept achevé, définitif, seulement le travail et la patience du concept, exprimé autrement par un élève de Heidegger, Ernesto Grassi : tout véritable échange philosophique est une aventure sémantique, une création de sens, un processus de conceptualisation.

Quant à la doxa, repoussoir privilégié des philosophes, il faut en élargir la signification et non pas seulement la réserver aux cafés-philo. On peut considérer comme doxa, ou échanges de doxa(s), certes sophistiquée(s), la conversation de deux spécialistes de l'histoire de la philosophie où à aucun moment l'un des deux n'éprouve l'expérience du "aha" ! On désigne par là Lacan, entre autres, utilise ce terme, inventé par l'éthologue allemand, Köhler la surprise, l'étonnement, étymologiquement lié au tonnerre. Il signifie un moment de rupture dans la vision/sentiment du monde, un bouleversement, la rupture d'une clôture, bref un moment de vérité. Sans de tels moments, il n'y a qu'échange d'opinions qui peuvent être très érudites, savantes...

Télécharger l'article