Introduction : débroussailler et cultiver
Lors d'un séminaire annuel à Peyriac de mer en mai 2015, notre équipe, composée de philosophes et de non philosophes, membres de PhiloCité, amis et hôtes, réunis autour de Michel Tozzi, a testé un dispositif visant à évaluer les effets du recours à l'histoire de la philosophie au sein d'une Discussion à Visée démocratique et philosophique (DVDP). Il s'agissait de comparer deux discussions d'une quarantaine de minutes sur un même thème, le temps. Les deux DVDP étaient animées par Michel Tozzi, avec pour président Denis, pour reformulatrice Gaëlle, et pour Secrétaire Stéphanie. Sept discutants échangeaient leurs idées : Elisabeth, Joe, Thierry, Laurent, Jean-Philippe, Guillaume et Anne. La première discussion, dite de "débroussaillage", ne faisait appel à aucun support philosophique, il s'agissait d'une simple DVDP ordinaire, basée sur les réflexions des participants sans référence précise à l'histoire de la philosophie. La seconde DVDP, dite "cultivée", était précédée d'un moment de lecture "aléatoire" : nous avions accès pendant une petite heure à une quinzaine d'ouvrages de philosophie en tous genres abordant la question du temps sous des angles variés. A nous d'aller à la pêche aux textes, de nous en emparer, de noter les éléments qui nous parlaient, et de mettre en commun ces idées en sous-groupes. La seconde discussion devait ainsi être alimentée par ces lectures partagées.
L'article qui suit ne restitue pas le contenu de ces deux discussions, mais bien la réflexion collective qui a suivi, et qui portait sur l'usage de l'histoire de la philosophie dans une DVDP, et plus largement sur l'intérêt pour les nouvelles pratiques philosophiques d'inclure ce lien à la tradition, en se basant sur l'expérience qui venait d'être vécue : la discussion "cultivée" avait-elle des caractéristiques que n'avait pas la discussion de "débroussaillage" ? Etait-elle plus ou moins philosophique ? Selon quels critères ?
I) Préciser la question
Le groupe semblait en effet s'entendre sur l'idée qu'une DVDP sans recours à des auteurs philosophes peut parfaitement s'avérer "philosophique". Des enfants peuvent philosopher en partant de leur expérience, en la mutualisant, et en posant des questions radicales qui à chaque fois réactivent, comme pour la première fois (nous y reviendrons !), les interrogations existentielles qui sont à la base des intuitions philosophiques. La culture philosophique n'est en aucun cas le garant d'une véritable discussion philosophique ; elle peut même s'avérer un obstacle, nous verrons dans quelles conditions. Dès lors, la question qui se pose à nous n'est pas tant "Faut-il avoir recours à l'histoire de la philo pour rendre la DVDP plus philosophique, ou plus digne d'être nommée ainsi ?", mais " A quelles conditions l'utilisation des philosophes est-elle vraiment philosophique ?".
Pour juger du caractère philosophique d'une discussion, et plus précisément ici pour évaluer laquelle des deux discussions a été la plus philosophique, les participants proposent trois critères qui peuvent se cumuler : le fait de soulever des questions inédites ; la co-construction d'un ensemble complexe d'idées soigneusement articulées, qui dessinent ensemble un problème bien défini (par opposition à des lignes de discours parallèles qui ne se rejoignent que rarement, de manière plus artificielle) ; l'exercice d'un jugement personnel ( versus se plier à l'argument d'autorité). La seconde discussion semble moins philosophique si on en juge d'après les deux derniers critères, en particulier parce que le dispositif, qui mettait les participants, séparés en sous-groupes, en lien avec des textes hétéroclites, a pu entraîner un certain éclatement de la discussion qui a suivi, chacun essayant de ramener dans le débat les idées qu'il avait lues et souhaitait placer. L'effort pour relier des idées émanant de sources diverses est jugé plutôt intéressant, mais peut s'avérer contre-productif lorsqu'il met en péril la cohérence de la construction collective.
II) Un usage non philosophique des philosophes
Quelques écueils apparaissent d'emblée. D'abord, le recours à des auteurs peut fonctionner comme un argument d'autorité qui étouffe le jugement personnel ou même se substitue à lui. On cite alors les idées sans complètement se les approprier et sans les justifier, parce qu'elles viennent de philosophes renommés. Ensuite la longueur des interventions, et des reformulations, lorsqu'il s'agit de restituer la pensée d'un auteur, rend la discussion plus lourde, les liens se font plus difficilement, le problème collectif qui se dessine semble plus artificiel : il s'agit de faire se rencontrer, parfois de manière forcée, des penseurs qui ne parlent pas toujours de la même chose ni la même langue. Même si cet exercice peut s'avérer riche - on se sent investi de la mission de bien défendre une idée, on découvre que certaines pensées se répondent alors même que les auteurs viennent d'époques et de courants tout à fait différents, on enrichit sa propre réflexion de celle d'un autre -, il fait courir le risque de désarticuler la pensée collective. Enfin, la volonté d'être fidèle au penseur auquel on fait référence entre parfois en concurrence avec la fidélité à sa propre pensée (ou à celle du groupe) qui est en train de se développer, et que l'on est finalement tenté de délaisser au profit d'un pensée déjà aboutie, mûrie, qui écrase l'effort de réflexion propre. Alors que la discussion philosophique doit permettre d'approfondir ses représentations, de les rendre plus fines, plus conscientes, la référence à des auteurs tout juste découverts risque parfois d'apparaître comme "plaquée" là, sans assimilation suffisante.
Il s'agit donc pour nous de déterminer la manière d'user opportunément des penseurs qui ont réfléchi à la question avant nous, l'enjeu étant, pour les NPP, de parvenir à réintégrer les textes dans un usage non stérilisant. A quelles conditions un tel usage est-il possible ? Quand le philosophe ne tombe-t-il pas comme un cheveu dans la soupe ?
III) Quelques usages non stérilisants de l'histoire de la philosophie dans une DVDP
A) Une rencontre : Ha, salut Bergson, qu'est-ce que tu deviens ?
Une véritable rencontre avec un philosophe est possible lorsque le groupe est en train de mettre au jour une distinction conceptuelle ou un problème important pour lui, comme par exemple ici la distinction entre temps objectif et temps subjectif. L'animateur peut alors dire : "Tiens, voilà Bergson ! Qu'est-ce que tu deviens ?" (c'est-à-dire : "comment apparais-tu, peut-être légèrement changé, dans la discussion qui se forme là ?"), et le présenter aux participants comme un "clarificateur", quelqu'un qui va permettre d'approfondir cette distinction, ou de creuser le problème. Dans ce cas-là, la rencontre avec le philosophe se fait grâce à la culture philosophique de l'animateur, qui la fait intervenir à propos. L'animateur apparaît comme un intercesseur, un entremetteur, dont le succès dépend de sa capacité à saisir l'occasion, le kaïros. Un philosophe "passe" et on le tire par la mèche pour le retenir...
B) Une fréquentation sans intermédiaire
Mais la spécificité du dispositif expérimenté ensemble consiste précisément à mettre en rapport les discutants et des textes philosophiques sans intermédiaire. C'est de manière assez brute que les participants sont amenés à lire des textes : les livres sont amassés sur une table, en désordre, on s'en saisit un peu au hasard et on vaque à ses lectures, en consultant la table des matières ou simplement en ouvrant le livre n'importe où. Cette méthode présente l'avantage de favoriser l'appropriation des sources philosophiques directement par les participants. La lecture non académique qu'ils en font permet parfois de faire voir les petites perles que ne voient plus ceux qui sont pris dans le corset de la philosophie "savante". Cette liberté prise par rapport au texte est précieuse pour tout le monde, y compris pour les professionnels de la philosophie, qui pourraient y entendre une autre compréhension du texte (comme Deleuze l'a souligné dans Qu'est-ce que la philosophie ? 1. L'enjeu, c'est ici de rendre la pratique philosophique forte d'une véritable fréquentation des textes, vécue par les participants eux-mêmes, en se passant de l'autorité de l'animateur.
C) Une convocation
Si philosopher, c'est dialoguer avec soi-même, comme le dit Platon, il est parfois nécessaire de faire entrer de l'altérité dans ce dialogue, en y convoquant, entre autres, des philosophes qui ont travaillé longuement une question. Ils ont en effet un sérieux avantage sur nous : le temps passé à penser à "notre" question.
Convoquer un philosophe, que l'on soit animateur ou simple participant, ne doit pas nécessairement se faire en pleine "fidélité" à l'auteur ou à son oeuvre. Point besoin ici d'une connaissance exhaustive de sa pensée. L'important est de faire entrer une personne supplémentaire dans le cercle via un texte, une idée, une citation, en prenant les mêmes risques qu'avec une personne de chair et d'os, comme celui de faire naître une discussion parallèle qui ne rencontre pas totalement la pensée du groupe. On peut intentionnellement convoquer un philosophe pour amener la contradiction : "Il dit ceci, et vous, vous en pensez quoi ?". On tient ici compte du fait que les ressources du groupe sont limitées et que, pour autant que l'apport philosophique ne soit pas plaqué là artificiellement, il accompagnera la réflexion du groupe, la nourrira. L'histoire de la philosophie n'est pas une fin en soi, mais un moyen au service de la pensée collective ; elle doit donc survenir à propos.
D) Une âme soeur
A fréquenter ainsi les philosophes, il se peut que naisse une forme d'amour bien particulière. Une composante affective entre ici en jeu : si le plaisir de discuter tient en grande part à la rencontre avec des humains en chair et en os qui pensent "en direct" avec nous plus qu'à la fierté de fréquenter des philosophes morts, il y a aussi un contentement profond à trouver dans un philosophe une âme soeur. Il faut garder le lien à l'histoire de la philosophie, au moins pour tous ceux qui ont ce rapport affectif aux textes.
E) Usage non respectueux des philosophes
Mais quel que soit le rapport à l'histoire de la philosophie, médiatisé par l'animateur ou direct via des lectures, utiliser la philosophie dans une DVDP suppose un usage "irrespectueux" des textes philosophiques. Contrairement à la tradition académique, qui veut que l'on soit fidèle aux auteurs, le type de rapport à la philosophie prôné ici est débarrassé de ce souci d'exactitude et de maîtrise et tout entier subordonné à cette question : "Comment un philosophe nous aide-t-il à penser notre problème ?". S'autoriser à ouvrir un bouquin au hasard, à essayer de comprendre en très peu de temps quelque chose, à ne garder que ce qu'on a compris, sans se soucier des pré-requis : voilà un exemple d'usage irrespectueux des philosophes expérimenté dans ce dispositif.
F) Réinventer le fil à couper le beurre
Cet "irrespect" ne suscite pas que de l'enthousiasme dans le monde de la philosophie. Plus largement, l'idée selon laquelle on pourrait philosopher sans une étude sérieuse des philosophes, et ce, dès le plus jeune âge, soulève de nombreuses objections. Une de celles-ci consiste à critiquer le "pédagogisme" qui voudrait que l'on puisse toujours partir de ce qu'on a dans la tête et tout réinventer comme si on était génial. D'après les détracteurs de la DVDP, on ne peut pas faire l'impasse sur la tradition et la transmission : "Ca ne sert à rien de réinventer le fil à couper le beurre". Et pourtant si ! Car si l'enjeu premier n'est pas la connaissance de la tradition, mais un rapport créatif à la pensée, qui a des effets de conscience affinée sur des problèmes et produit des étincelles de compréhension, alors il peut être parfaitement utile de refaire le chemin de la pensée des philosophes, d'expérimenter en soi une pensée se faisant, qui redécouvre un problème, le déplie à nouveaux frais. Car ici, comme disait Char, " l'acte est vierge, même répété". Refuser cela, c'est faire preuve de mépris pour l'apprentissage, pour la didactique du philosopher, car l'apprenant, lui, a besoin de cette reprise, encore et encore, pour être actif dans la pensée.
G) Mise en appétit
Si l'on demeure au niveau de la didactique, il semble d'ailleurs que l'on puisse inverser le rapport entre pratique philosophique et histoire de la philosophie : si la seconde n'est peut-être pas nécessaire à la première, en revanche, il semble que la discussion philosophique soit une excellente propédeutique à l'apprentissage de la philosophie. Plusieurs d'entre nous constatent en effet que la première discussion, dite de débroussaillage, a aiguisé leur appétit dans la recherche de textes qui a suivi, et que les trouvailles parfois hasardeuses qui ont eu lieu ont pris bien plus de relief grâce à la mise en jambe philosophique qui a précédé, certains livres semblant prolonger comme par miracle une réflexion esquissée juste avant. Contrairement au cliché qui voudrait que la DVDP soit moins "digne" que la philosophie académique, il semble plutôt que la DVDP parvienne à érotiser les problèmes philosophiques (à les rendre désirables), ce qui fait d'elle une pièce maîtresse pour la démocratisation de la philosophie et de son héritage historique.
H) Penser sa vie et vivre sa pensée ?
La philosophie est abordée ici comme une pratique qui permet de penser sa vie. Le recours aux philosophes est considéré comme utile dans la mesure où il permet d'avancer vers ce but. La DVDP, comme la philosophie plus classique, entendrait aider l'humain à penser sa vie. Mais quelles seraient alors les différences entre ces deux pratiques ? Et dans quelle mesure peut-on dire qu'elles permettent à celui qui les met en oeuvre non seulement de "penser sa vie", mais aussi de "vivre sa pensée" ?
Pour Michel Tozzi, la didactique de l'apprentissage du philosopher qu'il a mise au point vise avant tout à développer une manière de penser. Il n'a pas l'ambition de faire "vivre sa pensée", au sens de la sagesse antique : penser rationnellement pour avoir une attitude raisonnable. La didactisation porte plus sur le cognitif que sur l'existentiel. Mais on peut tout de même dire que la DVDP, dans son versant "démocratique", en tant qu'elle est une sorte d'exercice spirituel, d'entrainement régulier à se confronter intellectuellement aux autres, constitue un certain apprentissage de ce que serait "vivre sa pensée". Dans une DVDP, on apprend à vivre avec les autres en discutant, on fait l'expérience du désaccord dans la paix civile, de la coopération, de l'entraide, de formes de vie alternatives, déscolarisées, subversives. Arrêter de se battre pour parler et dire des choses sensées sur l'existence, c'est civilisateur. On expérimente quelque chose de rare, qui ne s'apprend pas dans les textes. Ce serait là une spécificité de la DVDP : le fait qu'elle s'accompagne nécessairement d'un apprentissage du vivre ensemble. En effet, on ne peut pas, selon Michel Tozzi, avoir le souci de sa propre pensée si on n'a pas le souci de l'autre, de sa personne (pas uniquement de ses idées). Cette éthique discussionnelle sous-tend un certain apprentissage du rapport à l'autre. C'est ici que se joue la différence avec la philosophie "livresque" : la lecture d'un philosophe ne remplacera jamais la pratique d'une DVDP, ce lieu expérimental d'un rapport aux autres qui n'est pas celui de la société globale.
Pour d'autres participants, penser sa vie et vivre sa pensée ne sont pas séparables. Une conception plus précise entraine une perception plus fine de ce qu'on vit, tout comme le vocabulaire très enrichi des Inuits sur la neige leur permet de la voir avec plus d'acuité. Autrement dit, une pensée n'est jamais purement cognitive, elle a automatiquement des effets sur le réel. L'aspect "vécu" de la DVDP ne réside pas uniquement dans son versant démocratique, mais aussi, et surtout, dans le versant philosophique, car penser, c'est une pratique, et les formes mêmes de cette pratique ont des effets sur la vie. Il y a bien une dimension performative de la pensée : son cheminement a des effets concrets. La pensée agit et nous modifie.
Se pose alors la question de la distinction entre "philosophie" et "philosopher". Certains d'entre nous maintiennent cette différence en disant : la pratique de la DVDP ne nécessite pas la philosophie, elle peut s'en passer. D'autres disent : il n'y a pas à distinguer les deux, dans les deux cas il s'agit de penser sa vie. La première position tend plutôt à contester l'intérêt d'intégrer l'histoire de la philosophie dans les NPP, la seconde encourage davantage les liens entre elles.
(1) Gilles Deleuze & Félix Guattari, Qu'est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 2005, p. 205 : "La philosophie a besoin d'une non-philosophie qui la comprend, elle a besoin d'une compréhension non-philosophique, comme l'art a besoin de non-art et la science de non-science"