Revue

La philosophie dans la cité grecque

Ville et philosophie, une longue histoire

La philosophie est un phénomène urbain, elle est née en ville. "La campagne et les arbres ne consentent à rien m'apprendre, tandis que les hommes de la ville sont si instructifs" dit Socrate à Phèdre (230 e). Cette déclaration n'a rien d'original pour les hommes de la génération de Socrate. Deux générations plus tard, Aristote thématisera ce qui était déjà alors une conception commune : "l'homme est par nature un animal politique et celui qui est hors de la cité, naturellement bien sûr et non pas par hasard, est soit un être dégradé soit un être surhumain". Cette idée commune que la vie vraiment humaine ne peut être que citadine se trouve particulièrement vérifiée quand il s'agit de la vie du philosophe.

En effet, pour que la possibilité de consacrer du temps à une activité aussi peu lucrative que la philosophie surgisse, il fallait que les besoins vitaux soient satisfaits, il fallait que des individus soient libérés des travaux liés à la survie. Il fallait que du loisir apparaisse pour que certains prennent du recul par rapport aux situations et entament leur examen critique. "Primum vivere, deinde philosophari" dit un vieil adage latin mais dont on fait remonter l'origine à Aristote.

C'est dans la ville, qu'on trouve le regroupement d'un nombre suffisamment important de personnes pour que les besoins soient amplement satisfaits sans que tous travaillent à leur satisfaction. C'est dans la ville qu'apparait le loisir, condition nécessaire de l'acte de philosopher. Platon a largement développé cette connexion entre loisir et philosophie au fil de son oeuvre.

Que la philosophie soit un phénomène urbain [Encore faudrait-il faire mention de philosophes ruraux tels Rousseau ou Emerson] n'indique toutefois pas quelle relation le philosophe peut ou doit entretenir avec la ville. Au moins deux types de présence du philosophe dans sa ville sont possibles :

  • La philosophie peut disposer d'espaces réservés, établissements scolaires et universitaires, bibliothèques et salles de conférences... Elle est dans la ville, mais dans un espace fermé comme l'est aussi le bureau ou le pensoir du philosophe.
  • Dans la cité grecque de l'âge classique (Ve siècle avant notre ère), cette première formule n'était tout simplement pas possible, puisque la notion d'établissement scolaire n'existe pas encore. Les maîtres, grammatiste et cithariste, accueillaient leurs jeunes élèves chez eux et le maître de gymnastique, le pédotribe, recevaient les jeunes à la palestre. Quant aux adultes, c'est dans les gymnases, sur les marchés et sous les portiques qu'ils menaient leur vie intellectuelle.

La philosophie est alors nomade dans la cité, elle s'invite partout où se rencontrent les citoyens.

Ce n'est qu'à la génération qui suivit celle de Socrate (mort en 399) qu'on voit se créer, à Athènes, des lieux propres à la philosophie comme l'Académie de Platon ou, plus tard encore, le Lycée d'Aristote. Au tournant du IVe siècle, la philosophie s'entoure de murs, se replie dans ses espaces propres. Quelques philosophes vont continuer d'exercer leur fonction dans l'espace public, on pense aux Cyniques (Antisthène, Diogène), ils sont l'exception.

Le Ve siècle, dit "siècle de Périclès", est donc le siècle de la philosophie ouverte. Il fut donc relativement court, le temps où Athènes connut des philosophes immergés dans la cité et Socrate demeure, sinon l'unique spécimen, du moins le plus représentatif. C'est donc à lui que va être consacré l'essentiel de l'exposé. Je ferai aussi un détour par les cyniques qui ont maintenu la tradition de la philosophie immergée.

Rappel du contexte historique et biographie de Socrate

L'existence de Socrate s'inscrit dans un temps de crise politique et spirituelle particulièrement grave. Il naît en 469, à l'acmé de l'hégémonie athénienne, il est ami de Périclès, Euripide, il conseille Critias et Alcibiade ; en un mot, il fréquente tout ce qu'Athènes compte de notables.

Il a 38 ans quand se déclenche la guerre du Péloponnèse et 65 quand elle s'achève, laissant place à la tyrannie. Autant dire que l'essentiel de sa vie adulte se déroule sur fond de guerre et de drames : il voit mourir Périclès et la peste décimer la ville. Il voit Athènes, si orgueilleuse, renoncer à ses rêves d'empire, l'expédition de Sicile (415-413) conduite par Alcibiade et Nicias est un fiasco, Sparte s'avère militairement supérieure.

Son procès, en 399, ne se tient que quatre ans après la chute des tyrans, alors que les cicatrices de la guerre civile sont loin d'être fermées.

Originaire du dème d'Alopéké, Socrate semble bien avoir été le plus sédentaire des hommes. Ce qui, il faut le souligner, le démarque d'emblée de ses concurrents les Sophistes. Platon fait dire aux Lois d'Athènes s'adressant à Socrate : "Tu ne te serais pas tenu enfermé plus qu'aucun autre Athénien dans cette ville, si elle ne t'avait convenu plus qu'à tout autre, attaché à elle jusqu'à n'en jamais sortir pour aller à une fête, sauf à l'Isthme une seule fois, ni en aucun pays étranger, sauf en expédition militaire, sans avoir jamais voyagé nulle part comme font les autres". C'est dans la bouche de Phèdre que Platon met la mention la plus étonnée du refus persistant de Socrate de sortir de la ville, partout ailleurs qu'à l'intérieur des murs d'Athènes. Socrate "fait l'effet d'un étranger qu'on guide, et non d'un indigène" (230 cd).

L'affaire est entendue, Socrate est bien le philosophe d'une cité. Socrate semble avoir été d'autant plus visible en ville qu'il était invisible ailleurs. Xénophon déclare qu'il "vécut au grand jour, le matin il allait dans les promenades et les gymnases ; à l'heure où le marché bat son plein, on le voyait au marché, et il passait toujours le restant de la journée à l'endroit où il devait rencontrer le plus de monde". Cet emploi du temps pourrait laisser penser que Socrate fut un homme public. Il n'en est rien, mais Socrate n'est pas seulement physiquement présent dans sa ville, il l'est aussi par sa pratique quotidienne du bain de foule.

Que fait donc Socrate dans cette cité qui le distingue au point qu'elle le fit mourir ?

Pourquoi philosopher dans la cité ?

Socrate et l'engagement politique

Il faut éviter ici un anachronisme. Socrate n'est pas un philosophe engagé au sens que cette locution prendra chez Sartre et ses contemporains. Socrate ne fut l'homme d'aucun parti et s'il fut condamné à mort, ce n'est assurément pas pour des raisons politiques. Deux épisodes de sa vie illustrent combien son action dans la Cité fut indépendante de tout esprit partisan.

Le premier épisode se situe au temps où la cité vivait encore sous un régime démocratique, en 406 précisément. Socrate, alors prytane, s'oppose, seul contre tous, à une procédure illégale qui aurait consisté à condamner à mort d'un seul vote, tous les généraux coupables, à l'issue de leur victoire navale des Arginuses, de n'avoir pas repêché - pour cause de tempête - les corps des soldats morts et vivants, tombés à la mer. Entre la pression du grand nombre et le respect de la loi et du serment fait de la respecter, Socrate n'hésite pas.

Le second épisode a, lui, pour cadre le régime oligarchique instauré par les Trente à la suite de la défaite de 404 contre Sparte. Un certain Léon s'était réfugié à Salamine pour fuir les exactions des tyrans, il n'avait commis pour tout crime que de dire son hostilité au régime en place. Socrate ignora l'ordre qu'il avait reçu d'aller le chercher pour qu'il fut exécuté, il ne dut son salut qu'à la chute rapide du régime des Trente.

Tous les commentateurs disent combien il est difficile de définir à quel camp politique allaient les préférences de Socrate. Hormis Périclès, Aristide ou Thémistocle, peu d'hommes politiques trouvent sa bienveillance. Il fut certes très lié à Critias, l'un des Trente, mais on vient de voir comment il s'attira la haine de ce régime. Il fut l'ami de toujours du très démocrate Chéréphon mais méprise profondément le démocrate Anytos.

Pourtant ce Socrate, en retrait de l'engagement politique, ne se désintéresse pas de l'action politique et ne cesse d'encourager les autres à s'y engager. Xénophon nous le montre poussant Charmide à mettre ses talents au service de l'Etat : "si un citoyen était capable, en s'adonnant à la politique, d'agrandir la cité et d'en retirer honneur pour lui-même, et qu'il refusât de s'en occuper, n'aurait-on pas raison de le tenir pour un lâche ?" demande-t-il au jeune-homme.

Une objection ne pouvait alors manquer de lui être faite : pourquoi, s'il se flattait de faire des hommes d'Etat, ne prenait-il point part à la conduite des affaires puisqu'il les connaissait, lui demande Antiphon, selon le récit de Xénophon. Platon a, lui aussi, perçu l'objection et a mis une réponse dans la bouche de Socrate, lors de son procès : c'est délibérément que Socrate a voulu "demeurer un simple particulier et se garder de devenir un homme public" parce que, dit-il, il est impossible de participer activement aux affaires politiques en restant honnête et en sauvant sa vie. En matière politique, semble dire Socrate, il faut choisir, ou avoir "les mains sales" et rester en vie, ou perdre sa vie et rester honnête.

Socrate n'est définitivement pas un Sartre avant l'heure, il vit dans la cité, il hante les lieux publics mais non seulement il n'est pas politiquement engagé, mais de plus il refuse l'engagement politique pour le philosophe. C'est une tout autre voie que choisit Socrate, celle de l'intériorité.

L'exploration de soi

Cicéron a vu juste en affirmant : "Socrate, le premier, invita la philosophie à descendre du ciel, l'installa dans les villes, l'introduisit dans les foyers et lui imposa l'étude de la vie, des moeurs, des choses bonnes et mauvaises".On est même tenté de prolonger le mouvement spatial ici décrit, Socrate opère bien un mouvement vertical du ciel vers la terre, mais aussi un mouvement d'intimisation car, au-delà du foyer et de la vie privée, c'est vers l'intimité personnelle et la connaissance de soi qu'il mène la philosophie. C'est à la découverte que nous sommes psychè qu'il nous invite, et c'est depuis ce for intérieur qu'il se fait observateur des affaires humaines.

Bien des pages de Platon viendraient confirmer ce point de vue, mais il est toujours difficile de démêler en ces pages ce qui revient au génie propre de l'élève et ce qui appartient au maître. Le témoignage de Xénophon est plus sûr, personne n'a jamais doté cet autre ami de Socrate d'une grande inventivité philosophique. Le récit qu'il nous livre d'un entretien de Socrate avec le peintre Parrhasios et le sculpteur Cleiton est très significatif : se faisant conseiller en beaux-arts, Socrate recommande au peintre de ne pas chercher seulement à rendre la beauté visible des corps sur ses toiles, mais aussi et surtout la beauté du caractère qui s'exprime sur le visage et particulièrement le regard ; au sculpteur, il donne le même conseil et conclut : "il faut que le sculpteur représente par des formes l'activité de l'âme". Le souci de Socrate est donc de faire monter à la surface ce qui est enfoui au plus profond de nous.

On peut dire que Socrate s'est fait un devoir de déplacer les frontières, non pas les frontières visibles de sa cité qu'il ne songe guère à franchir, mais les frontières qui nous séparent de nous-même. Bien avant les Stoïciens, bien avant Augustin, Socrate invite à entrer en soi, dans l'interior intimo meo que redécouvrira pour son compte l'évêque d'Hippone. L'examen auquel Socrate soumet ses interlocuteurs ne vise qu'à faire tomber les murs intérieurs pour qu'ils aillent à la rencontre d'eux-mêmes en vérité. Comme le précise encore Xénophon, Socrate encourageait "celui qui l'écoutait à faire un retour sur lui-même" et ne manquait pas de rappeler le précepte delphique "connais-toi toi-même". C'est à ses juges que Socrate livre finalement ce qui pourrait bien être la maxime qui a réglé toute son existence, "une vie sans examen ne mérite pas d'être vécue".

Une sagesse humaine

Tel un taon qui réveille, par ses piqûres, un cheval paresseux, Socrate harcelle ses concitoyens pour les inviter à s'examiner. Or, tout l'examen de Socrate porte sur l'homme, sur le caractère humain de celui à qui il s'adresse. L'anecdote suivante est éclairante : un Indien qui s'était mis, à Athènes, à fréquenter Socrate lui demanda en quelle sorte d'activité tenait sa philosophie. Celui-ci lui répondit "en des recherches sur la vie humaine". Sur quoi, l'Indien lui rit au nez et lui dit qu'il était impossible de comprendre les choses humaines aussi longtemps qu'on ignorait les divines.

Cet Indien-là pourrait bien avoir alimenté la cabale menée contre Socrate pour athéisme ! Il ne s'agit pas ici de débattre la question des convictions religieuses de Socrate, elle est particulièrement obscure ; le Socrate de Xénophon frise la bigoterie, celui d'Aristophane est un mécréant et celui de Platon, un mystique. Il est clair que chacun a vu Socrate comme il le voulait.

Ce qui demeure certain, en revanche, c'est l'intérêt inentamable de Socrate pour les choses humaines et, quand il daigne se reconnaître une certaine sagesse, c'est une anthropinè sophia, une "sagesse humaine" qu'il revendique.

Toute l'activité de Socrate est là : détourner le regard des apparences pour le tourner vers ce qui est, conduire chacun face à lui-même pour qu'il s'observe. "La vie de Socrate est bien moins un exemple qu'un miroir, et ce n'est pas son rôle de "censeur" comme il dit qui le fait condamner, mais d'avoir installé la censure dans l'âme même des juges et des justes" note V. Goldschmidt, qui relève très justement qu'aucune "société ne peut supporter qu'on l'oblige à vivre selon sa propre idéologie". Socrate irritait parce qu'il avait le talent d'obliger à regarder ce que nul ne veut voir.

Il ne faudrait pas penser que ce repli dans ce que les Stoïciens appelleront "la citadelle intérieure" soit apolitique, tout au contraire. En instaurant cette nouvelle forme de disponibilité mentale et en y invitant ses concitoyens, Socrate prétend être "un des rares Athéniens, pour ne pas dire le seul, qui cultive le véritable art politique et le seul qui mette cet art en pratique". C'est qu'en déplaçant les frontières, Socrate déplace aussi le lieu du politique. Avant d'être discutée sur la Pnyx ou au bouleuterion, les questions politiques sont à débattre de soi à soi et, c'est un lieu commun des propos socratiques, qu'avant de commander autrui, il faut être capable de se gouverner soi-même. W. Jaeger attribue à Socrate la paternité d'un concept promis à un bel avenir, celui d'enkrateia. Ce substantif dérive de l'adjectif enkratês qui désigne quiconque a du pouvoir sur quoi que ce soit ; le substantif ne désigne, lui, que l'autorité morale exercée sur soi-même, ce que les anglo-saxons appellent self-control et que nous pouvons traduire "maîtrise de soi".

Socrate thérapeute

C'est comme médecin que Socrate veut agir dans la cité, en guérissant l'âme de ses passions. On a souvent relevé l'importance des comparaisons médicales dans la bouche de Socrate, et noté qu'il y avait là plus que des métaphores, une intention véritable d'être celui qui prend soin de l'âme. Cicéron rapporte comment Socrate commença par s'appliquer ce soin à lui-même et en fit part à un certain Zopyre, qui se faisait fort de reconnaître la nature de chaque individu à son type physique, et qui avait chargé Socrate de tous les vices, déclenchant l'hilarité des témoins de la scène. Socrate tira aimablement Zopyre de l'embarras en disant que ces vices étaient innés en lui mais que la raison l'en avait débarrassé. L'effet de la thérapie socratique est la liberté intérieure.

A l'un de ses interlocuteurs qui se plaint de la fatigue d'un voyage à pieds, Socrate fait remarquer qu'il est bien inférieur à son esclave qui, lui, a fait le même trajet en portant un lourd paquetage : n'est pas maître celui qu'on croit !

Discutant avec Aristippe qui manifestait déjà de fortes dispositions à l'hédonisme, Socrate lui montre qu'il n'est pas possible de n'être ni gouvernant ni gouverné comme ce dernier le voudrait et que la vie parmi les hommes - or il n'y en a pas d'autre - exclut toute position neutre ; puisque la position de gouvernant est la plus enviable, il faut apprendre la tempérance qui est un gouvernement de soi-même.

Socrate opère donc à propos de la liberté, le même déplacement que celui qu'il effectue pour les frontières ; l'opposition esclavage-liberté est déplacée du dehors au-dedans. "La pire des servitudes, explique-t-il à Euthydème, est celle où on a les plus méchants maîtres ... alors la pire des servitudes est celle des intempérants. Tout cet entretien avec Euthydème rapporté par Xénophon évoque immanquablement celui que Platon relate et qui oppose Calliclès à Socrate à qui ce dernier reproche de mener une "vie de pluvier".

W. Jaeger en vient à qualifier Socrate comme "le Solon du monde moral".

Socrate éducateur

Plus encore que médecin, c'est un éducateur que fut Socrate. Non pas qu'il enseignât, il s'en est toujours défendu. Il faut se souvenir que Socrate appartient à la génération des grands sophistes et que, s'il fut accusé d'en être un, ce n'est pas sans raison. Pourtant Socrate s'est toujours détourné de ses dangereux confrères. Xénophon lui faite dire "ceux qui vendent la science pour de l'argent à qui veut la payer sont appelés sophistes, comme ceux qui vendent leur beauté, sont appelés prostitués". A la prostitution sophistique, Socrate oppose ce qu'il faut bien appeler "sa passion", l'amitié. Plus encore chez Xénophon que chez Platon, ce thème revient avec régularité.

Le Socrate de Xénophon est un véritable expert en amitié, il ne veut que transmettre son art et se flatte de savoir y former. Cet art est celui qui permet de "reconnaître les gens qui doivent s'être mutuellement utiles" et les aide à se rechercher, celui - aussi - qui rend les villes amies et qui assortit les mariages. L'amitié dont Socrate s'est fait le spécialiste n'est pas une simple relation interindividuelle, en deçà elle est connaissance de soi par soi, au-delà, elle est lien social.

Que fut la présence de Socrate à Athènes ? C'est sans doute Plutarque qui le dit de la façon la plus juste : "Il fut le premier à montrer que, en tout temps et en tout endroit, dans tout ce qui nous arrive et dans tout ce que nous faisons, la vie quotidienne donne la possibilité de philosopher". Philosophe de la vie quotidienne, tel fut Socrate.

Tels furent aussi les Cyniques.

Les Cyniques

On désigne sous ce nom un groupe de personnages étranges qui avaient coutume de se réunir au gymnase du Cynosarge (chien agile) et qui, par un jeu de mots, finirent par être appelés "chiens", tant leur comportement rappelait celui des chiens.

Le fondateur de ce mouvement est Antisthène (445-360), un ami de Socrate que Platon place auprès de lui quand ce dernier but la cigüe. On peut dire qu'il adopta les principes d'une vie socratique à la lettre, il vendit tout ce qu'il possédait, se fit clochard et entendait éduquer ses concitoyens par l'exemple de sa vie ascétique. Sa volonté était de retrouver une existence naturelle, en rejetant toutes les conventions sociales, jugées hypocrites et superflues.

Plus radical encore, et plus célèbre, est son élève Diogène de Sinope (413-327). On dit qu'il vécut dans une grosse amphore désaffectée, il se disait "citoyen du monde" et partageait sa vie entre Athènes et Corinthe, piétinant ainsi un préjugé solide qui voulait qu'on fut attaché à "sa" cité. Il se moquait des hiérarchies et on connaît l'épisode qui le confronte à Alexandre le Grand : ce dernier lui demandait ce qu'il désirait et Diogène aurait répondu "que tu t'ôtes de mon soleil". Il aimait choquer et entrait, par exemple, au théâtre par la sortie.

Une autre anecdote célèbre montre Diogène parcourant Athènes, une lanterne à la main et disant "je cherche un homme". En grec, c'est le mot "anthropos" qui est employé (et non "aner") autrement dit ce que cherche Diogène n'est pas un être humain particulier, mais l'idée d'homme. Diogène ironisait ainsi sur la pensée platonicienne qui disserte sur les idées et non sur le concret du quotidien.

Un bon connaisseur de l'Antiquité, L. Jerphagnon, a qualifié les Cyniques de "hippies sublimes".

On comprend que ces philosophes ne plurent guère, leur critique radicale des valeurs et conventions de la cité choquèrent. Ils ont voulu vivre dans la cité pour en dénoncer les vices, ils ont été moqués, traités de fous.

Plus prudents, les philosophes des générations suivantes se dotèrent d'espaces réservés à leurs débats. Cela ne veut pas dire que les philosophes vont se désintéresser des affaires de la cité, loin de là. Platon multiplie les voyages pour tenter une réforme politique, Aristote est conseiller du prince, les stoïciens assurent des responsabilités politiques. Mais le mouvement est engagé qui va enfermer la philosophie dans des bâtiments aux murs parfois étanches aux bruits du monde.

Plus de 2000 ans plus tard, les cafés-philo sont-ils le nouvel avatar de cette philosophie immergée dans la cité qui eut son heure de gloire à Athènes ? La question est ouverte au dialogue...

Télécharger l'article