I) La crise de l'adolescence
L'adolescence est un âge qui m'a toujours fasciné. C'est une étape difficile à vivre, pour les jeunes, pour la famille entière, pour tous ceux qui travaillent avec eux, mais cependant très riche, pleine de promesses.
On parle souvent de crise d'adolescence, et cela est vrai ça en est une, mais à prendre au sens grec du terme, c'est-à-dire changement. A cet âge, il y a beaucoup de bouleversements fondamentaux, qui peuvent être aussi l'occasion de changements positifs pour les jeunes, leurs parents et les adultes qui les côtoient.
Winnicott disait : "vous avez semé un enfant, à l'adolescence vous récoltez une bombe". Comment s'en sortir avec ces poseurs de bombes, et comment aider les parents ?
Déjà en mesurant bien les enjeux de ces changements et leurs significations.
Nous allons analyser ces changements en cinq points :
- les changements vis à vis d'eux-mêmes ;
- les changements vis à vis de la vie ;
- les changements vis à vis de leurs parents ;
- les changements vis à vis de leurs groupes de pairs ;
- l'entrée dans la sexualité.
1) Changement vis à vis d'eux-mêmes
En réalité, quelque chose a réellement explosé à l'intérieur du corps des filles et des garçons au moment de la puberté. Il ou elle assiste, comme médusé, sidéré, à l'éclosion d'un corps nouveau, étrange qu'il/elle ne reconnaît pas. Dans cette part la plus intimed'eux-mêmes, il se passe quelque chose qu'ils ne maîtrisent pas, qui les dépassent, qu'ils ne parviennent pas à identifier. Une déferlante d'expériences nouvelles et étranges les traversent : premières règles, premières éjaculations, premiers émois amoureux...
L'enfance s'absente, et c'est le vertige devant l'inconnu. Les adolescents vivent deux registres existentiels en même temps. Ils doivent à la fois gérer la fin de quelque chose et les prémisses d'un nouvel état, le deuil de l'enfance et l'approche de l'âge adulte. Ils se trouvent ballottés entre la nostalgie du passé et la peur de l'avenir. Cela ne peut se faire sans souffrance. C'est un véritable travail de deuil.
Ce qui est perdu plus profondément encore, c'est l'évidence d'être soi. Il y a un véritable trouble du sentiment de l'unité interne, du continuum d'existence. L'irruption de la puberté introduit une ligne de brisure interne. Qui suis-je aujourd'hui, moi qui étais autrement avant ? Je ne suis plus ce que j'étais, et je ne sais pas encore ce que je serai. Entre le "déjà plus" de l'enfance et le "pas encore" de l'adulte, l'adolescent se cherche.Il sent en lui la naissance d'un étranger. Il est comme habité par un autre avec lequel il faudra bien cohabiter. Il s'éprouve "soi-même comme un autre" selon la formule de P. Ricoeur.
La tâche, pour l'adolescent, consiste à intégrer cette partie de soi qui n'existe plus mais qui cependant l'habite encore. Quelque chose, son enfance, n'existe plus sur l'ordre du temps chronologique, mais continue à persister sur le plan psychique. Il expérimente que grandir suppose toujours perdre une partie de soi même.
2) Changement vis à vis de la vie
Exister ou ne pas exister. Etre vivant ou n'être que l'ombre de soi-même, voilà, à vif, la grande question des adolescents. L'enjeu : "Est-ce que je la veux la vie ?". Ils ont un contrat à signer avec la vie, nul ne peut le faire à leur place, ils sont désormais seuls face à ce choix existentiel. C'est sur cette corde raide existentielle qu'ils tangueront pendant quelque temps, avec l'hésitation comme compagne. Passionnés un jour, déprimés le lendemain... Les conduites ordaliques, l'émergence de certains symptômes, la tentation suicidaire, l'instabilité d'humeur, en sont la manifestation. Mais vivre, c'est quoi au juste ? Nul ne peut répondre à leur place. Leur décision constitue peut-être leur premier acte d'adulte. Vivre comme les parents, est-ce cela la vie? Assoiffés d'idéal, de justice, d'héroïsme, les adolescents trouvent les adultes tellement tristes, ringards, matérialistes, résignés, lourds !
" La vie a-t-elle un but ? A quoi puis-je être utile sur terre ?". "Est-ce que je serai capable de réaliser ce qui me tient à coeur ?". "Moi je veux savoir pourquoi je vis, pourquoi je me lève le matin." Voiciquelques phrases entendues au cours de thérapies d'adolescents.
L'adolescent est à la recherche d'un sens à donner à sa vie. "En vue de quoi ai-je reçu la vie ?". "A quelle fin suis-je au monde ?". Cela passe inévitablement par un rejet plus ou moins massif de ce que la famille leur a transmis.
Les adolescents vont remettre en cause les valeurs familiales, il faut les autoriser à le faire pour les aider à être authentiques avec eux-mêmes. Un travail de remaniement, de réappropriation, leur est nécessaire afin de parvenir à constituer leur propre système de valeurs.
Ceci ne doit pas, au contraire, empêcher les parents de transmettre leurs règles et leurs valeurs. Plus ils en auront semé pendant l'enfance, plus il en restera après le tri, dans l'escarcelle de leur adolescent.
Dans le vaste chantier que constitue cet âge, les adolescents vont mettre à l'épreuve tout ce qu'ils ont reçu de leurs parents. C'est autour de l'émergence de ce nouveau pôle de significations que leur identité s'organisera. Le "Je" se cohére, s'organise en effet, autour de ce qui fait sens pour eux, des valeurs qu'il ont envie de reconnaître comme leurs. Le pilier de l'existence, la force de vie, c'est bien le système de valeurs, des règles du bien vivre avec soi et avec les autres.
La question de l'origine se pose alors dans toute sa complexité. " Que puis-je devenir moi qui suis né black, blanc ou beur ?". "Alors que mes parents sont chômeurs, d'origine sociale précaire, vais-je pouvoir m'en sortir ?". "Cette histoire familiale si lourde, ces suicides à répétition dans les générations passées, puis-je y échapper ?". "Je ne crois plus en dieu, comment mes parents vont le prendre eux qui sont si "cathos". "Que puis-je faire de mes origines ?". "Compte tenu de là d'où je viens, qui puis-je devenir ?". Les origines conditionnent-elles totalement un individu? Peut-on s'en libérer, au prix de quoi ? Age où l'on remet en cause tout ce qui apparaît comme du déterminisme.
L'adolescence est la période où l'on prend conscience des multiples contraintes qui pèsent sur un individu, tout en se demandant : "Aurai-je les moyens de mes désirs ?". L'adolescence est pur refus de la vie comme destin, mais comment transformer ses déterminants en histoire ? Je veux être libre, mais que faire de ma liberté ? Libre, même de me mettre en danger
3) Changement par rapport aux parents
Ce qui surprend et déstabilise finalement le plus avec les adolescents, c'est toute leur ambivalence . Ils ne veulent plus rien recevoir des parents, mais en même temps ils leur en demandent toujours plus. Ils refusent d'être redevables de quoi que ce soit "Pourquoi tu m'as fait naître, j'ai rien demandé à personne ?" ; mais en même temps, tout leur est dû. Ce qu'on fait pour eux n'est jamais bien, mais si on en fait moins, ils sont perdus.
Ils ont envie d'être compris, mais si on les comprend trop ils ont le sentiment d'intrusion. Ils veulent se passer de l'amour familial, mais si on ne les regarde plus, ils s'effondrent. Ils déclarent qu'ils n'ont pas besoin de leurs parents, alors qu'il faudrait être disponible à n'importe quelle heure du jour et de la nuit. Les copains deviennent leur univers, mais ils ont du mal à quitter le nid familial. Le grand enjeu de l'adolescence, c'est de se défaire de l'amour parental dont ils ont encore tant besoin. Se rendre haïssables, détestables, c'est une manière de desserrer l'étau par ailleurs nécessaire de l'amour parental et filial. Ils rêvent d'indépendance, mais ils en ont très peur. L'enjeu de l'adolescence : se détacher des parents.
4) Les copains
Les copains, le groupe de pairs, est essentiel pour se détacher des parents. Le groupe auquel on appartient donne un sentiment de puissance et donc de sécurité, qui vient compenser la fragilité identitaire du jeune. Il y trouve une forme de reconnaissance par la fusion. Les bandes se formant souvent autour de critères ethniques, sociaux, religieux, sexués, géographiques... identiques, qui permettent au "je" de se fondre dans le "nous". L'identité du groupe permet de faire l'économie d'une quête identitaire personnelle bien exigeante. Cela représente une pause, un lieu de repos, avant de devenir un refuge. On n'a pas besoin de se demander qui on est, puisque on doit tous êtres pareils.
A l'intérieur du groupe, les différences sont laminées, si ce n'est interdites. Le groupe offre un cocon identitaire. Il apporte des assurances que le jeune pense ne pas pouvoir trouver ailleurs. L'appartenance à un groupe rassure ; mais elle ne dispense pas d'un travail interne personnel. En contre partie, il faut suivre scrupuleusement les règles, les codes du groupe, même si elles s'opposent à celles de l'extérieur. La loi interne du groupe ne peut être discutée sans risque d'être exclu. Le groupe peut piéger un individu fragile, et l'amener à une crispation sur les origines. Dans ce cas, le processus identitaire risque de s'alimenter du rejet de l'autre. Ego ne peut être bon que si l'autre est mauvais, il a besoin de bouc émissaire pour externaliser les conflits qui existent en lui.
5) La question de l'identité sexuelle. La traversée de la bisexualité à l'adolescence
Nombreux sont les adolescents à être confrontés pendant toute une période à la bisexualité. Au moment où leur sexualité s'éveille, ils sont nombreux à ne pas savoir encore précisément quelle est leur orientation, ils tâtonnent un peu dans le brouillard, au gré des expériences et des rencontres. Ils se heurtent alors à une question lancinante qu'ils mettent quelquefois beaucoup de temps à formuler puis à résoudre : "Je ne sais pas si je penche plutôt vers les filles ou vers les garçons, ou les deux". Souvent certaines difficultés, par exemple d'un garçon avec les filles, lui font dire "Ce sont peut-être les garçons qui m'attirent". Si, dans mon cabinet, les ados osent un peu plus se poser la question qu'il y a quelques années, l'hésitation, en tant que telle, reste toujours douloureuse, éveille des inquiétudes, des angoisses profondes. Oser dire que l'on hésite, qu'on s'interroge encore sur son orientation sexuelle, que l'on est peut-être bi sonne déjà comme un aveu. Aveu difficile à formuler, mais très libérateur et déculpabilisant, quand le jeune parvient à le faire. S'entendre dire "Je ne sais pas si j'aime les hommes ou les femmes ou les deux" permet à l'adolescent de ne pas porter seul cette hésitation, d'y réfléchir, de l'élaborer.
Cependant, inévitablement, cela se corse encore davantage, quand une orientation homosexuelle semble se confirmer : "Oui, moi décidemment, ce sont les garçons qui m'attirent, les filles, je les considère comme mes amies, je ne pourrais pas aller plus loin". En thérapie, il faut du temps, du tact pour qu'ils osent dire "Oui, je suis homo", pour intégrer cette dimension de leur identité.
L'inquiétude est triple :
- sur le plan identitaire. Du fait des stéréotypes ambiants, l'homosexualité reste encore vécue comme honteuse, déstabilisante : "Si je suis un homme qui aime les hommes, alors suis-je "un vrai homme" ?", ce qui requiert un travail identitaire bien plus exigeant encore ;
- sur le plan de la famille, ils éprouvent une profonde angoisse par rapport à la réaction des parents : "Je leur dis, ou je ne leur dis pas, comment garder ce secret, comment vont-ils réagir ?". La présence complice de la fratrie est un atout important pour franchir cette étape. Plus tôt ils oseront en parler aux parents, plus tôt ils seront libérés de ces conflits intérieurs très fragilisants ;
- ensuite, s'ils ont pu en parler, ce qui est déjà une étape, il leur sera difficile d'entendre la souffrance des parents, leur remise en cause, et cela dans le meilleur des cas, quand les parents comprennent et ne rejettent pas leur enfant, il leur faudra faire avec le sentiment qu'ils sont un "échec", parce que les parents culpabilisés se demanderont : "mais qu'avons-nous loupé ?"
On imagine alors les dégâts quand les parents rejettent, refusent, excluent le jeune...
6) Pourquoi cette crise est-elle un moment fragile dans la famille ? Car c'est aussi pour les parents une véritable crise personnelle
A l'adolescence, les parents perdent leur tendre enfant. Il faudra accepter l'idée que désormais il va se construire, forger son identité de plus en plus en dehors de la famille. Une distance s'installera de plus en plus entre lui et ses parents. Il faudra apprendre à respecter son espace, son intimité, son désordre. En un mot, il échappe. Si les parents avaient l'illusion qu'il leur appartenait, désormais il faudra s'y faire, il se dérobe. Il quitte son père et sa mère, sa fratrie aussi.Une séparation est à l'oeuvre.
Les parents doivent pouvoir supporter d'être moins aimés, d'être moins au centre de la vie de leur enfant. C'est l'heure -souvent injuste- des règlements de comptes.Les adolescents revisitent leur enfance, et font les comptes d'hier, en passant au peigne fin les comportements, erreurs, fragilités de leurs parents, avec un tel manque d'indulgence que le choc peut être rude. Fleurissent dans un printemps qui a tendance à durer les "Tu ne m'as jamais aimé !", "Tu ne m'as jamais compris", "Quand j'étais petit, tu m'angoissais tout le temps avec l'école, l'école...". C'est, le plus souvent, à partir des souvenirs de leurs frustrations qu'ils réécrivent l'histoire de leur enfance, n'hésitant pas à noircir le tableau. Tout ce que les enfants ont emmagasiné de souffrances, de douleurs, réelles ou fantasmées, tout ce qu'ils ont vécu comme des injustices revient à la surface. Et la rancune, la rancoeur se transforment en reproches.
Crise de valeur, les valeurs de leurs adolescents bousculent les certitudes des parents, qui doivent évoluer, s'ouvrir aussi aux nouvelles réalités de nos sociétés, comme par exemple la tentation de l'homosexualité, bien plus grande chez les jeunes aujourd'hui, le rapport à internet, aux réseaux sociaux... des études ayant montré que ces réseaux sociaux étaient plus souvent facteurs de construction identitaire que dangereux. Nul doute que les parents ont besoin d'être soutenus dans toutes ces pertes.
Une crise en miroir. A la recherche d'eux-mêmes, les ados font vaciller bien des parents. A l'âge de l'adolescence des enfants, les mères et les pères atteignent eux-mêmes l'âge des premiers bilans de leur vie. Il y a comme un écho amplificateur entre ce que vivent les adolescents et leurs parents, c'est bien pour cela que cet âge fragilise aussi les adultes.
Les jeunes réclament leur indépendance, mais les parents ont-ils réussi à couper avec leurs propres parents ? Les adolescents ont soif d'absolu, et pendant ce temps là, quelle vie de couple leur mère et leur père mènent-ils ? Quand ils déclarent qu'ils ne veulent pas faire un métier imbécile, cela renvoie les adultes à la manière dont ils se situent par rapport à leur travail.
En fait, les adolescents sont les révélateurs de ce que nous sommes, de ce que nous avons fait jusque-là. Ils interrogent sur ce que nous avons fait de notre vie jusque-là. Ils nous renvoient impitoyablement à nos failles, à nos fragilités, à nos choix, à nos erreurs ; et ils ne se gênent pas pour nous juger, jauger, évaluer. C'est tout juste s'ils ne demandent pas aux parents de leur rendre des comptes sur leur vie.
Ils éveillent le coté adolescent de leurs parents, et celui qui sommeille en chaque adulte, ils réactivent toutes les questions soulevées à cet âge, jamais résolues de manière totalement satisfaisante. Ne sommes-nous pas tous des adolescents, c'est à dire des êtres toujours en cours de croissance ? L'adulte étant sensé avoir abouti son développement. En fait, l'adolescence des enfants réactive chez les pères et mères, ni plus ni moins, ce travail identitaire qui a débuté vers 12/13 ans et qui se poursuit tout au long de la vie.Qui sommes-nous ? Le savons-nous vraiment un jour?
L'identité s'éprouve à partir de l'adolescence comme une identité plus ou moins inquiète, toujours inachevée, tiraillée entre ses aspirations et sa réalité. Les ados font toucher du doigt à des adultes, qui aimeraient l'oublier, que le "soi" n'est jamais fini, ni définitif. L'identité est toujours en mouvement, à la recherche d'elle-même. Le "je" n'est pas une entité donnée, il se construit, se renforce par le fait même d'accepter cette longue et aventureuse traversée du Soi.
En tant qu'homme, je m'appréhende dans l'angoisse du flou de ce que je suis, et toutes les représentations que j'ai de moi, que les autres ont de moi, n'épuiseront jamais l'être. Dés que je pense avoir saisi qui je suis, déjà, je ne suis plus le même. Selon Emmanuel Levinas, l'être s'énonce toujours dans un dire qui se dédit, le savoir n'épuise jamais ce qui est su, la pensée ne vient jamais à bout de ce qui est pensé, le vu renvoie sans cesse à ce qui est non vu. En fait, j'existe dans ce jeu perpétuel entre ce que je crois être et que je ne suis pas. L'identité se tisse entre histoire et fiction, dans une zone énigmatique du sujet, qui échappe à toute définition.
L'adolescence des adolescents nous ouvre de nouveau à ce "souci de soi", ce qui est, peut-être, une manière de nous remettre en jeu, en mouvement vers notre être le plus profond, le plus authentique, le plus ouvert sur les autres et le monde.
II. Comment la philosophie constitue-t-elle un levier thérapeutique dans ma pratique ?
1) Imbrication complémentaire de la psycho et de la philo
Il va sans dire que ma double formation (psycho et philo) me donne un double regard sur la clinique des enfants, ados, mais aussi adultes. Je ne peux m'extraire de ces deux approches qui se tricotent de manière très imbriquée dans ma lecture des processus comme dans ma posture clinique.
La philosophie m'apparait comme une aide précieuse pour accompagner les adolescents. Si la psychologie a été utile pour entendre et répondre aux besoins des adolescents, il est temps de reconnaître l'apport inégalable de la philosophie et de re-découvrir son importance primordiale dans la construction d'un individu. La psychologie a apporté un certain nombre de réponses concernant le développement de l'enfant, de l'adolescent, ses pulsions, ses désirs, ses affects, ses angoisses, et cela oriente d'une manière profitable la pédagogie et les relations familiales. La philosophie nous familiarise plutôt avec les questions, notamment celles auxquelles il n'est pas toujours possible d'apporter des réponses, elle interroge les certitudes, qu'elle considère souvent comme suspectes, réductrices. Selon elle, la vie est posée comme une intrigue, le monde comme une énigme et le savoir n'épuise jamais ce qu'il reste à savoir, la pensée ne vient jamais à bout de ce qui est pensé. Le mystère n'est pas une manifestation du réel, il en est la condition même. Et cette énigme irréductible du vivant est le lieu absolu de la liberté et de la créativité humaine. Comprendre, oui, mais en sachant que toujours échappe peut être l'essentiel. Selon Heidegger, "quand on a tout compris, il n'y a plus qu'à mourir" L'entêtement insatiable des adolescents à interroger, leurs questions inlassables qui ne se satisfont pas de nos réponses, prouvent si cela était encore nécessaire à quel point leur démarche est fidèle à l'essence même de la philosophie.
La philosophie nous invite, ni plus ni moins, à préserver une pensée vive, mobile, alerte, souple. Elle nous aide à traverser nos doutes, à nous structurer à partir de nos ignorances mêmes, de nos faiblesses. Elle nous donne les moyens de penser par nous-mêmes, cadeau inestimable qui permet de ne pas être enfermé dans des opinions toutes faites, imposées de l'extérieur, de préserver notre liberté intérieure. En un mot, elle nous maintient vivant !
La philosophie oeuvre sur d'autres plans que la psychologie, bien sûr complémentaires. Elle nous situe sur les registres de l'existentiel, de l'éthique, de l'esthétique, de la spiritualité, des croyances. Elle ne considère pas les êtres seulement dans leur dimension psychique, elle prend en compte toutes les dimensions qui inscrivent l'humain dans sa dignité la plus absolue. Elle considère l'homme dans sa globalité, comme sujet pensant, mais aussi inscrit dans son corps, dans son appartenance à une famille mais aussi comme participant à l'histoire de l'humanité, elle le situe dans sa conscience morale, en tant que citoyen, à la fois dans sa singularité mais aussi dans son universalité. En élargissant ainsi le regard elle permet aux individus de trouver des ressources non seulement en eux-mêmes mais bien plus encore dans la puissance et la beauté de l'univers, en un mot dans toute la sphère du vivant. Elle participe à forger des femmes et des hommes solides car responsables vis à vis d'eux-mêmes et des autres, inscrits dans leur citoyenneté et aptes à participer à une réflexion politique, au sens noble du terme.
Et nul ne contestera que cela est extrêmement précieux aujourd'hui pour les adolescents du 21° siècle, qui vivent dans des contextes instables, insécurisants, complexes. Plus on les aidera à trouver des points d'appui et des repères solides, étayés sur les bases intemporelles de la philosophie, plus on leur permettra non seulement de trouver leur place dans cet univers, mais aussi de mettre en oeuvre une liberté réfléchie, une altérité féconde, qui alimentera une confiance en la vie et en leur avenir, un sens des responsabilités et de l'engagement. Platon ne nous contredirait pas, lui qui déclarait : "Chacun, parce qu'il pense, est seul responsable de la sagesse ou de la folie de sa vie".
Mon double regard ne va pas sans tension, mais cette tension même est libératrice, ou du moins préserve ma liberté. Elle me permet de ne pas être enfermé dans un système de pensée unique ou dans une école ou chapelle. Tout en étant dans une posture de psychothérapeute - aidant le patient à dépasser ses souffrances, à mieux se situer par rapport à lui-même et aux autres -, les axes épistémologiques qui sous tendent ma pratique clinique sont largement influencés par la philosophie. Quels sont-ils ?
2) La puissance du doute : du questionnement à la pensée
J'ai récemment travaillé sur le livre de Job, qui après avoir été terrassé a tout perdu ; il doute de tout, dans une solitude vertigineuse. C'est au moment où il ose interroger Dieu, le questionner, qu'il commence à sortir de sa détresse. La question lui permet de se redresser.
La question est mouvement vers, elle est tension vers une extériorité.
Tout se passe comme si être, c'est déjà interroger. Comme si la question était le creuset de la pensée, à l'origine même de l'appétit de connaître, prémisse du cogito. Le "j'interroge donc je suis" précéderait-il le "je pense donc je suis ?"
Les adolescents sont très flattés quand je leur explique que leur doute les place dans une posture de philosophe. Nombreux, en effet, sont les philosophes qui disent se mettre très humblement dans des positions d'adolescents pour pouvoir construire leurs théories. Descartes a fait table rase de ses connaissances antérieures, pour tenter de parvenir à des vérités fiables, Hegel n'hésitait pas à dire tout simplement: "On reprend tout à zéro". La philosophie aide à accepter le questionnement, et plus encore les questions sans réponse, en tous les cas sans réponses définitives.
Dans ma posture clinique, j'invite les enfants et les ados à nourrir leur questionnement, à le déployer. Déployer le questionnement permet de remettre en mouvement la pensée et les blessures enkystées, alors que l'interprétation risque de la figer en supposant qu'on a compris et que cela suffit. Nietzche nous met en garde contre l'illusion de la vérité : "Les vérités sont des illusions dont on a oublié qu'elles le sont, des métaphores qui ont été usées". Rien de tel avec un adolescent que d'entrer dans le jeu des questions, les aider à les dérouler, les déployer, ce qui permet de remettre en mouvement sa capacité de raisonner, d'élaborer, de hiérarchiser ses pensées, de les organiser. Dans ce cheminement maintenu ouvert par des questions sans nécessairement de réponses, l'adolescent petit à petit reconfigure son monde, élabore petit à petit la place qu'il veut prendre dans ce monde. (Cf. Heidegger, l'homme configurateur de son monde, pas seulement "jeté au monde").
3) Les questions existentielles des ados. Entrer dans la transcendance du temps
On sait à quel point le rapport au temps est important, pour permettre à un sujet de se structurer, mais aussi combien il est déstabilisé, déstabilisant à l'adolescence. Notre époque, où on zappe,où tout s'accélère, où les conduites impulsives, compulsives se multiplient, dans un rapport au temps où règne l'immédiateté, ne facilite pas cette construction d'un rapport au temps structurant, car on a oublié, gommé, la transcendance du temps. Certains faire-part sont symptomatiques de cette illusion d'auto-fondation du sujet. Le bébé s'annonce lui-même : "je suis né le... je m'appelle...". Quand on gomme toute référence au temps d'avant, il devient difficile aux jeunes, ensuite, de mettre du temps entre la pulsion et l'acte. La tentation du passage à l'acte est grande. Le temps de la réflexion, de la réflexivité s'efface sous le règne du "tout et tout de suite". Comment aider les jeunes à se resituer par rapport à la transcendance du temps, qui également les aidera à intégrer la transcendance d'une loi, d'un tiers ?
La question de la finitude, du côté de la mort.
Aujourd'hui, la mort est cachée, taboue. Dans quel lieu l'enfant, l'adolescent peuvent-ils évoquer leur question sur la mort, leur peur de mourir en même temps que leur fascination pour la mort ? On préfère frapper d'interdit la mort, les morts et les rituels les entourant jadis. " La mort n'est plus un événement de la vie, elle est un accident, un lapsus. La mort est une contrariété nauséabonde que nous récusons au nom de la jouissance",affirme Pascal Bruckner. Face à la mort, il y a aussi un certain paradoxe, voire une culpabilité chez les jeunes : "Ma vie, ma croissance amène mes parents de plus en plus prés de leur mort".
La mort, c'est l'acceptation de l'impuissance suprême, de la perte absolue de contrôle, de maitrise, c'est angoissant aussi à ce titre-là. Pour des jeunes qui ont à la fois l'illusion de la toute-puissance et le sentiment de ne pas avoir de prise sur leur vie, la mort est intolérable, quelquefois même de l'ordre de l'impensable.
Au cours des thérapies, j'offre aux ados la possibilité d'élaborer et leur crainte et leur défense vis à vis de la mort. Ce qui inévitablement ouvre sur une éthique du bien vivre, autour du sens à donner à la vie ; et du bien vivre ensemble, autour de ce que Hans Jonas a appelé l'impératif éthique fondamental : "Agis de telle sorte que la vie puisse continuer à être".
La question de l'origine.
"D'où venons-nous ? Où allons-nous ? Qui sommes-nous ?". Cette question des origines est un élément essentiel de la structuration d'un individu, et de la construction du lien de filiation, et des relations intrafamiliales et intergénérationnelles. Cette question de l'origine, c'est une donnée qui me semble anthropologique, hors du temps, anhistorique. Sans aucun doute, la possibilité de penser notre rapport aux origines nous inscrit dans notre dimension d'être humain, dans cette conscience d'une transcendance du temps, nous existons parce que d'autres ont existé avant nous, chaque bébé est la résultante d'une longue histoire qui déborde largement celle de la famille, et chacun de nous est responsable du temps à venir. Le rôle de la famille est primordial. Non seulement elle est le lieu originel, mais encore elle sera le lieu des premières paroles que l'enfant pourra entendre sur ses origines. Car de sa naissance, lui-même ne peut rien en dire. Il ne peut entendre le récit de ses origines que de la parole d'un autre. L'origine institue d'office l'altérité. L'existence de l'enfant prend corps dans des paroles extérieures à la sienne. Transmettre à un enfant ses origines est donc une fonction essentielle de la famille.
Mais attention, il est indispensable de nous ouvrir à une autre lecture de cette question. Une magnifique phrase du poète Maria Rilke, pourrait à elle seule résumer mon propos : "Nous naissons pour ainsi dire provisoirement quelque part. C'est peu à peu que nous composons en nous le lieu de notre origine pour y naitre après coup et chaque jour plus définitivement" (Lettres milanaises - 1923).
Le risque idéologique de toute sacralisation des origines.
Toute sacralisation ou crispation sur les origines est un danger potentiel et constitue un véritable obstacle au travail de subjectivation. Les origines ne sont pas une réalité immuable, inaltérable qui parlerait d'une pureté perdue qui serait à préserver et à sauver. Le passé ne peut pas être une justification du présent ou une légitimation. La recherche des origines peut à un moment devenir une quête sans fin et peut-être même sans objet, dans une logique nostalgique, tournée vers le passé, régressive.
Il n'existe pas de "moi pur originel" qui serait à rechercher, à retrouver en remontant le temps. Rien ne perdure à l'identique à travers le temps. Les lieux, temps originaires sont toujours perdus, qu'on les ait connus, ou non. Accepter cette perte nous projette dans le futur, dans une dynamique féconde. "La recherche d'origine tel un ciel bleu n'est qu'un leurre. Les commencements sont bas. Le matin éclairé du monde n'existe pas, ce qui permet parfois à l'homme, à la femme d'éclairer le monde. M. Foucault rappelait que l'acte philosophique consiste à créer "l'irréversible de la séparation d'avec l'origine." Ne plus chercher l'origine dans le passé permet d'être sans cesse dans un processus de créativité. "A force de vouloir rechercher les origines, on devient écrevisse" (Nietzsche, Le crépuscule des idoles).
Donner de l'amplitude à ce concept : L'origine, ça commence où ?
Contrairement à certains stéréotypes qui voudraient la figer, l'origine ne se laisse pas réduire à un point clos, fixe ou définitif de notre histoire. Elle ne se résume pas, loin s'en faut, à une date ou lieu de naissance, ni même à une famille. Car l'origine ça commence où ? Il y a toujours une origine à une origine. Avant moi, il y a avait mes parents, avant eux, il y avait les ancêtres, avant eux il y eut le déluge, et avant avant... Après une origine, on trouve encore une autre origine... Les temps des commencements nous conduisent aux confins de l'intelligible. L'origine est fondamentalement irreprésentable, inconcevable, impensable et bien entendu, nous avons un besoin irrépressible de la penser, de la représenter. N'est-ce pas la recherche de cet indéterminable qui est à l'origine précisément de notre volonté de savoir, de notre capacité d'abstraction, notre ouverture à la spiritualité.
Parce que l'origine est insituable, parce qu'elle n'est qu'un territoire incertain, qu'elle appartient à un temps immémorial, elle nous entraîne dans un mouvement incessant. C'est un processus toujours à l'oeuvre qui nous inscrit dans la plus grande mobilité. Elle inscrit l'être humain dans une fluidité étourdissante. Indélébile, elle reste pourtant toujours à recréer. L'origine, c'est davantage l'horizon du devenir que le lieu du souvenir. Ne l'enfermons pas dans les replis de la nostalgie, elle tient sa magie de son énigme irréductible.
4) Le parcours de la reconnaissance (P. Ricoeur)
Au moment de l'adolescence, la reconnaissance est centrale. "N'est ce pas dans mon identité authentique que je demande à être reconnu ?" (P. Ricoeur). Il faut redonner à ce mot de reconnaissance largement galvaudé à force d'être utilisé à tort et à travers, un peu de son épaisseur. La reconnaissance ne s'institue pas d'un coup de baguette magique, mais répond à un véritable processus. Existe un véritable "parcours de la reconnaissance" selon P. Ricoeur, que je vais schématiser.
J'applique cela aux adolescents, mais c'est aussi un thème d'échange ouvert, un thème de discussion que je peux avoir avec eux. D'abord, on a besoin d' "être reconnu", on est alors dans une certaine position passive, dépendante. On a besoin que quelqu'un d'autre atteste qui je suis. Ce niveau est sans doute prévalent dans la relation jeune enfant/parent. Les adolescents sont aussi dans cette position d'attendre d'être reconnus, sans doute parce que cela construit leur continuum d'existence. "Reconnaître, c'est d'abord discerner une identité qui se maintient à travers ses changements."
Puis, il s'agit de "reconnaître l'autre", ce qui se réalise dans un mouvement actif vers l'autre. Grandir suppose qu'on puisse aussi se tourner vers l'autre pour le reconnaître, qu'on quitte la position passivé première, ou tout au moins qu'elle ne soit plus prévalente.
Le 3° niveau c'est la reconnaissance réciproque : "se reconnaître mutuellement" qui est de l'ordre de l'altérité.
Bien sur, tous les niveaux sont liés à "se reconnaître soi-même". Le "se reconnaître soi-même" implique deux mouvements :
Le premier : l'ipséité. L'ipséité répond à la question "qui" : qui parle, qui agit ? Il s'agit nous dit P. Ricoeur de se reconnaître comme auteur de mes paroles, acteur de mes actes, de mes gestes. La reconnaissance de soi renvoie l'individu à sa responsabilité. Je suis comptable de mes actes... peut-être même aussi de mes intentions. Il s'agit de s'imputer à soi-même nos actes et nos paroles. Le parcours de la reconnaissance de soi, c'est le parcours de la reconnaissance de sa responsabilité.
Le deuxième mouvement du "se reconnaître soi-même" c'est la mêmeté (idem). La mêmeté, c'est la permanence dans le temps malgré les changements, c'est à dire la reconnaissance d'une continuité ininterrompue du premier stade à son dernier. "Ainsi disons-nous d'un chêne qu'il est le même de la graine à l'arbre dans la force de l'âge, de même d'un animal ou d'un homme de sa naissance à sa mort".
La dialectique entre ces deux modes de reconnaissance tisse mon identité, et cette dialectique se fait toujours dans un récit, je me raconte à moi-même ce dont je suis capable et responsable, et j'atteste que je suis bien moi à travers les changements. Pour Ricoeur, le récit structure l'identité, et construit ce qu'il appelle une identité narrative. "Apprendre à se raconter, c'est apprendre à se raconter autrement" ; la narration vient au secours de l'identité vagabonde, du soi en quête de lui-même.
La boucle est bouclée de la manière suivante : plus on se sent reconnu, plus on est "reconnaissant", au sens de la gratitude. La gratitude, ce par quoi le sujet se situe au coeur de ses loyautés et de ses trahisons nécessaires, loyautés qui interrogent sans cesse l'individu ; gratitude qui permet l'autonomie, quand je suis capable de reconnaître ce que j'ai reçu malgré les manques, les frustrations, quand je n'attends plus de la famille qu'elle me donne ce qu'elle ne peut pas donner, alors je grandis et me situe comme sujet autonome.
Par la gratitude, l'adolescent peut commencer à sortir de la logique des règlements de comptes qui l'enferment dans une position où tout lui est dû.
5) La conscience éthique comme pivot de l'être
Avec la plupart des adolescents que je reçois, nous abordons des questions éthiques autour de ce qui les préoccupe au quotidien, comme par exemple l'indépendance, la liberté. Cela donne lieu à des échanges riches, passionnants et passionnés.
La question de la liberté
La liberté est au fondement même de la pensée occidentale, c'est un idéal de vie, une valeur qui oriente la vie. Très tôt dans l'histoire des idées, elle se confond avec le bonheur, et "Le courage avec la liberté" (Thucydide). De nos jours, elle est considérée comme une exigence, un dû, un droit, le droit de pouvoir choisir son mode de vie, sa sexualité ; c'est une aspiration de plus en plus individualiste, auto centrée, sans référence à une quelconque transcendance, et même celle des lois est contestée. Libéré des puissances tutélaires, des lois religieuses, l'homme peut-il tout faire ?
Qu'est-ce que être libre ? La réponse des philosophes est claire, elle s'oppose à la doxa, au sens commun de la liberté auquel les ados s'attachent, à savoir faire ce qu'on veut, quand on le veut, avec qui on le veut. Pour eux, c'est un "faire" qui s'impose à partir de leurs pulsions et désirs. La liberté philosophique s'oppose à la notion intuitive des adolescents de la liberté et au règne de la nature où la raison du plus fort l'emporte. Il faut souvent plusieurs séances pour que l'adolescent aborde la question de la liberté sur un mode philosophique. Certaines phrases de philosophes, que je peux être amenée à dire quelquefois créent de véritables prises de conscience. Des phrases telles que "la liberté, c'est la gestion de ses contraintes", ou bien : "Là où il n'y a pas de loi, il n'est pas de liberté" (J. Locke), ont l'avantage de mettre en évidence le paradoxe de ce processus, ce qui fait penser le jeune, remobilise sa réflexion, et lui permet de mesurer la complexité de la liberté. Ceci sert alors d'entrée en matière pour pousser plus loin le raisonnement. Voici quelques exemples de réflexions que je peux partager en séances avec les adolescents :
*La loi est le garant de la liberté, selon Rousseau. Elle est au dessus de l'homme.
Déclaration des droits de l'homme de 1789/ Art. IV : la liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui, ainsi l'exercice des droits naturels de chaque homme n'a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la Société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la Loi.
*Référence à la raison, valeur suprême par rapport aux passions.
Platon : l'homme libre, aristocratique, a la parfaite maitrise de lui-même, et n'agit qu'en suivant sa raison. La République est le régime par excellence de la liberté parce qu'elle établit le pouvoir de la raison.
*Référence au pouvoir : la liberté, ce n'est pas le pouvoir. "Le consul ou le roi sont les serviteurs des autres" (Dante).
La force ne fonde pas le droit ni la justice.
Evidemment, reconnaitre la nécessité des lois, très bien, mais de là à se soumettre à la loi parentale, il y a un grand pas, qui n'est pas aisément franchi par les adolescents. Ce qui donne l'occasion d'aborder d'autres points.
*La liberté oppose désirs et raison, individu et groupe, droits et devoirs, elle se construit dans une dialectique entre ces deux pôles.
C'est un équilibre sans cesse à redéfinir.
Sartre : "En voulant la liberté nous découvrons qu'elle dépend entièrement de la liberté des autres, et que la liberté des autres dépend de la notre... dés qu'il y a engagement, je suis obligé de vouloir en même temps que ma liberté, la liberté des autres. Je ne puis prendre ma liberté pour but, que si je prends également celle des autres pour but".
*Autre question qui les intéresse et les fait penser :
On peut être prisonnier de soi-même, de ses propres fantôme, fantasmes, de son inconscient : "Des fois, je voudrais bien être calme, mais je n'y arrive pas, je fais des crises comme malgré moi." On n'arrive pas toujours à faire comme on aimerait faire. On peut aussi être prisonnier de soi même, il faut du courage pour sortir de sa propre prison.
Les ados du 21° siècle, sont ils spontanément des sartriens ?
Sartre : "Nous sommes seuls, sans excuses. L'homme est condamné à être libre. Condamné parce qu'il ne s'est pas créé tout seul et par ailleurs cependant libre parce qu'une fois jeté dans le monde, il est responsable de ce qu'il fait." ( L'existentialisme est un humanisme).
6) L'altérité
Les adolescents qui réclament le respect, ont bien du mal à l'instituer et à se situer dans l'altérité. Ils ont bien du mal à construire leur "je" par rapport au "tu" et expérimentent toute la subtilité de l'altérité, la complexité de la relation aux autres. Je suis en partie invisible à moi-même; par exemple, sur le plan corporel, je ne peux voir mon dos, mon visage que dans le reflet d'un miroir ou dans le regard de l'autre. "L'homme est miroir pour l'homme... C'est l'autre qui me donne mon visage"(Merleau-Ponty) et qui me révèle une part de cet invisible que je porte. C'est autrui qui atteste que cette part lui est visible. Par son regard, il me la restitue, de manière impalpable, infime, indicible, intimiste, bien sur déjà interprétative.
Ce regard d'autrui qui me révèle à moi-même peut aussi bien m'aider à être plus présent à moi, à me cohérer davantage, à m'unifier, me contenir, ou au contraire m'éloigner encore plus de moi-même, me cliver, me déchirer intérieurement. Bref, ces images de moi renvoyées par l'autre viennent inévitablement déranger, perturber l'image que j'ai de moi. On ne se voit jamais tout à fait tel que les autres nous voient. Le regard décalé que l'autre nous porte, introduit une césure, une faille dans notre propre représentation. Il introduit du doute sur ce qu'on croit être, et ébranle nos certitudes, ce qui n'est certes pas confortable, quelquefois angoissant, mais ce qui libère tout un espace à l'intérieur de nous, et ouvre sur un champ infini de nouvelles images possibles.
Dans leurs réactions, les adolescents illustrent bien ce que les philosophes, surtout les philosophes modernes ont mis en évidence, l'ambivalence de l'altérité. L'altérité est fondamentalement métissée,s'inscrit dans une ambivalence irréductible. L'autre dans sa subjectivité singulière me trouble, me fascine, m'attire, m'intrigue, me séduit ; il génère des mouvements contradictoires : je voudrais m'approcher de lui et le respecter pour préserver ce trouble suave, mais en même temps il m'entrave, me dérange, me limite et je n'ai de cesse que de chercher à réduire, absorber, éliminer sa différence. La rencontre avec l'autre s'établit toujours au coeur d'un double mouvement qui me fait osciller en permanence entre la reconnaissance et la réduction de sa subjectivité ; entre le respect et l'annulation de cette singularité, entre la tolérance et le rejet. Cette reconnaissance de l'autre comme semblable et comme différent, comme même et comme autre n'est pas exempte de souffrance.
Sans l'autre nous ne pouvons advenir à ce que nous sommes ; mais à cause de l'autre nous ne parviendrons jamais à être totalement ce que nous sommes. L'autre toujours empiète sur ce que je suis, mais peut me permettre d'accéder à ce que je ne suis pas encore. Sans l'autre nous n'existons pas comme sujet singulier, avec l'autre nous sommes toujours menacés.
L'accès à autrui passe par le problème de sa connaissance : que sais-je d'autrui ? Comment le connaître ? Affirmer l'existence d'un autre, d'autres que moi au regard de la connaissance que je peux avoir d'eux, présuppose un moi posé comme suffisamment certain de lui, assuré, comme s'étant identifié suffisamment pour supporter la mise en question fondamentale et inévitable du contact entre deux individus. Si je ne reconnais pas l'autre dans ce qu'il est, comme autre que moi, je risque de l'instrumentaliser, de n'en faire qu'une chose soumise à mon désir, ou insignifiante, sans valeur. C'est dans un mouvement réciproque que la relation à autrui s'institue.
7) L'estime de soi
Le respect des autres ne peut se fonder que sur le respect de soi. Le respect envers les autres, c'est un contrôle sur soi, a minima une politesse, considérer l'autre avec dignité, lui montrer qu'on lui accorde de l'importance, de la valeur, en un mot le considérer comme sujet, ce qui en retour nous rend sujet nous aussi.Le respect, c'est une des conditions centrales du vivre ensemble, dans ce sens, le respect est nécessairement limite, c'est à dire reconnaissance de l'autre comme venant faire fracture à mon pouvoir. Il n'y a pas de respect sans abandon de pouvoir.
Finalement le respect, ce ne serait peut-être rien d'autre que ce geste retenu de notre pouvoir, le geste arrêté, volontairement pétrifié, cette suspension de l'acte violent ou insolent, ou la retenue de ce mot si facilement destructeur, il s'institue dans une vigilance infinie qui me fait pressentir cet instant terriblement subtil où je risque d'annuler l'humanité de l'autre.Selon Jankélévitch, "le respect a la phobie de la proximité" et pour E.Levinas : "Autrui est un centre d'obligations pour moi". L'altérité me renvoie à mon sens de la responsabilité. Le respect me renvoie à une responsabilité vis à vis de l'autre, mais aussi de moi-même.
Pour Descartes, la générosité est d'abord estime de soi avant d'être estime de l'autre. Position que P. Ricoeur reprend. Selon lui, on respecte d'autant plus l'autre que l'on est parvenu à se respecter soi-même.
Développer l'estime de soi est la seule manière d'honorer la demande d'autrui. Sans estime de soi, toute vie morale devient impossible. Le souci de l'autre ne signifie rien sans un soi capable d'y porter attention. Pour P. Ricoeur, "le fond du mal est la destruction du respect de soi".
Conclusion
La philosophie m'aide à respecter davantage les patients. En restant au seuil de leur liberté, je les amène à penser par eux-mêmes leur vie, l'anticiper, l'imaginer, la projeter, tout en la savourant. Finalement, j'ai découvert avec les enfants et les adolescents, qu'en faisant la philosophe, je prenais tout à fait ma place de psychothérapeute.