Revue

Une fonction de modérateur au café philo

I) Des conditions de base

Au café philo d'Annemasse, depuis quelques mois, nous offrons la possibilité aux participants qui le souhaitent de "modérer" les débats. Nous avons établi quelques conditions de base que nous résumons ci-dessous :

  • La modération invite à se former à l'analyse des interventions, à la problématisation des idées, à la régulation d'éventuels conflits, et à privilégier un mode de fonctionnement basé sur la coopération.
  • Par principe, le modérateur s'intéresse à différentes méthodes de dialogues philosophiques, et à partager les questionnements relatifs à cette fonction.
  • Dans notre café philo, l'exercice de modération est l'occasion d'un échange libre et ouvert entre les praticiens.
  • Nous considérons qu'il revient à chacun de découvrir sa manière propre de "modérer", et d'affiner sa pratique.
  • La fonction de modération est également liée à une démarche de connaissance de soi, et de découverte de l'autre.

II) Une méthode de travail

Pour analyser nos pratiques, l'une de nos méthodes consiste à travailler sur des enregistrements de débats retranscrits. Mais, régulièrement, nous échangeons "à chaud" nos impressions et points de vue après nos débats, ou alors nous le faisons par email.

III) Un bref rappel : le contexte d'un café philo lambda

La spécificité du café philo tient dans la composition de son groupe dit "informel". Ce groupe n'est donc jamais composé des mêmes membres, malgré le pourcentage élevé d'habitués qui le fréquentent. Par ailleurs, la manière d'introduire le sujet ne suit pas de modèle standard. A Annemasse, nous demandons néanmoins que la personne qui présente un sujet en dégage une question générale. L'encadrement d'un tel groupe exige du modérateur qu'il s'adapte à une grande diversité de personnes et de modes d'introduire.

IV) Le choix d'une approche

Un café philo se gère nécessairement avec des a priori, et dans le meilleur des cas, en se référant à une charte, une méthode, une éthique. Parmi les différentes approches que nous avons eues l'occasion d'expérimenter ici et là (M. Lipman selon Prophilo, la Pratique Philosophique s'inspirant de O. Brénifier), nous privilégions celle de Michel Tozzi qui met en valeur les aspects suivants :

  • coopératif : on cherche à répartir la charge de différents rôles entre les volontaires qui y sont disposés ;
  • convivial : on est respectueux de la pensée d'autrui, même si on ne partage pas ses idées ;
  • philosophique : on privilégie le sens du questionnement, la reformulation liée à une écoute active, la problématisation des interventions : c'est une quête philosophique partagée ;
  • non dirigiste : les fonctions de modérateur ne s'apparentent pas à celles d'un chef d'orchestre dirigeant un groupe. Il s'inscrit dans un rapport d'égalité avec les participants. (Le rôle du "distributeur de la parole" est d'ailleurs toujours exercé par une autre personne que le modérateur) ;
  • non directif : la direction du débat se dessine selon un ajustement empirique, le débat prend forme en fonction de la disposition des participants à faire évoluer la question du jour. Le modérateur cherche davantage à comprendre comment se pose le problème, à pointer des contradictions, à questionner des raisonnements, plutôt qu'il ne suggère des réponses préétablies ;
  • non intrusif à l'endroit des personnes qui s'expriment : on ne pousse pas les participants dans leurs "derniers retranchements"; il ne s'agit pas d'analyser les ressorts psychologiques d'une façon de penser.

En somme, les présupposés qui sous-tendent toute proposition sont questionnés, celles du modérateur, comme celles des participants. Nous avons d'ailleurs remarqué que, lorsque le groupe ne se disperse pas dans ses interventions, aussi bien celles du modérateur que celles des participants, le modérateur peut n'intervenir que de façon très ponctuelle.

V) Privilégier le groupe ou l'individu ?

En dépit de cette approche non directive, nous nous efforçons de poser des actes de modération structurants. Il s'agit de limiter les effets de dispersion propres à ces discussions, et de rechercher un bon équilibre entre l'intérêt accordé à la pensée d'un participant, et celui de la production du groupe. Plutôt que d'inciter le groupe à se fixer sur l'intervention de chaque participant, nous encourageons ce dernier à s'inscrire dans la logique du débat qui se construit avec le groupe.

VI) Trois pôles de vigilance pour le modérateur d'un café philo

Partant de cette perspective qui vise à conjuguer réflexion personnelle et coopération avec le cheminement du groupe, le modérateur peut porter son attention sur trois pôles :

  1. 1) L'introduction du thème et "la question du jour" ;
  2. 2) Les interventions des participants (a. les singulières et b. les différenciées) ;
  3. 3) Le recours aux savoirs.

Développons ci-dessous ces trois thèmes.

1) L'introduction et "la question du jour"

L'introduction du sujet et "la question du jour" constituent le point de départ du débat. Et, après qu'un participant les ait présentées à l'assemblée, se pose pour le modérateur la question de savoir si chacun partage ou non les idées qui ont été énoncées.

- Cette introduction comporte-t-elle des points à questionner ? Si oui, il importe de les soulever avant qu'ils ne surgissent à des moments inopportuns.

Si les propositions de l'introduction ne posent pas problème, on s'attaquera directement à la question de départ.

- La formulation de celle-ci est-elle bien comprise par l'ensemble des participants ? Faut-il décomposer la question générale en plusieurs sous-questions ? Comporte-t-elle des mots savants à définir, des subtilités à relever ? Faut-il, par exemple, traiter préalablement d'autres questions pour faciliter un cheminement vers la problématique essentielle du sujet ?

En résumé, la question de départ constitue un socle, et il vaut la peine que le modérateur tente de garder un fil conducteur entre ce point de départ et la constellation de raisonnements qui va se dessiner progressivement tout au long de la discussion.

2) Les interventions des participants

Peu après le début du débat, le modérateur peut rappeler brièvement les deux ou trois premières interventions. Il s'agit, à ce stade, que le groupe perçoive que les idées émises sont entendues. Ensuite, nos pratiques de modération montrent que nous laissons le débat se déployer afin de capter, dans la diversité des interventions, les logiques qui les sous-tendent.

A partir de là, généralement, nous repérons deux grands types d'interventions :

  • Des cheminements de pensées singulières.
    Certains participants semblent poursuivre des cheminements de pensée que le modérateur, et même l'assemblée, ne parviennent pas à relier à la question de départ. Il peut y avoir plusieurs raisons à cela : l'idée proposée est trop "précoce" par rapport à l'évolution du débat, elle va trop rapidement au coeur du sujet, et l'assemblée ne peut pas encore y réagir.
    Il se peut également que le problème/la question que se pose le participant n'intéresse pas suffisamment l'assemblée.
    Parfois, il semble aussi que personne ne comprenne vraiment certaines interventions, et si l'on questionne trop longuement le participant, on prend le risque de s'éloigner du sujet.
    Nous considérons ces moments de flottement comme des temps nécessaires à un apprentissage : le brassage des idées dans un collectif ouvert demande que chacun cherche ses marques, ajuste sa pensée.
    D'après les théories du conflit socio-cognitif, lors de cet apprentissage, le participant, mesure par les réactions du groupe la façon dont il a été entendu. A-t-il l'impression d'avoir été compris, comment se sent-il accueilli ? Il importe de laisser aux participants un temps pour leur permettre "d'amortir" les idées entendues (la "dissonance cognitive"), et un autre temps pour résorber cette dissonance, et réorganiser leur pensée par rapport à la complexité des problèmes soulevés.
    De ces pensées singulières, difficiles à ramener dans le coeur du débat, le modérateur peut témoigner par un signe, qu'il les a entendues. Mais nous proposons de ne pas les relancer, ni de chercher à les reformuler, afin de ne pas entrer dans l'analyse individuelle d'un participant donné.
  • Des constructions de pensées différenciées
    Parfois, plusieurs lignes de raisonnement peuvent être perçues dans l'évolution du sujet. Le modérateur a généralement intérêt à les mettre en évidence. Par exemple, sur le thème de l'échec scolaire, un participant incriminait l'absentéisme des professeurs comme cause principale de dysfonctionnement du système scolaire, une autre soulevait le problème des pédagogies inadaptées, un autre participant soulignait les carences du cadre familial, un autre accusait l'idéologie consumériste de la société... En bref, ces trames de raisonnement dessinent bien un ensemble de problèmes classiques, et bien identifiés, associés à la question de l'échec scolaire. Mais on ne peut pas suivre toutes ces directions. Le modérateur peut donc les relever, les situer les unes par rapport aux autres. Et, selon la réceptivité des participants, une direction est pressentie pour développer tel ou tel aspect du problème.
    En général, une reformulation concise, par le modérateur, d'un cheminement de pensée du groupe est la bienvenue. C'est une pause qui peut apaiser l'empressement à s'exprimer des participants, et stimuler la recherche de cohérence autour du sujet.

3) Le recours au savoir

Le modérateur peut avoir effectué un travail préparatoire par rapport au sujet et, dans ce cas, il aura anticipé différents développements possibles. Bien évidemment, il ne les aura jamais tous prévus. Au nom du principe d'égalité, le modérateur peut évoquer sa réflexion personnelle, il attendra alors son tour de parole, ainsi que tout autre membre du groupe. Toutefois, il est de sa responsabilité de se concentrer sur le travail de problématisation : il s'agit de mettre en évidence les arguments qui s'opposent, de rechercher les logiques qui les articulent, voire les dépassent (dialectique). Il peut ainsi attirer l'attention sur l'herméneutique qui se construit.

Mais il arrive que des arguments se répondent sans fin et, lorsque c'est le cas, nous avons remarqué qu'un apport de connaissances (via un dictionnaire ou un Bled de philosophie qui circulent dans la salle) pouvait aider à sortir d'une impasse. Les notes qu'aura prises le modérateur lors de sa préparation peuvent aussi contribuer à recadrer un sujet.

VII) Retour sur la procédure

L'idée de penser par soi-même, exprimée notamment par Kant, témoigne d'une émancipation par rapport à l'autorité, aux croyances religieuses et aux adhésions politiques. Aujourd'hui, cette idée est parfois interprétée comme une autorisation à penser "comme on veut", en faisant fi de toute logique, de tout savoir préalable. Par ailleurs, un groupe peut avoir épuisé ses propres ressources, et se perdre dans ses seules spéculations. Le modérateur peut alors aborder des questions de procédure, évoquer la carence en connaissance : avons-nous commis des erreurs de raisonnement ? Faut-il faire un travail d'analyse concernant un concept afin d'aller plus loin ? Faut-il vérifier nos sources d'information ? Nous manque-t-il des éléments de connaissance pour approfondir la question ? Pouvons-nous vraiment aller plus loin, compte tenu des savoirs d'aujourd'hui ? L'enquête philosophique est structurellement liée à la qualité des informations qui la sous-tend.

VIII) L'usage du savoir

L'usage du savoir visera surtout à stimuler la pensée, à proposer des ouvertures, à donner quelques repères, et non à se substituer à la réflexion du groupe. Le débat ne doit pas non plus se transformer en une scène où les participants bataillent à coup de citations.

Pour se préparer au débat, le modérateur peut faire une recherche pour avoir à disposition quelques repères synchroniques (historiques) ou diachroniques.

Exemples de repères diachroniques sur le thème du désir : dans la Grèce antique, le désir est peu valorisé, il est généralement perçu comme étant issu d'un manque, et il conduit vers des formes de passions dont il faut se détacher. Nietzsche dénoncera cette philosophie antique en forgeant le concept de "sur-humain". Aujourd'hui, l'idée prévaut qu'il faut écouter ses désirs et les accomplir.

Exemples de repères synchroniques : sur ce plan, on peut opposer l'approche de Freud, qui inscrit le désir dans l'inconscient, à celle d'Alain, qui voyait dans l'inconscient un mythe qui consiste à dénier à la personne sa qualité de sujet.

Il s'agit d'évoquer de façon ponctuelle les propositions d'un auteur, afin de faire progresser le débat. Le "savoir" peut ainsi se présenter comme une contrainte structurante, et il joue parfois le rôle d'arbitre lorsqu'une argumentation tourne en boucle.

En guise de conclusion

Le modérateur peut avoir intérêt à compléter sa formation de "gestion des interventions" par une recherche sur les savoirs d'aujourd'hui et ceux d'hier. Le recours au savoir est un appel aux connaissances patiemment construites par des chercheurs. Il est une manière de ne pas ignorer le monde autour de soi, et d'apprendre à tisser des liens entre l'expérience du passé et les problèmes d'aujourd'hui.

Document (format PDF) : Une manière de modérer un café-philo

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