Revue

Vécu et analyse d'une consultation philosophique par le demandeur de la consultation

Introduction

Dans le cadre du séminaire sur les Nouvelles Pratiques philosophiques de juillet 2014 à Sorèze, j'ai participé à une consultation philosophique en tant que consulté (demandeur). L'une des questions qui me préoccupait alors se rapportait à la capacité, avéré ou pas pour chacun, de philosopher. Certes, pensais-je, occasionnellement, on peut tous se poser des questions de type existentiel, mais je commençais à douter sérieusement de la possibilité pour chacun à prendre de la distance par rapport à sa propre pensée. Cette aptitude à se distancier de soi-même constitue, pour moi, une caractéristique de l'acte de philosopher : Il s'agit, au moyen de l'argumentation, d'acquérir une compétence qui permet d'être critique de sa propre pensée, de celle d'autrui, ou de celle d'un auteur.

Encadrement de la consultation

Michel Tozzi (didacticien en philosophie) est le consultant, deux participants choisissent d'être observateurs de la consultation.

Mon sentiment général par rapport à la consultation dans son ensemble

J'étais motivé pour questionner mes doutes, le malaise qui l'accompagnait, je me sentais en confiance avec l'équipe que nous avions constituée. Mais, dans le cours de l'échange, je me sentais confronté au fait de faire face aux relances énoncées calmement, sereinement, mais de façon très précise par Michel Tozzi. Bizarrement, à mi chemin de la consultation, j'ai ressenti des "émotions", j'en ai été surpris et gêné. J'aurais souhaité ne pas faire état de ce type d'affect, c'était comme si j'avais souhaité ne pas aller si loin.

Finalement, on a déroulé un fil logique dans l'échange (sans se perdre dans aucun méandre) et, sans avoir eu au départ l'intention de construire une théorie "absconse" sur la capacité, avérée ou pas de chacun à philosopher, une réponse assez claire se dégageait en fin de consultation.

Déroulement de la séance, mon vécu, et quelques observations

Qu'est-ce qui pose question dans la question ?

La question étant définie (Tout le monde est-il capable de philosopher ?), Michel me demande : "Pourquoi, tu te poses cette question finalement ?" (15). Il s'agit de préciser les raisons de ce qui m'apparaît être à la fois un constat, et un "sentiment". Le constat, c'est celui de voir des participants de cafés-philo se répéter, et d'entendre des explications qui semblent tourner en rond. C'est en même temps un sentiment, car je n'ai pas les moyens de "prouver" mes dires. En fait, je suis parfois découragé, je n'espère plus voir évoluer les positions de certains participants, tant leurs explications me semblent répétitives. Néanmoins, Michel insiste et m'invite à clarifier mon propos: "Circulaire, ça veut dire quoi ?" (30), à le reformuler : "Circulaire, c'est revenir au point de départ ?" (32), à inscrire mon propos dans un contexte : "Tu as des exemples ? (38). Michel me pousse dans mes retranchements, et je me révèle incapable d'illustrer ma pensée avec des exemples précis.

Nous nous reportons alors sur le cas d'une personne qui illustre, de mon point de vue, cette idée de tourner en rond (39). Je résume le comportement de cette personne en disant "qu'elle ne saisit pas l'intériorisation d'elle-même" (42). Cette dernière formulation m'alerte, c'est comme si j'avais le sentiment de ne pas parvenir à exprimer clairement ma pensée. Finalement, je veux dire que cette personne n'explicite pas sa pensée, elle plaque sur les choses des jugements sans nuances, et en tire des conclusions définitives.Exemple : l'homme est un animal, conclusion : l'homme ne mérite pas plus d'égard que l'animal.

Maintenir face à face la tension des contradictions

Mais, si ma pensée semble maintenant entendue, (reformulation confirmée à l'index 40), Michel ne s'y arrête pas, et il est possible que je ne saisisse pas sa question : "Qu'est-ce qui permettrait de sortir de cette circularité ?" (47). Bien que je signale des changements de comportement chez la personne dont il est question (elle met de l'eau dans son vin, 49), je fais part de ma "théorie" selon laquelle cette personne, en définitive, ne changerait pas : " Il y a des divisions structurelles dans l'individu " (57) ; il y aurait donc des structures figées. Mais Michel rappelle un propos antérieur (50), et soulève une contradiction : "Tu as bien dit qu'il y avait quelque chose qui se débloquait ?" (58). En cherchant les raisons de cette contradiction, surgit alors en moi une sorte de détresse (je vois l'image de la personne dont on parle, et je crois percevoir "sa souffrance" (c'est un ancien soldat qui "vante" ses faits de guerre), j'ai le sentiment alors que cette personne s'est fermée à elle-même pour contenir des souffrances (situation qui me rappelle celle de mon père qui, lui aussi est un vétéran, à la différence qu'il n'a jamais parlé de ses faits de guerre.)

Méli-mélo de concepts, d'affects, et construction identitaire

En fait, il y a pour moi une confusion entre plusieurs niveaux. Outre la superposition de ces images (celle du participant et celle de mon père), je vois clairement que je prête au participant dont on parle ce que j'imagine être valable pour moi ou pour mon père : une tendance à contenir des souffrances, au risque de les sédimenter dans des profondeurs. Il s'agit de continuer à gérer sa vie au quotidien en dépit de ce que l'on ressent à l'intérieur. Lors de la consultation, je nomme "transfert" cette projection sur l'autre de mon affect (73) mais le terme est impropre si l'on se réfère aux théories psychanalytiques.

Entracte 1, une précision sur l'encadrement

Concernant les observateurs de la consultation, je connais leur intérêt pour la thérapie, pour l'écoute empathique. "Je sais que tu es dans une relation thérapeutique" s'adresse à l'un des observateurs (77)... Michel témoigne également de cette écoute, d'une attention respectueuse. Je sais qu'il est porté à ne pas juger autrui, mais à le comprendre. Ceci m'invite à une exploration intérieure, à lever les barrières, ou pour le moins, à ne pas en mettre. Je crois par ailleurs que les situations d'écoute sont rares dans la vie : "J'en expérimente rarement" (65).

Tirer partie des émotions

Après le surgissement des émotions, Michel explore l'une des pistes qu'elles proposent : si des personnes tournent en rond dans leur pensée, serait-ce lié à l'absence d'écoute ? (66/68), et il suggère une ouverture : "Est-ce qu'un certain travail sur les affects pourrait aider au désir de philosopher ? " (80). Il s'agit pour moi d'une vraie question bien que, précisément, m'évertuant à écouter depuis de nombreuses années, je doute aujourd'hui du pouvoir inconditionnel de l'écoute : suffit-il d'écouter des personnes (même avec beaucoup d'intérêt et d'attention) pour les voir évoluer dans leurs comportements ou leurs pensées ? Je pense néanmoins qu'il y a un rapport entre les affects et la capacité à conceptualiser : "C'est comme si les registres de la souffrance n'avaient pas été symbolisés, et échapperaient ainsi à la "conscience" (69).

Penser la pensée

Prenant en compte mes propositions, Michel pousse plus loin la question de départ (Chacun peut-il philosopher ?) et reformule sous forme d'hypothèse le point où nous sommes arrivés: "L'écoute des affects peut-elle favoriser la conceptualisation ?" (82). A aucun moment, Michel n'entre dans un débat, il conserve sa posture de "consultant", attentif, concentré. Personnellement, je suis surpris par cette "prise de distance", mais je constate qu'elle me permet d'affiner ma recherche. Puis, Michel de me demander si j'ai une hypothèse quant à la réponse (82). J'exprime l'idée que : "pour philosopher, il faut une forme d'exigence avec soi-même, une volonté de construire de la cohérence" (85).

Entracte 2, synthèse à mi-parcours de notre consultation

  • > Position de départ : la pensée est circulaire pour certains participants (Ils ne seraient donc pas en mesure de philosopher).
  • Hypothèse quant à une cause probable : Il est possible que des affects (bloqués, refoulés, sédimentés...) jouent un rôle dans la circularité de la pensée.
  • Hypothèse quant à une réponse possible :une écoute attentive, empathique, pourrait en partie débloquer la situation et libérer la pensée de sa "circularité".
  • En conséquence de quoi : philosopher serait possible pour tout le monde.
  • Nouvelle restriction :il faut également que la pensée soit cohérente pour "philosopher".
  • A laquelle répond une nouvelle proposition de Michel : "Est-ce qu'on peut être aidé ?" (93).

L'hypothèse centrale : des raisons qui enferment dans une pensée circulaire

L'enquête philosophique se prolonge alors sur la question de la cohérence, puis Michel commence à reformuler mes propos, à les synthétiser :"Tu parles de construction de soi, de construction de l'homme et de sa pensée, est-ce la même chose pour toi ?"(95). J'acquiesce à sa reformulation et je précise : "C'est là où je vois comment les retours du groupe peuvent éclairer les propos des participants[...]on accepte d'être observateur de sa propre pensée" (98).

Et Michel de souligner l'hypothèse induite dans mon propos : "Si pour certains philosopher n'est pas possible, c'est parce qu'il n'y aurait pas de possibilité d'observer le fonctionnement de sa propre pensée ? Ce serait ça ?" (99) . Le rôle des autres participants est à nouveau mentionné : "Est-ce que les autres peuvent aider précisément à observer ce fonctionnement ?"(101). Ce à quoi je réponds : " Oui, à condition qu'il y ait une demande, implicite ou explicite, de la personne." (102)

Michel repère dans cette notion de demande celle du "désir" (103), puis il formule à nouveau l'hypothèse qui se dessine : "C'est parce qu'il n'y aurait pas ce désir qu'à ce moment-là, pour certains, l'action de "philosopher" ne se produit pas ? C'est ça ton hypothèse ? (105)

L'enquête met donc en avant la question du désir, et Il me semble que nous parvenons à un dénouement en exprimant plus clairement ma position de départ. L'hypothèse centrale serait: il est possible que nous ayons la philosophie de nos affects (110). Autrement dit, si nous avons des affects essentiellement "inhibés et tristes", nous construisons une philosophie aux affects essentiellement asséchés et pessimistes. En somme, le désir de philosopher et la sincérité ne protègent pas la pensée du risque de s'enfermer sur elle-même (112).

Nous serions tous capables de philosopher

"Il faudrait quelque part une "extériorité" c'est ça ?... une aide extérieure ? (113) Je confirme la reformulation de Michel et précise : une forme de bienveillance qui, ajoutée à la cohérence, permet un ancrage. (116) Alors Michel synthétise à nouveau quasiment tous les points de notre conversation (117), puis me demande comment je les articule. Ainsi, il m'invite à construire dans l'instant ma pensée. Ma réponse montre finalement que j'infléchis mon hypothèse de départ. Je résumerai ma position finale ainsi : nous pouvons probablement tous être capables de philosopher, et j'émettrais trois conditions :

  1. Il y a ce qui dépend de soi : le désir de philosopher, entendu comme un désir de questionner la pensée et de construire une réponse cohérente et argumentée.
  2. Il y a ce qui dépend de nos interlocuteurs, de leur bienveillance, de leur écoute, du désir de partager une quête, de la volonté de construire une cohérence argumentative.
  3. Il y a ce qui tient de la volonté à aller parfois un peu plus loin que "soi" (ne pas prendre appui uniquement sur sa propre subjectivité). Cette volonté est requise en particulier lorsque l'on tourne en boucle dans sa pensée, ou lorsque l'on ne perçoit plus aucune ouverture à une problématique. On peut imaginer que cette volonté de dépassement de son propre point de vue est requise également lorsqu'on se persuade d'avoir raison.

Enfin, et il est important de le mentionner, si ces trois conditions ne sont pas réunies dans l'instant, cela ne signifie pas qu'elles ne puissent l'être l'instant suivant.

Conclusions

Une réflexion concernant la consultation philosophique

Quel serait le but d'une consultation philosophique ? Trois propositions :

  • Se familiariser avec des concepts philosophiques, le consulté étant invité à faire le lien entre sa problématique, et des façons dont les théories philosophiques éclairent la question.
  • Former à l'argumentation, soutenir l'effort de formulation, aider le consulté à clarifier sa pensée en rapport avec le problème soulevé.
  • Accompagner le consulté dans un travail de prise de distance avec lui-même. C'est ce que m'a apporté cette expérience avec Michel Tozzi. Une consultation philosophique pourrait avoir cet intérêt qui consiste, par le biais d'une méthodologie, à proposer une écoute et, dans le même temps, à apporter des contradictions, des points de vue différenciés. Dans mon cas, cette approche a permis :
    • dans le temps de l'écoute : de me ressaisir, d'explorer ce que je ressentais, d'adopter une posture d'observateur : puis,
    • grâce au questionnement, à l'apport de points de vue contradictoires : d'élaborer plus finement ma pensée, de vivre un changement.

Concernant la qualité d'écoute

Dans le cadre de cette consultation, il m'a semblé important d'écouter au-delà du sens strict des mots. Par exemple le mot "transfert", ainsi que mes formulations hésitantes n'avaient pas à être interprétés, mais véritablement "questionnés", reformulés avec demande de confirmation : Michel s'y est évertué.

Enfin, la notion de bienveillance est importante, elle a été soulignée. Elle peut faciliter le fait de ne pas s'enfermer dans un rapport d'opposition purement rhétorique, précisément parce que le consultant donne des signes (compétence dans la reformulation et bienveillance) qui garantissent le respect de ce mouvement d'un retour sur soi.

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