Revue

Bulgarie - Un colloque des philosophes, repensé grâce à la discussion à visée philosophique

I) Le contexte

Un titre bien long, et peut-être inutilement complexe, pour décrire une expérience de réflexion philosophique menée cette année avec mes élèves en classe de terminale au lycée français de Sofia en Bulgarie.

Quelques éléments de contexte afin de décrire au mieux cette expérience : il s'agit d'une classe de 25 élèves, toutes sections confondues pendant trois heures par semaine (Il n'y pas assez d'élèves pour avoir des horaires séparés selon les séries ; et seuls les L ont des heures en plus, séparément des autres séries).

En octobre de cette année, j'ai abordé la question du droit et de la justice, présente au programme de terminale, par un "colloque des philosophes". Pour ceux qui ne connaissent pas cette pratique, souvent expérimentée par les membres de l'ACIREPH et dans les stages du GFEN, je vous renvoie à un article de Nicole Grataloup "Une forme de débat oral en classe : le colloque des philosophes" 1 dont je reprends ici la présentation de cette forme de travail.

Il s'agit de répartir les élèves par groupes et de les faire travailler sur des textes différents, qui portent tous sur le même problème, ou du moins qui peuvent sembler répondre à une même question, mais avec des approches complémentaires, différentes ou même contradictoires. Les élèves doivent d'abord lire et étudier le texte par eux-mêmes, en groupe, en cherchant à comprendre ce que l'auteur soutient au sujet du problème soulevé par la question posée. Ils doivent aussi identifier ses arguments et ses exemples s'il en propose. Ils doivent ensuite chercher des arguments et des exemples supplémentaires, mais que l'auteur aurait pu proposer, pour anticiper des objections qu'on pourrait faire à la thèse qu'ils vont devoir défendre, l'un des élèves devant ensuite représenter son philosophe dans un "colloque" qui les réunit pour réfléchir au problème posé. Pendant le "colloque", ils doivent strictement défendre la position de leur auteur, même s'ils ne la partagent pas.

II) Le colloque

Le "colloque" par lequel j'aborde les notions du droit et de la justice porte sur la question "Peut-on désobéir à la loi ?". Avant de commencer le "colloque", je présente cette question comme un sujet de dissertation et invite les élèves à le travailler comme une introduction de devoir, en définissant les termes, en proposant une première réponse évidente et une objection et en formulant un problème. En procédant ainsi, je crois m'écarter de la forme habituellement proposée pour le "colloque", mais je cherche toujours à entraîner les élèves le plus souvent possible aux différentes parties de la dissertation, pour diminuer les appréhensions liées à cet exercice, nouveau et pourtant déjà évalué lors du baccalauréat à la fin de l'année.

J'ai souvent fait pratiquer ce "colloque", en France, dans des classes de toutes séries, générales et technologiques, et pour ne pas répéter ce qui a été déjà très bien discuté par Nicole Grataloup dans l'article cité, je vous laisse le soin de lire l'intégralité de sa réflexion sur les apports précieux, à différents niveaux, de cet exercice pour les élèves.

Cette année, nous en étions arrivés, par le travail sur l'introduction, à poser le problème suivant : au nom de quoi est-ce que l'on peut s'autoriser à désobéir à la loi et à considérer que c'est légitime, alors même que c'est illégal de le faire ? Les textes sur les lesquels travaillent les élèves sont des textes de Pascal, Kant, Thomas d'Aquin, Spinoza et Thoreau2. Il y a aussi un texte de Léo Strauss et d'autres références sur lequel nous revenons à une étape suivante, et sur lesquels les élèves ne travaillent pas directement par eux-mêmes.

Cette année j'ai été amenée à modifier ma pratique en cours de "colloque" suite à la lecture d'un article de Michel Tozzi 3 que j'ai faite au moment où mes élèves étaient en train de "jouer le colloque" pour la première fois. Il s'agit d'un article où Michel Tozzi explique comment animer une discussion à visée philosophique, en explicitant les différents rôles joués par les élèves (et le professeur) dans cette pratique. Il s'agit donc d'un document à destination des professeurs (pensé d'abord, je crois, à destination des enseignants du primaire) et que j'ai eu envie de faire utiliser par les élèves eux-mêmes après l'avoir adapté à l'exercice.

La lecture de cet article m'a ainsi invitée à deux innovations dans la mise en oeuvre de ce"colloque" avec les élèves de terminale cette année.

Pour ce qui est de la répartition des rôles pendant les "colloques", je procédais jusqu'à présent de la manière suivante : les élèves travaillent, tous, par groupes, sur des textes différents, mais il n'y a qu'un élève de chaque groupe qui représente ensuite son philosophe à l'oral dans le colloque. Il y a cependant ce que j'appelle plusieurs "versions" du colloque, et le débat entre les philosophes a donc lieu plusieurs fois avec différents représentants pour chaque philosophe ce qui permet à chaque personne du groupe de défendre à l'oral "son" philosophe. Faire plusieurs "versions" du colloque permet aussi d'approfondir la réflexion et la discussion dans la mesure où, entre chaque débat, les personnes qui étaient spectatrices peuvent poser des questions et doivent chercher, expliquer précisément là où le "colloque" a permis d'arriver en terme de réflexion sur le problème. Pour inciter tous les élèves à suivre le débat, même lorsqu'ils n'y participent pas activement à l'oral, je demandais aux autres élèves de la classe d'être journalistes, c'est-à-dire d'être capables d'expliciter les thèses de chaque philosophe représenté et de proposer un rapide compte-rendu du débat. Et j'ai également l'habitude de proposer une dernière version du "colloque" pendant laquelle les élèves ne représentent plus un philosophe mais leur propre point de vue, éclairé par l'écoute des arguments échangés dans les versions précédentes. De plus, pour chacune des versions du "colloque", un élève, différent, joue le rôle de modérateur et c'est lui qui organise ou relance la prise de parole des autres élèves ; ce qui me permet d'être assise parmi les élèves pendant cet exercice et de n'intervenir que très ponctuellement.

La lecture de l'article de Michel Tozzi sur la "Discussion à visée philosophique en classe de terminale" m'a invitée à affiner cette répartition des rôles dans le colloque et à proposer à deux élèves supplémentaires de jouer des rôles spécifiques : celui de reformulateur et celui de synthétiseur4. J'ai trouvé cet apport très positif pour les deux élèves qui jouaient ce rôle, mais remarqué en même temps un effet secondaire négatif sur les élèves "journalistes" qui, ayant l'impression que le synthétiseur faisait leur travail, se reposaient donc sur lui. C'est pourquoi j'envisage de modifier encore cette pratique lors du prochain colloque, ce sur quoi je reviendrai ensuite5.

La deuxième idée qui m'est venue à la lecture de l'article de Michel Tozzi est de proposer aux élèves une explicitation écrite des objectifs du colloque, de ses avantages ainsi qu'un descriptif des différents rôles à jouer et du déroulement d'ensemble de l'exercice. Après l'avoir fait, j'ai cependant hésité à donner ce document aux élèves, n'étant pas certaine que l'explicitation et la méta-réflexion soit toujours aussi bénéfique pour les élèves qu'elle est satisfaisante pour l'enseignant... Et je pense que je n'aurai pas passé le pas si j'avais travaillé cette année, comme les années précédentes, avec des séries technologiques, pour lesquelles un document supplémentaire à lire, en plus du texte de leur philosophe, n'aurait peut être pas été le meilleur moyen de les convaincre de l'intérêt d'un exercice qu'ils apprécient surtout pour le passage à l'oral et le débat. Toujours est-il qu'ayant cette année une classe très différente, j'ai tenté l'expérience et leur ai distribué, en cours de colloque, une fiche sur l'exercice lui-même6.

Et il me semble finalement que la lecture de cette fiche a été très bénéfique, tant pour ce qui est de la compréhension du rôle que chacun devait tenir, que pour ce qui est de persuader l'ensemble de la classe de l'importance de cet exercice (qu'ils appréciaient déjà principalement pour son aspect moins "scolaire")... C'est par un hasard chronologique que j'ai distribué cette fiche, alors que nous avions déjà fait plusieurs "versions" du colloque, mais je crois que cela a eu plus d'impact que si je l'avais distribuée au début. En effet, même si cela pourrait paraître, à première vue, plus logique de distribuer les règles du jeu avant de commencer à jouer, je pense que la formulation écrite n'aurait fait que redoubler les consignes données à l'oral, et qu'elles ont pris beaucoup plus de sens pour les élèves alors qu'ils avaient déjà pratiqué l'exercice.

III) Quelles suites à cet exercice et à cette expérience ?

Pour ce qui est de l'exercice, je demande aux élèves de rédiger leur première dissertation de l'année (nous travaillons d'abord l'explication de texte) sur ce sujet auquel ils ont réfléchi grâce au colloque. Je leur demande de me rendre un plan d'abord, corrigé individuellement, puis le devoir rédigé, dix jours plus tard (Il me semble important de distinguer ces deux étapes pour pouvoir mieux identifier les problèmes de structuration de la réflexion et les différencier de ceux liés à la rédaction). Entre temps, nous avons étudié ensemble le texte de Léo Strauss qui se trouve à la fin des textes présentés pour le colloque, et éclairci ce que sont des perspectives universalistes et relativistes sur le sujet. Les devoirs proposés par les élèves sur le sujet sont presque tous de très bonnes dissertations, car il me semble que cela permet de dissiper la crainte de la première fois, celle de la page blanche (et donc aussi de diminuer le recours à internet...). Cela invite certes les élèves à travailler davantage sur la logique argumentative et sur la cohérence du raisonnement 7 que sur la recherche d'argument, mais cela me semble utile de dissocier ces deux aspects de la réflexion.

Pour ce qui est de l'expérience du colloque lui-même, l'introduction des rôles nouveaux de synthétiseur et de reformulateur m'a donné envie de changer l'organisation du prochain colloque : j'essaierai de faire débattre simultanément plusieurs groupes dans lesquels on trouvera un représentant de chaque philosophe, un modérateur, un reformulateur, un synthétiseur et un journaliste, de manière à ce que tous les élèves soient pleinement actifs à chaque version du colloque.

Une expérience à suivre donc...

ANNEXE 1. Est-il permis de désobéir à la loi ? Textes de philosophes proposés

Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, article 7

Tout citoyen appelé ou saisi en vertu de la loi, doit obéir À l'instant. Il se rend coupable par la résistance.

294. - On ne voit rien de juste ou d'injuste qui ne change de qualité en changeant de climat. Trois degrés d'élévation du pôle renversent toute la jurisprudence, un méridien décide de la vérité ; en peu d'années de possession les lois fondamentales changent ; le droit a ses époques, l'entrée de Saturne au Lion nous marque l'origine d'un tel crime.- Plaisante justice qu'une rivière borne ! Vérité au-deçà des Pyrénées, erreur au-delà.
Ils confessent que la justice n'est pas dans ces coutumes, qu'elle réside dans les lois naturelles, connues en tout pays. Certainement ils le soutiendraient opiniâtrement, si la témérité du hasard qui a semé les lois humaines en avait rencontré au moins une qui fût universelle ; mais la plaisanterie est telle, que le caprice des hommes s'est si bien diversifié, qu'il n'y en a point. Le larcin, l'inceste, le meurtre des enfants et des pères, tout a eu sa place entre les actions vertueuses. [...] Il y a sans doute des lois naturelles ; mais cette belle raison corrompue a tout corrompu.
320. - Les choses du monde les plus déraisonnables deviennent les plus raisonnables à cause du dérèglement des hommes. Qu'y a-t-il de moins raisonnable que de choisir, pour gouverner un Etat, le premier fils d'une reine ? L'on ne choisit pas pour gouverner un bateau celui qui est de meilleure maison. Cette loi serait ridicule et injuste ; mais parce qu'ils le sont et le seront toujours, elle devient raisonnable et juste, car qui choisira-t-on ? Le plus vertueux et le plus habile ? Nous voilà incontinent aux mains, chacun prétend être ce plus vertueux et ce plus habile. Attachons donc cette qualité à quelque chose d'incontestable. C'est le fils aîné du roi ; cela est net, il n'y a point de dispute. La raison ne peut mieux faire, car la guerre civile est le plus grand des maux.
326. - Il est dangereux de dire au peuple que les lois ne sont pas justes, car il n'y obéit qu'à cause qu'il les croit justes. C'est pourquoi il faut lui dire en même temps qu'il faut y obéir parce qu'elles sont lois, comme il faut obéir aux supérieurs non parce qu'ils sont justes, mais parce qu'ils sont supérieurs. Par là voilà toute sédition prévenue, si on peut faire entendre proprement cela et que proprement c'est la définition de la justice.

Pascal, Pensées

"Toute opposition au pouvoir législatif suprême, toute révolte destinée à traduire en actes le mécontentement des sujets, tout soulèvement qui éclate en rébellion est, dans une république, le crime le plus grave et le plus condamnable, car il en ruine le fondement même. Et cette interdiction est inconditionnelle, au point que, quand bien même ce pouvoir ou son agent, le chef de l'Etat, ont violé jusqu'au contrat originaire et se sont par là destitués, aux yeux du sujet, de leur droit à être législateurs, puisqu'ils ont donné licence au gouvernement de procéder de manière tout à fait violente (tyrannique), il n'en demeure pas moins qu'il n'est absolument pas permis au sujet de résister en opposant la violence à la violence. En voici la raison : c'est que dans une constitution civile déjà existante le peuple n'a plus le droit de continuer à statuer sur la façon dont cette constitution doit être gouvernée. Car, supposé qu'il en ait le droit, et justement le droit de s'opposer à la décision du chef réel de l'Etat, qui doit décider de quel côté est le droit ? Ce ne peut être aucun des deux, car il serait juge dans sa propre cause. Il faudrait donc qu'il y eût un chef au-dessus du chef pour trancher entre ce dernier et le peuple, ce qui se contredit."

Emmanuel Kant, Sur l'expression courante : Il se peut que cela soit juste en théorie, mais en pratique, cela ne vaut rien.

Nous parlerons contre les lois insensées, jusqu'à ce qu'on les réforme ; et en attendant nous nous y soumettrons. Celui qui, de son autorité privée, enfreint une loi mauvaise, autorise tout autre à enfreindre les bonnes. Il y a moins d'inconvénients à être fou avec les fous qu'à être sage tout seul. On ne saurait concevoir que chaque citoyen soit autorisé à interpréter les décisions ou lois nationales. Sinon, chacun s'érigerait ainsi en arbitre de sa propre conduite... Tout citoyen, on le voit, est non pas indépendant, mais soumis à la nation, dont il est obligé d'exécuter tous les ordres. Il n'a aucunement le droit de décider quelle action est équitable ou inique, d'inspiration excellente ou détestable. Tant s'en faut ! L'État on l'a vu, est en même temps qu'un corps, une personnalité spirituelle ; la volonté de la nation devant passer, par suite, pour la volonté de tous, il faut admettre que les actes, déclarés justes et bons par la nation, le sont aussi de ce fait pour chacun des sujets. Dans l'hypothèse même, où l'un des sujets estimerait les décisions nationales parfaitement iniques, il ne serait pas moins obligé d'y conformer sa conduite.
Voici alors une objection qu'on va nous opposer : la raison ne nous interdit-elle pas de nous incliner entièrement devant le jugement d'un autre, et par conséquent, ne devrait-on pas tenir un tel état de société pour contraire aux exigences raisonnables ? de sorte que cet état social irrationnel ne pourrait plus être réalisé que par des hommes déraisonnables. Mais, répondrons-nous, il n'est pas possible qu'un seul des enseignements de la raison contredise la réalité naturelle. Or les hommes, étant en proie aux sentiments, la saine raison ne saurait exiger que chacun d'eux soit indépendant ; en d'autres termes, la raison elle-même affirme l'impossibilité de l'indépendance individuelle. D'autre part la raison enseigne également et sans réserve qu'il faut chercher à maintenir la paix. Comment la paix régnerait-elle, si la législation générale de la nation n'était à l'abri de toute atteinte ? Ainsi pour ce motif encore, plus l'homme se laisse guider par la raison, c'est-à-dire plus il est libre, plus il s'astreindra à respecter la législation de son pays, ainsi qu'à exécuter les ordres de la souveraine Puissance à laquelle il est soumis. J'ajouterai enfin un dernier argument : l'état de société s'est imposé comme une solution naturelle, en vue de dissiper la crainte et d'éliminer les circonstances malheureuses auxquelles tous étaient exposés. Son but principal ne diffère pas de celui que tout homme raisonnable devrait s'efforcer d'atteindre - quoique sans aucune chance de succès - dans un état strictement naturel. D'où l'évidence de cette proposition : Alors même qu'un homme raisonnable se verrait un jour, pour obéir à son pays, contraint d'accomplir une action certainement contraire aux exigences de la raison, cet inconvénient particulier serait compensé, et au-delà par tout le bien dont le fait bénéficier en général l'état de société. L'une des lois de la raison prescrit qu'entre deux maux nous choisissions le moindre ; il est donc permis de soutenir que jamais personne n'accomplit une action contraire à la discipline de la raison, en se conformant aux lois de son pays.

SPINOZA : Traité de l'autorité politique - ch 2, par 4 à 6.

Nous avons dit, à propos de l'étude des lois, que les actes humains soumis aux lois portent sur des situations singulières qui peuvent varier à l'infini. Il est donc impossible d'instituer une loi qui ne serait jamais dans aucun cas en défaut. Pour établir une loi, les législateurs considèrent les conditions générales ; mais l'observance de cette loi serait dans certaines situations contraires à la justice et au bien commun que la loi entend sauvegarder. Par exemple, la loi déclare qu'il faut rendre un dépôt, ce qui est juste dans la généralité des cas, mais peut devenir dangereux dans des cas particuliers, tel le fou qui réclame l'épée qu'il a déposée, ou l'individu qui demande son dépôt pour trahir sa patrie. En pareilles circonstances et en d'autres semblables, il serait mal d'obéir à la loi, et le bien consiste alors à transgresser la lettre de la loi pour rester fidèle à l'esprit de justice et à l'exigence du bien commun.
Il n'est légitime de modifier les lois humaines que dans la mesure où cette modification est profitable à l'intérêt commun. Or le changement de loi lui-même, pris en soi, entraîne un certain dommage pour l'intérêt commun. La coutume contribue en effet pour beaucoup à l'observance des lois, à tel point, que ce qui se fait contre la coutume, même si c'est de peu d'importance, semble grave. Il résulte de là que tout changement de la loi diminue la force contraignante de la loi en ébranlant la coutume, et c'est pourquoi l'on ne doit jamais modifier une loi humaine à moins que le gain qui en résulte d'autre part pour l'intérêt commun ne compense le dommage qu'on lui fait subir sur ce point. C'est ce qui peut arriver, soit qu'une très considérable et très évidente utilité doive résulter du statut nouveau, soit qu'il y ait nécessité urgente à l'admettre, soit que la loi reçue contienne une iniquité manifeste ou que son maintien soit nuisible à beaucoup de citoyens.

THOMAS D'AQUIN, Somme théologique

- Il n'est pas souhaitable de cultiver le même respect pour la loi et pour le bien. La seule obligation qui m'incombe est de faire bien.
- La loi n'a jamais rendu les hommes un brin plus justes.
- Il y a des milliers de gens qui par principe s'opposent à l'esclavage et à la guerre mais qui en pratique ne font rien pour y mettre un terme.
- Il existe des lois injustes : consentirons-nous à leur obéir ? Tenterons-nous de mes amender en leur obéissant ou les transgressons-nous tout de suite ? Si le gouvernement veut faire de nous l'instrument de l'injustice, alors je vous le dis, enfreignez la loi.
- Tout homme qui a raison contre les autres constitue déjà une majorité d'une voix.
- Si un seul honnête homme cessait, dans notre Etat du Massachusetts, de garder des esclaves, quitte à se faire jeter dans la prison du Comté, cela signifierait l'abolition de l'esclavage en Amérique. Car peu importe qu'un début soit modeste : ce qui est bien fait au départ est fait pour toujours.
- Si un millier d'homme devaient s'abstenir de payer leurs impôts cette année, ce ne serait pas une initiative aussi brutale et sanglante que celle qui consisterait à les régler, et à permettre ainsi à l'Etat de commettre des violences et de verser le sang innocent. (Thoreau critique la guerre contre le Mexique, 1846-48, et l'Etat en général)

HENRY DAVID THOREAU, La désobéissance civile,1849

Cf aussi l'attitude de Socrate dans le Criton de Platon ; l'affrontement d'Antigone et de Créon dans Antigone ; l'article 2 de la DDHC de 1789 ; le Préambule de la DUDH de 1948 et ce texte de LEO STRAUSS, Droit naturel et Histoire, 1953.

"Rejeter le droit naturel revient à dire que tout droit est positif, autrement dit que le droit est déterminé exclusivement par les législateurs et les tribunaux des différents pays. Or, il est évident qu'il est parfaitement sensé et parfois même nécessaire de parler de lois ou de décisions injustes. En passant de tels jugements, nous impliquons qu'il y a un étalon du juste et de l'injuste qui est indépendant du droit positif et lui est supérieur : un étalon grâce auquel nous sommes capables de juger le droit positif. Bien des gens aujourd'hui considèrent que l'étalon en question n'est tout au plus que l'idéal adopté par notre société ou notre "civilisation" tel qu'il a pris corps dans ses façons de vivre ou ses institutions. Mais, d'après cette même opinion, toutes les sociétés ont leur idéal, les sociétés cannibales pas moins que les sociétés policées. Si les principes tirent une justification suffisante du fait qu'ils sont reçus dans une société, les principes du cannibale sont aussi défendables et aussi sains que ceux de l'homme policé. De ce point de vue, les premiers ne peuvent être rejetés comme mauvais purement et simplement. Et puisque tout le monde est d'accord pour reconnaître que l'idéal de notre société est changeant, seule une triste et morne habitude nous empêcherait d'accepter en toute tranquillité une évolution vers l'état cannibale. S'il n'y a pas d'étalon plus élevé que l'idéal de notre société, nous sommes parfaitement incapables de prendre devant lui le recul nécessaire au jugement critique. Mais le simple fait que nous puissions nous demander ce que vaut l'idéal de notre société montre qu'il y a dans l'homme quelque chose qui n'est point totalement asservi à sa société et par conséquent que nous sommes capables, et par là obligés, de rechercher un étalon qui nous permette de juger de l'idéal de notre société comme de toute autre. Cet étalon ne peut être trouvé dans les besoins des différentes sociétés, car elles ont, ainsi que leurs composants, de nombreux besoins qui s'opposent les uns aux autres : la question de priorité se pose aussitôt. Cette question ne peut être tranchée de façon rationnelle si nous ne disposons pas d'un étalon qui nous permette de distinguer entre besoins véritables et besoins imaginaires et de connaître la hiérarchie des différentes sortes de besoins véritables. Le problème soulevé par le conflit des besoins sociaux ne peut être résolu si nous n'avons pas connaissance du droit naturel.

ANNEXE 2. Colloque des philosophes

Pratique philosophique pour la classe de terminale inspirée par les travaux de Michel Tozzi sur les Discussions à visée philosophique en classe et par les recherches des membres de l'ACIREPH

Objectifs, déroulement et rôles à jouer

Objectif : En réfléchissant à un problème en commun, il s'agit de mettre en place en classe une communauté de recherche, un "intellectuel collectif", où l'enjeu de la discussion est d'avancer ensemble sur une question importante posée (rapport de sens), et non d'avoir raison (de l'autre : rapport de force) ; de chercher avec et non de lutter contre.

Moyens indispensables pour réaliser cet objectif :

  • la problématisation indispensable pour se mettre en recherche, individuellement et collectivement ;
  • la conceptualisation, qui cherche à définir des termes-notions, indispensable pour que la parole permette une pensée précise ;
  • l'argumentation, qui implique de valider rationnellement son point de vue, quand on affirme quelque chose, et de donner des objections justifiées quand on n'est pas d'accord, indispensable pour développer une pensée consistante, non contradictoire, qui vise à penser le réel.

Capacités développées en chemin :

  • comprendre un texte, la thèse d'un auteur et les étapes de son argumentation ;
  • être capable de défendre un point de vue qui n'est pas le sien ;
  • être capable d'écouter les arguments et exemples des autres pour y répondre de manière pertinente, être capable de trouver des arguments et exemples qui soutiennent la thèse que l'on défend en intégrant les objections qu'on peut y faire ;
  • être capable de poser clairement le problème et de le reformuler pour que la réflexion puisse progresser (seul un problème bien posé permet d'approfondir la réflexion sur un sujet et il faut être capable de se rendre compte quand on s'est enfermé dans un "faux-problème", une impasse) ;
  • être capable de définir les termes de sa réflexion et de son argumentation pour pouvoir penser avec d'autres (comment se comprendre et réfléchir ensemble si on utilise le même mot pour parler de choses différentes, sans même s'en rendre compte parfois) ;
  • être capable de synthétiser à tout moment les étapes d'un débat pour pouvoir le prolonger ou le réorienter s'il a dévié  ;
  • être capable de développer sa propre réflexion sur le sujet en se servant des réflexions des autres.

Déroulement :

Avant le colloque :

  • Lire le texte d'un philosophe, le comprendre, repérer sa thèse et les étapes de son argumentation.
  • Relire le texte en se demandant comment l'auteur répondrait à la question posée lors du colloque et pourquoi.
  • Chercher des arguments et exemples cohérents avec sa pensée (dans le texte ou par vous-même, dans la logique du texte).
  • Eventuellement, lire les autres textes pour vous préparer aux objections qui pourront vous être faites.

Pendant le colloque :

  • Défendre, à l'oral, la position de votre auteur sur le problème posé en argumentant rationnellement face à d'autres positions possibles sur ce problème. Ne pas oublier d'user d'arguments et d'exemples cohérents avec la pensée de votre auteur et qui intègrent les arguments/objections des autres participants. Ne pas hésiter à questionner une notion ou la question, pour bien comprendre le problème ; essayer aussi de définir les notions, pour préciser ce dont on parle ; tenter d'argumenter ce que l'on avance ou objecte, pour savoir si ce que l'on est dit est vrai. Bref penser ce que l'on dit, sans se contenter de dire ce que l'on pense...

Après le colloque :

  • Proposez votre propre réflexion sur le problème en tenant compte de ce qui a été dit et pensé.

Ou

  • Rédigez une dissertation sur le sujet du colloque en tenant compte des exigences du bac.

Rôles à jouer :

  • Le modérateur répartit la paroleselon des règles : donner la parole à ceux qui la demandent, avec priorité à ceux qui ne se sont pas exprimés ou se sont moins exprimés que d'autres ; il tend au bout d'un moment la perche aux muets, mais ceux-ci ont le droit de se taire ; il gère la forme de la communication, régule les processus socio-affectifs (il peut exclure après avertissement un "gêneur") ; il ne participe pas à la discussion, pour être tout attentif à la forme, et ne pas profiter de son pouvoir : celui-ci est de donner non arbitrairement le pouvoir de la parole à d'autres ; il peut à la fin faire un tour de table des "muets", et des coanimateurs; il ouvre et ferme la séance selon le temps convenu préalablement.
  • Le reformulateur, à la demande de quiconque, redit ce qui vient d'être dit par un camarade : il apprend à écouter, à comprendre ce qu'il a entendu, à le redire comme s'il était un autre. Il ne participe pas à la discussion, exclusivement centré sur l'écoute des autres, avec une exigence intellectuelle de compréhension, et une exigence éthique de fidélité.
  • Le synthétiseur, reformulateur à moyen terme, écoute et essaye de comprendre, note ce qu'il a compris, et renvoie au groupe lorsqu'on le lui demande ce qu'il a retenu à partir de ses notes. Il ne participe pas à la discussion, car il a déjà un travail complexe à faire. Il peut y avoir aussiun scribe qui écrit les idées essentielles au tableau, et les relit à la fin.
  • Les discutants doivent participer oralement au débat ; exprimer le point de vue de "leur" philosophe en le justifiant, émettre des objections fondées et répondre à celles qu'on leur fait, faire évoluer leur point de vue en fonction des échanges (préciser, nuancer, voire changer d'avis) ; mais aussi (plus difficile) faire avancer de manière constructive la discussion, en (se) posant des questions, en définissant des notions, en faisant des distinctions, en amenant des exemples ou contre exemples etc.
  • Les observateurs ont pour fonction de prélever des informations précises pour prendre conscience de ce qui se passe, sur la forme et non sur le fond, il s'agit d'observer des processus de pensée et d'articulation du débat: donner des exemples de questions posées par les élèves dans la discussion, de tentatives de définition, de distinctions entre les mots-notions, de thèses énoncées, d'arguments qui prouvent ou qui objectent... Ces observations d'ordre divers servent ensuite à l'analyse du débat et à comprendre pourquoi il a, ou non, bien fonctionné.

Chaque fonction développe des compétences précises : le modérateur développe sa capacité sociale à donner démocratiquement la parole dans un groupe et sa capacité intellectuelle à distribuer la parole pour faire avancer le débat ; le reformulateur à pénétrer dans la vision du monde d'autrui par une écoute cognitive fine ; le synthétiseur à être la mémoire collective d'un groupe ; le discutant à oser une intervention publique, élaborer une pensée dans la confrontation à une pensée plurielle, et à contribuer à l'avancée collective d'un débat ; Il y a donc intérêt à ce que ces fonctions tournent au cours des séances, pour que chacun élargisse sa palette de compétences.

ANNEXE 3. Grille d'auto-évaluation pour la dissertation

Introduction :

  • Ai-je défini les termes du sujet ?
  • Ai-je proposé une première réponse évidente à la question posée ?
  • Ai-je présenté une objection pour montrer que cette réponse n'est pas si évidente ?
  • Ai-je posé le problème qui en découle ?

Bonus :

  • Ai-je éventuellement trouvé une accroche ?
  • Ai-je éventuellement annoncé un plan ?
  • Ai-je éventuellement rappelé les enjeux de cette réflexion ?
  • Ai-je éventuellement proposé de courts exemples pertinents pour accompagner ma première réponse et l'objection ?

Développement

Première partie

  • Ma première thèse est-elle une réponse possible au problème posé en introduction ?
  • Mes arguments soutiennent-ils cette thèse ?
  • Ai-je défini les termes que j'emploie ? En particulier les notions du sujet ?
  • Ai-je pensé à des exemples qui illustrent bien ces arguments ?
  • Est-ce que je peux proposer au moins une (ou des) référence(s ) qui correspondent à mes arguments ?

Transition 1

  • Ai-je tiré le bilan de ma première partie ?
  • Ai-je montré que cette première réponse n'est pas entièrement satisfaisante ?
  • Cette objection est-elle formulée comme une question ?

Deuxième partie

  • Ma deuxième thèse est-elle une réponse possible au problème posé en introduction ?
  • Cette réponse est-elle meilleure que la première ?
  • Ai-je redéfini les termes que j'emploie ? En particulier les notions du sujet dont la compréhension peut-être plus précise que la définition proposée en introduction et dans la première partie?
  • Mes arguments soutiennent-ils cette deuxième thèse ?
  • Ai-je pensé à des exemples qui illustrent bien ces arguments ?
  • Est-ce que je peux proposer au moins une (ou des) référence(s ) qui correspondent à mes arguments ?

Transition 2 et Troisième partie sur le même modèle que la transition 1 et les deux premières parties ; Transition 3 et Quatrième partie sur le même modèle que les précédentes.

Conclusion

  • Ai-je proposé une réponse claire au problème posé en introduction ?
  • Cette réponse est-elle cohérente avec mon développement ?
  • Ai-je montré quels sont les enjeux du sujet ? c'est-à-dire pourquoi il est intéressant d'y réfléchir, ce que cela vous a apporté.
  • Est-ce que je me suis rappelé qu'il ne faut pas faire d' "ouverture" ?

Lisibilité

  • Mes phrases sont-elles claires ? est-ce que comprends ce que veux dire ? est-ce qu'un lecteur inconnu peut le comprendre aussi ?
  • Mon devoir est-il écrit de manière lisible ?
  • Ai-je corrigé au mieux les fautes d'orthographe et de grammaire ?
  • Ai-je sauté des lignes après l'introduction ? après chaque partie ? après chaque transition ? avant la conclusion ?
  • Suis-je allé à la ligne (sans en sauter) avant chaque nouvel argument - exemple - référence ?

(1) Paru dans Côté-Philo numéro 6 - 2005 et disponible sur le site de l'ACIREPH : http://www.acireph.org

(2) Les textes sont proposés en Annexe I.

(3) Michel Tozzi, Animer une discussion à visée philosophique en classe. Article sur la page d'accueil du site : www.philotozzi.com

(4) Pour une définition de ces rôles, voir l'annexe II.

(5) J'ai aussi transformé les "journalistes" en "observateurs" dont le rôle devait être d'observer la forme de l'argumentation et la cohérence logique du raisonnement de chaque participant mais cette tentative n'a pas fonctionné, cela a semblé pour l'instant trop difficile à la plupart des élèves.

(6) Je place cette fiche en annexe II après les textes du colloque lui-même.

(7) Pour les aider dans ce travail de dissertation, je leur fournis une "grille d'auto-évaluation" qu'ils peuvent utiliser toute l'année, y compris pendant les devoirs sur table, et que je joins aussi ici en annexe III.

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