Revue

Programme franco-québécois Philo Jeunes : Entre croire et savoir, comment aider les élèves à sortir de la caverne ?

Je suis professeure des écoles spécialisée (option F : grave difficulté scolaire). Je travaille avec des élèves orientés en Egpa (Enseignement Général et Professionnel Adapté). Ces élèves ont de graves difficultés scolaires d'origines variées. Certains sont gravement dyslexiques, certains souffrent d'autisme, d'autres ont vécu un drame familial (un divorce, la mort d'un proche, le foyer, la violence qui a fait qu'ils n'étaient pas "dans les apprentissages"). Ces facteurs ont déterminé leur orientation dans une classe spécialisée : une classe d'Egpa. Si ces classes renforcent beaucoup à mon sens le sentiment de différence des élèves, voire le sentiment d'être inférieur aux autres et présente une forme de discrimination, il n'en reste pas moins que la Segpa a souvent été un lieu d'innovation. Cette classe se révèle être un lieu incroyable par les innovations mises en place par les équipes enseignantes, par l'ambition voulue pour ces élèves, l'écoute, la bienveillance et l'exigence culturelle apportées par les enseignants et les élèves eux-mêmes.

Mettre en place des discussions à visée philosophique a longtemps été une pratique à la marge. Mais dans les classes d'EGPA, les enseignants ont souvent dû chercher des moyens de faire réfléchir leurs élèves de manière différente. C'est ainsi que sont entrées les Discussions à Visée Philosophique au collège, grâce à la marge.

Je vous présente une séquence menée avec les 6èmes des classes coopératives du collège La Madeleine, au Mans. Depuis la rentrée 2016, les 6 classes du collège, dont la 6ème B (EGPA) travaillent ensemble sur des points tels que la coopération (conseils coopératifs, Accompagnement Personnalisé, les DVDP), et nous avons ainsi pu tenter de réduire les inégalités en permettant aux enfants d'échanger ensemble, de s'entraider, de travailler, et donc de continuer à vivre ensemble, comme ils le faisaient en primaire ou dans leur quartier.

Grâce à la réforme des collèges, j'ai pu mettre en place des discussions à visée démocratique et philosophique avec tous les élèves de sixième du collège la Madeleine, au Mans. La Réforme des collèges a en effet permis l'apparition de la pratique de discussions à visée philosophique dans les programmes de l'Education Morale et Civique. Il est donc possible de développer désormais au collège une culture de la question, de la discussion, de l'argumentation, de la raison comme pensée complexe. Ainsi, de septembre à novembre 2016, j'ai pu mener 6 séances avec 3 groupes d'environ 12-13 élèves. Nous avons décidé de pratiquer des Discussions à Visée Démocratique et philosophique (DVDP) pour mener à bien un projet appelé Philo Jeunes. C'est un projet dont la responsable est Catherine Audrain, soutenu par la Chaire Unesco québécoise d'étude des fondements philosophiques de la justice et de la société démocratique, et de la Chaire Unesco française de philosophie avec les enfants. Il a pour but d'éduquer les enfants de 5 à 16 ans aux valeurs démocratiques et civiques, de les sensibiliser au jugement, à l'esprit critique et ainsi leur donner les outils pour mieux comprendre le monde.

La séquence sur "croire et savoir", inspirée de la fiche 1 du programme, s'est déroulée en 6 séances.

1) Lors de la première séance, nous regardons un épisode de la série "Mily Miss question". Ce dessin animé programmé sur France 5 a été créé spécifiquement pour traiter les questions philosophiques. Jean-Charles Pettier et Edwige Chirouter ont travaillé et développé la partie philosophique de ces dessins animés. L'épisode visionné s'appelle "Cherchez l'erreur". Dans cet épisode, Mily accuse son ami Juliette d'avoir cassé son cerf-volant, sans preuve. Elle va déconstruire ce qu'elle croyait être vrai !

Après visionnage et questionnements de compréhension, nous pouvons discuter sur les questions suivantes : "Qu'est-ce qu'une preuve ?", "Comment peut-on être sûr de ce que l'on voit ?", "Peut-on se tromper ?", "Que signifie croire que ?" "Comment peut-on être sûr ? Comment peut-on vérifier ? Comment peut-on chercher la vérité ?".

Tous ces questionnements permettent aux élèves de définir un concept : croire. A la suite de cette séance, les élèves ont décidé que, pour eux, croire signifiait " penser que sans être sûr, par manque de preuves".

Ainsi, les élèves apprennent à problématiser, c'est à dire à comprendre la complexité du monde, et ils apprennent à conceptualiser, c'est à dire à définir des concepts.

2) Lors de la deuxième séance, nous abordons la notion de "croyance". Un débat démocratique et philosophique est lancé sur ce thème et je débute par cette question : "Qu'est-ce qu'une croyance ?". Les élèves ont toujours un temps de réflexion, ils peuvent écrire sur leur cahier de philosophie ou sur leur cahier d'essais. Ils peuvent aussi dessiner. La plupart des discussions a tourné autour de croyances telles que le Père Noël, la petite souris, les cloches de Pâques et les fantômes. Nous avons ensuite tenté de hiérarchiser ces croyances en posant la question : "Est-ce qu'il y a des choses auxquelles tu crois un peu, beaucoup, passionnément, ou pas du tout ?" Nous avons cherché des nuances entre le doute radical (je ne sais pas du tout) et la certitude absolue (c'est vrai sans aucun doute possible).

Les élèves ont hiérarchisé les croyances en partant des choses auxquelles ils avaient crues (le Père Noël, la petite souris), qui sont des croyances inventées par leurs parents. Ils ont également noté que certaines personnes étaient superstitieuses, mais que cela n'était pas des croyances fortes, car souvent, les personnes superstitieuses savaient au fond d'elles-mêmes que ce n'était pas vrai. Et enfin, les élèves se sont dit qu'il existait des croyances très fortes, comme les religions. Ils pensent que les personnes croyantes sont sûres de détenir la vérité, mais que cette vérité n'est que la leur.

Enseigner le fait religieux à l'Ecole peut inquiéter les enseignants. Je fais donc une parenthèse rassurante. J'ai dans mes classes, des élèves catholiques, musulmans, et athées. Ils n'ont eu aucun souci à parler de leurs croyances ou non-croyances. Ils ont très bien compris, et leurs parents aussi, qu'il ne s'agissait pas de nier ces croyances, mais de les interroger, et de les confronter aux autres croyances. J'ai en mémoire une élève catholique pratiquante qui a pris connaissance du fait que tout le monde ne croyait pas au Paradis et en Dieu. Et, lorsqu'elle disait que c'était Vrai, certains lui rétorquait que c'était Sa vérité, mais pas celle des autres. Cela l'a fortement fait réfléchir. Elle n'a pas renié sa religion, mais elle a réussi à voir les autres et à entendre que d'autres ne croyaient pas à la même chose qu'elle. N'est-ce pas cela "Vivre ensemble" ? Voir l'Autre !

3) Dans une 3ème séance, nous avons travaillé sur la caverne de Platon à l'aide de l'album de Bruno Jay.

Après lecture de l'allégorie, nous cherchons à comprendre le sens de cette allégorie. Cette séance est très difficile car je les laisse sur le chemin "qui mène vers la connaissance". Les élèves ont des réflexions très intéressantes : Gwendoline, qui semble éteinte et dessine la caverne sans nous regarder, lancera un "ils ont peur de sortir de la caverne (en parlant des prisonniers), ils ne veulent pas savoir parce que ça peut faire mal de savoir", "ils ne veulent pas savoir la vérité, ils sont bien comme ça".

Elle aborde là le fait que "croire est confortable", confort de vivre dans l'ignorance ou le mensonge, et savoir met en danger. De qui parle-t-elle ? Impossible de le savoir lors de la discussion, car la mise à distance que permet la littérature protège les élèves et évite de "parler de soi". Mais, c'est lors d'un conseil coopératif (cf Sylvain Connac et la pédagogie coopérative), quelques jours plus tard, qu'elle précisera : "Dylan énerve tout le monde en classe, il ne veut pas qu'on travaille parce qu'il ne veut pas apprendre. Il est comme les prisonniers dans la caverne. Toutes les semaines on parle de lui, on lui demande d'arrêter, mais lui, il est bien comme ça, il n'a pas envie d'apprendre. Parce que savoir la vérité et apprendre ça doit lui faire mal, comme aux prisonniers".

On voit bien ici que les DVDP retentissent même en dehors du cadre du cours et permettent une meilleure compréhension de l'Autre. Se confronter à l'altérité et grandir ! Cette séance permet donc de comprendre que pour Platon, la Lumière c'est la connaissance, le savoir, et que pour y accéder, il faut parcourir un chemin difficile. L'un des plus beaux moments de ces discussions a eu lieu à quelques secondes de la sonnerie de la fin du cours lorsqu'un élève a lâché un "Aaaaaah... sortir de la caverne, c'est comme apprendre". Et tout s'éclaire !

4) Durant la 4ème séance nous abordons la notion de Savoir. Je leur lis "La force du berger" d'Azouz Begay, qui raconte le choc entre les croyances d'un père berger et d'un fils qui rentre de l'école avec de nouveaux savoirs scientifiques. Nous avons également parlé de Galilée, et des théories actuelles qui mettent en doute sur les réseaux sociaux le fait que la Terre soit ronde. La discussion a porté sur "la science et la religion", et j'ai débuté par cette question : "Peut-on faire une différence entre "Je crois en Dieu" et "Je sais que 2 + 3 = 5" ? De petits murmures, une légère agitation et très vite, des mains se lèvent. L'on sent le désir de partage d'une idée. En premier lieu (et c'est une surprise), c'est le doute qui est avancé. "2 + 3 = 5, comment en être bien sûr ?", "On nous l'a appris mais on nous a jamais prouvé ça !", "On n'est jamais sûr", "Un jour quelqu'un nous a dit : c'est comme ça!" Qu'est-ce qui est vrai alors ? Les connaissances qu'on nous a transmises" ? Douter, même de ce qui est admis. Voilà bien le véritable sens critique.

Lors de cette séance, la force des croyances sera abordée ("On croit tellement fort que ça fait presque exister Dieu" dit un jeune très discret), ainsi que la notion de preuve et de recherche de la preuve. Une élève avance même l'idée que "ce serait bien de la savoir, quand même, la vérité pure". Mais un autre lui rétorque que "plus on est ignorant, moins on doute, alors c'est confortable".

Cette séance, très riche se conclura par un : "L'humain doute... bah c'est la vie !".

Les élèves, riches de leurs quatre séances de discussions à visée démocratique et philosophique, auront ensuite deux séances pour créer une exposition au Cdi : affiches, vidéos, capsules vidéos, dessins sont proposés. Les équipes se constituent en fonction des compétences et des envies de chacun.

Si l'envie vous prend de découvrir l'un de ces travaux d'élèves : allez voir cette capsule : http://www.ccv.adobe.com/v1/player/F8CINVxsiAT/embed

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