Revue

La crise : piloter ou souffrir ?

"Il s'agit moins d'imaginer l'inimaginable, que de s'entraîner à lui faire face" (Janek Rayer)

La crise : définitions et critiques

Parler de crise et tenter d'en donner une définition c'est prendre conscience qu'il est autant d'approches que de secteurs d'activités, de métiers, d'individus... susceptibles d'y être confrontés, c'est-à-dire en fin de compte chacun d'entre nous. Partant de mon vécu professionnel, je puis tenter de vous proposer trois regards : celui du somaticien (chirurgie) pour lequel souvent la crise se confond à ses manifestations explosives avec ou sans prodrome ; celui de l'urgentiste, pour lequel la crise apparait parfois par la lorgnette de l'urgence, mais avec l'évidence de se dérouler sur le long terme et ayant ses débuts, parfois torpides, bien avant la demande formulée (ou informulée) aux professionnels. La troisième approche qu'il m'est donné de partager avec vous est celle du professionnel participant aux cellules de sécurité civile : la crise apparait après un incident ou un accident, elle n'est pas toujours reconnue comme telle (au premier abord) et plonge les gestionnaires parfois incrédules face à la vulnérabilité (extrême) des systèmes. Mais cette approche montre déjà ses limites : tout cela n'est pas aussi bien classé et aussi catégorisable.

L'urgence somatique, coup de tonnerre dans un ciel bleu, n'est souvent qu'un moment après un parcours fait de signes avant-coureurs (douleurs abdominales, douleurs thoraciques...).

L'urgence industrielle, explosive, se révèle comme ayant pris racine dans un dysfonctionnement non corrigé ou sous-estimé (Tchernobyl, AZF, ...), mâtiné de "sombres précurseurs".

La souffrance psychique ou sociale est parfois traitée comme une affection somatique et sous-estimée (voire volontairement occultée).

Ce vécu me conduit aussi et obligatoirement à faire le lien avec l'urgence. L'urgence, je l'esquissais il y a un instant, est souvent l'aboutissement d'une crise, une expression de la crise qu'elle peut éclairer comme si l'urgence devenait " l'analyseur de la crise". Si la crise est lue comme une période (nous y reviendrons) l'urgence est alors un moment, voire un point d'orgue à l'épisode.

Bien que nous opterons tout à l'heure pour une approche de la crise comme durée, et pour fixer les choses, tentons une première définition : "Moment crucial dans la vie des individus, des groupes et des populations, qui marque une rupture de continuité et une incertitude quant à l'évolution des événements, qui comporte une menace pour les valeurs, les objectifs et le fonctionnement de ces individus et groupes et qui découvre des enjeux majeurs pour leur liberté, leur intégrité voire leur survie ; la crise ( selon ces auteurs) implique la notion d'agir en urgence et éventuellement en situation dégradée ; elle peut déborder sur le retour à l'état antérieur, sur l'insécurisation d'un nouvel état d'équilibre ou sur l'aggravation de l'état détérioré"1.

J'ai voulu placer ce propos sur la crise dans une perspective de durée ; cette première définition s'en réfère au "moment". Est-ce contradictoire ? En miroir des nombreuses définitions proposées par la littérature, nous retiendrons plutôt des jalons, comme autant de caractéristiques que les auteurs classiques mettent en avant (sans prétendre à l'exhaustivité).

De nombreux praticiens, dont Wiener et Kahn2, mettent en exergue plusieurs dimensions à la crise mais que, à l'évidence, nous ne nommerons pas "critères", car ils servent moins au diagnostic qu'à esquisser le tableau :

  • Convergence d'éléments dont la combinaison crée problème ou crée un remodelage du réel.
  • Rupture dans la continuité des processus jusque-là " souhaités". Elle est peu propice aux mesures d'urgence car inédite, mais induit une pression psychique forte (stress) de l'individu ou du groupe et génére une pression sur l'action, en parallèle avec le sentiment ou l'évidence d'urgence... mais elle ne permet pas la conduite prévue3.
  • Menace pesant sur les objectifs (de l'organisation ou de l'organisme). Menace : on pressent que les choses sont inhabituelles, que de "sombres précurseurs" sont à l'oeuvre, qu'un basculement est possible, que des valeurs peuvent être ébranlées et que dès lors il y a un enjeu qui d'une part menace les objectifs de l'organisation et d'autre part menace la capacité de décision elle-même.
  • Induction des comportements inefficaces et une recherche de bouc émissaire.
  • Période caractérisée par l'un, l'autre ou plusieurs de ces items : incertitude ; maitrise faible, signaux faibles ; information malmenée (afflux, inadéquation) ; augmentation de la "pression du temps" ; variation dans les relations humaines entre les participants ; augmentation des tensions entre les acteurs.
  • Point de bifurcation/plurifurcation : souvent on lie l'idée de crise à celle d'un carrefour, "un croisement qui imposerait une option plus ou moins urgente sur la route à suivre"4  5 ; certains parlent aussi de "tournant". La crise survient en situation déjà dégradée ou dégrade la situation rapidement, elle apparaît alors comme l'aboutissement d'un échec.
  • Dépassement des moyens habituels pour résoudre un dysfonctionnement, un accident, fut-il de grande ampleur, induisant un déséquilibre entre les moyens disponibles (immédiatement ou non) et les besoins (objectifs ou non), mais aussi un déséquilibre entre les représentations et la réalité.
  • Surprise : inattendu, non-anticipé ou tout à fait prévisible parce que récidivant.

Sur le caractère irruptif et de surprise, comme l'explosion, il faut toutefois glisser une grille de lecture permanente qui nous dit qu'"une crise n'est jamais orpheline. Elle nait et se nourrit de l'environnement sensible et parfois anxiogène qui l'entoure"6. De plus, elle s'appuie (parfois) sur ou résulte de décisions (crisis) antérieures dont les conséquences induisent cette instabilité nouvelle (prévisible ou non)7.

Tous les auteurs parlent de cette caractéristique particulière d'incertitude. Mais Ricoeur8 n'affirme-t-il pas que " le présent est par nature confus puisque les conflits qui le traversent sont par définition non résolus". Ceci nous enjoint déjà à faire le deuil des certitudes et de prendre comme une donnée de la crise l'inadéquation de l'information (initiale), la faiblesse des signaux, etc. Ce qui trouble ici, c'est - et nous le verrons pour le pilotage - la nécessité de disposer de jalons clairs alors que les signaux sont faibles et brouillés, les repères s'estompent très vite.

Déjà le corpus hippocratique nous mettait en garde "ce qui sert ressemble complètement à ce qui nuit (...) dans le calcul des signes, les plus nombreux, les plus forts et les plus considérables arrivant à temps, annoncent le salut ; arrivant hors du temps, sont de nature opposée"9.

Une approche plus nuancée et plus clinique est celle que propose Bolzinger : "Dans la médecine hippocratique, le terme clinique de crise désigne l'instant crucial où la maladie touche à son terme, à sa résolution, pour le meilleur ou pour le pire ; (...) La crise est un paroxysme d'incertitude et d'angoisse où tout est en suspens (...) Dans cette perspective, la crise n'est pas un signe de maladie, mais un signe de résistance à la maladie. Non pas une faillite, mais un sursaut. L'organisme n'est pas devenu incapable de se régler lui-même, mais il opte provisoirement pour un mode exceptionnel de régulations à visée défensive. Il n'y a dans de telles crises ni désordre ni anarchie, mais instauration d'un ordre spécial lié à l'urgence et au péril vital"10.

Si l'on s'en réfère au corpus hippocratique lui-même, on croira aussi, faute de se reporter dans le moment de sa production, à une lapalissade lorsque l'on y lit "de fait ces opportunités sont fugitives, et il ne suffit pas d'intervenir un peu après, car un peu après la plupart ont succombé". Et déjà Hippocrate plaidait pour saisir le "kairos" : "ainsi l'opportunité existe quand le patient éprouve quelqu'un de ces accidents : tout secours sauvant un homme près de rendre l'âme est un secours donné à temps"11.

Mais Bolzinger reprend : "A cette version hippocratique de la crise, la pensée médicale du XIXe siècle ajoute un point de vue nouveau. La crise n'est plus terminale, résolutive et salutaire ; elle est inaugurale, elle est purement réactionnelle, sans intention de guérison, parfois elle devient même pathogène lorsqu'elle développe des mécanismes excessifs. Tout se passe comme si nous utilisions aujourd'hui, simultanément ou alternativement, ces deux concepts que la pensée médicale a progressivement élaborés : la crise-guérison et la crise maladie"12  13.

Insérons maintenant notre propos dans le temps.

L'interniste Georges Dieulafoy (1839-1911), connu pour sa sagacité diagnostique, avait observé que la crise appendiculaire passait parfois par une phase au cours de laquelle, quelquefois sous l'effet de traitements médicaux (glace sur le ventre), tout semblait s'estomper et rentrer dans l'ordre. Toutefois, l'inflammation de l'appendice progressait et révélait quelques heures plus tard au grand jour l'acuité du problème ; c'est pourquoi Dieulafoy nomma cette période de faux calme du nom "d'accalmie traîtresse" et recommanda d'opérer les appendicites avant que ne s'entame cette période lénifiante. Ceci nous conduit aussi à réfléchir au moment propice d'intervention... sorte de "kairos" que le chirurgien se doit de guetter.

Le temps est, en matière d'action, un paramètre incontournable aurait dit Monsieur de La Palice. Nous tentons de dire que la crise n'est pas l'urgence mais la caractéristique la plus fréquemment retenue pour en parler, évoque le " brusque", la " pression à l'action". L'urgence nous oblige à jeter les canots à la mer, mais le bateau dérivait depuis deux jours avant de heurter le récif. L'urgence somatique, par exemple l'infarctus du myocarde, est alors une situation objective qui impose des gestes immédiats et efficaces.

En matière de santé mentale, sans oublier les urgences psychiatriques, les experts nous disent que "l'urgence est un sentiment puissant qu'il faut agir vite ; ce sentiment est envahissant, contagieux, pousse à une action". Mais Gilliéron nous met en garde : ce même sentiment est de nature à "modifier notre capacité à penser". Et ceci heurte de front toutes les recommandations des chercheurs qui travaillent sur la crise comme P. Lagadec dont l'antienne est martelée " en crise, l'urgence c'est de penser".

Figure extraite du fascicule "HUG-Starterkit"

L'action d'urgence sera alors " externe, unilatérale, destinée à soulager et ne modifiera pas le système" (HUG-starterkit 2013) et donc n'évite pas la récidive. Le moment n'est d'ailleurs pas choisi, l'urgence qui fait irruption, peut dès lors être regardée comme "un symptôme de la fin de la crise" ou en tout cas de cet épisode critique.

Il importe donc de "déplier l'urgence", d'en analyser les ressorts, d'en voir les facteurs précipitants, de comprendre le terrain de son déploiement14.

L'urgence semble cadrée dans le temps et les gestes pour y faire face sont de plus en plus protocolés, évalués, partagés.

II) Affronter et piloter

Affronter la crise, faite d'incertitudes, d'instabilités, de menaces, ne se réalise pas en ouvrant un manuel. Ceci n'est toutefois pas synonyme de marche à tâtons dans le brouillard (la certitude n'est pas auto-correctrice). Quelques repères peuvent guider les acteurs et les décideurs, par exemple en s'appuyant sur quatre étapes-cadres : la découverte, l'inventaire, l'élaboration et la résolution

A) La Découverte

  • percevoir le changement malgré les signaux faibles et la dégradation réalisée ou potentielle ;
  • chercher les menaces, même parmi des processus " normaux", mais qui en l'occurrence semblent sans connexion avec les événements ;
  • repérer les bifurcations et les risques (ex. les attentats + réplique /montées des eaux).

B) L'inventaire

Prendre conscience de la gravité ; l'"accélération du temps" ; l'adéquation ou l'inadéquation du dispositif, des moyens et des effets de leur mise en oeuvre.

C) L'élaboration : transparence et confiance

  • Nommer la crise, la reconnaitre ;
  • Mobiliser les ressources (ce qui ne signifie pas les moyens) ;
  • Lister les situations possibles, les effets des premières mesures (noeuds d'incertitude) ;
  • Anticiper : passer de la demande au besoin ; identifier les écueils ; construire des scénarii sans tabou ; ouvrir un horizon d'attente15.

Opérer des choix c'est piloter, autrement dit conduire en évitant les écueils ; décider c'est prendre des risques16. Si l'approche semble rigide, il faut nuancer en rappelant le télescopage des faits et du temps et l'importance de conduire de front et la riposte et l'anticipation (se préparer à l'imprévisible)

Si l'on s'en réfère, comme le proposent de manière originale Crocq et ses collaborateurs, au "Rubik's cube", on peut ne voir qu'une partie de la thématique mélangée à d'autres17. La crise change l'ordonnancement des faces du cube. Chaque décision modifie l'ordre des faces et donc l'ensemble des paramètres. Toute décision vise à reconstituer l'ordre choisi par les décideurs, qui n'est pas forcément l'ordre initial (ordo ab chaos).

Si nous avons laissé entendre que ces moments critiques nous faisaient vivre dans l'incertain, assurons au moins une certitude : la crise ne connaît pas de résolution spontanée18. C'est pourquoi il faut la nommer et la reconnaître sans banaliser, sans juger (ce serait tomber dans un piège aussi grossier que la recherche de "coupable", dernier travail qui sera confié aux autorités compétentes mais pas au pilote.

Il existe des "pathologies" de la gestion de crise : l'impulsivité (rupture), la sidération (ictus-médusé), la fermeture au monde (autisme, barrage des signaux faibles, absence d'anticipation), l'obstination et la rigidification, (ex. vouloir arrêter la rivière sur laquelle dérive une embarcation en feu), les contre-ordres erratiques, l'aveuglement (la confiance aveugle en un plan panacée), la recherche obstinée de certitude ( courir derrière ce qui s'est décidé), l'illusion du consensus (surprise que le réel ne soit pas conforme à l'histoire que nous construisons19 ou sa recherche permanente, la compulsivité et les petites actions rassurantes, et enfin le déni ( pathologie mortelle).

Piloter une crise n'est pas s'agiter (et vouloir seulement et à tout prix sortir de la souffrance) ; il vaut mieux "déplier la crise" (Pommereaux)20, en cherchant les facteurs concourant à sa genèse et en identifiant la nature et les enjeux de la souffrance.

D) Résolution et sortie

Il faut mesurer les effets des actions, évaluer ce qui est fait, ce qui reste à faire (victimes traitées mais pollution des sols par exemple). Bien qu'il faille savoir décréter la fin de la période de gestion de crise, il faut rester vigilant, éviter la démobilisation...

Après la crise, se crée un équilibre nouveau, mais le danger est de vouloir retourner à l'état antérieur en oubliant qu'il a sans doute été générateur de crise ; inventaire ; préparation d'un "retour d'expérience" lucide.

Le cas du suicide

A titre d'image, presqu'en miroir de notre propos très organisationnel, voyons comment on peut regarder ce que l'on appelle "crise suicidaire" et qui nous montre - s'il était besoin - combien il ne s'agit pas d'un phénomène instantané. Les experts (dont je ne fais nullement partie) décrivent la crise suicidaire comme une "période où, pour un sujet donné, le suicide devient une solution pour mettre fin à sa souffrance actuelle ; cette période marquée par la souffrance et la tension dure souvent plusieurs semaines. Au cours de cette période peut survenir une tentative de suicide"21 ; après quoi la crise ne disparaît pas évidemment et les temps suivants sont encore porteurs de risque de geste létal.

Selon P. Fossion, "l'intervention vise un retour à l'équilibre par l'expression des émotions, la compréhension cognitive des événements qui ont mené à la crise (recadrage cognitif) et l'apprentissage de nouvelles habiletés de résolution de problème". Parmi les moyens de désamorcer la crise, on notera la nécessité de "nommer la crise" et de "la formuler", ce qui nous renvoie à notre propos sur l'importance de contrer le déni ; on notera aussi l'utilité d'établir un lien de confiance entre l'intervenant et la personne suicidaire, d'encourager l'exploration et l'expression des émotions afin de diminuer la détresse, de briser l'isolement. D'autres dispositifs spécialisés sont aussi à l'oeuvre (mais dépassent le cadre de notre propos), sauf à dire que "la personne en crise suicidaire peut être empressée et motivée à recevoir de l'aide afin de réduire son niveau d'angoisse" (ce qui nous renvoie alors au schéma ci-dessus où l'on parle d'urgence et d'intervention rapide [voir plus haut la figure issue du "starter kit", HUG].

Que ce soit à l'échelle individuelle ou collective, le fonctionnement serein de l'individu ou de l'organisation s'appuie sur la capacité à faire face ("coping" en anglais). A cette enseigne nous pourrions alors regarder la crise comme un débordement des mécanises adaptatifs qui intègrent plus ou moins facilement des perturbations d'importance variable.

Depuis Claude Bernard, père de la médecine expérimentale au XIXe siècle, nous savons que le fonctionnement des systèmes vivants obéit aux lois de l'homéostasie. Et donc, là aussi, la crise est une perturbation de cette homéostasie sous l'effet de facteurs - internes ou externes - que l'on considèrera comme déclenchants ou précipitants. En d'autres mots et sur le plan psychique, un événement remet en cause l'équilibre et les symptômes reflètent la difficulté à réaménager les relations ; la demande d'aide consiste le plus souvent à rechercher un changement sans souffrance et un retour à l'équilibre antérieur (Gilliéron 1990).

C'est dans le droit fil de cette approche que Linarès22 décrit la crise d'un système comme analogue à un carrefour. Il s'agit selon lui d'une situation de difficulté évolutive dans laquelle l'organisation (la famille par exemple) fait face à la nécessité impérieuse de se transformer pour répondre de manière adéquate aux exigences d'une nouvelle étape. Nous voici donc ramenés à constater que pour évoluer, le système doit être "aidé à se reconnaître en crise", à ne pas nier que la souffrance est toujours présente et que l'évolution (à la croisée des chemins du carrefour) peut nous entraîner vers la régression ou vers l'évolution, qui sera lue (parfois a posteriori) comme favorable.

Le pilote est tenté d'intervenir pour appuyer les efforts homéostasiques, mais il court parfois le danger de vouloir à tout prix retrouver l'état princeps... celui dans lequel la crise a pris naissance ! Alors le pilotage sera d'autant plus pertinent qu'il oriente l'issue vers une résolution du risque et une sortie de la phase "accidentelle", mais aussi vers un nouvel équilibre qui est étayé sur des socles renouvelés (Gillieron)23.

Pour ce qui est de la sortie de crise et des possibles transformations, laissons la parole à Edgard Morin lorsqu'il nous dit : "quand un système est incapable de traiter ses problèmes vitaux et fondamentaux, il se désintègre ou il est capable de produire un système plus riche, plus capable de le traiter, c'est à dire de se métamorphoser. Ce qu'on appelle la métamorphose, c'est la transformation dans le maintien de l'identité, c'est ça qui est très intéressant : on est soi, on devient autre. La chenille, n'est-ce pas, devient papillon mais tout en gardant l'identité qu'elle avait en tant que chenille. [...] La question est de savoir si, dans cette crise, il sera capable de métamorphose, puisque toute transformation comme la métamorphose est l'association d'un processus d'autodestruction qui est en même temps un processus d'autocréation"24.

C'est, à n'en pas douter, cette approche qui nous autorise parfois à lier "crise" et "opportunité". Citons à ce propos Stéphane Saint Pol (IAE de Lille), dans le Magazine de la communication de crise et sensible25 : "parce qu'il ne décèle pas immédiatement le caractère favorable que peut représenter une situation de crise, le manager - qui a déjà fort à faire pour tenter de sortir de la crise - se contente de gérer la situation du seul point de vue du danger qu'elle représente, l'opportunité étant généralement beaucoup moins évidente en première analyse".

L'auteur s'inspire alors de François Cheng26 et met en présence la notion de danger [ wei xan"]. Cet idéogramme met association "wei" qui renvoie vers la notion de suspension et "xan" qui lie cette suspension au danger. Quant-à l'opportunité, le même auteur nous dit que "le mot est également la résultante de l'association également de deux signes "ji hui". "ji" signifie "chance", "hui" signifie "réunir""

Poursuivons notre citation : "L'association des deux idéogrammes radicaux "wei" + "ji" signifiant "crise" prend alors une signification particulière, peut-être plus riche, tout du moins plus complexe que la "simple" dichotomie "danger / opportunité". Paradoxalement elle est peut-être plus explicite du point de vue de l'opportunité qu'induit la crise : "wei ji" pourrait en effet se traduire également comme la "chance suspendue". "Suspendue" étant entendu à la fois comme "possible" (déjà la chance), mais également comme "susceptible de chuter" (présence du danger). L'ambiguïté du signe "wei" traduit bien ce qu'est une situation de crise : ambiguë, protéiforme, changeante, instable."

La représentation graphique, peut-être plus évocatrice, est présentée par S. Saint Pol, est copiée ci-dessous :

Conclusion

Tentons de conclure par un regard plus spécifiquement lié au "Kairos", quoique, on l'aura compris, notre message est que la gestion de crise est sous-tendue par la vigilance, à la recherche de ce moment opportun qui, saisi, nous ouvre une issue (favorable).

Si l'on s'en réfère aux contributeurs du site "chaire coopérative" (qui n'est pas spécifiquement dédié à la gestion de crise), "Le kairos relève d'un raisonnement qui n'est pas soumis au jeu du hasard, à l'aléa ; pourtant il joue un rôle décisif dans les situations imprévisibles et inhabituelles. Toutes les acceptions de kairos ne sont pas directement liées au temps, mais toutes sont liées à l'efficacité. Quel que soit le domaine envisagé (médecine, stratégie, rhétorique, politique ...), il renverse les situations et leur donne une issue définitive (la vie ou la mort ; la victoire ou la défaite). Il est la condition de l'action réussie et il nous apprend que paradoxalement, la réussite ne tient à presque rien. S'il est si difficile de le définir, cela vient aussi de ce qu'il relève du "presque rien" (Vladimir Jankélévitch, Le je-ne-sais-quoi et le presque-rien, Paris, PUF, 1957)"27.

Si l'ensemble des échanges de notre Chantier "philo-soin" (NPP, 19 et 20 nov 2014, Paris) tend à montrer que le kairos n'est pas lié à un "raisonnement", nous pouvons rencontrer le propos précédent lorsqu'il évoque l'idée de "résultat" (efficacité).

L'analogie entre l'animateur d'atelier philo et le pilote de la crise peut, sans doute, être tentée lorsque l'on entend que l'un et l'autre doivent développer une écoute cognitive et chercher à "attraper au vol", pour l'un la parole éphémère, pour l'autre la fenêtre d'opportunité. Il faut savoir, dit Michel Tozzi "créer un horizon d'attente, développer l'écoute ciblée du guetteur" ou comme le suggère Odile Gilon "avoir la patience et la sagacité du chasseur". Piloter une crise n'est pas, on l'a dit et compris, une application servile de recettes mais bien plutôt, comme doit le faire l'animateur d'atelier, jouer entre la robustesse d'un dispositif (la cellule de crise) et la liberté de penser (s'autoriser à innover, à écouter la proposition "hors cadre" pour une situation "hors normes", se préparer à penser l'impensé comme l'enseigne Patrick Lagadec)28, et d'ouvrir le champ de la pensée innovante.

On comprend mieux alors l'idée de Michel Tozzi lorsqu'il nous dit que ce qui est "kairogène" est ce qui s'appuie sur cette liberté, sur une absence de jugement, sur le temps que l'on donne à la maturation, même si l'on veut saisir ce qui pourrait échapper. Piloter plutôt que subir, c'est donc aussi être prêt à être étonné.


(1) Crocq, L. et al., Gérer les grandes crises, Odile Jacob, 2009, p.17.

(2) Wierner A & Kahn H, Crisis and arms control, N.Y, Hudson Institute, 1962.

(3) Accumulation de sur-accidents comme à Fukushima.

(4) Guillaumin J., "Pour une méthodologie générale de recherche sur les crises". In Crise, rupture et dépassement, sous la direction de R. Kaës et coll. Paris, Dunod, coll. Inconscient et culture, 1979.

(5) On peut aussi y voir l'analogie avec le terme latin "crux" (croisement) et les dilemmes de gestion du type confinement / évacuation.

(6) Didier Heiderich et Natalie Maroun, article publié par l'Observatoire Géostratégique de l'information, mai 2013, IRIS.
Source : http://www.communication-sensible.com/articles/article265.php- Consulté le 8 avril 2015.

(7) cf. Délestage électricité

(8) "La crise : un phénomène spécifiquement moderne?", Revue de théologie et de philosophie, 120 (1988), p. 1-19.

(9) Hippocrate "Connaître, soigner, aimer", Seuil, coll.Points-Sa142, 1999, p.130. L'éditeur note (*) le grec dit epikaira (semeia), parlant donc du "moment opportun" que nous référençons plus bas.

(10) Bolzinger A., Le concept clinique de crise, Bulletin de psychologie, Tome XXXV, n° 355, pp. 475-480, 1982

(11) Hippocrate "Connaître, soigner,aimer", Seuil, coll.Points-Sa142, 1999, p°154-5

(12) Bolzinger A, "Le concept clinique de crise", Bulletin de psychologie, Tome XXXV, n° 355, pp. 475-480, 1982.

(13) Les deux extraits (9 et 11) sont tirés de :
http://www.resilience-organisationnelle.com/43222/17863.html [ groupe CIRERO]

(14) Par exemple : crise d'asthme ou au plan macroscopique dans le domaine industriel, effluent contaminé par des isotopes touchant le voisinage extérieur d'une implantation.

(15) Comme l'a si adéquatement nommé Michel Tozzi lors des débats du Chantier "Philo-soin le 19 novembre 2014.

(16) Vision sur le concept de la menace proposée par N. Georgieff dans la discussion de son exposé le 19 novembre 2014 ("Moments de décision, perspectives psychopathologies et psychiatriques") au cours de notre chantier Philo-soin.

(17) Crocq, L. et al., Gérer les grandes crises, Odile Jacob, 2009, p. 137.

(18) La recherche d'un moment propice, fruit d'un éventuel "mûrissement" ne peut donc pas être la contemplation d'un "pourrissement".

(19) Nicolas Georgieff, NPP Chantier Philo-soin du 19 novembre 2014.

(20) "Crise suicidaire : faut-il un suivi à court terme ?", Dr Xavier Pommereaux, [Unité médico-psychologique de l'adolescent et du jeune adulte - Centre Abadie - CHU de Bordeaux, 89 rue des Sablières 33077 Bordeaux Cedex] in La crise suicidaire: reconnaître et prendre en charge, Fédération française de psychiatrie, John Libbey Eurotext, 2001.

(21) P. Fossion, Certificat de psychiatrie aiguë, ULB, Brugman, 2006.

(22) U. Barcelone - www.therapiefamiliale.org

(23) Edmond Gillieron, Le premier entretien en psychothérapie, Dunod, 1996.

(24) Le Moigne JL & Morin E. sous dir. 2006. Intelligence de la complexité épistémologie et pragmatique. Colloque de Cerisy.Edition de l'Aube. Actes du GRAND DEBAT DU RESEAU 'INTELLIGENCE DE LA COMPLEXITE' MCX APC Paris, 30 novembre 2006

(25) http://www.communication-sensible.com/articles/article0151.php - Consulté le 28 juin 2015.

(26) L'écriture poétique Chinoise, Seuil, 1977.

(27) https://chairecoop.hypotheses.org/1511

(28) Voir par exemple P. Lagadec, "Ruptures créatrices", Les Echos, 2000, mais aussi le site web de cet auteur à l'adresse : http://www.patricklagadec.net/fr/

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