Revue

Le rôle de la médiation dans la DVDP (Discussion à Visée démocratique et Philosophique) chez les adolescents : de la maïeutique autour des objets culturels selon la praxis d'un processus de résilience

Introduction

Au lycée professionnel, le comportement de certains adolescents, particulièrement ceux issus de l'éducation prioritaire et/ou spécialisée, procède de problématiques comportementales qui s'expriment dans le rapport au savoir et à l'action éducative. Défiant l'autorité, imposant une forme impropre aux attentes scolaires et institutionnelles, ils ne saisissent pas les enjeux et les attentes du lycée, et ne donnent pas sens à leur présence dans les établissements. Afin de penser une technique de mise en sens et de mise en mots de l'expression des pensées inadaptées qui les conduisent aux déviances, il convient de s'appuyer sur des dispositifs actuellement mis en place au lycée, pour répondre aux besoins précis des lycéens. Sur les méthodes d'une éducation soucieuse d'aider l'élève au coeur du système, il est possible de s'appuyer sur des techniques de médiation, avec l'élaboration et la diffusion des méthodes dites d'éducabilité cognitive, autour de l'activité du penser, destinées aux adolescents qui ont perdu ou n'ont jamais acquis les capacités élémentaires d'attention, de contrôle et de planification, sans lesquelles il n'est guère possible d'apprendre ni de donner sens aux apprentissages. Ces interactions de médiation sont une nécessité humaine de transmission culturelle, de génération en génération. Axées autour de l'activité du langage, bien qu'avant que ne soit pesé le risque de conflit ou de difficultés à apprendre, elles doivent être pensées dans une praxis qui remette en cause les idées préconçues qui invalident l'accès à la découverte, ou sortent de la non-pensée les élèves les plus fragiles de l'institution. Comment alors définir et traduire une activité de médiation qui permette aux acteurs de s'engager dans un rapport dialogique et symétrique conduisant à la réappropriation des règles sociales des groupes ? Comment inscrire l'activité de penser au travers de la médiation et son rapport à la sortie de l'ombre ? Nous allons tenter d'exposer comment peut se mettre en place un cadre de discussion à visée philosophique inscrit dans le champ de la médiation qui permette de conduire des adolescents en rupture à penser leurs pensées inadaptées.

Définition de la médiation

Le terme "médiation" provient du latin médius qui signifie "être au milieu", et désigne une entremise destinée à concilier deux parties. La médiation se joue au sein d'un groupement humain, et impose des échanges et des interactions non forcées, où la parole est émergente, et reconnue comme vectrice d'une position d'"interlocuteur valable". Elle implique de passer par une phase de déséquilibre initial, puis par la pensée de la réversibilité possible des situations ou des concepts, vers une phase d'équilibre. Le temps de médiation avec des classes complexes s'apparente à celui de la rééducation, de la remédiation. Sans remédiation, pas de possibilité de dépasser le conflit ou le refus scolaire, ni de dépasser un état anomique, voire de la souffrance pour les deux camps, enseignés/enseignants. L'école est support de médiation, en ce sens qu'elle peut médiatiser le rapport d'un élève à son environnement immédiat, le rapport direct à autrui. Telle une médiation relationnelle, elle redéfinit le rapport à l'adolescent dans son statut d'élève, selon un pontage entre le psychoaffectif et le cognitif. Les diagnostics de l'accompagnement personnalisé préconisent de centrer les véritables problématiques des lycéens en amont de leur statut scolaire. Il apparait que les principaux freins des élèves de lycée professionnel sont en lien avec des problématiques d'ordre personnel et psychosocial. Leurs dysfonctionnements relèvent d'une gestion inadéquate de leurs émotions, qui les fait stagner dans un processus non évolutif d'eux-mêmes et de leur environnement familial, institutionnel ou social. Le but de la médiation est donc double : d'une part donner du sens et de l'intérêt aux activités proposées, en ne la coupant plus des racines pulsionnelles. D'autre part jouer un rôle de pare-feu devant les craintes qui sont déclenchées par l'apprentissage en contexte scolaire, en offrant un travail de représentation enfin compatible avec le travail de pensée.

Une médiation culturelle

La médiation à l'école avec des adolescents inadaptés exige de s'inscrire dans un cadre culturel précis, afin de ne pas sombrer dans la confusion des intentions et perturber plus qu'elle ne rassurerait l'adolescent. Cette médiation doit être culturelle, puisque l'action de la culture est bien de prendre soin, de préserver, autour des hommes et des oeuvres, l'inscription d'un individu dans sa communauté. Les interactions des acteurs de la médiation doivent s'effectuer selon un cadre qui tienne compte des inquiétudes fondamentales des lycéens, soutenu par un adulte qui étaye les mouvements de pensée individuels et collectifs. Selon Serge Boimare, cette médiation à l'école "permettrait de prendre en compte les inquiétudes et les émotions qui parasitent l'apprentissage" (Boimare, 2004), en permettant le diagnostic des freins qui entravent le développement personnel et scolaire du lycéen. "Il n'y aurait pas de sortie d'un échec lourd, comme le vivent ceux qui n'ont pas réussi à assimiler les bases de la scolarité (...) sans prise en compte des images et des sentiments dans la situation d'apprentissage". Elle permettrait dans un second temps de jouer sur les représentations, les images conscientisées et verbalisées mais préalablement non pensées. Afin de relancer les bases de la pensée dans un processus de médiation de type culturel, l'auteur propose de traiter premièrement avec les "soubassements", les fondements de la pensée chaotique de l'élève, archaïque ou violente. Il importe de déconstruire les pensées parasites qui entravent la psychodynamique du sujet, afin de restaurer la mécanique du penser, susceptible de mener vers des pensées plus adaptatives. Jean Marie Gillig explique en amont des travaux de Serge Boimare que ces médiations à l'école et au lycée se situent sur trois plans depuis le "corporel et le rapport à l'altérité" (dimension relationnelle), en passant par "l'imaginaire symbolique" (dimension thérapeutique), pour arriver vers "l'ordre du cognitif" (dimension psychopédagogique). La médiation au lycée ouvre un champ de réflexion épistémiquement élargi qui offre des possibilités de prise en charge éducative des lycéens autour du lien, du sens et de la loi, selon la matrice de processus de résilience de Jacques Lecomte (Lecomte, 2004).

Les objets de médiation culturelle

La médiation culturelle exige un support facilitateur d'expression, qui permette l'analyse des mouvements psychiques groupaux. Les objets culturels sont d'ordre esthétique, pictural, littéraire, en fonction de la sensibilité et de la méthode de l'enseignant animateur de séances. Cependant, au travers de la littérature et des théories de la médiation et de la discussion à l'école (Gillig, 1997, Boimare, 2004, Tozzi, 2006, Lipman, 2011), le support littéraire semble un outil adéquat pour une praxis de remédiation cognitive et comportementale avec des adolescents. Ces supports offrent un temps de médiation silencieuse puis interactive par processus d'échanges dialogiques autour de l'histoire. Support littéraire de réflexion, il offre la possibilité de s'éloigner de ses propres problèmes, pour permettre la création d'un cadre où le passage à l'abstraction et à la règle deviennent possibles, par la déstabilisation des idées figées. Déconstruire les mauvaises pensées, les représentations et conceptions sociales, scolaires et existentielles inadaptées, serait possible par la restauration de la dynamique du penser. Autour du récit et de sa médiatisation, il est possible de symboliser des pensées déviantes ou inadaptées, par le renversement de celles-ci à l'aide du langage. Parmi les oeuvres littéraires, seules celles qui relèvent du mythe et du conte détiennent une forme cherchant l'expression, de façon à susciter une rêverie, un imaginaire particulier du lecteur. Il faut qu'il y ait incarnation au travers de l'oeuvre par les personnages, une mise en voir et une compréhension d'un type particulier, qui réservent la part d'ombre dans laquelle fonctionnent la transitionnalité et le préconscient. Les signifiants culturels trop crus ne doivent pas aveugler le lecteur, au risque d'effrayer et de dénaturer la médiation. Seule la couverture esthétique avec des adolescents permet de pouvoir comprendre, en exprimant et voilant à la fois. Il faut donc qu'il y ait rencontre et communication autour de ces objets culturels, avec d'autres consciences, et précisément des consciences créantes. L'activité de médiation incluant un objet valorisé "permet de relancer les processus de symbolisation en prenant la distance suffisante avec les vrais objets d'amour, de contestation ou de haine, de la vraie vie" (Richaud, 2014).

Une médiation également cognitive

L'articulation des émotions et la qualité des interactions sociales font que la production d'idées et de pensées créent du cognitif en suscitant de la curiosité et de l'envie. Entre connaissances, relations et émotions, la médiation autour d'objets culturels conduit vers un processus de socialisation et de transformation de celui qui apprend. La technique du pédagogue s'axe sur les possibilités de débloquer le processus intellectuel et émotionnel permettant aux adolescents d'acquérir de nouvelles connaissances. Autour du conte ou du mythe, à travers l'abstraction de la lecture et de la symbolisation des personnages, et par la médiation du langage autour des questions d'ordre philosophique, il serait permis aux élèves d'acquérir des habitudes mentales cognitives, transposables dans d'autres champs épistémiques et sociaux. L'acte en oeuvre n'est pas de la cognition pure mais une métacognition, c'est-à-dire un acte de connaissance supplémentaire et complémentaire à la création de nouvelles connaissances. Dans la pédagogie Feurestein, pédagogie de la médiation autour d'un programme centré sur la production de savoirs scolaires, il serait permis autour des activités de médiation de produire du cognitif par le "plaisir de jouer avec son intelligence" (Feurestein & Spire, 2013). En effet, les travaux de l'auteur affirment le postulat de la modificabilité cognitive, en passant par la restauration narcissique et l'ordre de l'affectif dans les institutions. Les blocages des adolescents perturbant l'acte d'apprendre se situant au niveau de l'affectif et des émotions, c'est par une expérience d'apprentissage médiatisé que peuvent se débloquer les leviers du développement. L'élaboration d'une pensée créative et d'une pensée émotionnelle, pensées de second niveau, permet le déblocage de la pensée fonctionnelle adaptée.

Entre le penser et la pensée : explications

Selon Didier Anzieu, il existe une distinction entre le penser et les pensées, puisque "les pensées préexistent au penser : elles l'appellent, le suscitent ; le penser se construit par auto-organisation, pour que les pensées deviennent pensables" (Anzieu, 1994). Il existe donc un réservoir en chacun des adolescents, rempli de pensées encore non pensées. Le penser est une mécanique, une boîte constituée d'outils internes et externes qui s'organisent entre eux et permettent l'élaboration d'un contenu de pensées par réflexion. La pensée est une inhibition, un isolement des facteurs qui posent problème pour créer de nouveaux paradigmes de pensées plus adaptés. Penser, c'est "différer les réponses aux questions, afin de prendre le temps de les élaborer, en évitant la précipitation et la prévention" (Descartes, 1637). Il convient de distinguer deux types de pensées : celles dites techniques, qui ont pour but la résolution de problématiques opérationnelles et les pensées dites philosophiques. Toute idée qui advient n'est pas encore une pensée. Réfléchir, faire un raisonnement, n'est également pas suffisant pour prétendre que l'idée soit pensée. La réflexion mécanique est une application de la méthode dans les sciences techniques. Elle demande de la réflexion et du raisonnement, mais pas de la pensée. La pensée capable de résoudre un problème technique n'est pas une pensée philosophique. Cette pensée technique interroge les moyens à mettre en oeuvre, elle n'interroge pas la légitimité du problème lui-même. La pensée philosophique "remonte la pente de la nature", selon l'expression de Bergson. Elle interroge sa propre pensée sur son être, ses conditions, ses possibilités, sa nature, sa liberté. Cette action humaine est naturelle, mais ôtée à ceux qui ont souffert. Le questionnement qui conduit aux idées et pensées sur soi-même constitue une sortie possible de l'état anomique dans lequel s'enferment les adolescents en crise identitaire. Cependant, le questionnement philosophique peut s'avérer risqué, puisqu'il requiert une action contre soi, en interrogeant les fins de l'action humaine, au risque de suspendre l'action en cours. Le questionnement philosophique est un temps de rupture, dont la prise en charge doit être médiatisée en vue d'assurer la continuité psychique de l'adolescent et d'éveiller son besoin de penser.

Le besoin de penser

"Sortir de la non pensée est la caractéristique de l'être humain" (Richaud, 2014). Penser est un besoin primaire qui fonctionne dans le psychisme grâce à l'indissociable lien "affect-langue-culture". Sortir de la non-pensée ou du non-pensé s'acquiert, tel le petit enfant ou le nourrisson, à l'aide d'un tiers nourrisseur grâce à la mise en pensée première des expériences de vie, d'amour et de soin, du rapport à l'autre. Au stade de l'adolescence, penser devient une nécessité lorsqu'il faut traduire de l'impensé, voire de l'impensable. Etymologiquement, adolescere signifie 'croitre', 'croissance'. Le temps de l'adolescence est celui de la relance des processus de symbolisation, qui permettent de relier les anciennes traces aux nouvelles au sein du psychisme. Le temps de l'adolescence engendre du mouvement dans toutes les couches du psychisme, depuis le remaniement des assises narcissiques elles-mêmes. Ces assises sont menacées par ce moment où la pensée individuelle s'inscrit dans les valeurs et les codes des groupes, qui offrent la sécurité du non-pensé. La pensée autonome, indépendante, peut se trouver figée par une volonté de s'inscrire dans le groupe choisi, au détriment de la recherche de sa propre personnalité. Afin de ne pas être victime de l'impensé, du non-pensé ou du non-repensé à la lumière des options de valeurs personnelles, il est nécessaire d'avoir recours à la pensée subjectivante, qui permet de prendre de la distance avec le collectif. Cette pensée subjectivante advient du dehors, à l'aide de signifiants métaphorisés, symbolisés, qui s'inscrivent dans une culture représentative des différences et un cadre conteneur d'affects. Ce cadre ébauché peut s'inscrire dans celui de la praxis de la philosophie, au travers des métaphores et symboles que celle-ci offre.

Penser les questions philosophiques

La légitimité de l'existence fait qu'inconsciemment, tout être humain ressent le besoin d'avoir recours aux questions philosophiques. De même, toute rupture fait surgir ces questions. Une rupture entraîne une remise en cause du moi, de l'individualité. Cette rupture force à penser, puisqu'elle questionne et met en doute la racine de la confiance originaire au monde. "Une rupture dans notre vie est aussi une rupture dans notre rapport jusque là tranquille et non interrogatif avec le monde. Il n'y a en réalité de rupture que pour celui qui éprouve un changement comme une rupture, c'est-à-dire pour celui qui prend conscience de cette rupture" (Monnin, 2014). La rupture possède bien un caractère subjectif, comme une perception de sa propre réalité qui prend au regard de l'expérience concernée un sens nouveau. Elle est le Kairos, le moment opportun, qui s'inscrit dans le temps des horloges. Cette rupture qui crée et amorce le questionnement permet de "décoller de la trame du quotidien pour l'appréhender de loin, apprécier le sens que cela a, ou avait, de suivre cette trame du cours quotidien des choses". La prise de distanciation entre la réalité et la réalité de soi s'affiche comme une pause du temps biologique, du développement et de la continuité. La rupture est libération d'anciens affects invalidants ou envahissants, mais elle est aussi culpabilité, donc aliénation. Les questions enclenchées au moment des ruptures de vie paralysent plus qu'elles n'entrainent à l'action. Elles créent la pause, le doute, l'hébétement au sens psychanalytique du terme. Invalidantes, elles ne possèdent pas de réponse et condamnent le sujet qui les subit à n'utiliser que les outils mentaux à sa disposition pour les traiter, sans même penser que l'outil adéquat lui est indisponible. La philosophie et ses thèmes universels sont alors au coeur des doutes et questions enclenchées. Sa pratique permet de penser par voie de transfert et de résonnance émotionnelle ses propres images mentales vers des pensées autonomes.

Penser ses propres pensées : vers la pensée libre

La pensée des groupes affectifs des adolescents est une pensée préconçue répondant à des codes culturels donnés, qui souvent ne leur appartiennent pas. Or, une idée préjugée est l'inverse d'une pensée personnelle, puisque cette pensée procède d'un contenu déjà pensé par les autres. Reprendre une réflexion posée par un groupe d'adolescents peut être facteur de protection, en ce sens où cette pensée unique canalise les peurs et les angoisses des pensées envahissantes que l'adolescent ne verbalise pas. Mais ce sentiment de sécurisation ne peut être que temporaire, si la rupture vient faire émerger le sentiment de malaise individuel, et provoque le besoin de penser seul. L'angoisse advient dans ces moments de prise de conscience de ne pas posséder les outils adaptés. Conduire un adolescent qui ne pense pas vers des pensées personnelles doit s'effectuer avec des moyens précis et réfléchis, ayant pour finalité le développement d'une pensée libre et autonome. La pensée libre a pour objectif de devenir une pensée émancipée de l'influence des autres. Les conditions intimes d'une libre pensée se définissent toujours sur le mode de la logique de l'avènement de la rupture. "Il n'y a pas de pensée libre avant qu'une rupture ne soit apparue" (Monnin, 2014). Les ruptures ici décrites sont celles avec soi-même, celles d'avec les autres. Le paradoxe se situe dans la nécessité de conduire vers une pensée libre dans la dépendance que peut engendrer une médiation avec un groupe. Les chaînes et les liens doivent être pensés dans les activités de médiation afin de ne pas aliéner l'adolescent dans une dépendance du penser, et lui permettre de quitter la communauté de recherche une fois le sentiment d'avoir bien équipé sa boîte à outils. Il faut partir avec le postulat que conduire à penser exige une réflexion sur les méthodes et la didactique du penser, tout en assumant la maîtrise de soi-même, de ce qui se passe dans sa tête. Un cadre sécurisant et pensant doit être conféré aux adolescents, afin qu'ils intègrent la méthode du monde intelligible, et non plus sensible. Ils doivent rompre avec leurs évidences, penser contre eux-mêmes sans s'abimer psychiquement, puisque toute prise de conscience est "désillusion comme nature misérable", selon Nietzsche.

Penser dans la médiation

"C'est parce qu'elle est conflictuelle que l'activité de penser est fatigante pour la plupart des esprits, attirante pour certains" (Anzieu, 1994). Penser est ainsi une activité qui réclame de l'énergie, de l'effort. Elle nécessite un investissement, un soutien extérieur, mais aussi des outils propres. On ne peut pas penser sans mot. La pensée n'est que l'expression mentale de notre rapport au monde, expression mise en forme dans une grammaire. Nous pensons toujours à partir de notre langue, inscrite elle-même dans une culture donnée. La connaissance de nos origines, la transmission et le patrimoine culturel sont des outils de base de l'activité du penser. La transmission oralisée, le muthos culturel constitue une assise générationnelle qui nourrit la pensée. Lorsque le nourrissage affectif a été altéré dans l'enfance, n'a pu ou su se faire, le manque induit est celui du défaut du pensé. Absence de repères, d'outils, d'histoire et de sens de l'enfance rejaillissent à l'adolescence, au stade des ruptures et des remaniements de la personnalité. Notre manière de penser occidentale, nos mots, nos méthodes sont hérités de la raison grecque. Siège d'avènement du logos, la tradition grecque a pour objectif la maîtrise du monde, depuis l'invention de la notion d'universalité, jusqu'aux interrogations de la nature du temps. Elle pense le monde en fonction de sa permanence, sans penser la singularité des événements qui le composent, leur caractère éphémère. A contrario, la philosophie chinoise est une pensée du caractère universel de l'évènement inscrit dans le cours des choses. Elle pense la médiation dans la rupture, comme un accompagnement autour de la réflexion axée sur l'évènement lui-même plus que son inscription dans l'univers. Raisonner dans la médiation n'est pas tenter de prévoir par delà le temps, mais d'en suivre ses méandres, ses aléas, et les accompagner. Selon la pensée chinoise, il importerait de prendre conscience des évidences ou illusions pour penser différemment, sortir de soi-même. La médiation que nous supposons au travers de la pratique du penser philosophique doit prendre en charge en faveur des adolescents la transcription, la description, la conceptualisation des événements de vie, inscrites dans le cadre culturel de notre inscription occidentale. Tenter de communiquer autour de l'universel dans un cadre particulier, en sortant de soi, sans signifiants crus, mais autour de l'événement singulier.

Penser la médiation par la maïeutique

La maïeutique est une technique qui consiste à bien interroger une personne pour lui faire exprimer les connaissances, les pensées préalablement non-pensées. Elle est destinée à faire exprimer un savoir caché en soi. Son invention remonte au IVe siècle av. J.-C., et est attribuée au philosophe Socrate, qui employait l'ironie pour faire comprendre aux interlocuteurs que ce qu'ils croyaient savoir n'était en fait que croyance. La maïeutique s'appuie sur une théorie de la réminiscence pour faire ressurgir des vies antérieures les connaissances oubliées au travers du discours du maïeute. Le principe de faire accoucher la pensée de l'interlocuteur relève du pouvoir de déconstruction des idées du praticien, en apportant la réversibilité de son jugement, et l'anéantissement des idées dites de doxa, de préjugé. Au sein d'un cadre maïeutique, "ce qui est à trouver est la pensée subjectivante, constitutive à chacun dans son propre psychisme, la pensée inaugurale, traductrice des éprouvés, des expériences, des plaisirs et des déplaisirs" (Richaud, 2014). La pensée structurante de l'individu est celle qui, dans son inconscient ou son préconscient, donne existence à son monde interne. Cette pensée, dés les premiers instants de la vie humaine, advient grâce à l'autre maternel dans un premier temps, par échange de regards, de soins tactiles, mots prosodiques, selon un processus d'intersubjectivité. A l'adolescence qui est l'âge de tous les remaniements psychiques, vient le temps où s'équilibrent le monde interne et le monde externe, mais où ce monde interne est également menacé. La capacité de dire je, la perception d'un soi autonome et distinct, de même que le sentiment d'exister sont d'autant plus importants qu'ils se dérobent au cours de cette période, alors que c'est à ce moment qu'ils sont requis. Les travaux du docteur Winnicot guident dans la nécessité fondamentale de prendre en compte ce 'je' premier au coeur de sa citation: "after being, doing and being done to. But first being.", ("Après être, faire et accepter qu'on agisse sur vous. Mais d'abord être"). En considérant la personnalité de l'adolescent par l'intuitive compréhension de ce qui fait obstacle à son développement harmonieux et à sa pensée, il est possible de jouer à l'aide de la maïeutique sur la considération du problème et l'élaboration de meilleures assises narcissiques. La maïeutique se révèle alors une technique de prise en charge de la rupture au sein de la continuité du développement du sujet adolescent.

Maïeutique et discussion à visée philosophique

La discussion à visée philosophique constitue un terreau pour exercer un renversement des pensées figées par la pratique maïeutique au travers de l'objet culturel. Le premier effet de cette médiation entraîne une prise de conscience que, préalablement à la pratique, la pensée libre était entravée par un manque de connaissance ou une ignorance que masquait un hébétement ou une doxa. La prise de conscience de cette ignorance se révèle pour l'adolescent comme une chute, une rupture au travers de la révélation de l'obscurité dans laquelle il était avant. En quittant le monde sensible, l'adolescent entre dans le monde intelligible. Il cesse alors de faire confiance à ses sens pour éduquer son intelligence, et saisir l'essence des choses. La discussion à visée philosophique au travers de ses questions et de ses ruptures cognitives fait suspendre toute pensée préalable d'ordre moral, esthétique, logique, et toute connaissance des théories préalablement établies. La pose et de la cueillette de questions autour de l'objet culturel, du mythe ou du conte instaurent un jeu d'associations libres à caractère groupal. Selon les théories de Jacques Lévine et son groupe de recherche AGSAS, cette pratique s'affiche comme une méthode d'aide au développement psychologique de l'élève, en qualité de sujet capable. En reconnaissant son Moi, il est possible au travers de la discussion et la médiation, de développer un Moi idéal sain, et porteur d'un potentiel de développement. Dans leur "méthode préalable à la pensée" (Lévine & Moll, 2012), les auteurs expliquent que l'expérience du cogito conduit un sujet pensant dans une perspective de construction de son identité comme sujet, et non plus comme objet. L'élève est alors considéré comme sujet qui fait l'expérience de son parlêtre et de son pensêtre (Leleux, 2008). Au sein de la méthode de Lévine, l'élève est incité à la libre association de ses idées, exprimées comme des phénomènes de pensée. Il verbalise ce qui lui advient comme phénomène de conscience. Cette méthode de préalable à la pensée nous semble pertinente pour la reconnaissance de l'élève comme sujet valable, capable de produire une parole émergente. Le dialogue entre pédagogie et psychanalyse s'appuie sur les recherches sur la résilience, pour lesquelles l'étude du sujet est nécessaire pour amorcer un processus d'adaptation plus technique (Cyrulnik et Duval, 2006). C'est alors le Moi de l'élève qui est sollicité, sous ces deux aspects de l'excitation provoquée par la curiosité de penser, et la signification cherchée et trouvée. Ce que Paul Ricoeur expose sous les notions de force et de sens (Ricoeur, 1965).

La DVP et la transformation des pensées

La discussion à visée philosophique autour d'un objet culturel littéraire fait naître par jeux de truchements, de questions et de réponses dans une communauté de recherche, une enveloppe groupale et un appareil à penser les pensées, à contenir les affects, et à transformer les pulsions en réflexion. La culture et le rôle de l'enseignant permettent non pas de traiter l'excitation produite, mais la production d'un matériel signifiant en vue de sa communication (souvenirs, rêves, incidents de la vie quotidienne, pensées ambigües, paradoxales, absurdes, affects). Si penser est affaire de fermeté comme le souligne Didier Anzieu, il permet surtout de tester la dignité qui différencie l'homme de l'animal, de tempérer sa toute puissance imaginaire. Ainsi, "il y a une humilité nécessaire à l'exercice du penser. Le penser irrigue et fertilise le moi en conflit avec la réalité et le hausse vers l'idéal du moi" (Anzieu, 1994). Cet idéal du moi permet de maintenir les affects et les pulsions de l'adolescent et de transformer progressivement par identification projective les fantasmes des scènes primaires, ainsi que son énergie pulsionnelle. Le bénéfice supplémentaire à la pratique de la médiation au travers de la discussion est la tempérance que celle-ci amène au groupe d'adolescents, depuis la canalisation des affects jusqu'au lieu de l'expression de ceux-ci, en confrontation avec l'autre voulu semblable mais reconnu différent. Il s'agit là d'un jeu entre individu et altérité : "mon individualité c'est ma différence avec autrui". L'identification est alors le tronc commun à l'individu et au social : l'appareil mental est un groupe, la discussion à visée philosophique l'expression conceptualisée de celui-ci. La pratique de la philosophie serait susceptible d'entretenir un lien avec la modificabilité comportementale et structurelle du développement de l'adolescent. Si celle-ci s'effectue vers la libération des anciens contenus d'affects négatifs pour mettre en place des facteurs de protection dans une perspective psychodynamique positive, elle serait susceptible de s'inscrire dans une logique de processus de résilience.

Philosophie et résilience

La maïeutique permet au travers de la médiation et des objets culturels de rendre possible l'expression de la pensée de l'adolescent. Dans un cadre disciplinaire de discussion à visée philosophique, il semble que la pensée soit canalisée par la mise en marche des outils de la boîte à penser, et que cette canalisation puisse apporter des facteurs de protection en faveur des adolescents empêchés de penser. La pratique de la philosophie s'inscrit au coeur des épistémologies de la résilience selon Boris Cyrulnik comme tutrice de celle-ci puisque "la philosophie, c'est "l'hôpital des âmes blessées" (Martin, Spire & Vincent, 2009). L'âme blessée pourrait être prise en charge par une praxis dialogique et une praxis réflexive qui remettent de l'ordre dans le chaos de la pensée. Sur cette ligne, le neuropsychiatre exprime que "l'engagement philosophique peut étayer l'enfant" (Cyrulnik, 2001). La philosophie et sa rigueur réflexive constituent un levier de développement de la pensée de l'adolescent par l'enrichissement du vocabulaire, par l'élargissement du champ de réflexion et le développement de liens entre pairs. La philosophie s'expérimente à plusieurs par confrontation et permet de sortir des cadres coercitifs scolaires et sociaux pour s'ouvrir aux groupes culturels aptes à recueillir les paroles sans jugement, comme inscription de son individualité au sein de la diversité représentative d'une société démocratique. Ainsi, "il faut des débats philosophiques, qui sont l'invention d'un rituel de confrontation des rituels, et qui organisent la reconnaissance réciproque de ceux-ci" (Martin & Spire, 2010). Une société favorisant la résilience offre un espace de reconnaissance et d'identification de sa culture, de son histoire, afin de les confronter aux autres. L'adolescent teste alors ses propres fonctionnements personnels aux regards des expériences universelles, comme adéquation mais aussi différence. Jacques Lecomte, citant Alexandre Jollien, explique que "la philosophie aide beaucoup, non par ses réponses, mais plutôt par sa méthode et son terrain d'investigation". Elle constitue "une sorte de loupe pour lire les événements quotidiens, pour mieux comprendre les comportements humains et accepter la précarité de la condition humaine" (Lecomte, 2004). La philosophie est un support de médiation entre les besoins de sécurisation d'un élève et le non sens reçu. Elle permet la réflexion sur l'existence, et le travail sur des concepts comme possibilité de dépasser une pensée figée.

Résilier sa pensée

Si résilier, c'est penser, il importe de considérer l'impact du cognitif en lien avec l'affectif vers un processus d'individuation inscrit dans une pratique de groupe. Le rôle de l'animateur des séances de discussion et les conditions de mise en oeuvre de sa pratique sont donc réfléchis selon la didactique du philosopher en lien avec la conscience de la portée de sa pratique et de l'influence de celle-ci sur les êtres en devenir. L'adolescence est une période sur laquelle une forte imprégnation de l'adulte est encore observable, tant au niveau des modèles identificatoires que des rejets affirmés et actés. Au lycée, les techniques de médiation cognitive doivent postuler l'éducabilité, donc reposer sur une praxis pédagogique et cognitive qui tient compte des liens affectifs créés, afin d'offrir un lieu de penser authentique. Au travers de la discussion à visée philosophique se joue l'exégèse du système de pensée initial, souvent empreint de doxa, d'idées préconçues et de préjugés. L'inscription dans l'échec social, scolaire, un passé complexe, un présent dénué de sens, ont conduit certains élèves à aborder des attitudes inadaptées et inadéquates à l'école qui, par effet de boucles rétroactives, perpétuent ces déviances qui s'entretiennent avec le corps institutionnel (Jellab, 2008). Afin de permettre de penser des pensées adéquates, il faut qu'il y ait traduction des expériences passées et présentes. Rendre possible les expériences présentes et passées afin qu'elles prennent sens serait le remède à cette souffrance, en devenant mémoire d'un vécu. Il faut que l'histoire personnelle, aussi douloureuse soit-elle, reprenne véritablement sens, qu'imagination et réalité vécues se désintriquent, ouvrent accès à un mouvement identitaire qui sépare et lie à la fois. Cette méthode s'inscrit dans le processus de résilience et l'accès à l'inscription de son histoire personnelle, au travers de la reconnaissance sociale de sa propre douleur, dans un schéma culturel universel et impersonnel.

Le recours à la pensée et à l'objet culturel comme médium malléable

En recourant à l'objet esthétique, la maïeutique se situe du coté de la création du sujet allant se constituant, au travers de la médiation opérée. La dynamique de création autour de l'activité langagière et de l'objet culturel favorise le contact entre le préconscient et le conscient, et le contact entre le préconscient et l'inconscient en faisant appel au médium malléable. Celui-ci est une interface donnant à voir dans le psychisme ce qui se passe inconsciemment, ou se remise en abîme dans l'inconscient. Il est la condition nécessaire au processus de symbolisation par la pensée qu'il met en oeuvre, en fonction de la qualité des inhibitions. Le clivage effectué par la pensée au sujet de la recherche de la connaissance de l'objet ou du concept consiste, dans un premier temps, à chercher à savoir ce qu'il y a de bon et de mauvais dans cet objet. Dans un second temps, le clivage s'effectue dans le champ épistémique auquel appartient cet objet, "entre une partie rendue connaissable et donc familière par la méthode employée, et un reste non connaissable, représenté comme un inquiétant inconnu" (Anzieu, 1994). Et c'est grâce à ce double clivage que se met en oeuvre le jeu du processus de résilience. Renée Laetitia Richaud cite à ce titre Boris Cyrulnik qui fait du médium malléable "la condition nécessaire à la résilience" (Richaud, 2014). Le traumatisme vécu antérieurement à l'adolescence, la difficulté de la construction de la personnalité, les conditions de vie délétères, toutes les caractéristiques négatives qui ont entravée le développement harmonieux, se doivent d'être racontées à un objet capable d'en saisir la réalité, afin de ne plus occuper de place invalidante dans le psychisme. Le processus de résilience au travers de la médiation et de la rencontre avec l'autre nécessite non pas une présence ou une interaction distanciée, mais le prêt d'un psychisme au récit. Cet autre devra se faire faire bon médium malléable, afin que la vie puisse se reconstruire.

Conclusion

La médiation à l'école, auprès d'adolescents aux pensées inadaptées ou déviantes, inscrite dans un cadre maïeutique étayé par la pratique de la discussion à visée philosophique autour d'objets culturels littéraires, constitue une double praxis de considération de la souffrance de l'adolescence en difficulté, et de remédiation cognitive et comportementale. L'exercice du dialogue philosophique, au travers de l'enchainement discursif des associations et des conceptualisations de thèmes existentiels, est une pratique inscrite dans le pédagogique, prenant place et sens dans les institutions. La discussion à visée philosophique comme pratique pédagogique adaptée au public scolaire des lycées professionnels, exercée sur les grandes questions existentielles, semble répondre aux attentes fortes des adolescents à besoins particuliers. La médiation requise à l'école, consécutive via cette méthode à la rupture scolaire et sociale, serait porteuse de sens et engendrerait une reprise de développement de type résilient, en conduisant l'adolescent vers une reconquête de son histoire, une réécriture de celle-ci. Le temps de l'adolescence repassant toutes questions au prisme de la subjectivité, le rôle de l'enseignant/animateur doit répondre à des critères et une didactique précise, ne créant pas de dépendance et libérant le développement de la pensée autonome. L'éthique inquiète de l'adulte associée à la maïeutique philosophique permettraient par étayage dialogique, de créer du sens autour d'activités culturelles qui remettent en cause les idées arrêtées, et fassent réfléchir sur les grands concepts existentiels. À ce moment, la communauté de recherche comme groupe contenant, épaulerait élèves et enseignants, pour remettre de l'ordre là où le 'ça' de l'élève avait créé une emprise et posé son sceau de toute puissance. La discussion à visée philosophique permet de se laisser guider par l'idéal du 'moi' (modèle incarné par l'adulte-tuteur, les héros des contes et mythes..), de penser, de réfléchir, pour détourner les pensées qui parasitaient le développement, l'estime de soi et les apprentissages. Les compétences développées au travers de ce modèle de médiation s'inscrivent dans une perspective psychodynamique positive de l'adolescence. Penser à nouveau, et construire sa propre résilience.

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